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Au-delà des facteurs biologiques et physiologiques propres au vieillissement (perte de l’appétit, problème de mastication, évolution des goûts, etc.), des recherches en sciences sociales montrent comment nombre de modifications dans la vie quotidienne (retraite, veuvage) sont autant de moments de rupture agissant sur les modes de vie des personnes âgées (Caradec, 2008). L’objet du présent article est d’interroger l’impact du décès de leur conjoint sur l’alimentation quotidienne de personnes âgées[1].

La disparition de leur conjoint conduit en effet les veufs à repenser leur alimentation. Pour autant, « faire à manger » en solo ne va pas de soi, et se pose dès lors le problème de savoir ce que la personne veut et peut manger. Avec le décès du conjoint, elle se trouve confrontée au devenir des habitudes alimentaires de son couple, habitudes constitutives de ce que nous appelons un nomos conjugal alimentaire. Les évolutions alimentaires observées consistent alors en une intégration ou en un rejet d’aliments, de façons de cuisiner et de séquences de repas, conduisant soit à diversifier, soit à simplifier les repas.

La pluralité des évolutions alimentaires observées est alors étudiée au regard de leurs conditions sociales d’engendrement. Les transformations varient ainsi selon le sexe de la personne veuve, selon la présence (ou non) et le type d’incapacités physiques, la profession et la forme des réseaux sociaux formels et informels autour de la personne. Les évolutions renvoient à la question des différences de sexe, l’expérience alimentaire dans le veuvage prenant un sens différent entre les hommes et les femmes. C’est alors la question des compétences et des savoirs culinaires qui est en jeu, mais aussi celle des capacités à pouvoir faire (les courses, préparer à manger) dès lors que des incapacités physiques limitent certaines activités et dessinent les frontières entre le « vouloir » et le « pouvoir » faire, entre continuer à se préparer à manger ou au contraire déléguer les activités alimentaires. L’étude des pratiques alimentaires permet ainsi de s’interroger plus globalement sur les effets de la dépendance dans le contexte particulier du veuvage. Les transformations observées sont également étudiées sous l’angle d’un « souci de soi alimentaire » variable selon les catégories sociales d’appartenance et qui se construit entre habitudes alimentaires et adhésion ou résistance aux normes de l’orthodoxie alimentaire, l’alimentation des personnes âgées étant l’objet de politiques publiques (dans le cadre du Programme National Nutrition Santé) qui participent à la production sociale de normes du « bien vieillir ».

L’analyse montre alors que les transformations alimentaires dans le contexte du veuvage prennent sens en fonction de la structure sociale des consommations dans la mesure où l’alimentation est fortement liée aux styles de vie socialement marqués (Grignon, 1984 ; Chauvel, 1999), tout particulièrement pour ces générations (Gojard et Lhussier, 2003).

Dans le présent article, l’alimentation constitue plus globalement un objet d’analyse du vieillissement : l’observation des transformations alimentaires liées au veuvage constitue un objet d’analyse fécond pour comprendre les problèmes quotidiens auxquels sont confrontés les personnes âgés et comment, en fonction de leur sexe et de leur situation sociale, elles s’y prennent pour y faire face. La problématique de l’alimentation permet alors plus globalement d’éclairer de manière significative la problématique du vieillissement abordée en termes de « processus » et d’« expérience », entre transformations et maintien de soi (Caradec, 2004).

« Faire à manger » pose-t-il problème ? 

Les personnes âgées rencontrées, femmes et hommes, mettent toutes en avant le fait que « faire à manger pour une seule personne, ce n’est pas faire pour deux ». Qui plus est, « manger seul, ce n’est pas manger à deux ». Si a priori cela semble évident, le fait de nouvellement préparer à manger pour soi n’est pas simple tant cela implique de repenser des pratiques qui jusqu’alors étaient vécues et inscrites dans le cadre conjugal. Il y a ainsi un temps d’apprentissage de la cuisine en solo. Aux premiers temps immédiats qui suivent le décès au cours desquels les veuf(ve)s reconnaissent que leur alimentation « partait dans tous les sens », succède un temps de tâtonnements au cours duquel se cristallisent peu à peu de nouvelles habitudes alimentaires. Cette période d’apprentissage de nouvelles habitudes alimentaires et de façons de cuisiner met en jeu tout à la fois les anciennes habitudes du couple, les préférences alimentaires du veuf et l’émergence de nouvelles préférences pouvant remettre totalement en cause les habitudes conjugales.

Et, en la matière, l’alimentation occupe une place particulière. On sait en effet que le conjoint décédé continue à jouer un rôle structurant dans le quotidien du veuf, sa disparition ne marquant pas la fin du lien conjugal. Vincent Caradec a montré combien le disparu reste très présent pour le conjoint survivant à travers différents objets (photos, fauteuil) et lieux de mémoire (une maison, une pièce) qui incarnent tant la personne que la relation entre elle et son conjoint (Caradec, 2008 : 109). Or, si la photo reste, si le fauteuil reste, en tant que supports de mémoire de ce que Vincent Caradec appelle un « moi conjugal », on pourrait dire, d’une manière un peu triviale, que l’alimentation, elle, ne reste pas… ou pas totalement. Les habitudes alimentaires du couple, notamment les manières de cuisiner, les types de produits et de plats consommés, tendent à être retravaillées, remodelées, voire à s’effacer dès lors que, pour la personne veuve, il faut répondre aux questions de savoir « que faire à manger ? » et « comment faire à manger ? » : « Au début, j’ai continué à faire comme avant, avec lui, mais j’ai fini par arrêter parce que je ne finissais pas, ça arrivait à la poubelle, alors je suis arrivée à me rationner. Mais j’avais plus les notions pour une seule personne » (Mme Girad[2], 79 ans).

« Que faire à manger ? » : entre compétences et souci de soi alimentaires

Le veuvage conduit tout d’abord à réduire les quantités préparées et consommées : faire « moins de pommes de terre », « moins de poulet », « moins de lapin ». Il conduit également à supprimer certains plats traditionnellement consommés par le couple (qu’il s’agisse de plats à base de viande ou de poisson ou encore de pâtisseries « maison ») mais aujourd’hui jugés désincarnés. Ces plats familiaux sont en effet porteurs d’une forte valeur symbolique de par la convivialité et la sociabilité familiales qu’ils incarnent. Mais ils disparaissent avec le veuvage. Mme Drouhard a ainsi supprimé le filet mignon, le boeuf bourguignon, « toutes les viandes en sauce qui allaient bien pour deux ». Beaucoup de femmes continuaient d’ailleurs, lorsqu’elles prenaient en charge leur mari atteint d’incapacités physiques ou psychiques, à cuisiner et à préparer des « bons petits plats », alors même que les goûts de leur mari se modifiaient, voire que ce dernier perdait l’appétit à cause de l’évolution de la maladie. Si « c’était pour lui faire plaisir » (Mme  Breaud), s’y exprimait également leur volonté de maintenir le plus possible les habitudes alimentaires du couple (Cardon, 2007 ; Cardon et Gojard, 2009) et donc d’une manière plus générale le « moi conjugal ».

Mais le veuvage remet en cause la forte valeur symbolique de ces plats, qui ne sont plus préparés (« je ne vais pas en faire pour moi toute seule »). L’exemple de la pâtisserie « maison » est éloquent : plat familial par excellence, la pâtisserie n’était pas toujours consommée intégralement en une fois et pouvait être stockée puis consommée lors d’un nouveau repas, voire d’un troisième. Or, veuves, les femmes n’en cuisinent plus alors même qu’elles pourraient les stocker entre deux repas. C’est donc bien la dimension symbolique qui est en jeu.

Quant aux hommes qui prenaient en charge leur conjointe, ils ont très tôt été confrontés à la difficulté de maintenir l’alimentation de leur couple et tout particulièrement les plats familiaux. Ceci est lié à la faiblesse, voire à l’absence de leur savoir culinaire. Certains ont tenté de les maintenir, souvent aidés par leur épouse qui pouvait par exemple leur dicter les opérations de préparation. Et lorsque leur épouse, atteinte de maladie psychique, ne pouvait pas, par ses conseils, les aider dans la préparation (Cardon et Gojard, 2009), ils ont abandonné les plats familiaux : « Je connais pas trop la cuisine, moi. Ma femme, elle faisait des tas de trucs cuisinés que là, moi, je sais pas faire. Et quand elle était malade, c’était pareil, je faisais du tout simple ». Le veuvage ne vient alors que renforcer un processus qui était déjà à l’oeuvre.

Ce n’est alors pas tant le fait de réduire les quantités et de supprimer certains plats qui pose problème que le fait de savoir par quoi les remplacer. Or, si ce problème peut a priori sembler évident, il renvoie en réalité à des logiques d’actions différentes, qui prennent sens tant au regard de la différence des sexes qu’au regard de la structure sociale des consommations.

Le veuvage à l’épreuve du nomos conjugal alimentaire

Tout d’abord, en termes de quantité, remplacer un plat en sauce, tel qu’une viande, c’est par exemple remplacer l’animal entier par des morceaux. C’est le cas de Mme Gentier : après le décès de son mari, elle a ainsi continué à cuisiner du lapin entier dont elle jetait finalement la moitié (« un lapin entier, c’est trop pour une seule personne et pour plusieurs jours, ça va pas, moi en plus j’aime pas le lapin réchauffé »). Elle a alors remplacé le lapin entier par des morceaux de lapin (généralement les cuisses). À ces évolutions de la quantité consommée peuvent se conjuguer des modifications des façons de préparer et de cuisiner, allant par exemple davantage vers une simplification. Par exemple, Mme Gentier a remplacé le lapin entier en sauce par une cuisse de lapin « rôtie et cuite avec des oignons et du sel ». Réduire les quantités et remplacer les plats consommés, c’est dans le même temps transformer les façons de cuisiner.

Mais le remplacement peut se faire par « réappropriation » d’habitudes alimentaires antérieures au mariage. L’étude des listes alimentaires et des entretiens alimentaires qui les accompagnent montre ainsi que la réappropriation de préférences abandonnées avec le mariage concerne essentiellement les femmes ; « abandonnées » car bien souvent, ce sont elles qui se sont adaptées à certaines préférences alimentaires de leur mari. En effet, si l’alimentation des couples (cuisine, manières de table, goûts) renvoie à des styles de vie et des représentations propres aux groupes sociaux d’appartenance (Grignon et Grignon, 1984 ; Chauvel, 1999), elle résulte d’une socialisation secondaire au sens de Peter Berger et Hansfried Kellner (Berger et Kellner, 1988), par confrontation et échange entre des catégories d’appréhension du réel héritées de socialisations antérieures ; confrontation et échange qui vont se traduire pour les deux conjoints par l’intériorisation de ce que nous appelons un nomosalimentaire conjugal, c’est-à-dire d’un univers partagé de références et d’action autour de l’alimentation. Il résulte des effets croisés du sexe, du milieu d’origine et de la région d’origine de ses membres. La constitution d’habitudes alimentaires conjugales, par socialisation secondaire, conduit ainsi bien souvent les femmes à adapter certaines de leurs préférences alimentaires à celles de leur mari. Cette réalité est fortement marquée dans le cas de mariages homogames en milieu populaire (ouvriers, artisans, agriculteurs). À ces effets de classe se juxtaposent les effets de la région d’origine, les femmes originaires d’une région différente de celle de leur mari tendant là aussi à s’adapter à certaines habitudes régionales de ce dernier ; origine sociale et région constituent du reste les deux facteurs principaux des différenciations sociales des consommations alimentaires (Gojard et Lhuissier, 2003). Cette réalité est encore plus nette dans le cas de femmes en mobilité sociale ascendante par le mariage. C’est le cas de Mme  Creach, originaire d’une commune du bord de mer dans le Finistère. Issue d’une famille de marins-pêcheurs salariés, elle s’est installée à Paris après avoir épousé M. Creach, ingénieur au ministère des Finances. Son mariage a constitué une véritable mobilité sociale ascendante qui s’est concrétisée notamment par un bouleversement considérable de ses habitudes alimentaires familiales. Comme elle le dit elle-même, son installation à Paris et son mariage lui ont fait « découvrir la grande cuisine ». Le poisson, qui constituait jusqu’alors la base de son alimentation, est remplacé par la viande. Elle a acquis de nouvelles compétences culinaires, notamment autour du « gibier de chasse » (gigot de sanglier, chevreau aux myrtilles, lapin aux pruneaux, civet de lapin).

Les veuves et la réappropriation de préférences alimentaires

Or, le veuvage remet en cause cette adaptation et conduit souvent à une réappropriation d’anciennes habitudes ou préférences alimentaires, antérieures au mariage. C’est par exemple le cas de Mme Storai, ancienne femme au foyer qui était mariée à un ouvrier : elle et son mari mangeaient du poisson une fois par semaine, mais uniquement du cabillaud (son mari « n’aimait pas autre chose. Alors, bon, je me suis habituée, mais moi, j’ai toujours aimé d’autres poissons »). Avec le décès de son mari, elle se remet à consommer d’autres espèces de poisson, notamment des filets de merlan et de la truite. Ici, la réappropriation opère au sein d’une même classe d’aliments, en l’occurrence le poisson. Mais elle peut concerner des aliments ou des plats qui n’étaient plus consommés en couple et qui vont remplacer ceux consommés par le couple. Par exemple, Mme  Gerrier supprime définitivement jambon, pâté, charcuterie et surtout la « bouillie d’avoine, pommes de terre au lard, ça c’était le manger de la campagne de mon mari » (son mari, ancien ouvrier, était fils de paysan) qu’elle remplace par « du poisson en sauce ou avec un filet de citron parce que mon mari, le poisson, c’était pas son truc, j’en faisais pas souvent ». Ces adaptations peuvent également porter sur les façons de cuisiner. Par exemple, Mme Loret ne cuisinait « jamais de réchauffé ! Ah, ça, mon mari ne supportait pas ! ». Depuis le décès de son mari, elle réchauffe facilement des plats prévus pour plusieurs repas.

Se réapproprier d’anciennes préférences alimentaires ne signifie pas pour autant rejeter totalement certaines habitudes et préférences acquises par le mariage. Pour Mme Gérard, se réapproprier une forte consommation de viande rouge ne remet pas en cause le fait qu’elle a acquis l’habitude et le plaisir de consommer du poisson avec son mari (à l’opposé, ce dernier n’appréciait pas particulièrement la viande rouge que le couple ne consommait donc que très rarement). Elle cherche à trouver un équilibre entre des habitudes antérieures à son mariage et des habitudes acquises avec son mariage, entre poisson et viande rouge. Si l’adaptation des femmes aux goûts de leur mari se comprend au regard de l’assignation des rôles et des places liés au statut de femme par le mariage, c’est bien le changement de statut lié au décès de leur conjoint qui rompt cette adaptation et les conduit à se réapproprier d’anciennes préférences alimentaires.

Les hommes face à leurs compétences et leurs savoir-faire culinaires

Le problème des choix culinaires après le décès de leur conjointe se pose différemment pour les hommes veufs et doit être compris par rapport à leurs compétences culinaires. Les veufs considèrent généralement ne pas savoir cuisiner et pour beaucoup d’entre eux, l’alimentation doit être dégagée de toutes contraintes psychiques et matérielles : beaucoup préfèrent ne pas avoir à s’en occuper. Ils ont ainsi plus facilement recours que les femmes aux produits en conserve, aux produits surgelés ou sous vide, et délèguent plus facilement tout ou partie de leurs activités alimentaires (notamment la préparation des repas) à un tiers familial ou professionnel ; ce qui va de pair avec une simplification des repas et une moindre diversité dans le panier alimentaire comparativement aux veuves (Gojard et Lhuissier, 2003). Ainsi, M. Creux, ancien professeur des universités, a préféré après le décès de son épouse avoir recours à une aide à domicile qui prend en charge ses courses et la préparation de ses repas. Il se désintéresse totalement des questions alimentaires et « faitconfiance » à son aide à domicile à qui il demande simplement de respecter ses goûts. Cette dernière peut prendre des initiatives et proposer de nouveaux plats, qui seront acceptés ou non par M. Creux. Parfois, ce sont les enfants qui ont décidé, après discussion avec leur père, le recours à un professionnel ou à un service de repas à domicile. C’est le cas de M. Gendret, ancien ingénieur âgé de 78 ans qui bénéficie du service repas à domicile tous les midis et « mange les restes le soir », restes parfois complétés par un « bout de pain avec du fromage ou du jambon ». Cette mise à distance de l’alimentation est parfois exprimée sur le ton de la gêne parce qu’elle renvoie à l’absence implicite ou explicite de compétences culinaires. Il n’était pas rare qu’au cours des entretiens l’alimentation soit évacuée de la discussion au profit de conversations tournant essentiellement autour des activités et des hobbys, et ce indépendamment du milieu d’origine, qu’il s’agisse du temps consacré à la musique, à la littérature ou encore à la pétanque.

En ce sens, la perte de son conjoint ou de sa conjointe qui s’accompagne d’un changement de statut (l’époux / épouse devient veuf / veuve) se double d’une évolution des rôles sexuellement assignés dans la division des activités domestiques, notamment alimentaires : pour les femmes, perdre leur mari, c’est perdre leur rôle socialement assigné de « nourricière » puisque ce sont elles qui prenaient en charge les activités alimentaires de leur couple (tout particulièrement la préparation des repas) par leur assignation naturalisée au rôle domestique (Chabaud, Fougeyrollas, Sonthonnax, 1985)[3]. Mais cela ne remet pas en cause leurs compétences culinaires et leurs capacités à faire qu’elles mobilisent notamment en se réappropriant d’anciennes préférences alimentaires. Pour les hommes, dans la mesure où la préparation des repas a toujours été une activité féminine, le changement de statut lié au décès de la conjointe les confronte au défaut, voire à l’absence de leurs propres compétences, savoirs et savoir-faire culinaires. Les évolutions dans les choix alimentaires liées au décès d’un conjoint ne sont donc pas identiques selon que les personnes sont veufs ou veuves car sont en jeu les compétences et les savoirs et savoir-faire culinaires des unes et des uns.

Le souci de soi alimentaire

Les évolutions dans les choix alimentaires sont ensuite à rapporter plus globalement aux formes spécifiques d’un souci de soi alimentaire[4]. Celui-ci se construit entre habitudes alimentaires et adhésion ou résistance aux normes de l’orthodoxie alimentaire. Ces dernières peuvent être des recommandations nutritionnelles émanant des pouvoirs publics (et diffusées par les services infirmiers ou d’aide à domicile) ou des prescriptions nutritionnelles du médecin, par exemple dans le cadre d’un régime. Ces prescriptions visent soit à limiter (voire exclure), soit à intégrer certains aliments (voire nutriments), façons de cuisiner, plats et séquences de repas. Elles peuvent s’accompagner d’une liste d’aliments proscrits (plus rarement prescrits), voire de menus adaptés au régime, liste donnée par le médecin ou tout autre professionnel médical (infirmière, diététicienne). Dans notre population d’enquête, la majorité des veufs et des veuves doivent suivre un régime, généralement lié à des problèmes de diabète, de cholestérol ou d’hypertension ; maladies qui existaient avant le décès du conjoint ou qui sont apparues après le décès. Les conditions de suivi et d’observance des régimes sont à rapporter plus globalement à la place qu’occupe la santé chez les personnes âgées. Cette question est d’autant plus importante que l’alimentation des personnes âgées est l’objet de politiques publiques à travers le Programme National Nutrition Santé dont un des objectifs est d’améliorer leur alimentation, en particulier pour lutter contre la dénutrition qui peut émerger avec l’avancée en âge. Ce programme consiste en des recommandations nutritionnelles relayées notamment par les personnes qui interviennent auprès des personnes âgées (membres de la famille, professionnels sanitaires et sociaux) (Cardon, 2007).

Dans les arbitrages alimentaires réalisés dans le contexte du veuvage, on observe différents types de stratégies d’adaptation culinaire visant à trouver un équilibre entre le désir de se faire plaisir et l’observance de certaines recommandations diététiques. Par exemple Mme Piront a des problèmes de cholestérol. Suite au décès de son mari, elle a supprimé définitivement la charcuterie, proscrite dans le cadre de son régime. Pour autant, « bretonne revendiquée », elle refuse de ne « plus cuisiner au beurre » tant son alimentation et ses façons de cuisiner s’organisent autour de cet aliment qui lui est pourtant interdit. Elle estime pouvoir maintenir cette consommation parce qu’elle a « supprimé la charcuterie » et qu’elle évite de « trop saler (s)es plats ». C’est également le cas de Mme Ferrand, ancienne ouvrière âgée de 75 ans, qui souffre de problèmes de surpoids et qui s’est vue interdire la consommation de produits gras, notamment la charcuterie. Cependant, elle cherche à satisfaire a minima son plaisir gustatif pour la charcuterie : « J’achète de la viande de pot au feu, donc normalement c’est pas gras et je fais avec et donc quelquefois, comme moi j’aime bien quand c’est gras, si la viande n’est pas grasse je mets un peu de saucisse dedans ». Dans ces deux situations, la stratégie de compensation consiste à intégrer certaines recommandations nutritionnelles tout en les contournant. Ainsi, un aliment prescrit sert à légitimer le fait de consommer un aliment proscrit : par exemple, continuer à consommer certains plats en sauce ou de la charcuterie au prétexte de consommer des fruits et des légumes. Il y a un effet de compensation entre deux normes extérieures. Dans d’autres situations, un (ou des) produit(s) incriminé(s) est remplacé par un autre. Dans ces situations de substitution, la charcuterie sera remplacée par un autre aliment, par exemple de la viande rouge non grasse, l’huile d’olive viendra se substituer au beurre proscrit. La prise en compte des prescriptions médicales consiste donc là aussi à faire des choix, à trier, à éliminer ; choix qui ne correspondent pas toujours aux préférences alimentaires.

Et à ce jeu de la substitution ou de la compensation, les femmes semblent plus respectueuses des prescriptions que les hommes. Ici aussi, on observe les effets de sexe liés notamment aux compétences culinaires inégales entre hommes et femmes. Surtout, les veuves rencontrées semblent davantage préoccupées par leur santé. Mais cette réalité doit être rapportée au milieu d’origine, facteur de différenciations sociales dans la manière de penser le lien entre alimentation et santé. Car, si la dimension sanitaire des aliments fait sens et est évidente pour la majorité des personnes rencontrées, les choix alimentaires renvoient à un souci de soi différent selon le milieu d’origine. Ainsi, dans les classes moyennes et supérieures, l’alimentation relève davantage d’une hygiène de vie et fonctionne sur le registre de la prévention. Elle est facteur de « bonne » santé à long terme. Par exemple, Mme Keromnes (dont le mari était officier de marine) a toujours eu une démarche préventive au regard de l’alimentation. L’analyse de ses pratiques montre son souci d’appliquer une alimentation « équilibrée », « saine », dans une démarche préventive, en cohérence avec les normes de l’orthodoxie nutritionnelle. Cette démarche, elle l’a appliquée lorsque son mari était malade et se l’applique toujours aujourd’hui dans le souci de « rester en bonne santé ». À l’opposé, en milieu populaire, le lien entre alimentation et santé est moins évident, la santé ne constituant pas une valeur fondamentale. Appliquer par exemple un régime lié à des problèmes de cholestérol s’inscrit dans une optique curative à court terme : le régime est limité dans le temps car il est supposé avoir des effets immédiats (Régnier, 2009). On observe ainsi ici les effets du milieu d’origine dans la constitution d’un souci de soi alimentaire.

Des choix alimentaires qui prennent sens dans la structure sociale des consommations

D’une manière plus générale, réduire les quantités, supprimer puis remplacer certains aliments et certains plats prend sens dans la structure sociale des consommations alimentaires. Ce principe renvoie à deux phénomènes sociologiques. D’une part, l’analyse détaillée des listes des repas montre dans un premier temps des produits consommés identiques entre les personnes âgées rencontrées, indépendamment de leur sexe et de leur catégorie sociale et professionnelle, tels que par exemple la viande blanche (par exemple : escalope, ou blanc de poulet ou de dinde) ou les yaourts. On observe ici les effets bien connus de diffusion de biens de consommation alimentaire entre groupes sociaux qui ont été largement analysés et qui sont à rapporter en partie à l’émergence de la grande distribution (Régnier, Lhuissier et Gojard, 2007). D’autre part, à un même produit consommé correspondent des façons de les cuisiner socialement marquées : au blanc de poulet en chapelure des classes populaires s’oppose le blanc de poulet cuisiné à l’armoricaine chez les anciens cadres rencontrés. À ces types de préparation socialement marqués se juxtaposent plus globalement des différences de consommation de produits et de plats renvoyant à la structure sociale des consommations alimentaires. Si le blanc de poulet est largement consommé par l’ensemble des groupes sociaux, il n’en va pas de même pour certains produits, notamment ceux réappropriés par les femmes, caractéristiques de positions sociales différentes. On observe ainsi une opposition entre une alimentation populaire telle que celle de Mme  Jantier (ancienne gardienne d’immeuble dont le mari était ouvrier, âgée de 80 ans au moment de l’enquête), faite de boudin, omelette, museau, saucisses, viande hachée, accompagnés généralement de pommes de terre, et une alimentation de classe moyenne supérieure telle qu’on la rencontre chez Mme  Picquaud (âgée de 82 ans et dont le mari était ingénieur) faite davantage de poissons variés, notamment « nobles » (sole, lotte, dorade, rouget) ou de viandes diverses (côtes d’agneau, rôti de dinde, lapin) accompagnés davantage de légumes, par exemple de ratatouille « maison ». On retrouve ainsi ce qui a été par ailleurs démontré par des enquêtes quantitatives portant sur le panier alimentaire des personnes âgées de plus de 60 ans : le poids de l’appartenance sociale dans la différenciation des consommations alimentaires des personnes âgées (Gojard et Lhuissier, 2003).

Vouloir et pouvoir « cuisiner » : les enjeux de la dépendance

Cuisiner des produits frais : se maintenir face au vieillissement ?

Les évolutions des types de produits et de plats consommés sont ensuite corrélatives d’évolutions dans les façons de cuisiner. Car, s’il s’agit de choisir ses aliments, ses plats, d’en supprimer, d’en intégrer, encore faut-il les préparer. Les évolutions observables sont à comprendre en lien avec les capacités à « faire ». En effet, les évolutions des façons de cuisiner sont fortement liées au degré d’autonomie des personnes et à leur capacité à « cuisiner », c’est-à-dire à mobiliser et à utiliser des produits qui vont être « travaillés » (lavés, épluchés, coupés, découpés, etc.), puis « assemblés » (mélangés, battus, etc.). Cette question des opérations matérielles de traitement des produits alimentaires est centrale, car l’alimentation de ces générations se caractérise principalement par la consommation de produits frais, et peu, voire pas du tout, de produits élaborés (Gojard et Lhuissier, 2003).

Pour les hommes, cette capacité à faire est directement liée, indépendamment de leur état physique, à la faiblesse de leurs compétences culinaires, ce qui les conduit bien souvent à déléguer ou à avoir recours à des produits de 3e gamme (produits alimentaires surgelés) et de 4e gamme (produits alimentaires sous vide). C’est donc principalement le manque de compétences culinaires qui conditionne en première instance les capacités à faire, des problèmes physiques pouvant renforcer ses effets (difficultés à marcher, à porter, etc.). A contrario, pour les veuves, ce sont davantage les conditions physiques qui conditionnent fortement les capacités à faire. Ainsi, dans notre échantillon, la majorité des femmes préfèrerait idéalement pouvoir continuer à « cuisiner », mais toutes ne le peuvent pas. Certaines femmes ont recours à des plats et des produits préparés, bien qu’elles n’en soient pas particulièrement « fans » comme l’a exprimé l’une d’entre elles. Et lorsqu’elles finissent par en consommer, c’est davantage par contrainte et adaptation à la dépendance physique liée à différents handicaps : difficultés à se déplacer, à porter par exemple des casseroles ou encore à prendre avec les mains. Car, pour les femmes de ces générations, pouvoir cuisiner est tout à la fois une façon de maintenir des habitudes alimentaires « générationnelles », mais aussi un moyen de lutter contre l’inévitable, à savoir le vieillissement. Et entre vouloir et pouvoir cuisiner (même a minima, « en simplifiant »), les femmes mobilisent tout un ensemble de stratégies d’adaptation matérielle pour maintenir leurs compétences culinaires.

Pour autant, ces stratégies doivent là aussi être analysées en fonction des inégalités sociales de santé. En effet, dans notre population d’enquête, beaucoup de femmes des milieux populaires souffrent de problèmes d’obésité qui rendent les déplacements incertains, auxquels s’ajoutent souvent des problèmes tels que la baisse de la vue ou des difficultés de préhension, qui rendent la préparation alimentaire plus difficile. Elles trouvent alors des astuces pour contourner ces handicaps. C’est par exemple le cas de Mme  Gerrier qui souffre de problème de surpoids et a une main handicapée. Pour faciliter la préparation de ses repas, elle a décidé depuis longtemps d’acheter « pas maldu tout fait » (des produits de 3e et 4e gamme : mayonnaise en tube, sauce en pot, lard sous vide, légumes congelés, etc.), mais elle cherche à « cuisiner » a minima, c’est-à-dire à confectionner des plats (cuisse de lapin en sauce accompagnée de légumes par exemple). Elle adapte alors ses opérations de préparation. Par exemple, pour « éplucher » des pommes de terre, elle les fait d’abord cuire pour ensuite les éplucher (« c’est plus facile comme ça, sinon, avec ma main, je ne peux pas, c’est trop dur »). De la même façon, lorsqu’elle cuisine du poisson frais, elle prépare une sauce d’accompagnement (par exemple sauce tomate), mais à base de produits préparés (sauce en bocal par exemple) dans laquelle elle peut ajouter des épices à son goût.

Approvisionnement et dépendance

À ces difficultés dans la préparation des repas peuvent se juxtaposer des problèmes liés à l’approvisionnement. Si ce problème ne se pose pas chez les veufs (hommes et femmes) n’ayant pas d’incapacités physiques particulières, les personnes âgées veuves ne pouvant plus se déplacer se trouvent confrontées à la question de l’approvisionnement. Bien souvent, le décès du conjoint vient entériner une organisation des modes d’approvisionnement qui s’est mise en place pendant la maladie de ce dernier. En effet, dans la majorité des cas, la personne a eu et a recours à un tiers, familial (un enfant, une soeur, un frère) ou professionnel (une aide à domicile) qui prend en charge les courses alimentaires. La forme de l’aide, les disponibilités de l’aidant ou des aidants, déterminent en grande partie la fréquence et les types de produits achetés, notamment leur fraîcheur. Rien de comparable entre un membre de la famille qui fait les courses pour sa mère trois fois par semaine et lui ramène des produits frais, et un fils ou une soeur qui ne peut faire les courses qu’une fois tous les quinze jours et qui achètera davantage de produits préparés. Ici, l’intervention d’un tiers implique un réajustement et une adaptation permanente entre ce que la personne veuve souhaite consommer et ce qu’il lui est possible de consommer, alors que les personnes autonomes sont plus libres dans le choix des produits à acheter. L’approvisionnement en légumes frais issus du jardin potager est exemplaire : plusieurs couples de milieu populaire de notre échantillon possédaient un jardin potager cultivé par le mari (situation observée tant en ville qu’à la campagne). Le décès de ce dernier a souvent conduit à la fin du jardin potager et de l’approvisionnement en légumes frais. Compenser la perte du jardin potager, c’est-à-dire un approvisionnement régulier et varié en produits frais dépend alors fortement des conditions sociales d’existence et du type de réseau que la personne peut ou non mobiliser pour réorganiser son approvisionnement. Cela peut alors parfois conduire à une situation d’isolement social et relationnel pouvant entraîner une alimentation appauvrie, voire la dénutrition.

En définitive, à âge égal, on observe ici les effets liées aux inégalités sociales de santé : la comparaison des menus montre que ce sont surtout les femmes des catégories supérieures qui consomment principalement des produits frais, là où les femmes des catégories populaires qui préparent encore à manger ont davantage recours aux produits et plats préparés, soit totalement, soit partiellement (auquel cas, elles « bricolent » entre produits frais et produits de 3e et 4e gamme). En ce sens, les stratégies d’adaptation culinaires (notamment dans l’approvisionnement et la préparation) dépendent du contexte social d’existence. Si « vouloir consommer des produits frais » est lié à un effet de génération indépendamment de l’origine sociale, « pouvoir maintenir » ou « ne pas pouvoir maintenir » la consommation de produits frais est fondamentalement lié au groupe social d’appartenance et, d’une manière plus générale, aux inégalités sociales de santé.

Conclusion

Nous avons vu comment « faire à manger » peut poser problème pour les veufs, tant au niveau du choix des aliments et des plats à consommer que dans la possibilité de cuisiner. Le veuvage remet alors en cause ce que nous avons appelé un nomos conjugal alimentaire. Les évolutions observables consistent en une intégration ou en un rejet d’aliments, de façons de cuisiner et de séquences de repas, conduisant soit à diversifier, soit à simplifier les repas. Et c’est en ce sens que, dans le cas de l’alimentation, le décès du conjoint marque une certaine rupture avec « le moi conjugal » car les habitudes alimentaires du couple ne restent pas. L’exemple de la réappropriation de préférences alimentaires antérieures au mariage par les veuves est significatif en ce sens. Il souligne combien, au-delà des enjeux strictement matériels des activités alimentaires, des enjeux identitaires liés au changement de statut sont à l’oeuvre avec la disparition du conjoint, mais de manière différenciée selon les sexes ; différenciation des sexes qui traverse d’une manière générale la façon dont les veuves et les veufs se reconstruisent une alimentation en solo.

Ces différences renvoient tout d’abord à la différence des compétences et des savoirs et savoir-faire culinaires entre hommes et femmes qui impriment différemment les choix effectués, notamment lorsqu’il s’agit de remplacer des aliments ou des plats qui ne trouvent plus leur place dans les repas. Elles renvoient également à la place occupée par l’alimentation dans le souci de soi alimentaire et aux manières de prendre en compte ou non, dans les arbitrages effectués pour le choix des aliments et des plats (entre substitution et compensation), les recommandations et prescriptions médicales liées par exemple à un régime. Les choix alimentaires et les façons de cuisiner sont par ailleurs tributaires des capacités matérielles à « faire ». Ici, la problématique de la consommation alimentaire croise fortement celle de la dépendance tant les capacités à faire (les courses, les préparations culinaires) sont subsumées par les conditions sociales d’existence, mais elles prennent un sens différent selon les veufs et les veuves. Car, si pour les hommes les capacités à cuisiner sont directement liées à leurs compétences et savoir-faire culinaires, ce sont à l’inverse les conditions physiques et le degré d’autonomie des femmes qui déterminent en grande partie leurs capacités à cuisiner. Et de fait, là où les uns préfèrent continuer à « faire faire » (en déléguant bien souvent), les unes préfèrent continuer à « essayer de faire » par la diversité des stratégies d’adaptation qu’elles mettent en oeuvre pour maintenir leurs capacités à faire et pour se jouer de leurs incapacités. Ce sont alors bien les positions occupées dans l’espace social qui marquent plus ou moins les capacités à se maintenir dans l’alimentation. Nous avons d’ailleurs vu que plus globalement encore, les évolutions alimentaires observées, entre suppression, substitution, remplacement d’aliments, de plats, de façons de cuisiner sont à rapporter à la structure sociale des consommations alimentaires.

L’analyse des transformations alimentaires dans le contexte du veuvage suppose ainsi de mieux comprendre les contextes sociaux dans lesquels elles s’inscrivent. Elle invite par là même, au regard des politiques publiques qui ont fait de l’alimentation des personnes âgées un enjeu central dans l’amélioration des conditions du « vieillir », à interroger le modèle idéal d’une personne âgée à qui il est demandé de se constituer en « patient-sentinelle » (Pinell, 1992) en surveillant son régime et en supprimant les facteurs de risque. Cela ouvre une réflexion sur les conditions sociales d’appropriation des normes publiques du bien vieillir.