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Crise sanitaire et opinion publique québécoise à l’égard des personnes assistées sociales

L’avènement d’un premier confinement généralisé au Québec est venu précipiter les personnes assistées sociales dans une crise socioéconomique sans précédent. Les revenus qu’elles tirent des prestations mensuelles d’assistance sociale et des crédits d’impôt auxquels elles ont accès étant insuffisants pour leur permettre de couvrir leurs besoins de base, les personnes assistées sociales nécessitent un accès quotidien à des services communautaires, notamment pour se vêtir, s’alimenter et socialiser[2]. Or, la plupart de ces services ont été réduits de manière importante ou ont été suspendus entre le 22 mars et le 24 juin 2020, dates correspondant à ce premier confinement.

Malgré les demandes répétées des organismes de défense des droits des personnes assistées sociales, aucune aide financière particulière n’a été mise en place de manière palliative au cours de cette période, et les personnes assistées sociales n’étaient pas admissibles aux aides d’urgence fédérales ou provinciales. L’absence de mesures de soutien leur étant consacrées est ainsi venue exacerber leur vulnérabilité (Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, 2021). Cette crise vécue par les personnes assistées sociales s’insère plus largement dans un contexte marqué par leur stigmatisation persistante au Québec (Ducharme, 2018). Des études ont établi que la condition sociale y est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination » et que les personnes prestataires des aides dites « de dernier recours » constituent le groupe faisant l’objet des perceptions les plus négatives de la part du grand public (Noreau et al., 2015 : 70).

Nos propres travaux ont confirmé ces conclusions et ont témoigné de la stabilité des opinions négatives à l’égard des personnes assistées sociales. Dans les mois précédant la crise sanitaire, l’opinion publique québécoise se montrait « favorable à l’incitation gouvernementale contraignante à l’insertion à l’emploi, au maintien de faibles niveaux de prestations, bien en deçà des seuils établis de pauvreté, ainsi qu’à la catégorisation et au traitement différencié des personnes assistées sociales selon leur aptitude au travail » (Landry et al., 2021 : 106). En cela, l’opinion publique québécoise soutenait les principes directeurs ayant encadré la restructuration des régimes de protection sociale qui s’est opérée au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe au cours des dernières décennies (Groulx, 2009; Charron, 2019; Béland et Daigneault, 2015; Fortin, Chesnay et Greissler, 2021). Elle concordait également avec la faible appréciation témoignée au Canada anglais à l’égard des personnes assistées sociales et des programmes auxquels elles avaient accès (Commission ontarienne des droits de la personne, 2017; Mahon, Lawlor et Soroka, 2014).

L’opinion négative des Québécois·es à l’égard des personnes assistées sociales s’exprimait également dans le contexte d’une couverture médiatique minimale de l’assistance sociale au Québec, celle-ci occupant 0,2 % du poids médiatique en 2017 et en 2018. Le cadrage médiatique de l’assistance sociale était alors effectué principalement par des acteurs politiques, suivant les thèmes et les axes privilégiés par les pouvoirs publics (réinsertion à l’emploi, finances publiques, marché du travail) (Landry et al., 2021). Les acteurs politiques se voyaient d’ailleurs peu susceptibles d’être confrontés à des contre-discours en provenance d’acteurs des secteurs communautaires ou associatifs, ces derniers peinant à communiquer efficacement et à interpeller les médias d’information sur des enjeux associés à la pauvreté et à l’assistance sociale (Landry et al., 2020).

À l’orée de la crise sanitaire, les personnes assistées sociales étaient par conséquent largement invisibilisées dans l’espace médiatique québécois, et faisaient l’objet d’une déconsidération importante de la part du grand public. Nous avons émis l’hypothèse que le choc social et économique provoqué par la pandémie était susceptible d’avoir eu un impact sur cet état de fait, et avons lancé deux chantiers d’investigation :

  1. L’analyse de la mise en visibilité médiatique des inégalités économiques en période pandémique, en portant une attention particulière aux populations prestataires des programmes d’assistance sociale;

  2. L’analyse de l’opinion publique à l’égard des personnes assistées sociales, dans un contexte nouveau où des segments importants de la population québécoise recevaient des aides financières publiques et où se déployaient de multiples programmes d’aide économique d’urgence, ceux-ci mettant à l’avant-plan le rôle joué par les pouvoirs publics dans l’organisation d’un filet de protection sociale.

Les résultats démontrent une forte concentration médiatique autour d’un nombre réduit de thèmes associés à la crise sanitaire, un faible niveau d’attention accordée à la question des inégalités économiques, et un niveau résiduaire de couverture médiatique consacrée aux populations assistées sociales. Ils témoignent également de la stabilité des opinions négatives à l’égard de ces populations[3] en période de crise sanitaire. Nos travaux mettent ainsi en évidence une cooccurrence entre la marginalisation médiatique des thèmes associés aux inégalités économiques et la stabilité des opinions négatives sur les personnes assistées sociales. Cet article présente, dans son cadre théorique et sa discussion, des éléments explicatifs permettant de préciser la nature de la relation entre visibilité médiatique et opinions publiques à l’égard des personnes assistées sociales.

Approche théorique

Les sciences sociales offrent des outils théoriques permettant de dresser des ponts entre la couverture médiatique de certains objets ciblés et les opinions à leur égard. Un volume considérable d’écrits examinent les processus par lesquels l’attention accordée par les médias d’information aux objets (qu’il s’agisse de problèmes, d’acteurs, de phénomènes) influence les perceptions quant à leur importance (Coleman et al., 2009; Luo et al., 2019). Cet effet de « mise à l’agenda public » des objets constitués comme enjeux et questions ouverts au débat est étudié depuis plus de cinquante ans dans une multitude de contextes. Les travaux qui s’y consacrent regroupent des perspectives disciplinaires variées comprenant notamment les sciences politiques, la psychologie sociale et les sciences de la communication (Kiousis, 2004; McCombs et Valenzuela, 2014). Le présent article s’inscrit dans cette dernière discipline et s’insère plus spécifiquement dans une tradition de recherche établie de longue date sur les effets des médias de masse (voir Potter, 2017; Nabi et Oliver, 2009; Perse et Lambe, 2017). À cet égard, l’un des éléments d’investigation associés à la mise à l’agenda public consiste en la détermination des moyens et des degrés par lesquels les médias d’information confèrent et transfèrent vers le public une importance à certains thèmes, problèmes ou controverses plutôt qu’à d’autres (Wolfe, Jones et Baumgartner, 2013; McCombs, 2011)[4].

Deux notions centrales émergent de ces travaux : celle de saillance et celle de cadrage (voir Baran et Davis, 2010; Luo et al., 2019). Trois éléments définissent la saillance. En premier lieu, elle est tributaire de l’attention conférée à un objet par les médias d’information, qui s’apprécie essentiellement par l’ampleur du volume médiatique lui étant consacré. En second lieu, elle est établie en fonction de la proéminence de l’objet dans cette couverture médiatique, qui est déterminée par la place qu’il occupe dans l’organisation de la présentation de l’actualité (en ouverture de bulletin de télévision, en une d’un journal, au sommet d’une page Web, etc.) et l’importance que lui accordent les médias prestigieux, à fort impact. En troisième lieu, elle est influencée par la valence, soit l’intensité de la charge émotive – fréquemment connotée positivement ou négativement –, qui accompagne cet objet (Kiousis, 2004; Lim, 2010; Ragas et Tran, 2013).

La notion de saillance ne renvoie toutefois pas qu’à un processus de mise en évidence des objets par les médias; elle implique également un processus de transfert des « attributs » conférés à ces objets par les médias d’information vers les publics, qui tendent à concevoir ces objets selon les caractéristiques principales leur étant ainsi associées (Kim, Scheufele et Shanahan, 2002; Wanta, Golan et Lee, 2004; McCombs, 2005). Pour Chyi et McCombs (2004), la notion d’« attributs » permet de faire le pont entre les théories de la mise à l’agenda public et celles liées au cadrage : les attributs dominants d’un objet de couverture médiatique s’imposent comme des « cadres » (Entman, 1993) qui définissent les angles, les aspects couverts, les perspectives incluses et exclues qui contribuent à définir l’objet. Ces cadres influencent les manières dont le public conçoit, se représente et traite les objets couverts par les médias (voir McCombs, 2005; Vreese, 2004).

Si la littérature a mis en lumière des facteurs multiples et complexes qui viennent tempérer et influencer les effets de mise à l’agenda public, selon les caractéristiques des auditoires, des médias et des objets présentés, elle confirme également leur récurrence et leur importance (Mustapha, 2012). Aussi, cet article présente la saillance des enjeux associés aux inégalités économiques, à la pauvreté et à l’assistance sociale dans la couverture médiatique de la COVID-19 par les médias québécois au cours des premiers mois de la crise sanitaire, de mars à juin 2020. Il met cette saillance en relation avec l’opinion publique à l’égard des personnes assistées sociales pendant cette période.

Méthode

Nos travaux mobilisent à la fois les méthodes relatives à l’analyse informatisée de vastes corpus de données numériques et celles liées à l’analyse de sondage.

Les analyses conduites sur le corpus médiatique québécois résultent d’un processus d’archivage, de catégorisation et de regroupement des articles. L’ensemble de la production journalistique québécoise de langue française publiée en ligne entre le 23 mars et le 25 juin 2020 a été archivé par le biais des outils logiciels développés par l’Observatoire de la circulation de l’information (OCI)[5]. Le corpus ainsi constitué, composé de 171 269 articles, a par la suite fait l’objet d’analyses informatiques multiples. Le traitement réservé au corpus a mobilisé l’analyse sémantique, le traitement automatique des langues (TAL), la lexicométrie et la statistique.

Trois dictionnaires ont été employés afin de guider ces analyses[6]. Un premier dictionnaire a établi un sous-corpus constitué de l’ensemble de la production journalistique faisant mention de la COVID-19 (85 505 articles)[7]. Le deuxième et le troisième dictionnaire ont été utilisés sur ce sous-corpus. Le second dictionnaire a été rédigé afin de composer un corpus constitué de tous les articles traitant de pauvreté ou d’inégalités économiques parmi le sous-corpus faisant mention de la COVID-19 (2646 articles)[8]. Le troisième dictionnaire (505 articles) a finalement été rédigé afin de regrouper tous les articles traitant d’assistance sociale (qu’ils concernent les programmes ou les personnes y ayant recours) au sein d’un même sous-corpus[9]. Ces dictionnaires ont ainsi été utilisés afin de forer le corpus d’articles et d’en extraire les productions journalistiques pertinentes. Les articles possédant l’un des mots d’un dictionnaire ont été annotés en conséquence.

Les analyses sur chacun des sous-corpus générés à l’aide de ces dictionnaires ont été effectuées à l’aide de leurs métadonnées, celles-ci permettant de les catégoriser chronologiquement, par médias, par la force de diffusion des médias les ayant publiés[10], et par familles de thèmes[11]. Ces données nous ont permis d’opérer différentes analyses statistiques sur la présence des thèmes de la pauvreté et de l’assistance sociale dans l’espace médiatique lors de la première vague de COVID-19.

Les informations relatives aux perceptions, aux attitudes et aux représentations entretenues par la population québécoise à l’égard des personnes assistées sociales résultent de l’analyse de deux sondages représentatifs conduits sous la direction de l’équipe de recherche. Les sondages ont été menés par la firme Léger Marketing auprès d’un échantillon aléatoire issu de leur panel Web[12]. Le premier sondage s’est tenu en août et en septembre 2019. Il a regroupé 2054 répondants. Le second sondage a eu lieu en juin 2020 et a regroupé 2060 répondants. De ce nombre, 1178 répondants ont participé aux deux sondages. Ce caractère longitudinal des données devait nous permettre d’évaluer si des changements pouvaient être observés dans l’opinion publique agrégée, mais aussi sur un plan intra-individuel. L’établissement des questionnaires, l’analyse des données et la validation des résultats des deux sondages ont été menés entièrement par l’équipe de recherche.

Analyse des résultats

COVID-19, inégalités et pauvreté dans l’espace médiatique québécois

La crise sanitaire a été l’objet d’une très forte couverture médiatique. Rappelons ici que les analyses ont été effectuées sur un corpus de 171 269 articles publiés en ligne par des médias québécois entre le 23 mars 2020 et le 25 juin 2020.

La couverture médiatique mentionnant la COVID-19 occupait, deux jours après le début du confinement généralisé (le 23 mars 2020), 64,03 % de toutes ces publications et 70,32 % de toutes les publications en provenance de médias à forte diffusion. En moyenne, les médias québécois ont mentionné la COVID-19 dans 49,93 % de leurs publications pour la période étudiée (un taux qui passe à 55,49 % pour les médias à forte diffusion). Ces résultats inusités font état d’une saillance hors du commun des thèmes associés à la pandémie dans le paysage médiatique québécois.

Nos analyses segmentent la couverture médiatique selon les thématiques couvertes en lien avec la COVID-19 pour l’ensemble du corpus au cours de la période étudiée, à la fois pour les médias recensés et pour les médias à forte diffusion. Deux conclusions en émergent.

En premier lieu, la production médiatique mentionnant la COVID-19 est fortement concentrée sur le plan thématique. Tel que l’indique la figure 1 ci-dessous, le thème de la santé s’impose naturellement comme catégorie prédominante.

Figure 1

Répartition thématique au sein de la production médiatique faisant mention de la COVID-19

Répartition thématique au sein de la production médiatique faisant mention de la COVID-19

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Les analyses démontrent que le cadrage médiatique de la crise sanitaire s’est construit autour de quatre thèmes principaux ayant orienté la production journalistique québécoise. Regroupant près de 48 % de la production médiatique nommant la COVID-19, la santé est trois fois supérieure à la seconde thématique en importance, soit l’économie et la finance (qui concerne 14,65 % des articles). Cette dernière est suivie de la politique (11,31 %) et des sports (9,52 %). Si la pauvreté et les inégalités sociales sont évoquées en moyenne dans 3,09 % du corpus médiatique faisant référence à la COVID-19, ce pourcentage chute à 0,59 % pour les articles s’intéressant à l’assistance sociale et à ses prestataires affectés par la crise sanitaire. La figure 2 ci-dessous illustre les variations dans les pourcentages d’articles relatifs à la pauvreté et à l’assistance sociale au sein de la production médiatique faisant mention de la COVID-19 pour la période étudiée. Les pourcentages d’articles traitant de la météo, sujet normalement non corrélé aux thèmes de la pauvreté et de l’assistance sociale, ont été ajoutés à la figure afin d’offrir un point de repère permettant d’apprécier l’évolution des pourcentages concernant la pauvreté et l’assistance sociale.

Figure 2

Pourcentage d’articles traitant de la pauvreté et de l’assistance sociale dans la production médiatique faisant mention de la COVID-19

Pourcentage d’articles traitant de la pauvreté et de l’assistance sociale dans la production médiatique faisant mention de la COVID-19

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Nous voyons que la faible présence des thèmes de la pauvreté, des inégalités économiques et de l’assistance sociale s’insère dans le contexte présenté à la figure 1, marqué par une forte concentration thématique dans la production médiatique étudiée.

En deuxième lieu, la production médiatique québécoise ayant traité simultanément de la crise sanitaire et de la pauvreté, ou de la crise sanitaire et de l’assistance sociale, n’occupe que peu de place dans l’ensemble du corpus analysé. La figure 3 ci-dessous démontre la faible importance des thématiques associant la pauvreté et l’assistance sociale à la COVID-19 au sein de la totalité de la production médiatique québécoise.

Figure 3

Répartition de la couverture de la COVID-19 dans l’ensemble de la production médiatique québécoise

Répartition de la couverture de la COVID-19 dans l’ensemble de la production médiatique québécoise

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En moyenne, 1,55 % de la production médiatique québécoise mentionne simultanément la COVID-19, la pauvreté ou les inégalités économiques pour la période étudiée, résultat passant à 1,84 % pour les publications produites par des médias à forte diffusion. De même, une moyenne de 0,29 % des articles de l’ensemble des médias mentionne simultanément la COVID-19 et l’assistance sociale, résultat qui diminue à 0,25 % chez les médias à forte diffusion.

Le peu d’espace occupé par le thème de l’assistance sociale dans la production médiatique québécoise contraste avec le nombre important de prestataires ayant été affectés par le confinement et les mesures sanitaires, ainsi qu’avec la sévérité des impacts de la gestion de la pandémie pour cette population (Rémillard, 2020; Martel, 2020). Au moment de la mise en place du premier confinement, en mars 2020, 366 544 adultes et enfants étaient prestataires des programmes d’assistance sociale au Québec et demeuraient l’objet d’une stigmatisation sociale largement documentée (Noreau et al., 2015).

Perceptions à l’égard des personnes assistées sociales en période de crise sanitaire

Rappelons que nos travaux ont pris pour hypothèse de départ que le contexte de crise sanitaire, marqué par une exacerbation des inégalités économiques et la création de multiples programmes de protection sociale, était susceptible d’avoir une incidence sur l’opinion générale des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. Or, cette opinion est au contraire demeurée stable et largement négative. La figure 4 ci-dessous présente le score thermométrique[13] d’une variété de groupes lors de chacun des deux sondages[14].

Figure 4

Scores thermométriques par groupe et par sondage

Scores thermométriques par groupe et par sondage

Note : la figure rend compte du score thermométrique moyen (le cercle) ainsi que de l’intervalle de confiance à 95 % (la ligne horizontale).

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Les résultats démontrent l’absence de variations importantes pour les personnes assistées sociales, passant d’un score de 51 % à 52 % entre les deux sondages[15]. Le positionnement relatif des personnes assistées sociales est également demeuré inchangé. Elles sont donc restées parmi les groupes les moins bien considérés par les Québécois[16], alors même que se déployaient des programmes gouvernementaux de soutien économique pour les individus, les ménages, les travailleurs et les entreprises affectés par les mesures sanitaires et le confinement généralisé.

Inversement, on observe que les immigrants et les politiciens ont tous deux connu une augmentation notable de leurs degrés d’appréciation, ce qui laisse entrevoir que le contexte général de la crise sanitaire a pu affecter les perceptions à leurs égards. Il est possible que le degré d’antipathie habituellement réservé aux politiciens ait été moins élevé durant la première vague de la pandémie et que le rôle important joué par les immigrants dans une variété de services essentiels ait contribué à augmenter leur degré d’appréciation. La stabilité des scores thermométriques concernant les personnes assistées sociales contraste donc avec l’amélioration notable des scores obtenus par ces deux autres groupes.

Le caractère méritoire des personnes assistées sociales

Parmi une variété de groupes susceptibles d’avoir besoin d’une aide financière en temps de crise sanitaire, les personnes assistées sociales considérées aptes au travail sont perçues comme étant les moins méritantes. La figure 5 ci-dessous présente la perception quant à l’aide méritée pour chaque groupe dans le contexte de la COVID-19[17].

Figure 5

Scores des perceptions quant au mérite d’une aide supplémentaire en contexte de COVID-19

Scores des perceptions quant au mérite d’une aide supplémentaire en contexte de COVID-19

Note : la figure rend compte des scores moyens accordés (le cercle) ainsi que de l’intervalle de confiance à 95 % (la ligne horizontale).

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Les personnes assistées sociales jugées aptes au travail sont celles qui reçoivent les scores les plus faibles, suivies des grandes entreprises, des étudiants, puis des personnes jugées inaptes au travail. On remarquera aussi que « les personnes défavorisées » reçoivent des scores nettement plus élevés, bien que, dans les faits, les personnes assistées sociales et les personnes défavorisées regroupent fréquemment les mêmes individus et groupes sociaux. On notera également que les personnes jugées inaptes au travail reçoivent des scores de mérite nettement plus élevés que les personnes jugées aptes au travail.

Nos travaux antérieurs indiquent que les opinions à l’égard des personnes assistées sociales sont largement influencées par des heuristiques de mérite associées au travail (Landry et al., 2021; voir également Petersen et al., 2011; Petersen, 2012). La considération accordée à la figure de la personne assistée sociale est tributaire des perceptions quant au degré d’effort et d’initiative qu’elle est réputée déployer afin de s’intégrer dans le marché de l’emploi et de contribuer à l’effort collectif que l’on associe au travail et à la fiscalité.

L’aptitude au travail et le soutien vis-à-vis des aides de l’État

Nous avons vu à la figure 5 que la question de l’aptitude à l’emploi contribue à déterminer l’appui à d’éventuelles aides qui seraient versées aux personnes assistées sociales en période de crise sanitaire. Plus encore, cette question influence également la générosité des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. La figure 6 fait état des montants additionnels que les Québécois consentent à verser aux personnes assistées sociales en période de crise sanitaire, selon le type de ménage et l’aptitude au travail[18].

Figure 6

Perceptions quant à l’aide additionnelle méritée pour chaque groupe de prestataires de l’assistance sociale dans le contexte de la crise de la COVID-19

Perceptions quant à l’aide additionnelle méritée pour chaque groupe de prestataires de l’assistance sociale dans le contexte de la crise de la COVID-19

Note : la figure rend compte des montants additionnels moyens accordés (le cercle) ainsi que de l’intervalle de confiance à 95 % (la ligne horizontale).

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Les résultats indiquent que les Québécois se montrent sensiblement moins généreux envers les personnes et les ménages constitués d’adultes considérés aptes au travail. Notons également que près de 20 % sont d’avis que les personnes prestataires du Programme d’aide sociale ne devraient recevoir aucune aide additionnelle en période de crise sanitaire.

Qui plus est, les Québécois maintiennent une appréciation principalement médicale des motifs qui peuvent justifier un statut d’inaptitude au travail : les motifs jugés les plus légitimes sont systématiquement ceux associés à des problèmes de nature médicale, alors que ceux relevant de problèmes sociaux sont nettement moins valorisés, bien que légèrement à la hausse. Le tableau 1 présente les pourcentages de motifs jugés « justifiés » pour obtenir une déclaration d’inaptitude.

Tableau 1

Pourcentage de sélection d’un motif justifiant la déclaration d’inaptitude, par sondage

Pourcentage de sélection d’un motif justifiant la déclaration d’inaptitude, par sondage

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En cohérence avec cette hiérarchisation des motifs associés à l’inaptitude au travail, nous notons une grande stabilité dans les figures d’autorité jugées légitimes pour la déclarer. Les médecins (89 %), les psychologues (74 %) et les travailleurs sociaux (56 %) constituent les professions auxquelles on accorde le plus de crédit pour attester un état d’inaptitude au travail.

La perception des inégalités

Cette stabilité des opinions à l’égard des personnes assistées sociales s’inscrit dans un contexte où la crise sanitaire n’avait que peu influencé les perceptions de l’évolution des inégalités sociales au Québec. Le tableau 2 présente les perceptions de l’évolution des inégalités économiques au cours des 20 dernières années chez les répondants de chacun des deux sondages de notre enquête.

Tableau 2

Perceptions quant à l’évolution des inégalités économiques dans les 20 dernières années, par sondage

Perceptions quant à l’évolution des inégalités économiques dans les 20 dernières années, par sondage

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Ces résultats montrent que la crise sanitaire n’a pas eu d’impact marqué sur les perceptions des inégalités économiques. Si une majorité de répondants estime que les inégalités économiques ont crû au cours des deux dernières décennies, un pourcentage légèrement supérieur de répondants du 2e sondage considère que les inégalités sont demeurées à peu près inchangées (passant de 29,7 % à 32,1 %), et un pourcentage légèrement inférieur de répondants estime qu’elles ont augmenté (passant de 62,6 % à 60,7 %). Par ailleurs, ces différences ne sont pas statistiquement significatives, suggérant que les perceptions sont demeurées stables.

Discussion

Les travaux dont rend compte cet article ont mis en évidence un processus par lequel l’« objet » pandémique a atteint une saillance considérable dans la production médiatique québécoise, allant jusqu’à intégrer la majorité des articles publiés en ligne chez les médias à forte diffusion. Ils délimitent également les contours généraux des principaux cadres médiatiques employés afin de traiter de la pandémie, ceux-ci privilégiant les thématiques de la santé, de l’économie et de la finance, et de la politique. Ils confirment également une forte concentration de la production médiatique autour de ces cadres médiatiques centraux et la marginalisation de thèmes secondaires, notamment sur les enjeux de pauvreté et d’inégalités économiques. Ces derniers ne se sont pas imposés comme des cadres médiatiques d’importance tout au long de la période étudiée. Le volume de couverture médiatique traitant de l’assistance sociale est de surcroît demeuré stable par rapport à nos analyses prépandémiques (Landry et al., 2021), demeurant sous la barre de 0,3 % de l’ensemble de la production totale. La crise sanitaire ne s’est pas accompagnée d’une augmentation du volume de production médiatique consacrée à cette population vulnérable.

En parallèle, la crise sanitaire n’a pas eu d’impact marqué sur la perception des inégalités par la population québécoise au moment où elle a été sondée. Elle n’a pas sensiblement affecté les opinions à l’égard des personnes assistées sociales et elle n’a pas réduit l’importance des heuristiques de mérite associées au travail dans la considération accordée aux personnes assistées sociales ainsi qu’aux aides financières qui leur sont versées. Qui plus est, l’opinion publique québécoise a considéré les personnes assistées sociales comme étant peu méritoires d’une aide d’urgence pouvant atténuer les impacts de la fermeture des services dont elles dépendent afin de répondre à leurs besoins de base.

Dans ce contexte, les concepts de mise à l’agenda public, de saillance et de cadrage médiatique participent à une mise en lumière des facteurs qui expliquent l’absence d’évolution significative dans les perceptions des degrés d’inégalités économiques en période pandémique, de même que dans les attitudes à l’égard des personnes assistées sociales. Nos travaux démontrent que les questions se rapportant aux prestataires des aides dites de « dernier recours » ont été marginalisées au sein d’un agenda médiatique ayant orienté les préoccupations collectives autour d’autres thèmes, acteurs et enjeux.

L’absence de mesures d’aide ciblant les personnes assistées sociales est donc peu surprenante. Les interventions des pouvoirs publics sont fréquemment la conséquence de processus réussis de revendications publiques auprès des élites politiques (Landry et Caneva, 2020; Hassenteufel, 2010; Howlett et Giest, 2012). Si nos analyses ne permettent pas en l’état de convenir de la couverture médiatique faisant une place à ces revendications, le volume de publications traitant simultanément d’assistance sociale et de la crise sanitaire permet d’entrevoir une pression médiatique extrêmement faible, agissant de concert avec une opinion publique peu réceptive à l’idée de voir les personnes assistées sociales recevoir une aide supplémentaire de l’État.

Conclusion

La crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19 a été simultanément révélatrice et accélératrice d’inégalités sociales, et a levé le voile sur des risques établis en fonction des classes sociales, des statuts légaux des individus, de leur appartenance ethnique et de leur genre, tout en exposant la vulnérabilité économique de catégories de travailleurs précaires et à temps partiel (St-Denis, 2020; Miconi et al., 2021; Jenkins et al., 2021). L’étude des intersections entre la couverture médiatique et les opinions publiques à l’égard de groupes sociaux déconsidérés contribue à mettre au jour les mécanismes par lesquels ils sont invisibilisés dans l’espace public et négligés par la classe politique.

Les travaux dont fait état cet article ont toutefois leurs limites. Ils ne permettent pas de présenter finement la nature des cadrages médiatiques pour chacune des thématiques associées par les médias québécois à la crise sanitaire. Des analyses de nature qualitative sur notre corpus permettront de convenir plus précisément des manières dont ces catégories ont été cadrées et ont participé à la construction médiatique de l’objet « COVID-19 » dans l’actualité québécoise. L’application de ce travail à la sous-catégorie consacrée à l’assistance sociale permettra en outre de mettre en lumière la nature précise de la couverture médiatique faisant état des enjeux sociaux associés à la fermeture de services essentiels, de même que des revendications pour l’octroi d’une aide publique d’urgence aux personnes assistées sociales. Un travail supplémentaire devra également être effectué sur le cadrage médiatique de la figure de « l’assisté social » (Noreau et al., 2015) en période pandémique, dans un contexte où des études québécoises et étrangères récentes ont mis en évidence son caractère stéréotypé et simplificateur, et identifié les liens qu’il entretient avec les débats entourant les programmes d’assistance sociale (Maugère et Greissler, 2019; Epp et Jennings, 2020).

Nos conclusions de recherche appellent somme toute à une analyse à plus long terme des impacts de la crise sanitaire – et, plus spécifiquement, des interventions économiques des pouvoirs publics l’ayant accompagnée – sur les attitudes, les perceptions et les opinions à l’égard des programmes d’assistance sociale au Québec. Des travaux ultérieurs s’y consacreront.