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L’animation culturelle se définit au Québec comme une intervention planifiée visant le développement de la dimension expressive de la culture, d’une part, en rehaussant les compétences et la participation culturelles et, d’autre part, en stimulant la créativité dans différents milieux : institutionnels, communautaires, artistiques, culturels et de loisir. Elle se fonde sur des analyses combinant des théories et des méthodes empruntées aux sciences sociales, au domaine des arts ainsi qu’aux théories de l’information et de la communication.

Historiquement, ce domaine d’études et de pratiques s’enracine dans trois courants socioculturels distincts, soit l’animation sociale ou l’éducation populaire, que l’on rattache à l’intervention des mouvements catholiques, syndicaux et associatifs depuis le tournant du XXe siècle, l’engagement politique des artistes, qui s’affirme d’abord avec la publication du manifeste du Refus global en 1948 (Borduas, 1977), et la constitution du champ des loisirs socioculturels, dont les origines remontent à la reconnaissance des droits culturels et sociaux à compter des années 1960. Les pratiques de l’animation culturelle s’inscrivent ainsi à l’aune du changement social pouvant se traduire par la lutte aux injustices liées à la différence culturelle, la remise en cause des modèles culturels dominants et l’actualisation du droit à la culture. En ce sens, la culture se présente dans ce domaine « comme enjeu de la relation sociale et comme moyen de transformation » (Caune, 1992 : 21).

En animation, la médiation et la médiaction culturelles constituent deux stratégies d’intervention répondant de deux exigences démocratiques complémentaires. Ces exigences ont trait à l’accès aux oeuvres de valeur, qui s’accompagne d’une aide aux artistes pour le développement de la création, et au soutien que nécessite l’expression identitaire de groupes de citoyens minoritaires, qui favorise tout autant leur intégration sociale que le renouvellement de la culture. Ces deux stratégies se présentent donc respectivement comme un outil de communication de la culture et un élément du répertoire de l’action collective.

Intimement liée aux perspectives de démocratisation culturelle, centrées sur la transmission de la culture légitime et l’élargissement des publics, la médiation culturelle s’est imposée comme stratégie privilégiée d’intervention dans les milieux institutionnels de l’art avant de s’étendre aux autres lieux culturels. La médiaction culturelle, étroitement associée aux aspirations de la démocratie culturelle, visant la reconnaissance de la différence et l’expression culturelle autonome, s’est initialement appliquée aux catégories socioéconomiques les plus précaires avant de se généraliser à tous les groupes socioculturels en quête de reconnaissance.

L’engouement envers la médiation culturelle que l’on constate depuis une décennie en animation relève du fait que les considérations envers le public concurrencent désormais le souci de la qualité des oeuvres dans le fonctionnement des institutions artistiques et culturelles. De même, si la médiaction culturelle gagne en popularité, c’est parce que la politique identitaire s’est imposée dans les sociétés démocratiques comme garante d’une plus grande participation citoyenne et du renouvellement de la culture comprise comme mode de vie et d’action.

Dans la mesure où la médiation culturelle est utilisée pour remédier à la fracture qui sépare les couches de la population et que la médiaction est requise pour parer à la fragmentation sociale, la mise en oeuvre de ces deux processus confère aux animateurs une capacité considérable d’influence dans le cours des sociétés. L’étendue de ce pouvoir et l’imprécision qui l’entoure les incitent à s’interroger sur les limites de leurs actions et à revoir leurs pratiques du point de vue de leurs fondements éthiques et de leurs orientations politiques.

C’est donc du point de vue des professionnels de l’animation que cet article aborde les objets, les objectifs et les modalités d’intervention impliqués par la mise en oeuvre des processus de médiation et de médiaction culturelles avec pour ambition de saisir plus clairement les différents statuts qu’ils adoptent et de comprendre plus profondément la portée des questionnements qui les traversent dans ce cadre.

La médiation et la médiaction culturelles comme stratégies d’intervention

Pour concrétiser leur mission, les animateurs culturels disposent d’une panoplie de stratégies adaptées aux milieux d’intervention, mais transposables selon le contexte. La médiation culturelle a la cote dans les milieux institutionnels, préoccupés par la qualité de la rencontre avec les oeuvres (Caillet, Fradin et Rock, 2000). La médiaction culturelle prime dans les milieux communautaires, puisque les identités se forgent simultanément dans les sphères culturelle et politique (Lamizet, 2002). L’interactivité et le marketing spécialisé dominent dans les milieux artistiques et culturels, où les démarches associent étroitement le public à la création (Poissant, 2006 ; Colbert et Bilodeau, 2007). Enfin, la participation est privilégiée dans les milieux du loisir culturel, dont le dynamisme repose sur l’engagement volontaire (AQLM, 2001).

À titre de stratégies d’intervention, la médiation et la médiaction culturelles placent les citoyens au coeur des processus d’appropriation de la culture et d’expression culturelle. Elles mettent en lien, chacune à sa manière, des sphères d’acteurs que la dynamique sociale tend à éloigner (élus, population, institutions), contribuant de façon différenciée au renforcement du lien social. En effet, ces deux processus se distinguent nettement lorsqu’on compare les objets sur lesquels ils portent, les objectifs qu’ils poursuivent, les modalités d’intervention qu’ils appellent et le statut qu’ils prêtent aux animateurs.

Cette distinction apparaît chez Six et Mussaud (2002) comme une médiation de premier et de second type. La première est centrée sur la recherche de solutions et apparaît comme un substitut des corps intermédiaires défaillants, destiné à redorer l’image de marque d’une collectivité. Les auteurs lui reprochent d’agir comme un tranquillisant social, d’être réfractaire au conflit et peu critique des pouvoirs dont elle tire sa légitimité. La seconde s’inscrit dans la recherche du lien à partir d’une position d’effacement de l’intervenant, mais pose le problème de son indépendance et de sa légitimité.

Tricoine (2002) se réfère à cette distinction en évoquant l’idée d’une médiation de premier et de second ordre. Centrée sur la régulation, voire la résolution de crises et de conflits, la médiation de premier ordre relève des modèles d’expertise inscrits dans une éthique communicationnelle : aménagement des conditions du dialogue à l’aide d’un tiers actif sur le plan de la forme et passif sur le plan du fond. Sa finalité est pragmatique, en lien avec des pouvoirs institués. Elle tire sa légitimité de la reconnaissance de ses propres limites, de la référence à une normativité sociale et de l’idéal d’une bonne communication. Héritière de cette perspective, la médiation culturelle suppose des besoins identifiés dans une logique substantive, une demande des acteurs concernés formulable dans une rationalité unique, un résultat tangible envisagé, voire posé au départ, une méthode fondée sur le modèle systémique d’intervention à court terme, la réconciliation de mouvements contradictoires consistant à donner accès aux non-initiés et à soutenir les créateurs, une éthique du contrat entre des personnes rationnelles et consentantes ainsi que la présence d’un tiers neutre garant du processus.

La médiation de deuxième ordre emprunte aux modèles constructivistes où les observateurs sont nécessairement acteurs, voire auteurs, d’une situation présentant des obligations à l’égard des destinataires de l’intervention. Le point de vue adopté est alors celui du troisième terme que constitue la rencontre elle-même. Il surgit de cette forme de médiation reposant sur une raison métissée des situations nouvelles et relativement imprévisibles dans lesquelles les intervenants s’engagent sans connaître précisément les dynamiques qui en résulteront. Tributaire des événements, cette démarche exige paradoxalement préparation et entraînement, poursuite d’intérêts et abandon de soi, ce qui l’éloigne de la logique du contrat. Elle requiert d’assumer l’indétermination dans une co-implication avec la situation des acteurs. C’est donc moins la recherche d’un consensus ou d’une résolution de problèmes qui guide la démarche que l’expérience partagée d’une collaboration permettant l’expression de difficultés dans des contextes de vie qui leur donnent sens. Il s’agit alors de faire émerger des possibles et de favoriser leur appropriation, d’accompagner le cheminement par lequel tous peuvent choisir ce qui leur paraît réalisable et soutenable à la fois pour eux et pour la communauté. À l’instar de cette médiation de second ordre, la médiaction s’inscrit dans le paradigme du développement socioculturel, auquel on se réfère pour exprimer le besoin de cohésion sociale et de défense du bien commun, qui constitue l’un des piliers des revendications pour la démocratisation et la participation citoyenne dans l’élaboration et la gestion des politiques socioculturelles. Mettant en lien l’État, les institutions socioculturelles et les citoyens, la médiaction se donne pour objectif de mobiliser un ensemble de ressources internes à la communauté et de les articuler avec les apports externes en vue de susciter ou d’accompagner des projets de développement. Élaborées autour d’une diversité d’enjeux, leurs initiatives contribuent à ce que les acteurs socioculturels concernés se dotent de nouvelles capacités d’agir individuellement et collectivement sur les problèmes auxquels ils se confrontent.

Médier pour remédier

La médiation culturelle a pour horizon la réduction de l’écart entre les couches de la population. Cette stratégie est aujourd’hui généralisée au sein des institutions, qui trouvent dans son recours autant une manière pertinente de concrétiser les visées de la démocratisation culturelle que le type d’intervention, mesuré à l’importance des publics, leur permettant de justifier les fonds publics qu’elles reçoivent. Elle consiste à rendre accessibles au plus grand nombre, sur les plans géographique, social et économique, les oeuvres considérées majeures et à provoquer des rencontres significatives avec les objets d’art. Cet objectif est promu par le biais d’une répartition spatiale équitable des ressources culturelles tant sur le plan des équipements, du personnel que des oeuvres, du souci d’atteindre une mixité sociale dans la constitution des publics et d’une offre de biens et de services culturels qui échappe aux lois du commerce. En outre, la médiation culturelle sert à créer des liens entre les personnes, les groupes et les institutions et à soutenir les mutations du champ culturel, tels la crise des valeurs, les conflits de références et la coexistence culturelle. La logique de démocratisation culturelle, qui sous-tend la médiation culturelle, prône ainsi :

la conversion du plus grand nombre au culte et à la fréquentation de l’art savant et, solidairement, l’aide au renouvellement de l’offre, et elle consolide d’abord le pouvoir des professionnels de la création et de la diffusion de la culture la plus valorisée. Le principe de démocratisation culturelle est unanimiste ; il est construit sur la représentation d’un corps social unifié et sur l’idéal d’un accès plus égal à un ensemble d’oeuvres unanimement admirées, à un patrimoine commun de créations de l’esprit. Son dogme est celui de l’universalité du plaisir esthétique et de la transcendance de la création artistique, passée ou présente, par-delà les conditions socio-historiques de la production des oeuvres. Enfin, l’unanimité est politique puisque la démocratisation culturelle est le paradigme dominant de toutes les politiques culturelles.

Merger, 2001 : 184

Dans la pratique, la médiation culturelle est un processus de facilitation de la communication entre les objets et les publics qui s’apparente à des activités de vulgarisation et d’éducation. Son essor est tributaire de la redéfinition des stratégies de développement des institutions culturelles autour de considérations relatives aux aspirations des publics autant qu’à la qualité des oeuvres. Cette stratégie est depuis longtemps en usage dans le milieu de l’art contemporain, forme d’expression caractérisée par une quête du changement pour le changement et, en conséquence, transformée au rythme des innovations techniques touchant aux matériaux et aux procédés de création. Il s’agit alors de permettre à des non-initiés, peu rompus à l’évolution des questions esthétiques, d’apprécier des oeuvres abstraites dont le sens se situe non pas dans la forme ou dans le fond, mais dans l’intention créatrice et le contexte de leur rencontre.

Lorsqu’ils appliquent la médiation culturelle, les animateurs interviennent en tant qu’aides à la diffusion de la création, interfaces entre les créateurs et les publics, agents de décodage des oeuvres et d’éducation esthétique. D’un point de vue stratégique, leurs actions ont pour objectif de favoriser l’appropriation de la culture légitime par les citoyens et d’élargir l’accès à la culture en travaillant à l’élévation des compétences, dans un procès d’acculturation qui s’appuie sur une éducation formelle. L’acculturation désigne le rapport à l’Autre dans la formation de soi à la fois comme partie de l’Humanité et membre d’une communauté politique (Bellefleur, 2002). Elle agit par imprégnation et contribue à la structuration des goûts et des préférences culturelles.

Concrètement, la médiation culturelle fait appel à la création de liens entre les parties concernées et à l’harmonisation des exigences techniques, thématiques et scientifiques. Elle doit contribuer à créer un sentiment de confiance mutuelle qui favorise le travail et la reconnaissance des compétences de toutes les parties. La médiation culturelle procède généralement du dialogue, de la rencontre ou de la liaison et exprime davantage les préférences d’une communauté de pratiques qu’elle ne favorise l’émergence de nouvelles structures et règles d’expression. Elle empiète souvent sur l’espace de travail des créateurs et peut être instrumentalisée dans le cadre d’une mobilisation politique de la culture. À ce titre, le statut de neutralité du médiateur culturel, intercédant en tant que tiers exclus, apparaît bien théorique. La question de la responsabilité de l’animateur s’articule alors autour de l’efficacité de ses interventions et de l’atteinte d’objectifs fondamentaux, particulièrement en situation de ressources limitées. L’élévation de la sensibilité artistique étant difficilement vérifiable, l’évaluation de la performance des institutions et des animateurs, qui peut faire varier les budgets de fonctionnement alloués, se limite alors à tracer l’évolution quantitative de la participation culturelle en termes de fréquentation des équipements et d’inscription à des programmes.

Pour de nombreux analystes, la médiation culturelle semble avoir atteint ses limites, en ayant substitué aux valeurs spirituelles des valeurs matérielles et en ayant détourné la pratique de l’animation de sa capacité de changement en se centrant sur le renforcement du lien social (Lafortune, 2007). La médiation culturelle pose d’abord un problème sur le plan de la légitimité. Dans le sillon des travaux de Bourdieu (1979), la sélection des oeuvres à rendre accessibles au plus grand nombre rend compte d’une logique de domination et de violence symbolique qui invalide toute prétention de neutralité. Elle soulève ensuite un problème d’essoufflement, voire d’obsolescence, relatif aux transformations récentes de la régulation politique et de la conception de la nature de l’art (Caune, 2006). Pire, puisqu’elle s’érige sur une consommation de produits artistiques et scientifiques, elle pave la voie à une marchandisation accrue de la culture dans la mesure où le marché prend la relève des pouvoirs publics dès que ceux-ci n’ont plus les moyens de leurs ambitions (Dumont, 1995). De surcroît, le recours de plus en plus intensif à la médiation culturelle, alliant des dimensions expressives et relationnelles, c’est-à-dire poursuivant des finalités de participation culturelle et de cohésion sociale, détourne l’animation de la perspective de démocratie culturelle et l’éloigne d’une contribution à la vie démocratique qui ne saurait prendre uniquement la voie consensuelle, mais implique le conflit (Peyre, 2005).

Pour des raisons inverses, le changement socioculturel en cours au Québec comme dans les autres pays démocratiques ébranle également les fondements de la médiation culturelle. En effet, ce changement témoigne de deux phénomènes : la fragilisation du lien entre les élites et la haute culture, dans un contexte de non-renouvellement de la culture savante, et la massification de l’éducation et de la culture, qui semble provoquer un effet de saturation relativement à la fréquentation des équipements culturels traditionnels (Garon, 2006). Comme l’observe Coulangeon (2004), la montée de l’éclectisme au sein de l’élite économique et culturelle va aujourd’hui de pair avec la segmentation des goûts et des pratiques culturelles standardisés des membres des autres catégories sociales. Dans ce contexte, la dynamique socioculturelle appellerait de moins en moins une médiation culturelle, comprise comme une rencontre signifiante avec les oeuvres légitimes, puisque le principe de légitimité culturelle s’effondre lorsque les élites ne prescrivent plus les normes culturelles. En revanche, elle solliciterait davantage de médiaction culturelle, compte tenu de la précarité des identités culturelles non reconnues sur le plan politique et de la nécessité de renouveler la culture en marge de la consommation de produits standardisés.

Médier pour parer à l’irrémédiable

L’essor de la médiation culturelle dans les sociétés occidentales peut être vu comme l’expression d’une métamorphose de l’action publique, qui cherche une nouvelle manière de gouverner la cité et de fabriquer de la cohésion sociale sans menacer l’ordre et les modèles culturels dominants. Si on attendait jadis de la culture une ouverture des esprits sur le monde, on lui demande maintenant de réduire la fracture sociale et de renforcer le vivre ensemble (Caune, 1999). Or, la participation culturelle recherchée doit dépasser la rencontre des publics avec les oeuvres légitimes et s’ouvrir à la valorisation de modes de vie ou d’oeuvres en quête de légitimité, sous peine d’accentuer la fragmentation sociale.

Tel est le mandat de la médiaction culturelle, compétence stratégique qui consiste à informer, à stimuler la participation et à faire accéder au changement des règles du jeu social (Gillet, 1995). Cette forme d’intervention consiste en l’élargissement des formes d’expression culturelle au-delà du soutien aux artistes professionnels. Elle s’incarne dans un rôle d’interface entre les identités locales ou marginales et les institutions, contribuant à faire advenir des situations nouvelles qui permettent l’expression des groupes sociaux et l’ajustement institutionnel. Elle s’érige sur les prémisses de la pédagogie active, moins qualifiante dans un cursus, mais favorisant la prise en charge des participants dans l’action.

Cette perspective d’intervention prend acte du pluralisme culturel, fondé sur la reconnaissance de cultures minoritaires, sur une base sociale ou territoriale, et de l’existence de cultures émergentes ou alternatives. Elle se réfère à une autre conception de la culture selon laquelle les oeuvres de création ne sont qu’une composante d’un ensemble d’objets, de signes, de gestes, de rituels beaucoup plus vaste et souvent plus proche du quotidien des gens et des collectivités.

Ainsi entendue, la médiaction culturelle s’apparente à une intervention sociale de groupe. Les fondements et les orientations de l’animation culturelle la spécifient toutefois. En effet, celle-ci ne s’érige pas sur des valeurs de réparation, c’est-à-dire qu’elle ne s’adresse pas à des citoyens en situation d’inadaptation, mais se déploie sur la base de la promotion des atouts, dont peuvent bénéficier tous les groupes sociaux, participant à l’émergence de nouvelles formes d’action ainsi qu’à l’élargissement des espaces démocratiques. L’animation culturelle ne se centre pas sur le manque ou l’insuffisance comme stigmates, sur les déficiences ou les désavantages qui handicapent, mais sur les traits culturels, produits et modes de vie qui forment l’identité. Il importe ainsi de distinguer sur le plan généalogique les fondements du travail social, qui se trouvent dans l’assistance sociale et l’éducation spécialisée, de ceux de l’animation culturelle, qui se situent dans la tradition de l’éducation populaire (Gillet, 2006).

En appliquant la médiaction culturelle, les animateurs contribuent à la revitalisation des cultures populaires, soit des coutumes, des savoir-faire, des savoir-être et des formes collectives d’expression symbolique qui révèlent une diversité d’identités socioculturelles. Ils oeuvrent également à la déhiérarchisation des corpus artistiques ainsi qu’à l’extension du concept d’art. Cette intervention se présente souvent sous les traits de l’enculturation, qui se définit comme l’ » ensemble des processus par lesquels une personne [ou une communauté] s’autodéveloppe sur la base de ses caractéristiques différentielles, de ses talents, aptitudes et aspirations, avec les ressources dont elle dispose et celles que son milieu social peut lui procurer ou mettre à son service » (Bellefleur, 2002 : 106).

Par la pratique de la médiaction culturelle, les animateurs encouragent l’éclosion de nouveaux lieux d’activités et privilégient de nouveaux contenus artistiques ainsi que de nouveaux processus créatifs. Ils promeuvent la créativité de chacun et l’initiative culturelle comprise comme la capacité d’inventer des réponses à des situations problématiques et de participer concrètement à leur mise en oeuvre. La stratégie consiste à partir des enjeux sociaux tels qu’exprimés par les gens pour créer, ce qui implique de suivre l’évolution de ces enjeux en conjonction avec la modification constante des modes de création. Elle a pour exigence la reconnaissance des différences culturelles et l’identification de la communauté aux formes artistiques produites. Elle fait le pari de la participation par l’auto-organisation des pratiques amateurs, mais requiert toutefois un espace d’énonciation propre et une part légitime de la richesse sociale pour se développer.

La conception unifiante de la culture qui fonde la médiation culturelle élude les dissensions et inhibe le renouvellement de la culture. En revanche, la conception relativiste de la culture à l’origine de la médiaction culturelle favorise la multiplication des identités et peut affaiblir la cohésion d’ensemble. Dans le premier cas, le pouvoir culturel des animateurs repose sur la capacité de rendre accessible le sens des oeuvres, ce qui se traduit par la recherche d’une éthique équivalant à la formulation de critères d’évaluation relativement à la qualité des services. Dans le second cas, ce pouvoir culturel réside dans la capacité de structuration des identités à la fois sur les plans culturel et politique, qui se traduit par la quête d’orientations politiques permettant, d’une part, de déterminer de qui, autorités ou populations, les animateurs sont redevables, et d’autre part, de prioriser les identités à promouvoir.

Le pouvoir culturel des animateurs : entre éthique et politique

L’horizon de pratique de l’animation culturelle consiste dans ce cadre à insérer la création dans le tissu social en menant une lutte au déficit démocratique de la vie culturelle et une lutte au déficit culturel qui caractérise les sociétés démocratiques. Elle s’y engage notamment par le biais de la médiation culturelle, qui est un processus de communication de la culture visant la construction d’un sentiment d’appartenance à une collectivité, et de la médiaction culturelle, qui est un processus de valorisation des cultures émergentes, minoritaires ou alternatives auprès des institutions visant la prise en compte du pluralisme culturel.

L’emploi de ces deux processus permet à l’animation culturelle de répondre à la double exigence démocratique qui consiste, d’un côté, à donner accès aux oeuvres d’importance et aux artistes les moyens d’en créer, et de l’autre côté, à soutenir des formes d’expression culturelle minorisées et de renouer avec les visées originales de l’action culturelle : la responsabilité sociale, la cohérence sociale, la réduction de l’écart entre l’art et la population, la participation et les pratiques culturelles (Caune, 1992). Médiation et médiaction culturelles impliquent donc une évolution importante des mécanismes de transmission de la culture et la transformation des rapports sociaux. Elles ont une portée civique et politique du fait de leurs ambitions à restaurer le lien social en stimulant l’engagement culturel de tous les citoyens, à partir de leur propre identité.

Du point de la vue du pouvoir culturel qu’ils détiennent, qui s’enracine dans l’autonomie relative de leurs démarches de retraduction de la commande venue du haut (élus, responsables institutionnels) et de la demande issue du bas (citoyens, groupes), les animateurs culturels jouent deux rôles d’interface distincts au sein de ces processus. D’une part, ils relient des oeuvres réputées, c’est-à-dire sélectionnées par les autorités, à des publics composés de citoyens plus ou moins aguerris sur le plan artistique et, d’autre part, ils provoquent le choc entre des groupes de citoyens des institutions socioculturelles en soutenant l’expression de leur identité culturelle et politique. L’une insiste sur la qualité de la rencontre et l’autre sur le degré atteint de reconnaissance. Dans le premier cas, ils réalisent la mission des institutions, et dans le second, ils oeuvrent à la transformation des règles institutionnelles. En constante négociation auprès des institutions, les animateurs agissent comme agents d’influence partagée, favorisant la coopération conflictuelle. Proactifs, ils mettent en place de nouvelles aires transactionnelles, où la reconnaissance de groupes comme acteurs pouvant siéger à la table de négociation requiert qu’ils interviennent comme relais actifs entre les parties.

Deux interrogations contrastées émanent des relations complexes que tissent les animateurs dans l’exercice de leurs fonctions de médiation et de médiaction avec les dirigeants politiques, les responsables des établissements culturels et les populations. Dans le cadre de la pratique de la médiation, dont l’enjeu central est l’appropriation de la culture par le plus grand nombre, ceux-ci s’interrogent d’un point de vue éthique sur la qualité et les résultats de leurs démarches qui reposent sur des processus d’éducation et de communication, comme en témoigne par exemple le projet de Charte déontologique de la médiation culturelle élaboré récemment à Lyon par Médiation culturelle association. Par-delà des questions d’ordre général, ayant trait aux exigences de qualité intrinsèques à tout projet de médiation culturelle, les professionnels se demandent comment partager certains fondements et valeurs propres à cette pratique dans le contexte actuel, caractérisé par trois tendances lourdes. D’abord, la mobilisation de la culture en vue du développement territorial et de la croissance économique, qui a pour effet d’associer plus étroitement le milieu des affaires connu pour gérer autrement le culturel. Puis, le nouvel impératif de rentabilité des interventions culturelles publiques, jadis relativement épargnées par cette logique, qui exige l’atteinte de résultats à court terme et précarise les activités s’étendant dans la durée. Enfin, l’instrumentalisation de la culture par les élus à des fins électoralistes.

Ainsi, la pratique de la médiation culturelle se bute, du moins dans des milieux institutionnels, à la question de la responsabilité de l’animateur dans l’organisation de rencontres conçues par les directions d’établissement, souvent plus soucieuses de respecter des programmes politiques qu’un haut standard sur le plan de la qualité des expériences esthétiques, et élaborées avec la présomption d’une éducation artistique préalable du public, ce qui est rarement le cas.

Outre les questions touchant aux effets directs de la réalisation de projets (par exemple : qu’est-ce qui est mis en marche ? Comment la dynamique initiée permettra-t-elle à la communauté concernée de se développer à moyen terme ? De quelles manières contribuer à l’avènement d’une alternative au spectacle mis en oeuvre par les pouvoirs politiques et économiques ?), la pratique de la médiaction culturelle conduit plutôt à des interrogations relatives à l’imputabilité des animateurs. De qui sont-ils redevables dans leurs interventions : des pouvoirs politiques qui aménagent des conditions plus ou moins favorables à l’épanouissement des personnes et des communautés, des organisations et des institutions qui les embauchent ou des populations auprès desquelles ils s’engagent ? La dimension politique de ce questionnement apparaît également avec la recherche d’une conciliation entre l’affirmation identitaire et la vitalité de la vie démocratique, dont la pierre angulaire est la participation, de même qu’avec l’exigence de prioriser les identités à faire reconnaître. En effet, quels groupes de citoyens prétendent avec le plus de légitimité aux ressources collectives qu’ils convoitent dans le but de favoriser leur créativité autonome ?

Stratégie d’intervention classique dont les limites sont bien identifiées, la médiation culturelle s’inscrit dans le prolongement des efforts consacrés à accroître l’accessibilité des publics aux oeuvres consacrées et aux processus créatifs reconnus. Elle peut être abordée à l’aune de l’intervention publique en matière de culture, caractérisée par une tension permanente. En effet, la politique culturelle a pour dilemme de satisfaire la revendication démocratique exigeant l’accès de tous, c’est-à-dire des non-initiés, aux oeuvres majeures et la revendication culturelle visant la constitution d’un groupe restreint d’initiés par un soutien approprié (Heinich, 2001). L’histoire des politiques culturelles québécoises et canadiennes démontre clairement que l’action publique est traversée par cette tension entre la mise en oeuvre des politiques d’accès à la culture et des politiques d’aide aux artistes (Azzaria, 2006).

La médiaction culturelle désigne une autre stratégie d’intervention, débordant le milieu des arts, qui vise à permettre à certains groupes minoritaires ou à certaines communautés locales d’accroître leur capacité autonome de créativité favorisant leur développement et d’avoir accès aux ressources collectives par l’entremise d’une meilleure reconnaissance institutionnelle. Cette perspective se rattache à la revendication socioculturelle relevant de la dynamique identitaire dans les sociétés démocratiques contemporaines, qui procède de la fusion des représentations symboliques et des logiques institutionnelles. Dans la mesure où l’identité politique trouve son expression dans une identité culturelle et l’identité culturelle ne s’exprime qu’une fois structurée l’identité politique, la médiaction se situe également au coeur d’un dilemme. La promotion des identités relève de la reconnaissance de valeurs et de modes de vie, mais aussi de la reconnaissance politique traduite concrètement par une place accordée dans l’espace public et l’accès à des ressources facilitant l’expression.

Plus fondamentalement, la mise en oeuvre de ces deux processus, adaptée à des contextes et des milieux donnés, s’inscrit stratégiquement dans l’équilibre recherché en animation culturelle entre des démarches d’acculturation et d’enculturation. Cet équilibre est requis pour que l’acculturation ne mène pas à l’assignation autoritaire de l’identité, soit à l’aliénation, et que l’enculturation s’érige sur des compétences culturelles garantes d’une véritable actualisation.

Tableau 1

Synthèse des caractéristiques de la médiation et de la médiaction culturelles en animation

Synthèse des caractéristiques de la médiation et de la médiaction culturelles en animation

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Ces deux stratégies diffèrent non seulement par les objets sur lesquels elles portent, les objectifs qu’elles poursuivent et les modalités d’intervention qu’elles mettent en oeuvre, mais également par les enjeux qu’elles suscitent et le statut qu’elles prêtent aux animateurs. Confrontés au pouvoir culturel qu’ils sont appelés à exercer en situation de médiation et de médiaction, les animateurs développent des interrogations d’ordre éthique et politique touchant respectivement leur responsabilité et leur imputabilité. Ils cherchent ainsi à mesurer l’efficacité ou à évaluer la pertinence de leurs interventions à l’aune des exigences démocratiques qui guident leur pratique. Dans le cadre de la médiation, dont l’enjeu central est l’appropriation de la culture par le plus grand nombre, se déploie un questionnement de nature éthique sur la qualité et les résultats de leurs démarches qui reposent sur des processus d’éducation et de communication. À travers la médiaction, les animateurs s’interrogent sur l’instance vis-à-vis de laquelle ils sont redevables alors qu’ils stimulent l’essor de la créativité collective, en organisant l’expression active des individus et des groupes, en créant ou recréant une vie de quartier, en suscitant les pratiques amateurs, en encadrant les loisirs et en contribuant à la reconnaissance de certaines cultures émergentes, minoritaires ou alternatives, autant de phénomènes qui favorisent le renouvellement de la culture.

Dans la mesure où « l’intérêt de la médiation, en sciences sociales, est de poser la question du rapport entre les principes de l’action collective et le rôle des objets » (Hennion, 1993 : 15), l’animation culturelle est directement interpellée. En effet, elle intervient non seulement à titre de relais signifiant entre les citoyens et les objets d’art, contribuant à rapprocher les différentes couches de la population, mais elle entre de plus directement dans la dynamique productrice et reproductrice de la société à partir de ses forces vives, favorisant la reconnaissance de la différence et la participation garante de la vitalité démocratique. Les interrogations auxquelles se confrontent les animateurs lorsqu’ils appliquent la médiation ou la médiaction culturelles témoignent de l’ambivalence qui caractérise leur position, mais ne sauraient compromettre leur contribution essentielle dans le cours des sociétés.