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Si l’on accepte la double hypothèse de Denis Guénoun, selon laquelle, d’une part, le théâtre requiert un rassemblement public de spectateurs (par conséquent, il n’est de théâtre que par la présence d’un collectif effectivement réuni, d’un public assemblé), et, d’autre part, la caractérisation du théâtre comme pratique « intrinsèquement politique », parce que « la convocation, par appel public et la tenue d’un rassemblement, quelque en soit l’objet est un acte politique » (Guénoun, 1998 : 10), on peut alors convenir que la rencontre entre la création et le spectateur, mis en coprésence, définit la nature même de cette pratique artistique.

La médiation, si l’on adopte ce terme pour désigner, au-delà du contexte sociohistorique de son émergence, au tournant des années 1980, l’ensemble des dispositifs de mise en relation entre l’artiste et le public, afin de réduire l’écart entre l’oeuvre et sa réception, dépend étroitement de l’importance conférée au public par les artistes et par le politique. En effet, selon les époques, mais aussi selon les mouvements artistiques et selon les objectifs politiques, la place du public dans l’acte même de la représentation a évolué. Deux facteurs principaux permettent d’expliquer cette variation : le désir des artistes et la demande politique.

L’on saisit particulièrement bien cet enjeu en rappelant que le théâtre oscille, au cours de son histoire, entre deux représentations majeures de l’artiste : l’artiste créateur, au service d’enjeux proprement esthétiques, et l’artiste engagé, acteur d’une fonction sociale de l’art. Par ailleurs, parce que le théâtre est historiquement lié au politique, entendu sous toutes ses acceptions, ce dernier joue un rôle capital pour penser la relation des artistes eux-mêmes au public, en particulier depuis les premières subventions publiques, sous le Front populaire (Ory, 1994) et l’invention de la politique culturelle comme catégorie d’intervention publique (Dubois, 1999). La question de la médiation peut alors être saisie dans une perspective davantage politiste que sociologique, sous l’angle d’interactions entre pouvoirs publics et artistes, interactions parfois harmonieuses, parfois conflictuelles, selon que l’on privilégie l’autonomie de l’artiste ou son instrumentalisation.

Alors que l’élaboration d’outils de rencontre avec le public naît au sein même de projets artistiques, comme le montrent les projets de théâtre populaire tout au long du XXe siècle, l’on observe depuis les années 1990 une forte demande de médiation, exprimée, non pas tant par les artistes eux-mêmes, que par les pouvoirs publics. Dans un contexte de contrainte budgétaire, mais aussi de tensions sociales et de redéfinition du lien social, le pouvoir politique est tenté d’appeler à une mobilisation accrue de l’artiste sur le terrain de la médiation culturelle, au risque de minorer la dimension proprement artistique de sa démarche, fondée sur le geste créateur irréductible d’un individu ou d’un collectif, et de réduire, par conséquent, son autonomie artistique, c’est-à-dire sa capacité à créer en fonction de normes et de valeurs propres au champ artistique (Bourdieu, 1992). L’extension de la demande publique, ainsi que la diversité des modalités de médiation, alliée à une progressive disjonction avec la dimension esthétique, posent avec acuité le risque d’instrumentalisation de l’artiste, en radicalisant l’opposition entre légitimité artistique et légitimité sociale. L’artiste pourrait alors voir sa liberté soumise à des impératifs hétéronomiques, répondant à des enjeux sociaux, extérieurs au champ artistique.

Or, le théâtre public, tel qu’il émerge en 1946 en France, repose sur la reconnaissance par l’État de l’autonomie de l’artiste et sur le refus de toute ingérence en matière artistique. Le théâtre public réussit à résoudre la tension historique entre financement public et instrumentalisation de l’artiste. La forte demande de médiation ne risque-t-elle pas de fragiliser cet équilibre obtenu après des siècles de friction entre la liberté de l’artiste et l’intervention du pouvoir politique ? Il s’agit alors de poser une double question : d’une part, le rapport entre la démocratisation culturelle et, d’autre part, l’éventuelle instrumentalisation de l’artiste par le politique, sous l’effet d’une attente exacerbée en matière de médiation culturelle.

Pour tenter d’y répondre, nous croiserons, en parcourant de manière synthétique plus d’un siècle d’histoire de l’intervention publique en matière artistique, des causes internes au champ théâtral et aux politiques théâtrales et des causes externes, liées à l’évolution de la société et du contexte politique, afin de saisir les facteurs explicatifs de cette demande accrue de médiation culturelle.

La démocratisation de la culture : une heureuse conjonction entre création artistique, autonomie de l’artiste et souci du public

L’après-Seconde Guerre mondiale est marqué en France par la réconciliation entre les artistes et l’État. La structuration du service public pour la culture s’appuie sur une double dimension : service du public (un théâtre au service de la cité) et service des artistes (une politique au service de la création). Le principe qui préside à la construction du ministère des Affaires culturelles, en 1959, reprend cette conception du service public, en y intégrant la notion de démocratisation culturelle, dont le théâtre constitue alors le modèle matriciel. Le concept de démocratisation peut alors être entendu comme une forme de médiation culturelle, même si le terme peut paraître anachronique : la priorité affichée est de favoriser la rencontre la plus large possible entre l’art et le public, que ce soit par la mise en place de dispositifs spécifiques (Jean Vilar) ou par la seule force de l’oeuvre d’art qui doit être mise en contact avec une population d’ordinaire exclue de toute forme de fréquentation artistique (André Malraux). Au coeur de cette double conception s’affirment avec force la liberté de l’artiste et son autonomie artistique.

Cette volonté de mettre le public au coeur de la représentation théâtrale, en cherchant à élargir son assise et sa composition, s’ancre dans l’héritage même du théâtre populaire, tel qu’il émerge au tournant du XIXe et du XXe siècles. Après une période de refus de toute intervention publique en matière artistique, au nom de l’autonomie artistique, l’instauration de la IIIe République, après la défaite de 1870 contre l’Allemagne, s’accompagne d’un projet politique d’émancipation, qui assied la force de la nation sur l’éducation du citoyen. L’Affaire Dreyfus, en fracturant l’opinion publique, suscite l’engagement d’hommes de lettres qui souhaitent combattre l’ignorance et éduquer le peuple afin d’éviter sa manipulation. Un des enjeux principaux est de réconcilier le peuple français, en dépassant les barrières sociales. Des artistes (Romain Rolland, Firmin Gémier ou Maurice Pottecher), poursuivant un objectif de rénovation de l’art théâtral, instituent le peuple comme objet de réflexion, sans pour autant accepter de soumettre leur création aux goûts ou aux demandes du public. Le projet des pionniers du théâtre populaire lie étroitement désir de l’artiste de considérer le peuple comme acteur de la représentation théâtrale et revendication farouche de la liberté artistique. Ce choix d’aller vers le peuple n’est dicté par aucune instance politique, par aucune contrainte extérieure, mais par la seule conviction que la rénovation formelle de l’art passe par la rencontre avec le peuple.

L’institutionnalisation du théâtre public repose sur le postulat que les artistes subventionnés intègrent à leur démarche artistique la volonté de rencontrer le public. Elle repose également sur un mode de gouvernement inédit alliant exigence et respect. La démocratisation s’affirme comme un objectif politique partagé par les artistes et le politique, qui mêle intimement souci du public et souci de la création, ce qui contribue à expliquer la force de cette utopie historiquement contextualisée.

Aller vers le public : la volonté des artistes

La Libération inaugure un cycle de l’histoire du théâtre placé sous le signe de la rencontre étroite entre l’artiste et le public, un temps où l’artiste conçoit des dispositifs pour faciliter la relation entre l’oeuvre et le spectateur, tout en voyant sa liberté esthétique garantie par l’État.

L’originalité de la période tient dans la conjonction entre la volonté d’artistes et un contexte sociopolitique favorable. En effet, la Libération reprend largement le programme du Conseil national de la Résistance, comme en témoigne le préambule de la Constitution de la IVe République. Outre la lutte immédiate contre l’occupant, le programme du CNR affirme de nouveaux droits, dont « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents ». Le thème de la popularisation de la culture découle de ce programme destiné à fonder une « République nouvelle ». De fait, la société d’après-guerre est fortement influencée par l’esprit résistant, illustré par la lutte individuelle contre tout fascisme et la promotion d’une morale au service de la reconstruction nationale : la volonté de partage de la culture s’épanouit sur fond économique de reconstruction.

Par ailleurs, les hommes de théâtre en place bénéficient d’un double héritage qui contribue à expliquer leur prise de responsabilité dans l’immédiat après-guerre : celui du Front populaire et des premières tentatives de décentralisation dramatique, tout comme celui, paradoxal, du gouvernement de Vichy, avec, notamment, l’expérience de Jeune France, qui, durant ses 17 mois d’existence (novembre 1940-mars 1942), préfigure la notion de service public pour la culture, en favorisant la création et l’éducation.

Jean Vilar opère au Palais de Chaillot une révolution dans les pratiques d’accueil du public, afin de « désacraliser » la venue au théâtre. Il met en oeuvre des dispositifs de relation avec le public particulièrement novateurs, qui seront d’ailleurs repris par d’autres institutions culturelles (Fleury, 2007a) et qui rompent avec le code bourgeois de la sortie au théâtre. Le public n’est plus consommateur, il devient co-acteur de la représentation, comme le suggère le rite du salut à la salle : « Les comédiens deviennent spectateurs du public, devenu, à ce moment précis, le principal acteur de la cérémonie » (Fleury, 2002 : 59).

Jean Vilar emprunte des éléments au projet de théâtre populaire défini en 1900 par Eugène Morel, bibliothécaire et conservateur à la Bibliothèque nationale, à la suite de l’appel à concours lancé par La Revue d’art dramatique. Eugène Morel, dans son rapport didactique, expose de manière systématique les modalités de réalisation de l’idéal du théâtre populaire. Il insiste sur les freins financiers qui empêchent la venue au théâtre et introduit le principe de l’abonnement, qui seul permettra, par la fréquentation régulière du théâtre, d’éduquer le goût du peuple (Fleury, 2006). Enfin, il propose un mode d’organisation du théâtre de « type socialiste, ou plus précisément coopératif », que l’on retrouve, par exemple, dans le choix de la Comédie de Saint-Étienne, fondée par Jean Dasté en 1947, de se constituer sous forme juridique de Société coopérative ouvrière de production (SCOP).

Jean Vilar met en place des abonnements et des avant-premières pour les abonnés, afin de fidéliser le public. Il supprime les pourboires et les vestiaires payants pour rendre le coût de la sortie au théâtre plus abordable, et il fixe l’horaire des représentations plus tôt dans la soirée, afin que les spectateurs qui habitent en banlieue puissent facilement rentrer chez eux après le spectacle. Ces dispositifs, systématisés par Jean Vilar, trouvent un écho favorable du côté des pouvoirs publics, qui inventent au même moment un mode de gouvernement qui mêle attention à la cité et respect de la liberté de l’artiste.

Aller vers les artistes : un mode de gouvernement

Sous-directrice des Spectacles et de la Musique à la Direction générale des arts et lettres du ministère de l’Éducation nationale de 1946 à 1952, Jeanne Laurent initie la création des cinq premiers centres dramatiques nationaux en province et nomme Jean Vilar à la tête du Théâtre national populaire (TNP) (Denizot, 2005a). Jeanne Laurent adopte une double attitude à l’égard des artistes dont elle administre les projets : elle leur accorde soutien et protection, mais exige, en retour, responsabilité et engagement.

La réconciliation de l’art et de l’État s’appuie sur un respect très strict de la liberté de créer de l’artiste, mais plus encore sur l’écoute de ses besoins. Jeanne Laurent, du fait de la fréquentation assidue d’artistes devenus amis (Jean Bazaine, Jean Dasté, Maurice Estève ou André Frénaud), comprend les tourments du statut de l’artiste, en quête de reconnaissance publique, en proie aux soucis financiers : « L’artiste, si célèbre soit-il, livre pour chaque oeuvre un combat nouveau dans l’incertitude. Le vrai moyen de lui démontrer que nous apprécions le résultat de ses efforts est d’accepter de le payer » (Laurent, 1955 : 141).

La compréhension du geste créateur et l’écoute des artistes conduisent Jeanne Laurent à faire du fonctionnaire celui qui se tourne vers l’artiste, qui l’amène vers une réconciliation avec l’État, en lui garantissant la liberté de créer. Le fonctionnaire devient alors intermédiaire entre l’art et l’État :

Celui qui est capable de créer de la beauté au profit de la collectivité doit être traité comme un riche que l’on prie de venir au secours des pauvres. Mais il n’accepte pas toujours de contracter des engagements avec l’État… À moins d’être l’objet de sollicitations pressantes et de sentir que ceux qui lui demandent d’accepter sont convaincus de sa réussite, au point de s’engager eux-mêmes et de courir des risques, le débat se termine, d’ordinaire, par un refus.

Laurent, 1955 : 217

Pourtant, le soutien s’allie à une exigence qui repose sur la notion d’obligation morale. Pour Jeanne Laurent, si l’État doit assumer ses choix, l’artiste est soumis au même devoir. Sans jamais attenter à la liberté esthétique – le fonctionnaire ne doit pas intervenir, selon elle, sur des enjeux esthétiques –, le fonctionnaire exerce son jugement sur « le comportement dans l’exercice des fonctions » (Laurent, 1955 : 223). L’évaluation du projet artistique concerne les objectifs, les moyens mis en oeuvre ou les résultats sur le plan de la conquête de public, ce que Philippe Urfalino et Catherine Vilkas nomment la « décision culturelle », c’est-à-dire la « décision qui lance, poursuit ou infléchit la politique culturelle », pour la distinguer du « jugement esthétique » (Urfalino et Vilkas, 1995 : 175). Ainsi, quand l’artiste omet ses propres responsabilités, l’État doit intervenir fermement : « Tout en s’interdisant d’orienter leur expression artistique, il est bon de les encourager à aller jusqu’au bout de leur propre exigence » (Laurent, 1955 : 223), recommande Jeanne Laurent.

Celle-ci n’hésite pas, dès lors qu’elle confie une mission de service public à un artiste, à lui signifier ses attentes. La lettre adressée le 18 septembre 1952 à Jean Vilar, tout juste nommé à la direction du TNP est, à cet égard, éclairante ; Jeanne Laurent commente et souligne chaque article du cahier des charges, en précisant les risques de dérive et les écueils possibles. Si Jean Vilar bénéficie d’un cahier des charges qui définit légalement ses obligations, ce n’est pas le cas pour les centres dramatiques nationaux. Cette absence de cahier des charges n’empêche pas Jeanne Laurent de peser sur les orientations des centres, en demandant, par exemple, davantage de créations d’oeuvres françaises. Pourtant, les artistes ne paraissent pas ressentir ces instructions ou ces remarques comme des pressions illégitimes, qui menaceraient leur statut de créateur ou leur autonomie. Ils semblent rechercher ce que Paul Puaux, ami et successeur de Jean Vilar à la direction du festival d’Avignon, a ainsi défini : « Une fermeté qui n’exclut pas la compréhension et le dialogue ». La conviction de Jeanne Laurent constitue un encouragement pour les artistes, qui se sentent soutenus, accompagnés et protégés.

Le mode de gouvernement de Jeanne Laurent fonde, bien avant la formation d’un ministère des Affaires culturelles, le service public pour la culture, en ce qui répond à une demande d’autonomie esthétique des artistes, tout en veillant aux intérêts de la nation, au nom de laquelle Jeanne Laurent oeuvre. L’heureuse conjoncture repose sur ce partage de volonté, tant du côté des artistes que du côté du politique : projet politique et projet artistique se rejoignent dans une égale attention au public, mais aussi pour considérer la création comme l’objectif principal de toute intervention publique.

Demande artistique et demande politique : la création au coeur du projet politique

L’on oppose souvent les « années Malraux », définies par la « théorie du choc », et les « années Lang », marquées par une attention extrême à la création artistique, à la manière dont Jeanne Laurent, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, a conçu une politique théâtrale assise sur l’héritage du théâtre populaire. Pourtant, il est un point sur lequel ces trois temps de l’histoire des politiques théâtrales s’accordent : la création artistique et l’autonomie de l’artiste sont affirmées comme principaux objectifs de l’intervention publique. La volonté d’aller à la rencontre du public repose alors sur la volonté de l’artiste, qui, emprunt du projet politique du théâtre populaire, considère le public non plus comme un simple consommateur, mais comme un « coauteur », comme s’il s’agissait de redonner toute réalité à la définition essentialiste de Denis Guénoun. Ainsi, la constitution du ministère des Affaires culturelles en 1959, sous l’influence de la « philosophie de l’État esthétique » (Urfalino, 1996), et l’éviction de l’éducation populaire, au nom du refus de l’assimilation de la culture à la connaissance, mais aussi par souci stratégique de lutte administrative contre le ministère de l’Éducation nationale et le haut-commissariat à la Jeunesse et aux Sports, n’empêchent pas la diffusion et l’amplification des outils de la médiation, grâce aux hommes de théâtre de la décentralisation dramatique qui investissent la direction des Maisons de la culture malruciennes.

En revanche, mai 1968 perturbe fortement le modèle de service public, en remettant en cause les dispositifs de médiation tels qu’ils avaient été promus par les hommes de la décentralisation. Le consensus entre les artistes et l’État, autour d’un projet de démocratisation culturelle, vole en éclat, à la faveur de la crise politique et sociale que traversent les pays occidentaux. La Déclaration de Villeurbanne, en créant la notion de « non-public » et, surtout, en revendiquant le pouvoir aux créateurs, peut être lue comme la première rupture entre une conception de l’action culturelle et une conception de l’art pour l’art. Elle réintroduit ainsi la question de l’autonomie et de la liberté de l’artiste. La crise de mai 1968 suscite une réelle remise en cause du milieu théâtral : des expériences innovantes d’animation culturelle, censées redéfinir l’action culturelle, naissent sur les décombres des luttes. Paradoxalement, devant les difficultés de mise en oeuvre pratique, ces tentatives conduisent à un repli des artistes sur la création et sur la question esthétique.

Le parcours de Patrice Chéreau est, à cet égard, exemplaire, même s’il ne peut prétendre résumer la diversité et la singularité de l’ensemble des parcours artistiques. À 22 ans, en 1966, Patrice Chéreau, accompagné de Jean-Pierre Vincent, s’installe dans la salle municipale de Sartrouville, sur invitation de Claude Sévenier, enthousiasmé par la représentation de L’Affaire de la rue de Lourcine, donnée dans des conditions difficiles aux Trois Baudets. La mairie accompagne le projet, que les artistes définissent ainsi :

Pour nous, le développement culturel régional veut dire : priorité à la création. Voilà une nouvelle utopie : créer des spectacles à Sartrouville. Faire entrer la culture dans la vie quotidienne ne veut pas dire mettre à la disposition du public les trésors de la culture universelle, mais porter la création à sa source même, au milieu d’un public. Il s’agit d’élaborer, avec ceux qui la découvriront, une culture, celle dont nous avons besoin.

Godart, 2007 : 38

De 1966 à 1969, l’équipe mène un actif travail en direction de la population, en organisant des débats à la fin des représentations et, surtout, en participant au mouvement de l’animation culturelle, c’est-à-dire en nouant des relations étroites avec les enseignants, en intervenant directement auprès des élèves, dans les classes, mais aussi, dans les comités d’entreprise, dans les usines… Pourtant, Patrice Chéreau, en mai 1969, après avoir quitté Sartrouville, exprime ses doutes, en publiant un article dans la revue Partisans, au titre explicite « Une mort exemplaire » : « Nos thèses n’étaient pas marxistes, mais idéalistes. Il ne nous restait plus alors qu’à nous perdre. Nous l’avons fait : le mois de mai aura vu le ridicule des gens de théâtre s’essayant à la théorie politique ».

Si certains artistes poursuivent leur entreprise (citons pour exemples André Bénédetto ou Armand Gatti), l’alternative devant laquelle les artistes se trouvent – poursuivre « l’animation » ou monter des spectacles dans des salles – se résout souvent par un choix qui paraît plus confortable : « revenir à leur pratique habituelle » (Heymann, 2000 : 28).

Mai 1968 introduit donc un nouvel enjeu sur le plan de la politique culturelle : celui de la démocratie culturelle. Nous y reviendrons, mais il importe de saisir qu’avant de refermer la parenthèse et de revenir à une conception plus traditionnelle de l’action culturelle, les artistes, en se saisissant de la question de « l’animation », valident le passage d’une logique de l’offre « descendante » à une logique de coconstruction de l’offre, comme en témoigne la citation précédente de Patrice Chéreau. Cette rupture ouvre le champ à un rôle plus crucial de la médiation, qui resurgit à l’aube des années 1990.

En conclusion sur ce premier temps des politiques théâtrales, remarquons que l’efficacité du « pacte » qui forge le service public tient dans le partage d’idéaux communs entre les artistes et l’État. Nul besoin de contractualisation contraignante : les artistes contribuent avec les pouvoirs publics à la définition même de la politique publique du service public. Apparaît alors la limite de ce modèle : qu’arrive-t-il quand l’un des coacteurs ne contribue plus à l’équilibre du dispositif ? Qu’arrive-t-il quand les partenaires ne regardent plus dans la même direction ? À la suite de mai 1968, à la faveur de l’augmentation des aides publiques des années 1980, certains artistes privilégient la seule création, délaissant la question du public. Les pouvoirs publics, après avoir valorisé l’intervention en faveur de la création, pensent davantage les politiques publiques en termes d’évaluation, d’efficacité-efficience, voire de « retour sur investissements ». Cette évolution conduit à une rigidification des relations entre artistes et pouvoirs publics, mais aussi à une demande accrue de médiation culturelle.

Une demande politique et sociale accrue de médiation : un risque d’instrumentalisation de l’artiste

À la fin des années 1980 et, plus encore au cours des années 1990, l’on observe une demande accrue de médiation, essentiellement portée par les pouvoirs publics. Le terme de médiation, d’abord utilisé par les musées, pour penser les dispositifs de rencontre entre les oeuvres et le public, tend à remplacer celui d’action culturelle (André Malraux), celui d’animation culturelle (Jacques Duhamel), voire celui de démocratisation. Au-delà des distinctions que l’on pourrait apporter si l’on souhaitait, il est pourtant une constante qui traverse les périodes, en étant largement minorée durant la fin des années 1970 et les années « années Lang » : la référence au public dans le discours politique.

Cette demande de médiation est d’autant plus fortement exprimée envers le théâtre que les artistes sont accusés d’avoir délaissé le public. Protégés par l’État qui leur garantit toute liberté esthétique, les artistes se seraient éloignés du théâtre populaire, pour explorer les enjeux formels de l’écriture scénique, au détriment de la rencontre avec le public. Dans un contexte de dépolitisation du champ artistique, les enjeux esthétiques de la création seraient alors devenus premiers, au détriment de l’autre dimension du service public pour la culture : le service à la cité. À la fin des années 1990, il s’agit donc, pour les pouvoirs publics, de remettre la question du public au coeur des pratiques et des enjeux théâtraux. Trois facteurs expliquent cette revalorisation de l’idée de médiation : l’analyse des politiques de Malraux à Lang sous l’angle de « l’échec de la démocratisation » ; la territorialisation des politiques culturelles et la montée en puissance des politiques sociales.

La remise en cause du modèle : l’argument de l’échec de la démocratisation

En 1989, quand paraît l’enquête sur les pratiques culturelles (Donnat et Cogneau, 1990) menée par le Département des études et de la prospective du ministère de la Culture, les réactions politiques sont vives. Le diagnostic d’ » échec de la démocratisation » s’appuie sur des résultats statistiques. Malgré des investissements publics croissants, l’accès aux pratiques culturelles ne s’est pas élargi : les inégalités entre Parisiens et provinciaux, urbains et ruraux, diplômés et non-diplômés, classe sociale aisée et classe sociale défavorisée, ne se sont pas résorbées. La seule pratique culturelle en hausse est l’écoute de la musique enregistrée. Olivier Donnat fait alors le pas entre analyse statistique et point de vue idéologique : « Démocratisation culturelle : la fin d’un mythe » (Donnat, 1991 : 25 ; Fleury, 2007a, pour une mise en perspective de cette affirmation). Ce constat rencontre les critiques émises contre la politique culturelle de Jack Lang, ministre de la Culture de 1981 à 1986 puis de 1988 à 1993, accusé d’avoir introduit une forme de relativisme culturel et d’avoir privilégié les créateurs au détriment des publics et de l’éducation artistique (Fumaroli, 1991 ; Schneider, 1993).

Cette interrogation sur les effets de 30 ans de politique culturelle conduit Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture du gouvernement Juppé (1995-1997), à « redéfinir les missions et les méthodes du ministère de la Culture », en sollicitant Jacques Rigaud, ancien directeur de cabinet de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles de 1971 à 1973. La commission présidée par Jacques Rigaud rend ses conclusions quelques mois après : il s’agit de « refonder » la politique culturelle en assumant la continuité de l’action menée depuis 1959. La commission reprend à son compte l’avis selon lequel, depuis les années 1980, la politique culturelle a conduit à

mettre l’accent sur la création et les artistes dont le ministère s’est fait volontiers le porte-parole, voire le défenseur. Il s’en est suivi bien des effets positifs, mais chemin faisant, on a quelque peu oublié le public. En effet, sans prise directe sur l’audiovisuel, sur l’école, sur les pratiques d’amateurs et sur la diffusion de la culture scientifique et technique, la politique culturelle s’est en fait condamnée à ne toucher qu’une partie de la population, encourageant les responsables culturels, y compris les meilleurs et les plus cultivés, à ne viser qu’une croissance du public « à la marge ».

Rigaud, 1996 : 67

Parmi les nombreuses propositions, et notamment l’idée féconde selon laquelle la culture doit être envisagée comme une dimension de l’action gouvernementale, au-delà du seul ministère de la Culture, la commission Rigaud souhaite mettre l’accent sur « les publics de la culture, en allant jusqu’à ce qui peut concerner l’ensemble de la population » (Rigaud, 1996 : 68).

Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication de 1995 à 1997, au sein du gouvernement de Lionel Jospin, prend acte de cette attente de renouvellement, en publiant la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant, qui réaffirme les responsabilités des établissements subventionnés. Outre une responsabilité artistique et une responsabilité territoriale, les structures culturelles doivent assumer une « responsabilité sociale » :

Cette responsabilité s’exerce au-delà des relations que chaque organisme entretient avec le public le plus fidèle, par tous les modes d’action susceptibles de modifier les comportements dans cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation des oeuvres d’art.

Circulaire du 22 octobre 1998

La parution de la Charte ouvre une fracture au sein du théâtre public, entre ceux qui se reconnaissent dans la volonté de « retrouver l’esprit pionnier des fondateurs » et ceux qui rejettent les risques de contrôle et de dérive vers l’animation socioculturelle, ainsi que l’assujettissement de la création artistique à des enjeux sociaux.

La crise du théâtre public, qui s’est accentuée depuis la fin des années 1990, renforce cette tension apparue au sein de la communauté théâtrale. En témoigne le débat qui a accompagné la diffusion de l’ouvrage de Jean-Claude Wallach, La culture pour qui ? Essai sur les limites de la démocratisation (Wallach, 2006). L’auteur rend hommage à Catherine Trautmann qui « avait eu le courage de montrer que l’on pouvait articuler étroitement soutien à la création (politique publique de l’art) et affirmation des responsabilités sociales et territoriales (politique publique de la culture) » (Wallach, 2006 : 120). Il dénonce qu’à partir d’André Malraux, « les enjeux strictement artistiques s’éloignent des enjeux sociétaux » (Wallach, 2006 : 39). Les artistes seraient désormais plus soucieux de leur statut que de leur public. Ce livre, passé relativement inaperçu lors de sa sortie, provoque la fronde de certains membres du syndicat historique du spectacle vivant, le Syndicat des directeurs d’établissements artistiques et culturels (SYNDEAC), qui accuse Jean-Claude Wallach, alors délégué national, d’être un idéologue qui contribue à faire planer la suspicion sur leur travail. Ce dernier démissionne de ses fonctions en juin 2007 et un nouveau président est élu à la tête du syndicat au mois de septembre, François Le Pillouër, directeur du Théâtre national de Bretagne.

Cette crise témoigne de la remise en cause de la légitimité des politiques culturelles telles qu’elles étaient envisagées depuis 1959, en tant qu’elles acceptaient in fine le primat de la création sur celui du public : l’acceptation de l’autonomie du geste artistique, dans toute sa radicalité, a peu à peu conduit à une rupture du lien avec le public et du pacte de réception qui accompagne la représentation théâtrale. Dans cette perspective, toute demande de médiation, en tant qu’elle témoigne d’une attention au public, apparaît, a contrario, comme un risque d’inféodation de l’artiste à des enjeux hétéronomiques.

L’évolution des politiques culturelles : la territorialisation et « l’impératif de proximité »

Alors que les politiques culturelles françaises se sont construites à partir d’un modèle central, l’obligation de transfert de compétences et de budgets de l’État aux collectivités, imposée par les lois de décentralisation (1982-1983 et 2004), tout comme la constitution de nouveaux échelons territoriaux, ont entraîné une forte « territorialisation » des politiques culturelles. Cette évolution encourage les initiatives qui facilitent la rencontre entre la culture et la population.

La montée en puissance des collectivités dans le financement public de la culture, constante depuis les années 1980, s’accompagne d’une extrême valorisation du territoire et de « l’impératif de proximité » (Hélie, 2005). Ainsi, les axes culturels de la région Bretagne, définis en 2003, insistent tout particulièrement sur l’approche transversale « qui permet de rompre avec les logiques verticales et les cloisonnements » : « Les projets culturels de territoire vont permettre de coupler la culture (comme démarche) et les territoires (comme espaces, histoire et temporalité), ainsi que d’élaborer du sens à travers l’intervention culturelle » (Les grands axes de la politique culturelle du conseil régional de Bretagne, 2005 : 40). Dans ce cadre, les résidences d’artistes au sein d’un territoire sont particulièrement valorisées (Denizot, 2005b). Contre une logique exclusive de production et de diffusion artistiques, contre la référence univoque aux structures historiques de « maisons de production », telles que les maisons de la culture ou les centres dramatiques nationaux, la résidence d’artistes permet d’impliquer les populations (Henry, 2004). La résidence d’artiste, qui satisfait une forte demande du côté des élus, devient une réponse à l’objectif de démocratisation. Sylvie Robert, vice-présidente à la Culture du conseil régional de Bretagne, affirme sa conviction que « les enjeux de la démocratisation sont sans doute mieux perçus par les collectivités très proches du territoire, en relation immédiate avec les populations » (Robert, 2006).

Les pays, créés par la Loi Voynet de 1999, comme les intercommunalités issues des lois de 1992 et de 1999, apparaissent comme une véritable révolution dans le mode de gestion des territoires. Le maillage territorial se réorganise avec l’émergence de structures de coopérations intercommunales, tant dans les milieux ruraux qu’urbains, qui obligent à réfléchir à un « projet de territoire ». L’impulsion de l’installation des pays, malgré le recul actuel, provoque un changement dans la conception même des politiques culturelles (Landel et Teillet, 2003). Il ne s’agit plus d’aborder la question culturelle par secteurs ou par discipline artistique, mais de partir des besoins du territoire et de la société civile, analysés grâce à des états des lieux et à différentes études, pour adapter un projet culturel à la situation locale et aux particularités territoriales. Cette approche remet en cause la logique de l’offre et l’organisation sectorielle qui prévalaient dans la politique culturelle de l’État, en replaçant la population au coeur de ce territoire.

Derrière la volonté de garantir une « présence artistique » sur le territoire, derrière la prise en compte de la société civile, telle qu’on peut la lire dans l’installation de conseil de développement au sein des pays, s’affirme une conception de la politique culturelle au chapitre de la démocratie culturelle. La médiation apparaît alors comme une réponse possible au constat posé de faillite de la démocratisation culturelle. Les perspectives de la démocratie culturelle engagent deux dimensions : d’une part, la prise en compte des cultures vivantes des populations à partir desquelles un projet culturel est élaboré et, d’autre part, l’émergence de formes artistiques issues du partage avec des populations. « Le sens même du service aux publics est ici questionné dans ses fondements, dans la mesure où le public désormais s’incarne, devient lui-même offreur, obligeant à reconsidérer les logiques de programmation au profit de processus de conception mieux adaptés aux réalités » (Montfort, 1998 : 152).

L’évolution de la conception même de la politique culturelle, en tant que démocratie culturelle, rencontre le développement et la montée en puissance des politiques sociales, qui privilégient la prise en charge directe des besoins de la population, à partir du constat de crise du lien social.

Le développement des politiques sociales : le rôle des politiques de la ville

La lutte contre le « malaise social », lié, d’une part, au développement du sentiment d’insécurité face à l’emploi et à l’avenir et, d’autre part, à la dégradation du niveau de vie des habitants, entraîne la montée en puissance de politiques publiques qui visent à refonder un lien social distendu et à éviter que vole en éclats la cohésion républicaine. La « politique de la ville », mise en place dès les années 1980, cherche à améliorer les relations sociales et à lutter contre le phénomène de l’exclusion (Damamme et Jobert, 1995). La culture devient alors un axe important des mesures envisagées. Il ne s’agit plus de toucher un public sociologiquement non défini, mais, au contraire, de toucher des publics cibles, aux caractéristiques sociales précises (chômeurs, immigrés, jeunes, personnes âgées, marginaux…). Le Comité interministériel des villes (CIV) du 30 juin 1998 précise que la culture doit « renforcer la cohésion sociale dans les villes, contribuer à l’intégration des populations d’origine étrangère, mobiliser les acteurs autour d’un projet commun, construire un nouvel espace démocratique avec les habitants et garantir le pacte républicain sur tout le territoire ».

Pour les hommes de théâtre, il ne s’agit plus seulement, comme la mission de démocratisation culturelle les incitait, de faire venir le plus grand nombre de spectateurs dans les lieux culturels, mais également de renforcer la cohésion sociale, par l’accueil de groupes sociaux exclus ou en voie d’exclusion. Se développent alors nombre de projets artistiques particulièrement innovants qui mettent au coeur de leur démarche la mise en relation des oeuvres avec les populations.

Les Projets culturels de quartiers (PCQ), initiés par Philippe Douste-Blazy, s’inscrivent dans le cadre de la politique de la ville et dans le contexte politique de lutte contre la « fracture sociale » défendue par le candidat Jacques Chirac aux élections présidentielles de 1995. Leur objectif prioritaire est de donner la parole aux exclus, en articulant travail culturel et travail social :

Les PCQ ont été un programme fondé sur une approche territoriale, habitée et incarnée : à la différence des approches formulées uniquement en termes d’offres des institutions culturelles habituelles pour des publics ou des non-publics, ce programme a identifié des territoires (quartiers, ville, bassins de vie…) et les populations qui y résident comme matière et objectif à la fois, des interventions culturelles et artistiques.

Montfort, 1998 : 26

Ce programme expérimental, qui a concerné une quarantaine de sites en 1996 et s’est éteint avec la rupture politique de 1997, a déclenché toute une série de réflexions sur la médiation culturelle et, plus généralement, autour de la culture et du lien social (Colin, 1998 et Deldime, 1998).

Pourtant, l’évolution de la politique de la ville subit un net durcissement depuis 2003. La Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine ne fait plus apparaître la culture en tant qu’axe spécifique. La culture disparaît dans les Contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) qui remplacent les Contrats de ville à partir de 2007. Elle ne peut être mentionnée que si elle est intégrée à un objectif purement social ; le rôle intégrateur de la culture pour un « vivre ensemble » s’efface au profit de missions spécifiquement sociales. Dans cette perspective, l’instrumentalisation de l’art devient un risque réel.

La politique actuelle conçoit la culture comme un moyen de résoudre les problèmes sociaux. Avec l’aggravation de la crise et les problèmes des quartiers en difficulté – décentralisation oblige –, les maires ont dû restreindre les subventions qui étaient allouées auparavant aux artistes pour concentrer davantage de moyens sur le social. Quitte à payer des animateurs culturels, ils ont décidé de les reconvertir, eux aussi, et de les mettre « au service du social ». On leur a donné pour tâche de contribuer à « résoudre la fracture sociale » (pour utiliser la métaphore consacrée) en travaillant avec d’autres animateurs sociaux dans les quartiers difficiles. Les artistes ont donc dû « faire du social » s’ils voulaient continuer à être soutenus par les fonds publics.

Champagne, 2001 : 40

Cette critique ne peut toutefois faire oublier que certains artistes ne se reconnaissent pas dans cette dénonciation de l’instrumentalisation de l’art par le social. Pour eux, projet artistique et inscription dans l’espace social sont intimement liés ; la médiation est alors partie prenante de leur démarche de création. Ainsi, Jean Hurstel, directeur de La Laiterie, centre européen de la jeune création à Strasbourg, préfère « énoncer l’hypothèse contraire : l’art est instrumentalisé lorsqu’il se prétend hors du champ social » (Hurstel, 2001 : 45). Le Théâtre du Grabuge, à Lyon, à propos duquel Bérénice Hamidi-Kim parle « d’heureux malentendu » entre mission artistique et mission sociale, développe des formes théâtrales participatives qui visent à faire se rencontrer de grands textes littéraires avec les paroles contemporaines des habitants, en intégrant cette démarche vers le public au coeur même du travail de création de la compagnie (Hamidi-Kim, 2007).

Pourtant, il apparaît que la perspective d’obtenir des financements par l’intermédiaire des crédits de la politique de la ville conduit parfois les artistes et les institutions culturelles à adapter leurs projets à la demande des financeurs ; ils placent alors la perspective de la médiation avec un public cible avant le projet artistique qui devient support, voire prétexte, de l’action culturelle (Blondel, 2001).

Négation de l’art et instrumentalisation

La territorialisation des politiques culturelles, accompagnée de l’inscription de la culture dans les politiques sociales, conduisent à valoriser la démocratie culturelle au sein des politiques culturelles (Martin et Saez, 2004). La médiation comme facteur de lien entre l’oeuvre et le public, après avoir été un temps dévalorisée, suscite une attente forte des pouvoirs publics, comme réponse au désengagement des artistes du terrain politique et social. Parce que les subventions deviennent de plus en plus difficiles à décrocher, parce que les conditions d’obtention des allocations chômage se durcissent, les artistes se contraignent parfois à accepter des actions de médiation pour sauver des financements destinés à la création. Cette contrainte s’apparente le plus souvent à une forme d’autocensure, car il est de mauvais ton d’exprimer clairement son refus de la médiation. Même les artistes qui considèrent avec intérêt la médiation regrettent que la pression politique et sociale soit si forte. L’on pourrait alors suivre le point de vue de Patrick Champagne :

Il semble que la seule action culturelle qui trouve grâce aux yeux des responsables politiques ou administratifs est celle qui « rapporte » en termes économiques ou politiques. Cela choque le milieu artistique dans la mesure où l’art suppose un minimum de désintéressement. La création artistique n’obéit pas à la logique économique du « retour sur investissement ».

Champagne, 2001 : 42

Cette survalorisation de la médiation et cette tendance à l’instrumentalisation de l’artiste ne seraient-elles pas deux symptômes d’un phénomène plus général : la substitution de la culture à l’art ? Sous couvert de « médiation », n’assisterions-nous pas à un profond réaménagement des pouvoirs au sein de l’espace culturel (Ripoll, 1998) ? « À l’intérieur de la sphère culturelle, là où l’omnipotence du culturel s’impose au détriment de l’esthétique, tout doit être lisse, dépourvu d’équivoques et d’ambiguïtés » (Jimenez, 1995 : 37). L’artiste ne serait-il pas devenu un simple pourvoyeur d’objets culturels, tel que le dénonçait déjà Hannah Arendt ? En effet, au nom de la cohésion sociale à (re)construire, le « trop » de médiation conduit à léser l’objet même de celle-ci : l’oeuvre. La seule réponse serait alors de maintenir le projet artistique au coeur du processus de médiation et d’affirmer son primat sur tout objectif externe au champ artistique.