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Depuis un an, Vienne est le terrain de nombreuses constructions résidentielles aux abords de la nouvelle gare centrale ou en périphérie, dans le futur quartier Seestadt Aspern, au nord du Danube. Après une baisse démographique reflétant sa position périphérique en Europe[1], elle redevient attractive depuis la chute des régimes socialistes dans les pays voisins et fait face à des besoins en logements importants : en 2014, Vienne compte 1 766 746 habitants et devrait atteindre le seuil des deux millions d’ici 2029, d’après les prévisions de l’Office national des statistiques, cette croissance étant attribuable essentiellement aux flux migratoires.

La capitale autrichienne connaît différentes formes de design social, depuis l’information auprès des habitants et l’organisation d’ateliers dans le cadre de grands projets de construction, jusqu’à l’habitat participatif, inséré dans la politique municipale du logement. Ce dernier type apparaît comme le plus abouti, car il permet aux habitants de ne plus être simplement les destinataires du produit fini, mais de devenir des acteurs au coeur de la filière de construction du logement, dans une démarche de coconception, de l’organisation des espaces partagés à l’insertion dans le quartier existant.

Vienne est reconnue comme la capitale du logement social, par la politique municipale innovante du gouvernement socialiste de la « Vienne Rouge » de 1918 à 1934, dont l’héritage imprègne encore aujourd’hui l’identité de la ville. Mais la standardisation du mode de production de logements et le poids des promoteurs d’intérêt public (gemeinnützigen Bauträger)[2], de plus en plus « marchandisés », expliquent la faiblesse des modes d’habitat participatif, en comparaison avec l’Allemagne et la Suisse, où Baugruppen[3] et coopératives d’habitants, bien qu’étant minoritaires dans la production de logements, sont populaires (Devaux, 2013 ; Hendrich, 2010). Le cas viennois se distingue de celui des autres métropoles européennes, car la capitale n’est pas concernée par une crise du logement et donc par la recherche de solutions alternatives plus « justes », permettant d’augmenter le stock de logements abordables. Cependant, la réactivation depuis 2009 de mouvements d’autoconstruction du début du XXe siècle[4] s’opère sous contrainte : 26,3 % du stock de logements appartient à la Ville et 16 % est géré par des organismes de logement à but non lucratif, habitat locatif classique ou habitat groupé[5], qui dictent les orientations de la politique du logement.

Nous inscrivons le présent article dans un contexte épistémologique double, entre géographie des acteurs, dans le cadre de la gouvernance urbaine afin de saisir les différentes représentations spatiales en présence, et sociologie de l’action publique, pour montrer les mutations des politiques du logement vers un design social plus participatif. Il s’agit notamment d’analyser la territorialisation[6] de ce versant de la politique du logement, qui pourrait remettre en cause les échelles traditionnelles envisagées et les jeux d’acteurs qui en découlent, les marchés du logement étant le résultat de processus socioéconomiques et politiques complexes (Häussermann et Siebel, 1996 ; Bourne, 1981).

Le but de cet article est de présenter l’exemple d’un design social hybride entre innovations sociétales et jeux d’acteurs en partie hérités du tiers secteur du logement, majoritaire à Vienne. En quoi l’habitat groupé, entravé par un système de logement corporatiste, représente-t-il un nouveau paradigme de l’action publique pour Vienne, en recomposant le système d’acteurs ? Comment s’organisent acteurs traditionnels et nouveaux ? L’habitat groupé est un marché de niche, face au marché privé et au marché subventionné classique. Cependant, nous formons l’hypothèse que la réémergence de ce type d’habitat révèle une nouvelle façon de « faire la ville » et peut servir de « laboratoire » pour l’habitat conventionnel, pour ses formes et ses acteurs, les promoteurs, notamment.

Nous étudierons ces dynamiques par une approche qualitative, à partir d’entretiens menés avec les acteurs du logement participatif (architectes, promoteurs d’intérêt public et techniciens de la Ville de Vienne). Ici, il s’agit surtout de mettre à profit les entretiens en confrontant les discours des acteurs (Pinson et Sala Pala, 2007) à une étude de cas sur le projet Seestadt Aspern (Carte 1), où pour la première fois la Ville de Vienne met du foncier à la disposition des groupes de construction. Le choix de ce terrain se justifie par la présence exceptionnelle d’un quartier d’habitat groupé qui permettrait de mieux mettre en évidence les processus sociospatiaux à l’oeuvre, de l’échelle du voisinage à celle d’un quartier en profonde mutation, au sein d’une structure de peuplement pavillonnaire classique.

Carte 1

Un design social participatif dans un quartier périphérique

Un design social participatif dans un quartier périphérique
Réalisation : A. Meyfroidt, 2014

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Après avoir défini l’habitat groupé et l’avoir replacé dans le contexte de production du logement à Vienne, nous expliquerons le rôle des différents acteurs et leur échelle d’intervention, afin d’en saisir la fabrique territoriale ainsi que les représentations associées. Enfin, nous mettrons en relief la fonction du grand projet urbain de Seestadt pour la Ville de Vienne ainsi que sa dimension de « laboratoire » pour les politiques du logement, car il mêle habitat conventionnel et habitat groupé, avec les mêmes types d’acteurs aux facettes différenciées.

L’habitat groupé, un concept mouvant

Des conceptions différentes dans les mondes francophone et germanophone

L’habitat groupé est un terme générique qui renvoie au rassemblement d’un groupe d’individus souhaitant construire un projet d’habitat, le plus souvent en déléguant la maîtrise d’ouvrage (Biau et Bacqué, 2010).

Dans la recherche francophone, les travaux sur ces formes d’habitat s’inscrivent dans une demande sociale favorisée par un contexte de « crise du logement ». Ils sont reliés à l’économie sociale et solidaire (Fourquemin, 2010), et, plus largement selon Maury (2012 : 31), ce type de logement permet de « réencastrer la sphère immobilière dans la cité », en agissant comme outil de régulation à l’échelle microlocale. Mais le caractère novateur est tout relatif : Devaux (2013) souligne l’héritage des mouvements d’autoconstruction de la fin du XIXe siècle avec le rôle fondateur de la coopérative de Rochdale ou le mouvement des Castors. Ces premières expériences insistent davantage sur l’autoconstruction que sur le caractère communautaire du logement, même si l’ancrage associatif est un facteur de poids (Biau et Bacqué, 2010). Mais surtout, dans le contexte d’une offre de logements insuffisante, il s’agit de questionner la place de ces initiatives dans le contexte global des marchés du logement et particulièrement leur rôle auprès des acteurs conventionnels : Bouchard, Frohn et Morin (2010) analysent le rôle des coopératives d’habitants comme innovation sociale au sein du marché du logement au Québec, tandis que Devaux (2013) montre la recomposition de la filière HLM dans le cas des projets participatifs en France.

Dans la recherche germanophone, ce champ alimente des travaux depuis la seconde partie des années 2000, notamment avec la contribution de Kläser (2006) qui dresse le bilan des projets d’habitat groupé du côté allemand, en en soulignant le caractère foisonnant et l’inscription dans une lignée variée, des mouvements coopératifs des années 1930 aux projets d’habitat thématique des années 1980. La recherche germanophone insiste moins sur le caractère novateur de cet habitat que sur les formes qu’il prend, étant donné que le logement coopératif a une longue tradition. En raison d’un modèle de logement très politisé et de type corporatiste du côté autrichien, qui diffère beaucoup du modèle allemand (Hendrich, 2010), les travaux soulignent davantage l’apport d’initiatives locales, que ce soit par le mouvement de construction ouvrière de la fin du XIXe siècle, dans un contexte de pénurie de logements (Lang et Novy, 2011), ou par les initiatives isolées d’habitat thématisé. Toutefois, par la création d’associations[7] qui servent de plate-forme pour les Baugruppen comme « Gemeinsam Bauen Wohnen », une expertise sur les Baugruppen est fournie par Temel (2012) afin de comprendre l’inscription de ce type d’habitat populaire en Allemagne dans le système régional viennois.

Au final, l’habitat groupé est un ensemble d’habitants, à l’initiative non seulement d’un projet d’habitat mais aussi d’un projet « de vie » qui correspond à leurs besoins dans une dynamique participative[8], en partenariat ou non avec un professionnel de l’habitat.

« Dis-moi quel est ton Baugruppe, je te dirai comment tu habites » : la pluralité de l’habitat groupé à Vienne

À Vienne, le logement coopératif est institutionnalisé de longue date sous forme d’organismes de logement à but non lucratif[9], héritiers des coopératives de la fin du XIXe siècle et dont le statut est fixé par la loi sur le logement à but non lucratif de 1940, révisée en 1979.

Depuis le début des années 2000, un renouveau de l’habitat coopératif s’opère sous forme de Baugruppen[10]. Le tableau 1 présente les projets construits en précisant leurs statuts et leur insertion dans le marché du logement. Les premiers Baugruppen datent des années 1980 et étaient d’abord implantés en Haute-Autriche avant d’être exportés à Vienne. Il faut ici souligner le rôle de l’architecte Ottokar Uhl, pionnier des formes d’habitat alternatif (Le Mouel, 2012). Les initiatives isolées des années 1990 laissent place à un renouveau dans les années 2000, en raison du succès de l’habitat durable, mais aussi de la crise de 2008 : bien que le marché viennois ait été peu touché, cette crise modifie les choix résidentiels de populations plus soucieuses de maîtriser leur logement, en encourageant des formes de solidarité. On note une sensibilité particulière de la part des familles, intéressées par ces « colocations pour adultes » et connaissant le modèle allemand, mais aussi des personnes âgées qui voudraient tenter ces formes d’entraide entre locataires avant d’entrer dans une structure médicalisée.

À l’échelle locale, les projets se concentrent dans les arrondissements périphériques, comme Floridsdorf (21e), Donaustadt (22e) et Liesing (23e), en raison de réserves foncières disponibles. Deux Baugruppen se situent dans le péricentre comme à Ottakring (16e) au coeur d’un bâti déjà dense, sur de petites friches peu attractives pour les promoteurs privés, les parcelles étant très étroites, avec peu de façade sur la rue. Ainsi, l’habitat groupé permet la revalorisation d’un foncier peu attractif, « dent creuse » ou terrain périphérique.

Tableau 1

Caractéristiques des Baugruppen viennois

Caractéristiques des Baugruppen viennois
Sources : entretiens, Temel (2012)

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L’habitat groupé se différencie selon la coopération ou non avec un promoteur, qui apporte son expertise professionnelle et le financement de la construction[12], et selon le statut juridique qui en découle. Le groupe peut avoir le statut de Wohnungseigentümergemeinschaft, WEG (communauté de propriétaires individuels) ou de Verein (location) pour le financement et l’entretien des espaces partagés. Sans promoteur, il doit se constituer en Wohnheim (locatif), ce qui le rend admissible à certaines subventions du Land (Hendrich, 2010). Il ne s’agit pas de « location », car l’habitant paie une contribution d’entrée dans le projet (environ 700 € par mètre carré) pour ensuite payer un loyer plus abordable (6-7 € par mètre carré). Ce système s’apparente alors à celui des logements subventionnés classiques. Il s’agit d’attribuer une portion du terrain et de l’immeuble, sous forme de « droit d’usage ». Enfin, on doit noter la particularité du groupe de la Haberlgasse, qui s’est constitué dès le départ en tant que groupe de propriétaires individuels (et non propriété collective), ce qui renvoie au modèle traditionnel de l’habitat groupé allemand, mais entrave l’idée de la solidarité entre les habitants, d’autant plus que ce projet comporte très peu d’espaces partagés.

Un système politico-économique qui entrave les mouvements participatifs

Un marché du logement corporatiste

La politique du logement en Autriche s’opère dans le cadre d’un régime d’État providence conservateur où le tiers secteur du logement est essentiel. En effet, les promoteurs ainsi que les deux principaux groupes d’intérêt que sont la Fédération nationale des promoteurs d’intérêt public et la Chambre des travailleurs influencent fortement les orientations de la politique du logement (Matznetter, 2002). Cependant, cette forme de corporatisme social s’érode sous l’effet de l’ouverture à la concurrence des promoteurs privés (Novy, Redak et Jäger, 2001), d’où une réorientation de leur force de levier vers la promotion de nouvelles formes de développement urbain : d’après Reinprecht (2014), l’amélioration des normes environnementales et de la cohésion sociale devient le champ d’action des promoteurs auprès du conseiller au logement de la Ville de Vienne.

Le corporatisme social reste présent dans la structure même de ces organismes, par l’héritage de certains corps de métiers qui ont impulsé leur création[13]. Dans ces conditions, l’émergence de formes d’habitat alternatif paraît entravée par une gouvernance rigide des décideurs qui siègent à des conseils d’administration depuis longtemps, alors que pourtant des formes d’autoconstruction sont à l’origine du tiers secteur du logement à Vienne.

Les premières expériences s’inscrivent dans un contexte de pénurie à la fin du XIXe siècle, en raison de l’afflux de migrants vers Vienne (Fassmann, Hatz et Matznetter, 2009). Les populations ouvrières occupent les terrains autour des sites industriels et y construisent de l’habitat sommaire. Ces mouvements de coopératives d’habitants s’institutionnalisent lorsque la Ville de Vienne leur apporte une aide technique et des terrains (Förster, 2008). Entre 1918 et 1923, 55 % des logements construits à Vienne le sont par ces coopératives (Bauer, 2006), antithèses des Volkswohnpaläste[14] (Fassmann, Hatz et Matznetter, 2009) construits par le gouvernement de la « Vienne rouge ». Ces coopératives sont progressivement intégrées à la politique municipale du logement, et la grande majorité d’entre elles se professionnalise, perdant ainsi son caractère communautaire (Lang et Novy, 2011). L’institutionnalisation s’accélère avec la création en 1947 de la fédération Österreichischer Verband gemeinnütziger Bauvereinigungen (GBV). L’esprit de ce type de logement s’éloigne donc de plus en plus de la Gemeinschaft, la construction en commun pour l’intérêt général, pour se diriger vers la Gesellschaft et une vision plus entrepreneuriale (Lang et Novy, 2011). La structure juridique de ces organismes de logements illustre cette tendance, en particulier le statut de coopérative (Genossenschaft) qui prévoit dans ses statuts la participation des habitants-coopérateurs dans les processus de décision. Sur les vingt-deux organismes de promotion à but non lucratif actifs dans la construction neuve à Vienne, neuf ont été créés avant la Seconde Guerre mondiale, dont six avec le statut de coopérative[15]. Après 1945, seules deux des treize organisations créées ont ce statut.

L’héritage d’expériences alternatives

La deuxième génération d’habitat participatif apparaît dans les années 1970. L’emblème en est la Sargfabrik (figure 1), dans le 14e arrondissement, ancienne usine désaffectée transformée en zone d’habitat avec des équipements culturels (Le Mouel, 2012). Le projet d’habitat commun est conçu comme un projet de vie de quartier (Temel, 2012). L’association pour un « mode de vie intégratif » (Verein für integrative Lebensgestaltung), créée dans les années 1980, acquiert le bâtiment vacant en 1989, qui donnera naissance au plus grand projet d’habitat groupé à ce jour, surtout connu pour sa programmation culturelle.

Le devenir de ce type d’innovation sociétale et architecturale pose question, une fois passés l’enthousiasme et le caractère novateur des débuts (Bouchard, Frohn et Morin, 2010). En effet, la Sargfabrik rentre peu à peu dans la « norme » du marché du logement, notamment en amorçant un processus de gentrification dans l’arrondissement de Penzing : Hendrich (2010) souligne le manque de terrains abordables aux environs pour la construction subventionnée.

Figure 1

Visite de Miss Sargfabrik, organisée par le Baugruppe LISA

Visite de Miss Sargfabrik, organisée par le Baugruppe LISA
Photo : A. Meyfroidt, 2014

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Pourtant, ce projet reste la référence dans laquelle les Baugruppen puisent leur inspiration, au point de coopérer avec les membres de la Sargfabrik.

Le segment subventionné, relais opérationnel de la politique du logement viennoise

Le logement subventionné, « conventionnel » ou sous forme de Baugruppen, obéit à une gouvernance stricte. La Ville de Vienne dispose de deux outils : le Wohnfonds, qui gère le foncier (majoritairement dans les arrondissements périphériques) pour les promoteurs à but non lucratif, et le Wohnservice Wien, auquel le promoteur cède un tiers des logements de chaque projet (Le Mouel, 2012), qui seront ensuite attribués aux personnes intéressées, avec un plafond permettant à 80 % de la population d’être admissible. Pour allouer le foncier (et les subventions liées) à un promoteur, « social » ou privé, la Ville de Vienne organise un appel d’offres. Le promoteur peut ainsi obtenir des subventions de la part du Land de Vienne et acquérir le terrain auprès du Wohnfonds (Förster et al., 1992). En théorie, ce concours est ouvert à tous les promoteurs autrichiens, et même aux Baugruppen (Le Mouel, 2012). Mais dans les faits, les promoteurs originaires d’autres régions ont des difficultés à remporter les appels d’offres en raison de leur méconnaissance du terrain et des acteurs. On incite d’autant plus les groupes à coopérer avec un promoteur pour obtenir les subventions (étant donné que les Baugruppen ont déjà le terrain). Ensuite, l’attribution d’une partie des logements de certains Baugruppen revient au Wohnservice. Cependant, les personnes intéressées peuvent avoir un profil très différent de celui du groupe initial.

Une territorialisation mouvante par les différents acteurs[16]

La politique du logement est « complexifiée par un jeu d’acteurs à différentes échelles, nationales et locales, la participation d’entreprises, les mobilisations sociales d’habitants » (Fijalkow, 2011 : 4). Les acteurs du logement opèrent en système : ils doivent s’adapter au contexte général de production du logement et aux décisions des autres acteurs, en sachant que leurs compétences sont le plus souvent enchevêtrées selon les différents niveaux de gouvernance dans lesquels ils sont actifs (Lascoumes et Le Galès, 2012). On s’interrogera ici sur les échelles que privilégient les acteurs dans la territorialisation de l’habitat groupé (Commaille, 2010) : cet ancrage est-il multiniveaux, ou certaines échelles se distinguent-elles ?

Des pouvoirs municipaux au soutien ambivalent

Avant le renouveau des Baugruppen, la Ville de Vienne s’était intéressée à des initiatives isolées telles que le projet d’habitat rosa destiné aux femmes, couronné de succès malgré les délais de réalisation (sept ans contre trois à quatre pour un projet classique). Sans soutenir réellement la constitution de groupes, elle promeut les processus participatifs dans l’habitat, par le critère de la durabilité sociale dans le cadre de l’appel d’offres pour les promoteurs (Hendrich, 2010 ; Le Mouel, 2012).

Depuis 2010, la Ville-Land de Vienne est dirigée par le parti socialiste autrichien (SPÖ) et les Verts. En raison du poids du corporatisme et du logement social à Vienne, le SPÖ est responsable des politiques de l’habitat, tandis que les Verts ont la compétence pour l’aménagement urbain. Cela provoque quelques frictions qui entravent le bon déroulement des chantiers, car le SPÖ favorise une construction de logements abordables par les promoteurs à but non lucratif conventionnels et considère que le logement est une mission de service public pour la Ville de Vienne, tandis que les Verts dénoncent ce lobby et se positionnent sur un créneau alternatif, en favorisant la participation citoyenne. Ainsi, on doit au porte-parole des Verts, Christoph Chorherr, la mise en place inédite d’une parcelle pour les Baugruppen à Aspern, avec l’organisation d’un appel d’offres directement adressé aux Baugruppen et non aux promoteurs.

La Ville de Vienne reste cependant réservée face aux groupes de construction. Même si l’on note une sympathie pour cet habitat, aucune mesure concrète ne vise à améliorer les conditions juridiques et financières des groupes. Cela se justifie par la volonté de la Ville de créer une offre de logements abordables pour un large panel de populations, sans se concentrer sur des groupes précis auxquels on attribuerait des fonds destinés à l’intérêt général.

La Ville fait construire du logement de très haute qualité pour les classes moyennes, avec tout ce qu’il faut en termes d’architecture et d’aménagement, mais il manque encore des structures de communication. On sait que c’est important qu’il y ait un bon voisinage, que ce ne soit pas anonyme, et donc on devrait davantage encourager les Baugruppen.

Entretien avec un accompagnateur de projets participatifs, 9 mai 2014

En somme, pour l’accompagnateur de projets participatifs, la justice sociale garantie par l’offre conventionnelle d’habitat à but non lucratif ne devrait pas s’arrêter à la porte de l’immeuble, mais être un outil de cohésion interne et externe à l’échelle du quartier. Mais la Ville-Land souhaite conserver sa clientèle, en l’occurrence la classe moyenne.

Le foncier reste le principal facteur qui bride l’essor des Baugruppen. Trop peu d’informations sur les occasions foncières sont disponibles pour les groupes, auxquels le Wohnfonds conseille de coopérer avec un promoteur. Par ailleurs, le statut de Wohnheim n’existe pas dans le logement conventionnel et refroidit les décideurs. Hendrich (2010 : 122) résume cette double tension : « Comme d’une part la Ville de Vienne s’intéresse à l’intégration des Baugruppen en tant que moteurs urbanistiques et sociaux, et d’autre part souhaite attribuer les terrains pour les projets participatifs par l’entremise des promoteurs, il faut se demander comment rendre possible l’accès direct aux terrains intéressants pour les Baugruppen pour ainsi créer un modèle réellement participatif[17]»

Des promoteurs entre logiques entrepreneuriales et innovation sociale

Sur les vingt-cinq promoteurs à but non lucratif ayant leur siège à Vienne[18], trois mènent des projets avec des Baugruppen. Étant donné le contexte favorable pour les promoteurs sur le marché viennois pour des projets classiques, construire de l’habitat groupé n’est pas anodin. En effet, ce segment exige un investissement plus important pour le promoteur par rapport à d’autres projets. Le promoteur doit céder une partie de ses compétences aux habitants, qui sont aussi maîtres d’ouvrage, ou parfois aux architectes (voir à la page suivante), et adapter un produit immobilier normalisé aux volontés du groupe. Deux types de raisons motivent l’engagement des promoteurs auprès des Baugruppen : la valeur ajoutée de l’habitat groupé à l’échelle du projet et le caractère novateur à l’échelle du marché local.

Les premiers motifs sont liés à l’économie de la construction. L’avantage majeur des Baugruppen est qu’ils possèdent déjà le terrain, soit par achat en commun (cela suppose que le groupe est déjà bien structuré), soit par la mise à disposition de terrains par la Ville de Vienne (projet rosa, et surtout Aspern) ou par un autre organisme (paroisse locale dans le cas de BROT Hernals, avec un bail emphytéotique). Ensuite, le promoteur y trouve des avantages économiques, car il a déjà face à lui un groupe de population, relativement homogène, intéressé par le projet.

Le risque est assez faible pour le promoteur. Il a le terrain et les subventions, il construit l’immeuble, mais il a déjà une liste de gens intéressés. Ça lui demande peut-être plus d’énergie pour communiquer avec le groupe, mais l’essentiel est qu’il a déjà les futurs locataires.

Entretien avec une représentante de la fédération des promoteurs à but non lucratif, 19 mars 2014

L’adaptation du promoteur s’accomplit par le passage d’une relation strictement économique avec des ménages individualisés à une relation de confiance avec le groupe dans son ensemble.

Pour le Wohnprojekt Wien, on a coopéré avec un promoteur, mais le groupe était engagé dès le début et voulait se définir lui-même. Le promoteur nous a apporté l’aspect « professionnel », par exemple pour tout ce qui concerne les questions de financement. Mais au final on a acheté en commun l’immeuble auprès du promoteur.

Entretien avec une architecte habitant le projet, 3 mars 2014

Cependant, il faut relativiser ce recul du promoteur à l’échelle du projet par un apport à l’échelle de sa stratégie entrepreneuriale. En raison du caractère novateur, voire de l’effet de mode des Baugruppen, la coopération permet de se démarquer des projets conventionnels et d’asseoir une réputation de promoteur « social ». D’ailleurs, les promoteurs viennois qui coopèrent avec les Baugruppen ont souvent une expérience dans le cadre de projets solidaires ou de logement très social. Pour les petits promoteurs, c’est l’occasion d’accéder à des projets qu’en temps normal ils auraient du mal à atteindre. Cela se vérifie d’autant plus quand le promoteur vient d’un autre Land, la politique du logement étant régionalisée, et qu’il souhaite entrer sur le marché viennois, où la concurrence est déjà grande.

SGN est un promoteur « rouge »… en Basse-Autriche[19]… Donc ce n’est certainement pas facile pour eux. Mais l’ancien chef de la SGN vit lui-même dans un habitat groupé, et c’est aussi une raison, hormis le fait que c’est avantageux pour eux de construire à Vienne.

Entretien avec un accompagnateur des Baugruppen, 9 mai 2014

Ainsi, les espaces de l’action publique, dans le domaine du logement en particulier, sont construits par les besoins pratiques des acteurs, ici les promoteurs, et ne se superposent pas toujours aux frontières politico-administratives. Cette porosité s’explique par l’existence de liens informels tissés par les promoteurs ou certaines traditions dans les choix de localisation : avant 1988, les subventions étaient distribuées à l’échelle nationale et non régionale, et certaines municipalités ont gardé des liens avec des promoteurs exogènes.

Des architectes, acteurs intermédiaires

Les architectes sont à l’interface entre le groupe et le promoteur à l’échelle du projet, mais aussi entre le projet et les conditions du marché à l’échelle de la ville, en organisant des plates-formes telles que Gemeinsam Bauen Wohnen, où se retrouvent techniciens de la Ville, architectes-urbanistes et membres de Baugruppen.

L’architecte est avant tout un médiateur entre la logique sociale, communautaire, du groupe et la logique techniciste, économique, du promoteur. Au début du projet, les cabinets d’architectes peuvent avoir un rôle clé dans le choix du promoteur. Dans leur phase de recherche d’un soutien professionnel, les groupes se tournent d’abord vers les architectes, notamment ceux qui ont de l’expérience dans les projets alternatifs. Ces architectes sont le plus souvent déjà impliqués dans des projets de logement social ou d’aménagement urbain participatif (Biau et Bacqué, 2010) et ont donc une meilleure connaissance des réseaux d’acteurs liés à ces thématiques. Mais à nouveau, il s’agit d’un choix de spécialisation. Souvent, les architectes commencent par organiser des ateliers participatifs dans le cadre de projets plus vastes, avant de se concentrer sur les Baugruppen.

Nous avons servi d’« entremetteur » pour savoir quel promoteur serait prêt à coopérer. On a d’abord eu quelques discussions avec un promoteur, sans le groupe, et au final il était intéressé. Donc le groupe était en contact avec nous, nous étions en contact avec le promoteur, et on s’est dit : « OK, maintenant on peut en parler tous ensemble ».

Entretien avec l’architecte 1 impliquée dans les Baugruppen, 3 mars 2014

Plus que la mise en place de l’accord entre le groupe et le promoteur, l’architecte a un rôle de modération dans le processus participatif. En position d’interface, il doit se faire l’interprète des deux parties.

On est mandatés par le promoteur qui n’a pas le temps de s’occuper des processus de participation. Et puis il parle sa propre langue, le groupe parle une autre langue, et le promoteur a besoin d’une traduction. On doit assumer ce rôle.

Entretien avec l’architecte 2 impliquée dans les Baugruppen, 25 avril 2014

L’architecte est donc un « passeur d’altérité ». Ce terme, emprunté aux études sur les mobilités touristiques (MIT, 2003), renvoie aux populations qui permettent l’apprentissage d’une réalité hors du quotidien ou celui des normes de représentations d’une réalité sociétale. Ici, l’architecte met à la disposition du promoteur des outils de concertation, tandis qu’il agit comme élément structurant pour les initiatives participatives du groupe. La mise en place de jeux de rôle et d’ateliers de coconception en sont les principaux véhicules : tous les mois, l’organisme Gemeinsam Bauen Wohnen organise des tables rondes qui visent les futurs habitants des Baugruppen et sert de plate-forme d’échange entre habitants et architectes, mais aussi parfois avec des acteurs institutionnels et des promoteurs. L’organisation de tables rondes thématiques dirigées par un architecte permet de faire participer les habitants et de fabriquer leur projet « au concret » par la création de cartes mentales où se confrontent les représentations de chacun, l’architecte réalisant une synthèse à l’issue de chaque session[20].

Enfin, l’engagement ultime passe par le double profil de l’architecte-habitant, voire de l’architecte-initiateur du Baugruppe.

Souvent les groupes sont créés par des architectes, et finalement on peut dire que la plupart des groupes sont davantage dirigés par des experts. Pour le projet Seestern, c’est 50/50, parce que Reality lab, dont je fais partie en tant qu’architecte, a cherché le groupe.

Entretien avec l’architecte 1 impliquée dans les Baugruppen, 3 mars 2014

L’architecte a donc un rôle polyvalent, du conseiller à l’habitant, voire au concepteur. Cependant, malgré l’organisation d’ateliers thématiques avec les futurs habitants, il garde le pouvoir de décision non seulement entre le groupe et le promoteur, mais aussi au sein du groupe.

Au final, le système d’acteurs de l’habitat groupé privilégie l’échelle du projet, « au cas par cas ». Cela peut s’expliquer par le fait que les acteurs en présence sont encore dans une phase d’apprentissage de ce type d’habitat, même si l’on observe une translation vers l’échelle communale.

Étude de cas : les Baugruppen de Seestadt Aspern

L’arrondissement de Donaustadt est le terrain d’un développement métropolitain sans précédent, Seestadt Aspern, qui vise à implanter un nouveau quartier, voire une nouvelle ville, encourageant ainsi un développement urbain polycentrique. Ce projet est un « territoire-test » qui accueille des innovations sociétales comme les Baugruppen, au nombre de six, dont cinq sur une parcelle dédiée. Quel système microlocal d’action publique est alors produit sur ce territoire en devenir, au prisme de l’habitat groupé ?

Un habitat dense, alternative à la périurbanisation classique

Avant d’être occupé par le chantier actuel, le terrain de Seestadt Aspern était la friche d’un aérodrome actif pendant l’entre-deux-guerres. Le choix de ce terrain pour un grand projet urbain s’explique par la politique foncière et d’aménagement urbain de Vienne. En effet, le développement urbain est essentiellement guidé par le développement du logement (par la maîtrise foncière) et des infrastructures de transport. Avec la reprise de la croissance démographique à Vienne, il s’agit de créer un zonage pour les espaces à développer. Ainsi, d’après le schéma directeur de la ville, dix zones de développement prioritaires sont désignées, la majorité en périphérie, en raison des réserves foncières disponibles et des infrastructures déjà existantes ou prévues. Le prolongement de la ligne de métro U2 et la présence d’une friche font de Aspern un Stadtentwicklungsgebiet[21] idéal, d’autant plus que le terrain appartenait à la société de développement de la Ville de Vienne, aisément mobilisable par le Wohnfonds.

Mais contrairement à des projets classiques, Vienne a une ambition pour Aspern : en faire une nouvelle ville, à l’interface entre Vienne et la Basse-Autriche et, à l’échelle régionale, entre la capitale autrichienne et Bratislava. Mais d’après la carte 2, la structure sociospatiale de Donaustadt se caractérise par l’héritage d’anciens noyaux villageois, tels Essling, perpétués par du pavillonnaire classique sous forme de maisons individuelles et mitoyennes. L’intégration d’un grand projet urbain mixte avec des immeubles de cinq ou six étages au bâti existant pose donc question.

Carte 2

Seestadt Aspern, un habitat groupé au sein de lotissements conventionnels

Seestadt Aspern, un habitat groupé au sein de lotissements conventionnels
Réalisation : A. Meyfroidt, 2014, à partir de Urban Atlas – European Environment Agency, 2009

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En réalité, le projet Seestadt Aspern vise à créer une alternative à la périurbanisation classique, en proposant une forme d’habitat intermédiaire, c’est-à-dire des immeubles plutôt bas, denses, avec une offre de commerces et de services de proximité. Cet habitat hybride s’inscrit dans la fabrique de la ville durable et serait une forme d’« habitat urbanisant » (Allen, Bonetti et Werlen, 2010 : 25) permettant de diversifier l’offre locale, en évitant la formation d’une « ville-dortoir ». Enfin, l’octroi d’une parcelle entière aux Baugruppen souligne la garantie d’une mixité fonctionnelle et urbanistique, d’autant plus qu’ils n’étaient pas prévus dans la version initiale du plan d’aménagement.

Les Baugruppen, entre projet urbain et injonction à la ville compacte

Le cadre de vie urbain dépend du logement, qui est un indicateur de métropolisation et d’attractivité des villes. Les classements sur la qualité de vie (Mercer, par exemple) couronnent souvent Vienne, qui se distingue par un habitat abordable en comparaison à d’autres capitales européennes et par une architecture innovante, même pour les projets d’habitat « classiques ». Mais surtout, le logement est un outil de différenciation sociale qui permet d’attirer certaines populations, surtout quand s’y mêlent des enjeux d’image et d’attraction (Sala Pala, 2011). Le logement devient alors plus que le résultat d’une politique urbaine, c’est-à-dire une politique publique dont le but est la gestion et la répartition de la ressource sur un territoire métropolitain. Dans le cas viennois, comment gérer à la fois un apparent positionnement métropolitain par la création de cette « marque » Baugruppe dans le cadre d’un grand projet urbain et les besoins en logements réels ? Plus largement, cela pose la question de l’échelle d’action publique favorisée à Seestadt : le développement local par la répartition de la ressource logement ou l’attractivité régionale ?

Les Baugruppen peuvent jouer le rôle de pionniers dans le projet Aspern (Hendrich, 2010), mais l’innovation sociale qu’ils représentent peut être utilisée de façon contradictoire : comme marque de projet urbain pour Vienne ou comme mode d’habitat innovant, porteur de diversité (petit collectif de 30 logements face aux grands projets des promoteurs classiques avec plus de 150 logements). Ce marketing urbain est visible par l’identité artificielle créée autour d’un lac qui n’existait pas auparavant, et autour de valeurs, telles que la promotion de modes de déplacement doux, qui visent la classe moyenne. Pour entrer dans un projet de Baugruppen, il faut en effet un certain capital social et culturel, et aussi du temps pour mener des projets de longue haleine. Ensuite, les thématiques de certains Baugruppen sont « à la mode », que ce soit le genre ou le développement durable. Par exemple, le groupe Que(e)rbau, qui propose une alternative à la famille classique, n’a pas remporté l’appel d’offres des groupes de construction, mais la Ville de Vienne était intéressée par l’image du projet au point de trouver un terrain pour le groupe, deux parcelles plus loin. Cependant, l’agence de développement de Seestadt, Wien 3420, dépasse la simple communication en cherchant à recréer une identité urbaine pour mieux insérer le grand projet, tâche plus difficile ici, car le bâti est encore inexistant.

Les Baugruppen ne sauraient être réduits à un outil de communication urbaine : ils ne sont en effet pas si « nouveaux », et la grandeur du projet dans son ensemble ne fait que refléter les besoins en logements d’une métropole en croissance. Cependant, c’est la première fois qu’on construit un ensemble de Baugruppen, qui pourrait jouer un rôle de développement de quartier à l’échelle microlocale, pour pallier le caractère anonyme du grand projet et créer un « Dorf in der Stadt », un village dans la nouvelle ville (Temel, 2012 : 30), que ce soit par l’animation d’une vie de quartier ou par l’apport d’une diversité urbanistique. Ainsi, la connexion entre les groupes de construction et les habitants des autres immeubles pourra s’effectuer par l’accès de certains espaces partagés accordé aux extérieurs, comme celui d’équipements tels qu’ateliers ou espaces de travail au rez-de-chaussée. Les Baugruppen permettent donc l’apport d’une nouvelle culture urbaine, qui favorise les modes d’habitat dense et les économies d’échelle grâce à l’utilisation commune de certains équipements.

Essai de typologie des Baugruppen à Aspern

Pour cerner la traduction locale de l’action publique concernant le logement à Vienne, nous dresserons une typologie des Baugruppen à Seestadt. Le but est de différencier les groupes qui sont dépendants des héritages viennois, que ce soit dans le cadre du corporatisme des promoteurs ou des expériences « alternatives » passées, de ceux qui amorcent des processus participatifs en s’appuyant sur d’autres ressources. Nous utiliserons trois critères :

  • l’initiateur du groupe, afin d’analyser le système d’acteurs à cette échelle, en montrant si le groupe s’inscrit dans la participation dès le début ou non ;

  • l’influence du modèle allemand ou du modèle local. Même si le modèle allemand n’est pas directement transposé, il façonne le design de certains projets par le type de propriété ou les valeurs ;

  • le poids du système de logement. Il se traduira par la coopération ou non avec le Wohnservice, avec des programmes d’insertion, et enfin par le poids du promoteur.

Temel (2012) propose une classification des Baugruppen, mais sans distinguer de classes claires. Ainsi, il assigne à chaque groupe une catégorie (voir le tableau 2).

Tableau 2

Classification des Baugruppen de Aspern

Classification des Baugruppen de Aspern
Source : Temel, 2012

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Cette classification n’est pas satisfaisante, car elle ne permet pas de rendre compte d’une action publique territorialisée, multi-acteurs et multi-niveaux à Aspern. Elle isole aussi Que(e)rbau qui n’est pas sur la même parcelle, mais fait aussi partie de la nouvelle dynamique de Seestadt. De plus, cette catégorisation s’appuie essentiellement sur les « thématiques » portées par chaque groupe, qui ne sont pas déterminantes.

Nous proposons quatre catégories de groupes, représentés dans la figure 2.

Figure 2

Quatre designs sociaux de l’habitat groupé

Quatre designs sociaux de l’habitat groupé
Source : entretiens, A. Meyfroidt, 2014

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La catégorie des Baugruppen libéraux, moins liés au caractère communautaire de l’habitat groupé, renvoie à des groupes fortement influencés par le modèle allemand, que ce soit par le choix d’une construction sous forme de propriété individuelle, qui remet en cause l’esprit de communauté, ou alors par l’influence allemande du porteur de projet dans le cas de Seestern. Par ailleurs, même si le bâtiment est construit sous forme de petit collectif, le projet Jaspern reproduit le modèle de la maison individuelle, avec une spécialisation en maison passive, très coûteuse, qui révèle la conception de l’habitat groupé comme investissement plus que comme projet de vie en commun. Pour Seestern, l’initiateur est allemand, vient du domaine des nouvelles technologies et souhaite implanter ce modèle, même si le groupe coopère avec un promoteur.

La deuxième catégorie, celle des novices, correspond au Baugruppe Pegasus, dans une logique traditionnelle de la construction avec un promoteur même si celle-ci prend des contours particuliers : le promoteur est extérieur à Vienne et délègue la participation non pas à des architectes, mais à un cabinet de conseil spécialisé dans la modération des initiatives participatives. Nous parlerons d’un groupe novice car, malgré le cadre contraignant, le choix d’un promoteur extérieur à Vienne fait partie d’un processus d’apprentissage pour les parties prenantes.

La troisième catégorie, les héritiers, renvoie au groupe Lisa, qui peut être considéré comme la deuxième « fille » du projet Sargfabrik. L’initiateur du projet est le puissant groupe d’architecture Raum und Komm, lié à la Sargfabrik, qui a gagné la compétition avant même d’avoir un groupe clairement établi pour le projet. L’impulsion « par le bas », malgré la marge de manoeuvre du groupe par rapport au promoteur, est ici restreinte par le poids des architectes.

Enfin, le dernier groupe correspondrait à une forme de Baugruppen la moins entravée par les héritages, car bénéficiant d’une base associative et militante forte. Brot est exemplaire en ce domaine car il agit sans promoteur, étant quasiment son propre promoteur, en raison de l’expérience de deux autres projets réussis à Vienne, grâce à l’appui des paroisses locales, puissants propriétaires fonciers. Dans les deux cas, celui de Brot et celui de Que(e)rbau, même si les groupes ciblés diffèrent totalement, on retrouve une implication sociale plus large que la simple échelle du groupe avec la réservation d’appartements d’insertion, dans le cas de Brot en coopération avec l’association catholique Caritas, et avec le programme Smartwohnungen[22] dans le cas de Que(e)rbau.

Sans recomposer totalement le paysage de l’action publique dans le domaine du logement à Vienne, l’habitat groupé est porteur d’évolutions dans la façon d’appréhender le développement urbain, mais ne constitue pas pour autant une alternative réelle à l’habitat subventionné classique.

Les Baugruppen représentent un outil pour la fabrique de la ville composite, de la ville solidaire, principalement à l’échelle microlocale. Il s’agit ici moins de compenser les inégalités du marché du logement que de redonner du poids aux acteurs « du bas », convoqués encore trop rarement à l’échelle du quartier.

L’habitat groupé à Vienne, malgré les contraintes décrites, ne saurait donc se réduire à un simple outil d’aménagement. Tout d’abord, il permet de modifier les représentations en lien avec le logement et d’accorder une plus grande importance à l’échelon local. Ensuite, il révèle une porosité des frontières entre les acteurs et leurs champs d’intervention. On assiste donc à un déplacement des frontières dans le cadre du design du logement participatif en faveur des praticiens, les architectes en particulier, qui sont au coeur de cette nouvelle action publique. Le design social de l’habitat groupé reste toutefois inachevé : même si des moyens sont mis à la disposition des futurs habitants et que ces derniers disposent le plus souvent d’un capital culturel et social propice à ce mode de vie, leur pouvoir de décision se restreint à l’organisation interne du projet.