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Partant des résultats d'une recherche franco-finlandaise (Rieu et al., 2000)  [1] sur la participation équilibrée des hommes et des femmes à la prise de décision politique et syndicale (Le Quentrec et Rieu, 2002), nous nous proposons de mettre au jour les contraintes auxquelles les femmes se heurtent dans ces deux domaines, contraintes qui ne peuvent qu'interroger en retour les politiques publiques d'égalité.

Deux préoccupations animent nos travaux. D'une part, il s'agit de contribuer à ce que les femmes parviennent au plein exercice de leur citoyenneté, sans exclusive, ce qui n'est pas le cas de nos jours. Malgré leur nombre croissant dans l'emploi, des avancées sociales et politiques incontestables et les discours égalitaristes, leur sous-représentation persiste dans les organisations politiques et syndicales, lesquelles ne témoignent pas jusqu'à maintenant de réformes majeures pour pallier cette situation. Dpart, face à une sociologie politique française [2] qui privilégie traditionnellement une approche institutionnelle de la politique et du syndicalisme considérés dans leur dimension asexuée et présente de ce fait une lecture androcentrique des comportements féminins, nous souhaitons poursuivre la réflexion sur la dimension sexuée de la représentation traditionnelle de la politique, de l'État, du pouvoir, de la citoyenneté ou encore du public et du privé ainsi que de leurs rapports.

Il nous importe en particulier de battre en brèche l'idée courante que si les femmes sont sous-représentées en politique et dans le syndicalisme, c'est qu'elles y seraient moins intéressées que les hommes ou que, préoccupées par d'autres tâches — et, dans ce cas, on se garde bien d'expliquer l'origine de cette préoccupation —, elles seraient moins disponibles. Ces approches comportementalistes qui renvoient le problème dans leur seul camp ne nous conviennent pas. Nous considérons que leur sous-représentation s'est construite socialement et c'est cette construction sociale que nous choisissons d'interroger dans ses multiples dimensions. Mais plutôt que de nous centrer sur les modalités de reproduction de ce phénomène, nous examinons la façon dont les actrices et acteurs individuels et collectifs opèrent dans les organisations des transformations, même limitées, et interrogent de manière nouvelle la question de la citoyenneté et des modalités inédites de son expression locale, sachant que ces pratiques engendrent à leur tour des transformations dans les interactions entre espaces public et privé qui conduisent à renouveler la définition de chacun d'entre eux.

En complément de matériaux statistiques et documentaires, notre corpus central de données, issues d'entretiens et de conversations, est de nature qualitative. Pour avoir une approche assez complète des problèmes, nous avons choisi d'étudier la participation syndicale et politique des femmes sous deux angles. Notre premier objet, à caractère plutôt public, est le contenu de cette participation. Il s'agissait de recueillir des informations sur ce que les responsables concerné(e)s (le plus souvent mairesses et secrétaires de syndicat) font quand elles participent et sur la façon dont elles conçoivent cette participation. Le second, plutôt privé, approché par des entretiens conduits auprès de chaque responsable et de son conjoint, est la manière dont le couple, la famille s'organisent concrètement au quotidien pour concilier cette participation avec les contraintes liées à l'éducation des enfants et aux tâches ménagères. Notre échantillon est constitué d'une vingtaine de couples dont l'un ou les deux membres s'inscrivent dans ce genre de participation (nous avons veillé à une représentation équilibrée du politique et du syndical); les couples se caractérisent dans la mesure du possible, et entre autres choses, par la diversité de leur appartenance politique et (ou) syndicale.

Notre propos s'organise autour d'une triple perspective.

Dans un premier temps, nous procéderons à un état des lieux statistiques actualisé de la sous-représentation des femmes dans les instances politiques et syndicales. Entre exercice du pouvoir suprême (Rousseau, 1966 : 98) d'un côté et forme d'expression de groupes secondaires issus de la société civile (Durkheim, 1950 : 78) de l'autre, ces deux sphères ne se confondent pas, mais elles ont en commun de s'être constituées autour de la mise à distance des femmes. La place numérique de ces dernières témoigne d'une lente évolution et, à quelques exceptions près, d'une carence des politiques publiques en faveur de l'égalité. Leur accession aux responsabilités s'effectue à la marge et sur la base d'un fonctionnement traditionnellement masculin, même si les effectifs des instances concernées ne sont plus exclusivement composés d. Dans ce cadre, on observe des changements publics contrastés et significatifs, mais qui restent encore fortement tributaires d'une situation minoritaire dont on ne souligne pas assez le caractère limitatif.

Dans un second temps, nous nous tournerons vers les représentant(e)s des principales organisations politiques et syndicales prises à un niveau régional afin d'examiner la nature des rapports qu'elles instaurent avec les femmes. Dans les entretiens d'information, nos interlocuteurs reconnaissent dans leur ensemble que les femmes subissent une domination spécifique à leur sexe et que le fait de les intégrer dans leurs rangs peut contribuer à réconcilier les institutions politiques et syndicales avec la société. Mais parallèlement, on peut déceler un certain nombre de décalages entre les principes d'égalité affichés, les outils de mesure et d'investigation dont ces organisations se dotent, et la nature des actions engagées. Cet axe d'analyse fait porter l'attention sur un contexte globalement hostile et des attitudes fortement teintées d'ambivalence vis-à-vis des femmes.

Face à cela, les élues et les syndicalistes [3] s'emploient au quotidien à articuler l'exercice de leur mandat avec les contraintes professionnelles et domestiques, contrairement à leurs homologues masculins. Sous cet angle, ce sont elles qui en premier lieu paient le prix fort de leur engagement dans la sphère publique. Elles ont la particularité d'évoluer dans des temporalités enchevêtrées [4] et de développer un certain nombre de conduites et de stratégies au sein de la sphère publique qui consistent à prendre en compte et à y faire prendre en compte leurs préoccupations « privées ». C'est à ce titre que l'on peut évoquer l'émergence d'un nouveau modèle d'exercice de la responsabilité politique et syndicale.

Femmes dans la prise de décision politique et syndicale : une commune situation de minorité

Une lente évolution syndicale

Pour ce qui concerne la France, si l'on se réfère à l'histoire du 19e mais surtout du 20e siècle (Zylberberg-Hocquard, 1978 et 1981), la sous-représentation numérique des femmes dans les structures syndicales, et plus encore parmi les responsables syndicaux, est une constante (Perrot, 1974). En 1911, sur une population active de 20 millions de salarié(e)s, le nombre de femmes s'élevait déjà à 7 400 000, soit près de 37 % de l'ensemble (Guilbert, 1966). À cette même date, et tout en situant ces données dans un contexte de faible syndicalisation (près de 5 % de la population, soit un peu moins d'un million de syndiqués), les femmes ne représentent que 9,8 % des adhérents aux syndicats ouvriers, c'est-à-dire près de 100 000 syndiquées.

Pour la période récente, on constate — en parallèle avec la montée de l'activité féminine — que la part des femmes augmente parmi les effectifs syndiqués, puisque leur proportion passe de 10 % à 30 % (Héran, 1988), et ce, malgré un contexte de baisse générale des effectifs syndiqués (Labbé, 1996). De ce point de vue, la crise de syndicalisation ne découle pas de la perte ou de l'absence de femmes syndiquées. Elle relèverait plutôt d'une désyndicalisation masculine (Le Quentrec, 1998).

Cela dit, des décalages demeurent. Outre le fait que la France est un pays faiblement syndicalisé, les femmes, qui représentent, en 1988, 42 % des actives, ne forment que 30 % des deux millions d'effectifs syndiqués, c'est-à-dire un peu plus de 650 000 personnes, et 20 % des responsables syndicaux, soit 100 000 personnes (Héran, 1988). Ce décalage se renforce si l'on examine la répartition par sexe des taux d'adhésion aux syndicats de salariés à l'intérieur des catégories socioprofessionnelles fortement féminisées comme les employés. Concernant les employés de bureau de la fonction publique, ces taux d'adhésion sont de 16,6 % pour les hommes et de 8 % pour les femmes. Ils se dégradent encore (compte tenu de la féminisation plus importante de ce secteur) chez les employés administratifs du privé puisqu'ils oscillent entre 7,8 % et 15,5 % pour les hommes et chutent à 3,5 % pour les femmes (Héran, 1988). Des données du Credoc plus récentes mais, cette fois, indifférenciées au plan des catégories socioprofessionnelles, confirment cet écart en évaluant le pourcentage d'adhésion syndicale à 10,6 % pour les hommes et à 3,46 % pour les femmes (Credoc, 1990-1992).

De nos jours, celles-ci restent largement sous-représentées dans les instances dirigeantes des organisations syndicales [5], mais cette situation n'est pas spécifique à la France (Braithwaite et Byrne, 1993). La CGT, avec 27 % d'adhérentes, parvient à la parité de la commission exécutive confédérale et du bureau. Mais cet équilibre ne suit pas à d'autres niveaux. Il n'y a que 7 femmes secrétaires générales sur 95 unions départementales, 2 femmes secrétaires générales sur 33 fédérations, 4 femmes responsables sur 21 comités régionaux ( La Nouvelle Vie ouvrière, 2001). La CFDT affiche le taux d'adhérents le plus féminisé, avec 42 %. Elle ne compte toutefois que 21 % de déléguées aux congrès et 33 % de femmes au bureau confédéral. À FO, elles ne sont que 5 % à la commission exécutive et 2 % au bureau. SUD, quant à lui, affiche un taux équivalent de 33 % de femmes adhérentes et membres du bureau.

Depuis 1911, les rapports entre les femmes et les organisations syndicales ont donc changé. Mais cette évolution est lente. Il aura fallu 77 ans pour que les effectifs d'adhérentes passent de 10 % à 30 % et que les effectifs de responsables syndicales passent d'un pourcentage quasiment nul à 20 % (Le Quentrec, 1999). À eux seuls, ces chiffres témoignent de structures vieillies ou inadaptées aux transformations du marché du travail et d'un besoin de renouvellement des pratiques. Ils montrent aussi qu'en France, la question de la syndicalisation des femmes et de leur accès à la prise de responsabilité garde toute son actualité. Plus largement, leur sous-représentation souligne le problème d'une disparité de sexe concernant l'exercice de la citoyenneté dans les relations collectives de travail de l'entreprise et au sein des instances du pouvoir socio-économique.

Un milieu politique de nature exclusive

La place numérique des femmes dans les organisations politiques témoigne, comme pour le domaine syndical, d'une distorsion analogue entre ce qui relève de la participation (vote, action collective, adhésion) et ce qui relève de la représentation (mandat, production de lois, responsabilités diverses). Elle introduit, quant à elle, la question de leur participation aux instances du pouvoir suprême (Rousseau, 1966 : 98) et, par conséquent, de leur accession à la citoyenneté politique.

Après l'obtention d'un droit de vote tardif (1944), on constate que les Françaises progressent lentement dans l'ensemble des niveaux politiques. Dans les conseils municipaux, après une période de faible représentation (en 1959, elles sont 2,4 % d'élues), les femmes font timidement leur apparition. Elles représentaient 8,4 % des conseillers municipaux en 1977, 14 % en 1983, 21,7 % en 1995. Toutefois, la proportion des mairesses reste faible : 2,8 % en 1977, 4 % en 1983, 7,6 % en 1995 et 11 % en 2001. Il faut souligner au passage que la part des conseillères municipales est plus importante dans les communes urbaines que dans les communes rurales. À l'inverse, ces communes sont plus propices à l'élection d'une femme comme maire, peut-être parce que les enjeux sont moins importants que dans les villes et les partis politiques moins omniprésents.

Certes, les élections législatives de mai-juin 1997, marquées par d'intenses débats sur la parité hommes-femmes, ont constitué un tournant dans le domaine de la représentation féminine. Les partis de gauche et écologistes ont présenté plus de candidates femmes que de coutume (presque 30 % de ces candidats étaient des femmes). Soixante-trois femmes ont été élues, représentant 10,9 % des députés. Le gouvernement socialiste a compté 8 femmes sur un total de 26 ministres et certaines ont été nommées à des postes importants comme le ministère du Travail et de la Justice.

Mais, comme on a pu le constater, le mode de scrutin ne joue que marginalement sur le nombre d'élues, même si le nombre de candidates augmente lorsque le scrutin est proportionnel. La crainte des partis d'avoir une image misogyne ne va pas jusqu'au sacrifice des candidats masculins qui ont leur confiance. Paradoxalement, l'opinion française vit sous l'impression que les discriminations entre hommes et femmes sont résorbées alors que, de fait, les femmes n'ont pas l'égalité politique et restent des citoyennes de seconde zone (Gaspard, 1992).

Ce phénomène n'est pas essentiellement français, mais il est plus accentué en France que dans certains pays de l'Europe du Nord. Concernant la proportion de femmes au Parlement, elle s'élève respectivement à 37 % en Finlande ainsi qu'au Danemark, à 36 % en Norvège et à 45 % en Suède. Mais dans aucun de ces pays, ces représentations féminines, pourtant plus substantielles, n'atteignent ou ne dépassent la proportion de femmes comprises dans le corps électoral. En fait, comme le souligne Gaspard : « La démocratie représentative est incapable de donner aux femmes, leur juste place dans la représentation populaire. Elle perpétue ainsi une inégalité des sexes présente aussi bien dans les mentalités que dans d'autres domaines de la société » (Gaspard, 1992).

Face à cela, et sans doute en lien avec la mobilisation des mouvements féministes, la loi du 28 juin 1999 imposant la parité marque un tournant important vers un partage du pouvoir politique entre les hommes et les femmes. Sa mise en oeuvre pour les élections municipales de 2001 a fait sans conteste évoluer la situation sur le plan quantitatif. Selon les statistiques du ministère de l'Intérieur (Observatoire de la parité), 47,5 % de femmes ont fait leur entrée dans les conseils municipaux, 11 % sont maires. Mais la révolution s'arrête là car les chiffres montrent aussi que les partis se sont contentés d'une application de la loi a minima. Les femmes ne représentent que 6,6 % des maires de communes de plus de 3500 habitants, 7,2 % dans les villes de 9000 à 30 000 habitants et 8,6 % dans celles de plus de 30 000 habitants. Les présidences des communautés urbaines et des communautés de communes ainsi que les postes de conseillers généraux restent monopolisés par les hommes. Malgré l'absence de données dans ce domaine, on peut craindre que la composition des exécutifs municipaux se montre tout aussi exclusive.

Des changements significatifs, mais à la marge

Dans ce contexte syndical et politique, la question des changements publics opérés par l'entrée des femmes ne peut qu'être elle-même problématique car, dans sa formulation traditionnelle, elle tend à faire abstraction de déterminations structurelles fortes et à mesurer les changements comme s'ils s'effectuaient dans un milieu neutre. Or, tel n'est pas le cas. Les changements sont certes là, multiples et significatifs (tous ne relèvent d'ailleurs pas de la dimension sexuée) mais ils présentent un caractère limité principalement lié au fait qu'ils s'opèrent dans le contexte contraignant d'une position minoritaire, donc à la marge.

Pour les circonscrire nous nous sommes appuyées, en lien avec nos choix conceptuels privilégiant les notions d'engagement et d'identité, sur les propos tenus par les élues et les syndicalistes. Nous considérons en effet que la façon dont les personnes reconstruisent subjectivement les événements qu'elles jugent significatifs dans leur biographie sociale peut partiellement rendre compte de la réalité et restituer, par le biais du langage, des mondes particuliers. Concernant leurs aspects les plus caractéristiques, les responsables interrogées témoignent d'abord d'une commune critique des pratiques de leurs homologues masculins. Les élues sont unanimes pour fustiger leur goût puéril de la procédure et de la parade, l'autosatisfaction, la langue de bois et la démagogie, le carriérisme et la propension à se coopter, les « affaires » de détournement financier, les jeux de pouvoirs et les pressions intestines. Elles stigmatisent leur hypocrisie lorsqu'ils considèrent que « la parité, c'est bien, mais chez les autres » et dénoncent les tentatives d'instrumentalisation dont elles font l'objet. L'ensemble de ces critiques se cristallise dans une dénonciation virulente de ce qu'elles appellent la politique politicienne. Les syndicalistes se démarquent de la conception traditionnelle du syndicalisme et pointent pêle-mêle les insuffisances de son fonctionnement : l'opacité du verbiage utilisé, un certain formalisme dans l'application des règlements, les analyses généralisantes accusées de désincarner les individus et de manquer d'efficacité. Les pratiques d'appareil, notamment « les permanents à vie » coupés du terrain, sont particulièrement mises à l'index car à travers elles, « le syndicat s'autonomise par rapport à des syndiqués qui n'ont plus alors prise sur lui ». Cette façon de « se poser, en s'opposant » (Sineau, 1988) n'est pas selon nous réductible à une simple réaction de défense d'un groupe dominé car elle est liée parallèlement à une définition alternative de la politique et du syndicalisme. Elle s'inscrit de plus dans une évolution des rapports entre les individus et les organisations considérées qui se manifeste à travers l'irruption récurrente des préoccupations d'ordre « privé » dans l'espace public alors que celles-ci étaient jusqu'à maintenant largement censurées (la figure exemplaire étant celle du militant entièrement voué à son organisation) et se concrétise dans l'émergence d'un nouveau modèle d'exercice de la responsabilité politique et syndicale [6].

Concernant les méthodes de travail, les responsables politiques et syndicales se rejoignent pour privilégier une dynamique de travail collectif, d'autant plus facilement qu'elle permet d'enrichir la réflexion mais aussi de passer des relais : le traitement des dossiers en commissions et la répartition des tâches sont favorisés avec nomination de référents ou de responsables de secteurs d'intervention. Des plages de temps consacrées à la concertation au sein du conseil sont instaurées ou encore des responsabilités sont déléguées aux adjoints. De même, une large part est laissée à l'expression démocratique et aux relations de proximité avec les salarié(e)s ou les administrés. Dans l'ensemble, nous avons affaire à des investissements profonds, les maîtres mots étant le travail et l'apprentissage. On note également que les femmes s'appliquent plus que les hommes à contrôler de façon rigoureuse et systématique le temps et les déplacements nécessaires à l'exercice de leur mandat. Ce souci alimente des stratégies qui les caractérisent particulièrement et que nous préciserons dans la dernière partie de notre propos. Sur ce point, la structure syndicale semble présenter une force d'inertie moindre que la structure politique dans la mesure où elle permet l'émergence de pratiques inédites : les réunions sont organisées le plus fréquemment pendant les horaires de bureau, quelquefois entre douze et quatorze heures. Leurs dates ainsi que les calendriers prévisionnels sont fixés en fonction de la disponibilité des intéressé(e)s, la formation est un domaine particulier de préoccupation « pour dépasser le stade de la peur, apprendre à parler en public », « pour donner des bases permettant d'affronter des situations qui ne sont pas faciles à gérer », ou encore, « pour aborder le syndicalisme à travers les individualités ». Dans les dynamiques ainsi instaurées, la diversité devient ici une notion clé. Diversité des situations de travail à prendre en compte, mais aussi diversité des points de vue, des opinions, des attentes comme des capacités militantes.

Les questions figurant dans les agendas des responsables syndicales et politiques témoignent, quant à elles, d'une faible prise en compte de la dimension sexuée dans la mise en oeuvre des politiques publiques. En France, cela peut s'expliquer par une situation minoritaire peu propice à l'intégration des problèmes codifiés comme « féminins ». Mais paradoxalement, on aboutit au même constat pour la Finlande, où ce fait s'appuie sur une neutralité de genre. Dans ce cas, on considère qu'avec l'application des quotas, le problème des disparités entre sexes est désormais réglé. Les questions dont se préoccupent les élues relèvent alors essentiellement du registre des compétences communales et sont traitées en fonction des priorités avec toutefois une attention particulière pour les enfants et les personnes âgées. Sauf pour certaines ayant milité dans des associations féministes, les démarches en faveur de l'égalité entre les sexes sont peu mises en avant, même si les responsables considèrent que les femmes rencontrent encore beaucoup de difficultés et bien que plusieurs partis politiques fassent figurer ce point dans leurs professions de foi. Les élues rencontrées rejoignent en majorité le profil des « reines abeilles » décrit par Tardy (1998). Dans ce domaine, les syndicalistes marquent leur différence. D'une part, elles s'emploient à redéfinir le syndicalisme en ne le réduisant pas au seul espace professionnel mais en l'élargissant aux questions de l'exclusion sociale, de la qualité de vie, etc. D'autre part, elles soulèvent plus fréquemment les difficultés particulières auxquelles se heurtent les femmes au plan professionnel, social et familial et leur place encore minoritaire dans la structure syndicale. Sur ce point, elles s'accordent toutefois avec les élues pour évoquer l'existence de stratégies, d'alliances ponctuelles, de relations de connivence (par exemple dans le registre de l'intercommunalité) ou encore la mise en place de réseaux susceptibles de surmonter les réticences du moment, afin que la parole des femmes soit entendue.

Au regard de ces observations, peut-on évoquer une spécificité féminine dans l'exercice du mandat, c'est-à-dire des qualités qui leur seraient exclusivement propres  [7]  ? Nous ne le pensons pas, car certaines valeurs ou des motifs d'action s'avèrent communs aux élu(e)s et aux syndicalistes, hommes ou femmes. De plus, il existe d'autres facteurs de différenciation entre les sexes et au sein de chaque groupe sexué, comme les clivages partisans et idéologiques, ou encore les disparités de ressources professionnelles et financières. Enfin, la notion de spécifique contient en germe, entre autres risques, celui de nous ramener à une explication des différences sexuées par des causes naturelles et biologiques, ce que justement nous souhaitons récuser. Nous préférons évoquer l'existence de traits caractéristiques des femmes dans les méthodes de travail et les conceptions du mandat, qui sont davantage liées aux conditions sociales dans lesquelles elles se trouvent placées : situation de minorité dans la sphère politique, modèles culturels qui ne valorisent pas leur intervention dans la sphère publique, division domestique et familiale sexuée engendrant une surcharge physique et mentale.

La mise à l'écart des femmes par les partis politiques et les organisations syndicales : le point de vue régional

L'approche statistique et macro-sociale est indispensable pour préciser les lignes de force de la sous-représentation des femmes dans les instances politiques et syndicales, mais elle dit peu de chose sur la façon dont sont perçus et pris en compte localement leur place croissante au plan socio-économique et leur accès aux responsabilités publiques. Pour compléter notre étude des modalités de construction de la mise à l'écart des femmes des lieux de décision, nous avons mené une série d'entretiens d'information auprès des représentant(e)s (4 sur 7 sont des femmes) des principaux partis politiques et organisations syndicales pris à un niveau régional [8]. Le fait que certains dirigeants de partis nous aient renvoyées vers les responsables « féminines » aux droits des femmes ou l'absence de réponse syndicale à nos sollicitations témoigne en soi de l'existence de cloisonnements, de points de vue ou de capacités différenciés pour prendre en charge les problèmes qui nous préoccupent. Globalement, les éléments recueillis permettent d'observer des avancées, des résistances fortes et d'importantes contradictions.

Des principes à une opérationnalité problématique

Les récents débats sur la parité ont marqué l'air du temps. La plupart de nos interlocuteurs reconnaissent, même s'ils l'argumentent de façon inégale, que les femmes subissent une domination spécifique à leur sexe au plan social, professionnel et politique. Ils considèrent également qu'elles peuvent contribuer à la réconciliation de la politique et du syndicalisme avec la société. Toutefois, les arguments avancés sont teintés d'essentialisme. Les femmes auraient à leur actif de nombreux apports : approche moins généralisante, distance vis-à-vis de la langue de bois, efficacité, pragmatisme, relations plus humaines basées sur l'écoute, rapports de force moins systématiques. Les qualités ainsi évoquées constitueraient autant d'éléments susceptibles de renouveler l'ensemble des institutions politiques et syndicales. « Grâce à elles sont prises en compte des dimensions de la vie sociale qui ne seraient pas forcément abordées par des hommes dont la conception de l'intérêt général reste fortement codifiée par les rôles sexuels » (PS) et « se passer des femmes entre 25 et 45 ans, c'est se priver de vie dans ces mêmes organisations » (Verts).

Mais cette unanimité au niveau des principes fait place à des réalités plus nuancées lorsqu'il s'agit de préciser la place réelle des femmes en politique et dans le syndicalisme. Hormis les responsables RPR et Verts, qui estiment, pour des raisons diverses, soit qu'ils ne rencontrent pas de problèmes, soit qu'ils sont résolus, tous s'accordent sur l'urgence de résorber la marginalisation des femmes et de prendre un certain nombre de mesures. Il est précisément reconnu que, relativement présentes dans les effectifs d'adhérents des organisations syndicales et des partis politiques, elles deviennent minoritaires dans la plupart de leurs instances de décision. Le constat fait, rien n'est mis en oeuvre pour améliorer la situation. Les données statistiques sexuées sont imprécises, disparates et leur recueil n'a rien de systématique. Or, pour renforcer l'adéquation des stratégies aux principes affichés et, par conséquent, leur caractère opérationnel, une démarche d'exploration, de repérage et de visibilisation des difficultés rencontrées par les intéressées est une première étape indispensable.

En dépit d'une certaine lucidité et de leurs déclarations d'intentions énonçant une volonté de favoriser l'émancipation et l'accès des femmes à la citoyenneté, les organisations politiques et syndicales ne se donnent guère les moyens de réaliser leurs objectifs. Se contentant de plaider coupables, elles intègrent en l'état le constat de la place minorée des femmes comme un allant de soi. Des causes objectives sont implicitement ou explicitement nommées sans pour autant que soit questionnée la construction de cette exclusion des femmes de l'espace public. Dans le droit fil de nos études précédentes (Le Quentrec, 1998 : 234), on ne peut que souligner ici le malaise, la gaucherie et l'attitude ambivalente des organisations syndicales et politiques (plus marqués à nos yeux chez les premières qui, bon gré mal gré, sont bien obligées de se débattre avec le fait accompli de la féminisation du salariat). Il y a ambivalence dès lors que la réflexion sur l'égalité oscille entre l'assignement des femmes dans l'ordre de la naturalité [9] (qui consiste à justifier leur entrée au titre de leurs qualités spécifiques) et l'idée confuse que la démocratie suppose d'inscrire la différence des sexes dans la pluralité (où il s'agit de faire en sorte que la communauté politique et syndicale se restructure par et en fonction des femmes). Plus concrètement, il y a ambivalence lorsque ces organisations prennent en charge partiellement et différentiellement les attentes et les revendications des salarié(e)s, en particulier, et de la population, en général. On voit les dérives de ce phénomène soit dans des mots d'ordre généraux qui diluent les réalités concrètes et notamment sexuées des situations vécues, soit dans un recentrage sur le spécifique qui enferme les femmes dans des ghettos. C'est ainsi qu'émergent en retour les questions de l'efficacité des syndicats et des partis politiques (que changent-ils ?) et de leur caractère démocratique (qui représentent-ils si ce n'est leur propre logique qui s'autonomise de leur base ?). Il y a aussi ambivalence dans le fait que, même si les organisations politiques et syndicales ne contestent plus le travail des femmes, elles restent encore largement silencieuses sur leur concentration dans les emplois précaires, sur la nature souvent plus aliénante de leur travail et sur le cumul de leur activité professionnelle avec les charges domestiques. De ce point de vue, faute de les remettre explicitement en cause, elles contribuent à reproduire, y compris en leur sein, les rapports de domination subis par les femmes dans la société.

Disparité des actions et résistances masculines

Parmi les actions menées, qui n'ont pas un caractère systématique, nos interlocuteurs évoquent des mesures plus ou moins formelles et qui veulent avoir valeur d'exemple. À titre indicatif, on note une délégation « Femmes » au RPR. Pour le PS, on mentionne l'existence d'un Secrétariat national aux droits des femmes, une campagne visant à encourager leur candidature en vue des prochaines élections municipales. La participation au Collectif des droits des femmes et des actions en faveur de la contraception sont également mises en avant. Chez les Verts, le principe de candidatures mixtes au niveau des postes de responsabilité a été retenu. Le PC a institué une liste paritaire aux élections européennes de 1999 et désigné des femmes à des postes de responsabilité gouvernementale. Quant à la CGT, elle évoque la parité de la commission exécutive et du bureau confédéral, l'existence d'une commission confédérale sur les questions de mixité et d'égalité, l'organisation d'un colloque « Femmes-syndicalisme », la préparation de la marche mondiale des femmes. SUD privilégie l'application de quotas (un tiers de places réservées à des femmes et priorité de leur candidature dans les instances) et cite l'activité d'une commission « Femmes ». Enfin, pour la CFDT, il est aussi question d'une commission « Femmes »; l'usage de candidatures mixtes et celui de places réservées aux femmes dans les instances de décision et de négociation constituent d'autres dispositions majeures.

Ces actions, qui témoignent d'une sensibilisation des organisations politiques et syndicales et, pour certaines, d'un net déploiement d'efforts, ne sont pas négligeables. Elles s'avèrent toutefois en retrait par rapport aux principes affichés et, du fait de leur caractère fréquemment conjoncturel, présentent de fortes disparités entre les différents niveaux de la structure considérée. On peut ainsi observer un écart considérable entre une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans les hautes instances d'un parti ou d'une organisation syndicale et leur quasi-absence des postes de responsabilité régionaux, départementaux ou locaux. Les femmes se heurtent enfin à de nombreuses résistances de la part des hommes en place. Rappelons que les milieux politiques et syndicaux se sont historiquement constitués sur la base d'une culture masculine et sont porteurs d'une division sexuée traditionnelle d'autant plus forte que les hommes y sont majoritaires. L'attitude des premiers syndicats ouvriers a consisté à exclure les femmes des sociétés de prévoyance en prétextant leurs fréquentes maladies et des syndicats parce qu'elles étaient une main-d'oeuvre concurrentielle  [10] (Zylberberg-Hocquard, 1981). Il en va de même pour la citoyenneté politique, dont les femmes se sont vu interdire l'accès pendant toute une partie de l'histoire au nom de l'idée qu'elles auraient pour vocation principale d'assurer le bonheur domestique et conjugal (Fraisse, 1989 : 104). Nous ne sommes plus au 19e siècle, mais force est de constater que les responsables politiques et syndicales dérangent toujours un certain nombre d'usages et d'idées établies, qui resurgissent à plusieurs niveaux. La plupart de nos interlocuteurs et interlocutrices signalent la fréquence des agressions verbales sexistes qui remplacent le débat politique. Ces résistances masculines, tout aussi présentes localement, nous conduisent à prendre en compte les rapports de pouvoir qui avivent les compétitions entre hommes et femmes, notamment dans les périodes préélectorales ou de renouvellement de responsabilités. La question de la parité est remise au placard dès lors qu'elle n'a pas caractère d'obligation et l'on voit resurgir des pratiques d'éviction en direction des femmes au titre de « leur manque d'ancrage local, de leur faible visibilité ou de leur incompétence ».

Un fonctionnement organisationnel source d'exclusion des femmes

Au total, la majorité de nos interlocuteurs s'accorde à constater que le fonctionnement des organisations syndicales, et plus encore des partis politiques, se présente, à lui seul, comme un outil extrêmement efficace de reproduction de l'exclusion des femmes [11]. Plusieurs facteurs se conjuguent de façon déterminante. On relève le mode d'accès aux postes de responsabilités, qui procède souvent par cumul. Pour être considéré(e) comme un(e) militant(e) méritant(e) et acquérir des chances d'être investi(e) à un niveau plus important, il faut avoir antérieurement assumé des responsabilités d'un bout à l'autre de la chaîne, certaines étapes se présentant comme des passages obligés. L'empilage des différents niveaux territoriaux des instances politiques ou syndicales ou, à l'inverse, leur émiettement, les déplacements géographiques nombreux contribuent également à alourdir l'activité militante. On note une multiplication et une fréquence accrue des réunions, des emplois du temps rapidement saturés, associés à de fortes amplitudes horaires journalières. Ajoutons qu'en politique, les réunions ont lieu presque systématiquement hors du temps de travail, en soirée, au besoin le week-end. L'activité syndicale s'exerce, quant à elle, plus couramment sur le temps de travail, sauf dans le cas des salariées de nombreuses entreprises de petite taille, où les droits syndicaux sont presque inexistants. Au total, on aboutit à un fonctionnement qui favorise essentiellement les hommes. D'une part, il exclut plus ou moins tout autre domaine d'investissement. D'autre part, il promeut un modèle d'engagement unique, présenté comme le plus performant, basé sur le sentiment dominant qu'on se voue entièrement à l'organisation.

En regard de ce contexte, la marge de manoeuvre des femmes semble étroite. Dans les conditions actuelles, où l'effet de masse critique en leur faveur n'est pratiquement jamais réalisé, « une femme seule dans un groupe d'homme ne peut que se plier aux règles du jeu masculines » (PS). Mais elles peuvent toutefois rejeter la spécialisation politique ou syndicale qui leur est proposée et se démarquer du modèle de la militante exemplaire parvenant à concilier ses obligations publiques et privées dans la plus grande discrétion (PC). Face à cette norme qui leur est imposée, plusieurs cas de figure sont évoqués. Certaines femmes, ne s'estimant pas capables, restent dans une position de réserve et délaissent leur mandat à plus ou moins long terme. Elles s'orientent vers le secteur associatif, qui leur semble plus accessible et plus ouvert. Quant à celles qui persistent à intégrer le terrain politique et syndical, « elles marquent leur indépendance, veulent faire valoir des fonctionnements différents et ne se coulent pas dans le moule » (CGT). Mais de telles expériences ne peuvent être soutenues pour les femmes en couple que grâce à « un conjoint partageur » (PS), et cette position critique n'est pas toujours facile à tenir sur la durée; les femmes se heurtent souvent à la suspicion et sont facilement mises à l'écart. Sous cet angle, comme le souligne le représentant de SUD, « c'est davantage la structure qui ne fait pas confiance aux femmes ».

La persistance d'un modèle de militant désincarné

De façon générale, il est important de constater que l'ensemble des organisations syndicales et des partis politiques passe sous silence la dimension familiale, pour les hommes comme pour les femmes. Elles font également l'impasse sur le fait que les charges domestiques et parentales incombent largement aux femmes et que les pressions conjugales et familiales s'exercent essentiellement sur elles. Elles ignorent que « lorsque les femmes assistent aux réunions des instances, cela suppose qu'elles ont pris les moyens de s'organiser à la maison ». Rien n'est su de la façon dont s'effectuent ces arrangements et beaucoup se contentent de penser que si aucun problème ne filtre au niveau de leur participation c'est qu'il ne s'en pose pas.

À cet égard, les responsables interrogé(e)s constatent que les organisations syndicales et les partis politiques ne créent pas les conditions susceptibles de favoriser l'accès des femmes dans leurs instances de décision. Au niveau le plus élémentaire, ils se limitent à regretter (sans pour autant se sentir concernés) « l'absence de parité domestique, le manque d'intérêt des femmes » et, magnanimité oblige, « on ne leur reproche pas leur défection » (RPR). Au sein de l'organisation, aucun temps n'est réservé pour aborder les conditions d'exercice de l'activité syndicale, les interactions entre sphère privée et sphère publique. Dans le meilleur des cas, il peut y avoir des dédommagements pour frais de garde ou soutien ménager. À condition toutefois que les intéressées dépassent le stade de l'autocensure, prennent l'initiative, l'argumentent et cessent de se sentir « coupables de demander de l'argent » (PC). De plus, « même si l'organisation entend quand on en parle » (CGT), les réponses obtenues ne s'intègrent pas dans une réflexion politique d'ensemble. Elles restent du domaine du cas personnel et du conjoncturel. En ce sens, les instances politiques et syndicales continuent d'asseoir leur fonctionnement sur la figure d'un militant désincarné, détaché de toute une partie du monde réel. Dans le contexte social actuel, cela pénalise en particulier les femmes, mais aussi des hommes, encore peu nombreux, qui veulent se distancier du militantisme traditionnel.

Au total, l'analyse des relations des partis politiques et des organisations syndicales avec les femmes permet de dégager une succession de contradictions entre les objectifs d'égalité affichés, la méconnaissance des situations à combattre, la disparité des actions, le peu de prise en compte des résistances masculines, et un fonctionnement et un modèle de militantisme encore masculins. Les dirigeants régionaux, y compris femmes, disposent d'ailleurs d'une marge d'intervention réduite face à ces différents aspects, dont les effets producteurs d'inégalité sexuée se renforcent plus souvent qu'ils ne s'annulent entre le niveau national et les échelons décentralisés des organisations. À cela s'ajoutent un statut de l'élu insuffisant et un droit syndical presque inexistant dans les entreprises de petite taille. Certes, les discours des responsables politiques et syndicaux montrent désormais l'amorce d'une prise de conscience des difficultés auxquelles les femmes se heurtent. Mais l'ensemble de ces éléments ne donne en rien l'image de responsabilités à la portée de tous et surtout de toutes.

Le travail d'organisation des temps

Les réflexions qui précèdent montrent que les structures politiques et syndicales, au passé comme au présent, sont loin d'accueillir les femmes à bras ouverts. Les modes de fonctionnement qu'elles adoptent, encore largement centrés autour d'une figure de militant(e) désincarné(e), contribuent à reproduire leur mise à l'écart. Dans ce contexte général hostile, les femmes concernées ne restent pas pour autant passives. Les informations recueillies au cours des entretiens indiquent qu'elles développent un certain nombre de conduites et de stratégies qui se formalisent à travers un travail incessant d'organisation des temps [12]. Qu'ils relèvent du syndical ou du politique, du professionnel, du familial ou du conjugal, nous avons affaire à des temps multiples qui se concurrencent, s'enchevêtrent et s'emmêlent dans une tension perpétuelle. Ajoutons que si cette organisation des temps n'est pas un travail spécifique aux femmes, il se distingue, pour elles, par sa densité, son ubiquité et sa permanence.

La non-dissociation du public et du privé

Tout d'abord, en lien étroit avec des préoccupations concernant la sphère privée, il s'agit d'échapper à l'envahissement politique ou syndical. Contrairement à beaucoup de leurs homologues masculins, les femmes responsables « comptent leurs pas pour ne pas être dévorées » et mesurent constamment le temps consacré à leur mandat public. Dans ce cadre, toutes s'emploient à maîtriser les horaires, ordres du jour, durées, calendriers des réunions. Quand le fonctionnement de la structure le permet, certains moments ou périodes de la journée, désignés zones sensibles, car en partie liés aux rythmes scolaires des enfants, sont évités. Il en va de même pour les réunions du soir, fréquentes dans les assemblées masculines. Les absences de plusieurs jours sont soigneusement comptabilisées, planifiées, et font l'objet d'une préparation anticipée plus ou moins importante selon l'autonomie, supposée ou réelle, du conjoint.

Les propos recueillis révèlent une attitude d'autolimitation qui s'applique, d'une part, à l'amplitude et aux périodes de l'activité publique, mais qui, en évitant la multiplication de déplacements, est également d'ordre spatial. Pour ces femmes déjà expérimentées et donc exposées à des sollicitations, c'est peut-être dans l'autolimitation des responsabilités qu'apparaît dans toute sa complexité le jeu des interférences auxquelles elles sont soumises. Entre les demandes plus ou moins pressantes de la structure politique ou syndicale, avec la part de gratification symbolique qu'elles comportent et le souci de « ne pas faire les choses à moitié », la perspective de montée en responsabilité n'est jamais envisagée comme un paramètre isolé. « Quitte à choquer », elle se trouve systématiquement conditionnée à un travail d'évaluation concernant les modalités de sa mise en oeuvre au plan du mandat, mais aussi au plan familial et professionnel.

On relève une forte intensité de travail accentuée par la frustration des journaux ou des dossiers qui s'accumulent, ou parfois un sentiment latent de culpabilité de ne pas pouvoir en faire plus par rapport à des militants « qui restent après dix-neuf heures, qui passent des week-ends… ». À cela s'ajoute l'effort mental permanent que ces femmes responsables déploient pour que les activités publiques et privées menées simultanément, les multiples va-et-vient qu'elles opèrent entre elles n'engendrent qu'un minimum de heurts et de perturbations. Ce travail constant d'organisation (Haicault, 1984) est bien sûr un facteur important de production de stress. Il n'empêche d'ailleurs pas les empiétements. Parmi les empiétements qui sont subis, il y a les appels téléphoniques intempestifs, parfois les visites d'administrés au domicile, les débats qui s'allongent en réunion avec la menace du retard qui devient pressante, des rythmes qui s'accélèrent. Les empiétements plus stratégiques passent par une petite course glissée pendant le temps de pause, un coup de fil, une visite furtive aux enfants entre deux réunions. Diminuant d'autant les moments de repos, il s'agit aussi de travailler sur des dossiers après le coucher des enfants.

On insistera enfin sur les ruptures qui sont en germe dans ces temps politiques ou syndicaux, sur les changements économiques et les redéfinitions identitaires qu'elles entraînent : ampleur des responsabilités politiques nécessitant l'arrêt total ou partiel de l'activité professionnelle, incertitudes sur les modalités de retour dans l'emploi et les perspectives de promotion professionnelle, expériences vécues et apprentissages souvent déstabilisants, contraintes nouvelles (pression temporelle, manque de disponibilité, etc.) qui perturbent les articulations privées-publiques antérieures et les ajustements conjugaux.

Une intervention familiale sur tous les fronts

Quant au temps familial, il s'avère lui-même multiple et soumis à une forte tension, notamment pour les femmes responsables syndicales du fait de la présence d'enfants en bas âge. Dans ces périodes particulièrement denses du cycle familial où « la routine prend tout le monde », les rythmes de vie se calent prioritairement sur les horaires scolaires ou de garde des enfants. Entre le matin et le soir, la journée se scande d'activités successives qui ont toutes valeur d'impératif. L'accomplissement de ces tâches parentales donne lieu à de multiples configurations. Dans le pire des cas, il revient intégralement aux mères. Mais il associe aussi fréquemment les pères. Les interventions sont alors réparties dans le cadre de tranches horaires précises en fonction des souplesses professionnelles dont chacun dispose, des obligations syndicales ou politiques et des heures d'ouverture de la garderie scolaire ou de la crèche. Au terme de cette complexe jonglerie, on obtient une situation dont l'équilibre reste, malgré tout, précaire puisqu'il est sans cesse menacé par l'imprévu, la maladie d'un enfant ou celle d'un parent.

Dans ce contexte familial, le temps ménager s'avère difficile à dissocier et à mesurer car il s'enchevêtre fréquemment au temps parental à travers l'association d'une multiplicité de gestes plus ou moins intériorisés : devoirs, petits rangements, cuisine, liste des courses du lendemain, lave-linge, préparation concomitante du repas du soir et du lendemain. Le temps ménager est aussi pris sur le sommeil, les moments de repas, le repos de fin de semaine. Pour quelques-uns des couples interrogés, l'ensemble de ces tâches relève exclusivement de la conjointe qui se trouve en permanence confrontée au chaos domestique. Le recours à une aide ménagère, plus fréquent pour les élues, ne remet d'ailleurs pas forcément en cause cette division traditionnelle qui s'articule autour de l'incompétence du mari, qu'elle soit revendiquée par lui ou attribuée par la conjointe.

Lorsque le conjoint participe, hormis le maintien de domaines réservés comme le linge pour les femmes, on observe une grande diversité dans la répartition de ces tâches, ce qui relativise le critère d'incompétence évoqué ci-dessus. L'attitude des femmes élues ou syndicalistes se teinte ici d'ambivalence, entre la volonté de tout faire et l'obligation « d'en lâcher ». On note également que si la charge physique n'est plus de leur seul ressort, la charge mentale demeure leur attribut. Mais il est alors difficile de savoir si cela est lié aux limites de la participation masculine ou si, dans une sorte de volonté de compensation, « il leur faut garder ce souci ». Ajoutons que la porosité des temps parentaux, ménagers, professionnels, politiques et syndicaux, comme leur articulation complexe, a pour principal effet de comprimer, aussi bien le temps conjugal, temps d'intimité, que le temps à soi, de sorties spontanées, d'activités culturelles, de loisirs, auquel les responsables concerné(e)s sont conduit(e)s à renoncer.

Dans ces temps familiaux, et selon la disponibilité des conjoints, les projets professionnels de chacun ou l'apparition de problèmes de santé, on observe l'existence de périodes de vie envahies par le stress. Il est aussi question de tiraillements associés à un sentiment de culpabilité. C'est peut-être à ce niveau que prend tout son sens l'insistance de ces élues et syndicalistes concernant la nécessité d'un travail syndical et politique collectif. Cette culpabilisation se relie en partie avec leur volonté d'assumer ce qu'elles considèrent comme leur rôle de mère. Mais elle se trouve aussi induite par l'environnement extérieur et notamment le fonctionnement des équipements d'accueil des d'enfants ou autres services de proximité. La pénurie de l'offre, les horaires d'ouverture inadaptés qui nient les contraintes auxquelles elles se trouvent confrontées, le fait d'interpeller moins systématiquement les pères, tout ceci contribue à un véritable travail d'assignation en leur renvoyant sans cesse l'image d'une bonne mère et des obligations qui lui incombent.

Pour terminer sur ce point, notons que dans leur majorité, les élues de l'échantillon, dont les enfants ont plus de vingt ans, ne sont pas concernées par un tel enchaînement des tâches. Par contre, elles se trouvent confrontées à des difficultés aussi cruciales lorsqu'elles ont à prendre en charge leurs ascendants et, plus ponctuellement, face à la garde des petits-enfants qui devient « impossible si elle est imprévue ». Dans ce cas, on observe l'apparition d'une même tension organisationnelle qui peut parfois donner lieu à une succession de problèmes de santé.

La quête d'un temps professionnel plus souple et moins contraint

Le temps professionnel apparaît comme un élément incontournable de ce travail d'organisation pour les femmes responsables politiques et syndicales. Toutes les élues ne sont pas concernées; plusieurs sont à la retraite, en disponibilité ou se déclarent sans profession. Les autres, quant à elles, ne peuvent assumer l'ensemble de leurs activités qu'en réduisant fortement leur temps de sommeil et (ou) en s'orientant vers un poste de travail plus adapté, ce qui n'est pas sans répercussions négatives en termes de carrière professionnelle et de revenu, au plan familial ou à celui de la santé.

Si l'on excepte les cas de détachement partiel ou complet, le problème de l'investissement concomitant dans la sphère professionnelle et syndicale s'avère tout aussi problématique. Par rapport aux élues, il s'alourdit de la présence d'enfants en bas âge. Compte tenu des contraintes avec lesquelles les femmes responsables doivent composer, les modalités de gestion du temps de travail et, notamment, les marges de manoeuvre dont dispose chacun des conjoints dans la gestion du temps professionnel jouent un rôle déterminant. Parmi les couples concernés, on observe que plusieurs formules sont mises en oeuvre de façon isolée ou cumulée. La plus courante est le temps partiel (80 %, 75 %), qui s'applique, soit sur la durée de travail hebdomadaire, soit sur l'année, afin que le parent soit davantage présent pendant les vacances scolaires. Il concerne les mères, mais parfois les pères qui prennent l'initiative de le demander.

La diversité et la souplesse des horaires d'arrivée ou de départ du travail (possibilité de moduler ses horaires, ponctuellement ou régulièrement, de compenser une semaine lourde d'un des parents par une semaine allégée de l'autre), un usage des congés enfants malades qui ne soit pas stigmatisé, notamment pour le père, une certaine autonomie dans l'organisation et la répartition de ses tâches sont des éléments très recherchés. Il arrive que certains parents aient parfois recours à des horaires fortement différenciés qui leur garantissent une grande amplitude de présence auprès des enfants. Par ailleurs, il existe des marges de manoeuvre issues d'une position hiérarchique d'encadrement dans l'entreprise. D'autres, plus informelles et aléatoires, proviennent dtacites, de tolérances, voire de ruses.

Au total, ces stratégies organisationnelles des parents pour augmenter la souplesse des temps professionnels et diminuer leur caractère contraint consistent, de façon plus ou moins consciente, à faire prendre en compte par l'entreprise qu'ils ne se réduisent pas seulement à leur état de salariés mais sont inscrits dans d'autres réalités où ils assument des responsabilités tout aussi vitales. Elles doivent être aussi mises en perspective avec la faiblesse des moyens dont les élu(e)s disposent pour exercer leur activité ou encore avec la place encore peu reconnue des syndicats, notamment dans les petites entreprises du privé.

Néanmoins ces stratégies ont un coût (ou des coûts cumulés), parfois très lourd, essentiellement assumé par les intéressé(e)s. Le temps partiel, très fréquent, représente une substantielle baisse de ressources directe au niveau du salaire mensuel, et différée au niveau des cotisations de retraite. Notons que les stratégies qui consistent à adopter des horaires atypiques marginalisent par rapport aux temps sociaux dominants. Un risque de marginalisation, voire de « placardisation », encore plus fréquent existe au plan professionnel, notamment lorsque des aménagements d'horaires en faveur des enfants et des absences pour cause de mandat, parfois désapprouvé par l'entreprise ou l'administration, s'ajoutent au temps partiel. On observe à ce stade une certaine souffrance au travail; le temps passé au syndicalisme paraît devoir être compensé au plan professionnel; il faut « mettre les bouchées double ». L'intensification du travail rime alors avec un sentiment de culpabilité vis-à-vis des collègues qui « se tapent le boulot », accentué en cas de représailles de l'encadrement.

Il faut signaler sur ce point que « les conjoints ressources » sont exposés à un phénomène analogue. Leur intervention active et régulière auprès des enfants et dans les tâches ménagères se prolonge, de façon plus ou moins consciente, dans un processus de dévirilisation de la sphère professionnelle qui se rapporte à l'articulation des temps publics et privés, aux relations avec les collègues de travail et avec la hiérarchie. S'inscrivant en marge des pratiques dominantes de l'entreprise et de son groupe sexué, ils peuvent se voir en retour relégués au rang des traîtres, « des hommes qui font du tort à d'autres hommes ».

Quelles perspectives pour les politiques publiques d'égalité ?

En fin d'analyse, on insistera au plan théorique sur les apports de l'analyse en termes de genre dans le renouvellement de la lecture sociologique du politique et du syndicalisme. Elle met en scène et visibilise les femmes dans une organisation sociale caractérisée par la domination masculine et dans leurs rapports complexes avec les hommes. Elle actualise l'étude de leur participation politique et syndicale dans des organisations marquées par une mixité inégalitaire. Elle relativise leur approche souvent développée en termes de retrait ou d'aliénation en pointant, à l'inverse, leur capacité d'action. Elle se démarque d'une vision fragmentée des comportements sociaux en reconsidérant les interactions fortes entre la vie publique et la vie domestique. Elle met au jour certains aspects des pratiques politiques jusque-là négligés, révélant des situations inédites, de l'innovation, du changement. On s'éloigne de l'examen des institutions pour explorer le travail politique et syndical des actrices et des acteurs, dégageant de ce fait de nouvelles configurations. Dans ce cadre, les femmes apparaissent comme un point d'appui essentiel pour contester le modèle de l'individu abstrait qui est à la base des théories modernes de la citoyenneté. Lamoureux (2000) rappelle à juste titre que nous sommes nécessairement des individus incarnés et que ce n'est qu'à partir de notre situation que nous pouvons apparaître dans l'espace public. C'est à partir de leur situation — ici sexuée — que les femmes peuvent acquérir l'égalité et enrichir un agir politique inscrit dans la pluralité. Autrement dit, poursuivre l'objectif d'égalité (qui n'est pas la « mêmeté » ou la négation des différences), c'est faire en sorte que les différences socialement construites se valent : s'émancipent des rapports sociaux de domination dans lesquels elles sont confinées.

Sous un angle plus opérationnel, on observe que les femmes restent dans une position largement minoritaire dans les instances de décisions politiques et syndicales en France, bien que leur représentation numérique ait progressé. Dans ce cadre, les changements qu'elles opèrent sont importants mais présentent un caractère limité. De plus, force est de constater que les partis politiques et les syndicats se saisissent de cette question (peu pensée et dont ils ne savent comment se débrouiller) de manière défensive et maladroite. L'accès des femmes aux postes de responsabilité reste fortement tributaire de leur clairvoyance, de leur bon vouloir, comme de l'air du temps.

Rappelons que le politique [13] se caractérise de nos jours par une marginalisation des classes populaires et des femmes. En France, il se trouve aussi confronté à une crise de représentation. De ce point de vue, il est davantage l'exercice du pouvoir qu'une activité d'émancipation. Face à cela, il ne peut que s'enrichir des expériences vécues dans le monde réel.

Ces réflexions, renvoyées à une démarche de modernisation de la vie publique, nous conduisent à mentionner l'importance de mesures comme la parité, entendue au sens de représentation égale des femmes et des hommes dans les institutions élues de la République (qui ne constitue pas une finalité mais plutôt un moyen de prendre en compte la situation concrète des femmes). Pour avancer dans ce domaine, le levier législatif (une dimension d'obligation lui étant intégrée) reste indispensable, l'idée que la situation pourrait s'améliorer « naturellement » étant une mystification. Le contraste des résultats entre les élections municipales et les élections cantonales confirme s'il en était besoin cette analyse. Dans ce registre, on ne peut que valider l'étape d'une égale représentation numérique des femmes et des hommes appliquée à l'ensemble des mandats et fonctions. L'État doit ici donner l'exemple en commençant par les directions d'administration et les instances paritaires et tripartites où il peut exercer son pouvoir de nomination. Le suffrage à la proportionnelle, l'alternance homme-femme dans les listes de candidatures, un système de subventionnement conditionné à la production de statistiques sexuées et à la mise en oeuvre de mesure d'égalité sont autant de propositions à envisager.

Mais se polariser sur des aspects numériques ne suffit pas. Le fonctionnement au masculin des instances politiques et syndicales finlandaises et la persistance des discriminations professionnelles montrent que la parité ou les quotas, bien que sources d'avancées indéniables, sont loin de régler mécaniquement la question de l'égalité. Il faut se soucier des conditions concrètes d'exercice du mandat politique et syndical (en quoi les organisations politiques et syndicales fonctionnent-elle en fonction et en direction des femmes ?), ce qui introduit une dimension qualitative. Ainsi, pour que la politique ne soit plus le fait d'une élite, il faut instituer un statut de l'élu(e) prévoyant les moyens financiers, temporels, matériels et en personnel technique qualifié permettant l'exercice de cette responsabilité. Ce statut doit intégrer explicitement dans ses attendus la question des interactions public-privé. Il est tout aussi nécessaire de développer le droit syndical et de renforcer la protection des militant(e)s syndicaux, notamment dans les petites et moyennes entreprises du secteur privé où il reste peu développé, ce qui pénalise particulièrement les femmes.

Par ailleurs, l'approche en termes de genre permet de dépasser une simple lecture comportementale et naturaliste. De fait, si l'engagement des femmes dans la sphère publique paraît a priori en retrait par rapport à celui des hommes, c'est que les conditions spécifiques de celui-ci entraînent toutes les autres sphères : familiale et professionnelle, introduisant dans chacune d'elles un certain nombre de réorganisations. À l'inverse, les hommes donnent la primauté à la sphère publique et se coupent des autres sphères.

Dans ce cadre, les responsables politiques ou syndicales fonctionnent sur un modèle d'investissement beaucoup plus complexe et exigeant dans la mesure où elles ont pour caractéristique d'assumer de façon concomitante des responsabilités au plan familial, professionnel, politique ou syndical. Pour l'heure, ce sont elles qui supportent essentiellement le coût de l'accès à la prise de décision politique et syndicale. Ne pouvant ni surtout ne voulant militer ou faire de la politique comme les hommes, elles interviennent sur tous les fronts, dans un univers sous tension, surtout quand la charge domestique est forte, notamment avec des enfants en bas âge. Ces conditions sociales si peu favorables invalident au passage la notion trop harmonieuse de conciliation. Elles comportent un aspect dissuasif qui n'est pas à négliger et qui explique le fait que, malgré l'envie, peu de femmes décident de passer à l'acte. Ce constat pose la question des modalités selon lesquelles les femmes doivent s'intégrer dans ces organisations : doit-on faire en sorte qu'elles s'adaptent en l'état à la norme masculine ou doit-on changer cette norme ?

Nos données nous conduisent à insister sur un autre point déterminant pour favoriser l'accès des femmes aux mandats publics. Il consiste à considérer que l'exercice de ces responsabilités, loin de relever exclusivement des institutions politiques et syndicales, est aussi, pour une part essentielle, une affaire familiale et professionnelle. Il s'agit d'infléchir en ce sens des politiques publiques qui méconnaissent encore largement et dévalorisent les activités domestiques [14]. Celles-ci ne se réduisent pas en effet à un ensemble de tâches techniques sans importance pouvant être aisément déléguées à un tiers. Elles comportent une valeur hautement symbolique et culturelle et s'intègrent dans un travail de socialisation (au sens où il contribue à construire des êtres sociaux), travail qui dépasse les frontières d'un espace qualifié par défaut de « privé » pour atteindre le cadre plus général de l'espace public.

La précarité de l'emploi, qui pénalise plus fortement les femmes dans leur accès aux mandats, des univers professionnels encore fortement virilisés méritent une attention particulière. La dimension familiale des salarié(e)s, étroitement liée à la question de l'organisation des temps, doit être davantage prise en compte, pour les femmes mais surtout pour les hommes. Le traitement de ces aspects peut être également renforcé par une relance de l'action sociale dans les entreprises.

Nos résultats confirment par ailleurs la nécessité d'établir une cohérence et une convergence des messages et des actions qui doivent êtres conduits simultanément dans ces différentes sphères; c'est ce qu'on appelle l'approche intégrée de la dimension du genre (mainstreaming), faiblement développée en France. Par son aspect transversal, qualitatif et systématique, elle paraît à même de prendre en compte l'enchevêtrement des temporalités qui caractérise particulièrement les situations des femmes ainsi que la complexité de leur investissement. Cette approche intègre un travail de veille et d'évaluation concernant les modalités de mise en oeuvre des actions engagées (et comportant notamment le repérage de résistances et d'effets pervers).

Enfin, les politiques publiques d'égalité font encore trop souvent l'économie d'interroger leur propre définition des catégories de sexe. Elles gagneraient à prendre en compte le processus de co-constitution des deux sexes et à considérer que les femmes et les hommes ne se réduisent pas à leurs stéréotypes sexués, de même que les hommes sont aussi l'objet d'une construction sociale. Les unes et les autres sont inscrit(e)s dans des interactions complexes et polysémiques, qui se révèlent fortement structurantes au plan identitaire. Sous cet angle, selon la formule de Dayan-Herzbrun (2000), « c'est la confrontation entre les deux sexes qui peut être porteuse d'un véritable partage de la citoyenneté ». Compte tenu de cela, et dans un souci d'efficacité, les politiques ne sauraient se fonder sur le renoncement et la stigmatisation, mais sur l'attractivité et la valorisation de pratiques susceptibles de constituer un nouvel ordre sexué.