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Le contexte actuel de la réduction du temps de travail, par l'intermédiaire de la loi sur les 35 heures, nous incite à nous interroger sur les enjeux d'une telle mesure dans une perspective de genre. La réduction du temps de travail constitue en effet un thème de mobilisation pour les salariés, et notamment pour les femmes, mais cette modalité est en réalité révélatrice de tensions et de contradictions. En premier lieu, jusqu'à très récemment, les politiques du temps de travail en France ne faisaient aucune référence au genre des destinataires, ni aux conséquences différenciées de ces politiques pour les hommes et les femmes.

Si la place majeure des femmes dans l'activité en France est un fait reconnu et semble-t-il irréversible [1], leur rapport au travail et notamment au temps de travail reste quant à lui bien différencié. Parce qu'elles n'occupent pas les mêmes postes, parce que la division du travail est fortement sexuée, enfin parce que les problèmes d'articulation entre vie professionnelle et vie familiale restent spécifiquement féminins, le rapport que les femmes entretiennent au temps est en réalité ambivalent : d'une part, elles subissent des formes de discrimination dans l'entreprise, du fait d'une disponibilité professionnelle jugée insuffisante. Tout se passe comme si cette question du temps de travail des femmes ne se posait qu'au regard de leur vie familiale, en dehors des autres temps sociaux et indépendamment de leur mode d'insertion sur le marché du travail et du maintien de formes de division sexuée du travail. Tout se passe aussi comme si pour les hommes — notamment les pères — ces questions d'articulation ne devaient pas se poser.

Mais d'autre part, un autre mouvement récent est à l'oeuvre. Les femmes sont aujourd'hui porteuses de nouvelles « aspirations » à une meilleure harmonie des temps sociaux, et même peut-être de nouveaux modèles de temps de travail, notamment chez les cadres. L'expérience italienne des temps de la ville est à ce titre pionnière et ne peut se comprendre que par la volonté de certaines femmes de « changer le temps », de mieux concilier, dans la cité, leur vie au travail avec leur vie hors travail (Belloni, 1996; Boulin, 2000). En France, les expériences menées dans quelques villes ont montré qu'une autre approche du temps était justement possible, que la remise en cause du « modèle temporel androcentré » était nécessaire, singulièrement parmi les cadres (Junter-Loiseau, 1996).

Cet article se propose de repérer les conséquences en termes de genre d'expériences menées en France, sur le plan des politiques publiques et au niveau des entreprises ayant procédé à des réductions et aménagements du temps de travail. Nous y utilisons certains résultats d'une étude plus large, sur le partage du travail et les modes de vie des salariés, qui a permis de réaliser une comparaison entre la France et la Suède [2] (voir encadré).

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Notre attention portera seulement sur l'enquête française. Un échantillon d'entreprises très diversifiées (par l'activité, la taille, la modalité de réduction du temps de travail…) a été retenu. Les monographies d'entreprises ont été réalisées auprès des directions, des syndicats mais aussi des salariés. Au total, près de 150 salariés ont été rencontrés dans huit établissements français et se sont prêtés à des entretiens approfondis. Cet échantillon comprend une majorité de femmes (57 %), la moitié est composée d'employés et d'ouvriers, et ces salariés sont à 80 % en couple. Plus de la moitié de l'échantillon a connu une réduction du temps de travail conséquente (d'une demi-journée à une journée entière par semaine). Pour 75 % des personnes interrogées (femmes, 77 %; hommes, 73 %), l'accord est positif, même si 49 % d'entre elles ont subi une perte de salaire. C'est avant tout le rythme du hors travail, jugé « plus calme », et la possibilité d'investissement familial qui sont mis en avant par plus de la moitié des salariés (surtout les femmes); mais près d'un tiers des personnes interrogées (un peu plus de femmes également) souligne une intensification du travail depuis la RTT. Au-delà de ces quelques données, les principaux enseignements de cette enquête sont d'ordre qualitatif et seront présentés dans la seconde partie de cet article.

Notre exposé se déroulera en deux temps : tout d'abord, il s'agit de revenir sur un rendez-vous « manqué » en apparence entre femmes et politiques du temps de travail, puisque ces politiques se voulaient « neutres » a priori, tout au moins en termes de politiques affichées, et ne parlaient pas explicitement du genre. Certes, nous verrons qu'actuellement, la seconde Loi sur les 35 heures aborde enfin cette question, mais d'une façon très formelle. Ainsi, contrairement aux discours généraux et aux directives ou résolutions européennes, les lois françaises en matière de temps de travail sont restées « aveugles » sur le genre. L'intégration de la question de l'égalité professionnelle dans la seconde loi Aubry apparaît en réalité très formelle et ne semble pas avoir modifié fondamentalement les nouveaux accords.

Dans un second temps, notre propos sera concrètement illustré par certaines expériences d'entreprises autour de trois oppositions : entre l'individuel et le collectif, d'une part, le temps contraint et le temps choisi d'autre part. Enfin, le lien entre travail et hors travail sera lui aussi réinterrogé à la lumière d'enquêtes auprès de salarié(e)s. Au total, nos enquêtes révèlent deux limites importantes à la réduction du temps de travail, pourtant largement plébiscitée par les salariés : en premier lieu, l'illusion des 35 heures comme moyen de mieux répartir les tâches dans et hors travail ne résiste pas à l'observation des réalités; en second lieu, le temps de travail renforce certaines discriminations, entre les femmes elles-mêmes, selon leur situation familiale et professionnelle.

Les politiques du temps de travail : d'un « silence » révélateur à une intégration formelle du genre

Le fil directeur de mon propos est de montrer à quel point les différenciations sexuées sur le marché du travail influencent les modalités et les conséquences à attendre d'une politique de partage du travail. Or, dans la plupart des politiques du temps de travail, jusqu'à une date toute récente, cette dimension était occultée ou biaisée.

Le temps partiel

Deux attitudes se dégagent en ce qui concerne le temps partiel. D'un côté, on semble ignorer que certaines mesures de réduction du temps de travail — notamment individuelles, comme le temps partiel — sont loin d'être proposées à tous les salariés, de façon « neutre ». Or, le temps partiel connaît un développement sans précédent ces dernières années en France, avec un taux de croissance parmi les plus rapides d'Europe. Cette forme d'emploi a plus que doublé depuis les années 1980 (et surtout depuis le début des années 1990) et correspond désormais à 17 % des emplois, mais à 31 % de l'emploi féminin et à 5 % de l'emploi masculin. Le temps partiel n'est pas une tradition en France, et il est bon de rappeler qu'à la différence de ce qui s'est passé dans certains pays du Nord de l'Europe, la croissance de l'activité féminine française s'est faite à temps plein, désormais sans discontinuité, ce qui est une exception (avec l'ex-RDA et le Portugal). Les pays comme le Danemark, où l'activité féminine est élevée à tout âge (notamment de 25 à 49 ans), ont connu ce développement grâce au temps partiel. De plus, le temps partiel est plus fortement féminisé en France que dans ces pays.

Le développement récent du temps partiel en France ne peut donc pas s'analyser à partir du seul comportement d'activité des salarié(e)s et de la seule demande pour cette forme d'emploi, même si un tel principe existe, nous y reviendrons. C'est avant tout le reflet de la politique du temps de travail qui incitait, jusqu'en 2000, les entreprises à créer ou à développer des postes à temps partiel sous forme d'exonérations parafiscales, parfois dans de nouveaux secteurs d'activité et même pour de nouvelles catégories de salariés, mais surtout en renforçant une pratique déjà présente dans des secteurs bien précis, pour des catégories de salariés bien ciblées : les vendeuses et les caissières, puisque le taux de temps partiel dans ce type d'activité devient désormais la norme : 51 % des caissiers(ères) sont à temps partiel, 76 % des femmes de ménage.

D'un autre côté, les débats traditionnels sur l'aménagement des horaires intègrent parfois la dimension sexuée, mais dans une seule perspective : la présumée meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle pour les salariées de sexe féminin justifie à leurs yeux que le temps partiel soit le fait exclusif des femmes. Nous l'avons déjà observé, qui dit temps partiel pense femmes, pour diverses raisons, notamment en référence à leur position dans la sphère domestique, où finalement un salaire « d'appoint » leur serait suffisant… Le seul critère légitimement reconnu dans l'entreprise pour demander un aménagement d'horaires — quand on est une femme — est celui de la famille, mais le prix d'un tel aménagement sera lourd, en termes de carrière et de promotion.

L'incidence de la seconde loi sur les 35 heures : quelques remarques

Les débats sur l'égalité et la parité ont connu ces derniers temps un regain important, comme en témoignent les nombreux rapports sortis récemment, ou encore certains textes de loi [3]. Mais on peut constater que les premiers débats autour du passage aux 35 heures (première loi) ne faisaient jamais le lien avec la question de l'égalité. La première Loi Aubry de juin 1998 n'intégrait en effet aucune analyse dans la perspective du genre. En revanche, cette question de l'égalité apparaît plus explicitement dans la seconde loi, adoptée en janvier 2000. Cette loi présente donc des avancées réelles, mais certaines questions restent encore problématiques.

Premier élément positif, le nouveau texte de loi prévoit que le bénéfice de l'allégement des cotisations sociales sera accessible aux entreprises dont l'accord comporte des mesures favorables à l'égalité professionnelle et au développement « du temps partiel choisi » (passage temps partiel-temps plein ou inversement). Ce principe reste cependant quelque peu symbolique car rien de précis n'est prévu dans ce cadre, si ce n'est de limiter les discriminations à l'embauche. Ce sont les négociateurs qui doivent envisager des mesures concrètes, mais le risque de trouver de simples principes formels dans les accords existe.

Le second point primordial concerne le temps partiel. Un élément positif a été enfin obtenu : la levée de l'abattement des cotisations patronales au temps partiel (non sans négociation et sans de multiples mobilisations). Mais cette levée ne concernera que les nouveaux contrats à temps partiel à partir de 2001. Ces exonérations constitueront encore de véritables aubaines pour les entreprises déjà utilisatrices, notamment dans des secteurs comme le commerce et la restauration, où l'emploi à temps à partiel, loin d'être du temps « choisi », se confond avec l'emploi précaire. Alors que le gouvernement envisage de lutter contre l'emploi précaire, sous sa forme plus commune du CDD ou de l'intérim à travers la Loi sur la modernisation sociale, il serait bon que le temps partiel imposé, souvent conjugué avec un CDD, soit lui aussi taxé et qu'une prime de précarité soit prévue pour de tels contrats aux horaires atypiques et de courtes durées. De même, certaines mesures de « protection des salariés à temps partiel » sont annoncées, comme la limitation des heures complémentaires. En revanche, un droit réel de retour au temps plein n'est pas explicitement prévu, alors que la loi récente des Pays-Bas garantit à chaque salarié des possibilités d'allonger ou de réduire son temps de travail. Sur cette question, la loi française laisse à la négociation le soin d'introduire des procédures en vue d'améliorer le traitement des salariés à temps partiel eu égard aux salariés à 35 heures, par exemple en vue de développer les conditions « d'un temps partiel choisi ». Mais les partenaires sociaux prendront-ils à coeur ce type de problèmes ? Les salarié(e)s, souvent dos au mur lorsque des menaces pèsent sur leur emploi, se mobiliseront-ils ? Si ces femmes (pour la plupart) ont « choisi » une réduction du temps de travail, souvent du fait de contraintes familiales, elles n'aspirent pas pour autant à vivre dans un monde à part de l'entreprise, bien au contraire. Il faut que leurs droits soient inscrits dans une démarche collective et non individuelle, et que la réduction collective du temps de travail soit l'occasion de l'expression de leur différence, dans l'égalité. Pour cela, la participation plus conséquente des femmes aux négociations est nécessaire.

De plus, du point de vue des entreprises, la réduction du temps de travail est un outil de flexibilité des horaires, d'annualisation et de modulation. Le développement des horaires atypiques est désormais monnaie courante (horaires décalés, horaires de nuit…). Il convient ici aussi que l'État encadre davantage ces modalités. Je n'entrerai pas dans le débat sur le travail de nuit des femmes. Je pense seulement qu'il conviendrait de limiter le développement du travail de nuit, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Est-il toujours nécessaire ? A-t-on envisagé d'autres solutions ? Le respect des délais de prévenance est aussi un enjeu considérable. Il semble qu'au nom des contraintes de la production, des fonctionnements en « juste à temps », ces délais soient de plus en plus courts et bien souvent non respectés. Être prévenu une semaine, ou pire encore, trois jours à l'avance d'un changement d'horaire, comme le prévoit la loi en cas de nécessités économiques, soulève des problèmes d'organisation personnelle insolubles, tout particulièrement pour les femmes. Cette question doit être mieux prise en compte par l'ensemble des partenaires sociaux.

Autre question peu abordée sous cet angle : l'emploi. À l'heure où les débats et querelles de chiffres battent leur plein, personne, ou presque, ne se demande à qui profiteront ces éventuelles créations d'emplois. Envisage-t-on de respecter ici l'égalité, en maintenant ou même en augmentant la part des femmes recrutées, alors que le surchômage féminin persiste ? N'y a-t-il pas des risques de substitution entre salariés hommes et femmes, compte tenu des conditions de travail et des aménagements d'horaires proposés ? À quoi servent des principes favorables au recrutement des femmes, proposés par exemple dans le rapport de Mme Génisson (1999), s'ils ne sont pas suivis concrètement de dispositifs plus contraignants ? Prévoir seulement des incitations financières auprès des entreprises n'est pas à la hauteur du problème.

Ajoutons à cet inventaire le problème de la réduction du temps de travail des cadres, qui a lui aussi alimenté de nombreux débats. La décision finalement retenue d'une réduction en jours de travail, sans référence horaire pour certains cadres dits « de troisième type » (ni dirigeants, ni intégrés à des équipes de travail), aura des conséquences sociales pour l'ensemble de cette catégorie, et plus particulièrement en termes d'égalité : la pression sur la durée quotidienne de ces cadres risque de se renforcer, la journée de travail pouvant atteindre légalement 13 heures… Qui pourra accepter ces horaires ? Une fois de plus, nous pouvons faire le pari que certaines femmes cadres seront les premières pénalisées ou que la féminisation de certains postes d'encadrement sera ralentie, au nom de cette nouvelle organisation des horaires.

Analyse des effets de quelques accords locaux dans une perspective de genre

Avant même la mise en place de cette loi, d'autres dispositifs (loi quinquennale, De Robien) ont favorisé le développement d'accords locaux de réduction et d'aménagement du temps de travail. L'étude de certains accords collectifs sur la réduction et l'aménagement du temps de travail permet d'illustrer et d'élargir notre propos. Dans les cas étudiés, la mesure est le plus souvent à l'initiative de l'employeur, dans un contexte où les contraintes économiques et sociales sont fortes (situation défensive ou offensive en matière d'emploi) et où les mesures de la politique de l'emploi (Loi quinquennale de 1993 notamment) ont parfois été incitatives.

Les femmes au coeur des nouvelles articulations entre logiques collectives et logiques individuelles

Derrière cette approbation générale, l'étude de ces accords nous invite à déplacer quelque peu notre regard vers des dimensions « cachées » et « imprévues » qui concernent certaines catégories de salariés, des femmes au premier chef, dont les moyens de représentativité et de défense échappent en partie aux négociations collectives menées en entreprise.

La plupart du temps, la négociation collective s'appuie en effet sur des compromis entre partenaires sociaux et, selon les rapports de force, un équilibre plus ou moins stable est obtenu, de type « donnant-donnant » (on peut même parler d'accords « gagnant-gagnants »). Ces accords offrent aux salariés des heures voire des jours libérés, accompagnés du maintien ou de la création d'emplois contre une diversification des horaires (travail le soir, le samedi…), une flexibilité dans les délais de prévenance, une intensification parfois du travail et une compensation salariale partielle.

Certains accords ont développé, à côté de ces mesures collectives, des dispositions individuelles (possibilité de passage à temps partiel, compte-épargne-temps, pré-retraite progressive…). Or dans ces accords « mixtes », les mesures individuelles sont moins souvent de type « donnant-donnant », mais plutôt « gagnant-perdantes ». Un tel constat a déjà été fait dans d'autres études. Ainsi, Maruani (1996) dénonçait le « chantage » fait à certaines femmes, du type « le temps partiel ou la porte ». De même, on a déjà évoqué l'idée d'un double régime, « masculin-pluriel » d'un côté, « féminin-singulier » de l'autre; autrement dit, aux hommes des mesures collectives de réduction du temps de travail, aux femmes des mesures individuelles (Bloch-London, Bué et Coutrot, 1996). Sans que ce soit affirmé explicitement dans les accords, le temps partiel est en effet implicitement destiné aux femmes [4].

Comme le soulignent Maruani et Michon (1997), « pour pouvoir toucher la main-d'oeuvre masculine, il faut que [le temps partiel] porte un autre nom : la préretraite progressive, que l'on se garde bien de nommer préretraite à temps partiel ». Et encore s'agit-il alors de personnes « âgées », pour qui le temps partiel se justifie, compte tenu de leur forte ancienneté.

Nous avons rencontré une situation en partie analogue dans une entreprise de notre enquête. La réduction collective du temps de travail a été proposée en 1992 à l'ensemble du personnel de production pour limiter un plan social en allongeant la durée d'utilisation des équipements, avec une forte réduction du temps de travail (passage à 33 heures, avec possibilité d'ouverture de six équipes, y compris de nuit et de week-end). Le personnel administratif, quant à lui, était exclu de ce dispositif. Il a dû « choisir » entre du temps partiel pour toutes les secrétaires ou le licenciement de l'une d'entre elles. Ce chantage ne visait pas directement les femmes, puisque cette entreprise de l'électronique accueille des femmes à la production, mais il visait une catégorie de salarié(e)s, les secrétaires, pour qui la norme collective ne pouvait pas s'appliquer. Leur faible représentativité dans l'entreprise a permis cette individualisation, signe de discrimination, dans la mesure où, pour elles, la compensation salariale n'avait pas lieu d'être; et surtout, leur charge de travail n'avait absolument pas suivi ce passage à 80 % de leur temps de travail. La renégociation de l'accord, trois ans plus tard, a heureusement permis de rectifier cette situation grâce à une reprise de l'activité.

À partir de ce premier exemple, on relève que l'articulation entre mesures individuelles et mesures collectives en matière de temps de travail est difficile. Des principes de division sont à l'oeuvre lorsqu'il s'agit de combiner de telles mesures : outre cette partition hommes-femmes, on voit jouer des différences selon l'âge (comme pour la pré-retraite), les catégories (cadres-non cadres, cols bleus-cols blancs) et l'intégration dans l'entreprise, notamment dans la représentation syndicale. Dans tous ces cas de figure, individualisation rime avec discrimination.

Dépasser l'opposition temps contraint-temps choisi

Dans l'expérience précédente, le personnel administratif n'a effectivement pas eu un véritable choix. En revanche, dans d'autres entreprises, le temps partiel est réellement à l'initiative des salariés. On pourrait alors considérer qu'il s'agit ici d'un véritable « choix », mais, comme le souligne Zarifian (1996), « qu'est-ce qui permet de dire que ce choix est “libre” au sens de “non contraint” ? ». On assimile ici à tort le « choix » et le « libre choix ». L'expérience suivante nous invite à remettre en cause cette opposition entre temps choisi et temps contraint.

Dans une entreprise de l'agro-alimentaire, la réduction collective du temps de travail a été appliquée à l'ensemble du personnel, aussi bien le personnel de production que le personnel administratif et les cadres, mais avec des modalités spécifiques à chaque catégorie. Le passage à « la semaine de quatre jours » (en vérité seulement assurée une semaine sur trois) relève d'un jeu « gagnant-gagnant ». D'un côté, en positif pour les salariés, des jours libérés, des créations d'emplois au-delà des engagements prévus dans l'accord; mais, en négatif, des exigences de flexibilité des horaires (travail du samedi), des délais de prévenance pas toujours respectés et un effort salarial, faible pour les ouvriers, plus conséquent pour le personnel administratif et les cadres.

Ce dispositif a donc été effectivement généralisé à tous… même aux salariés à temps partiel, toutes des femmes, qui n'ont pu revenir à la nouvelle norme collective de temps de travail. Dans la volonté de ne pas faire de « différence », le patron de cette entreprise a considéré que ces salariées (minoritaires) devaient elles aussi accepter un effort : réduire encore leur temps de travail. L'argument principal pour ce responsable est évidemment financier : à l'heure où tous acceptaient de faire un effort, remettre ces salariés à temps partiel dans la nouvelle norme collective revenait à leur accorder une hausse de rémunération (de l'ordre de 1000 FF mensuels.…), pour une durée du travail inchangée.

Fait confirmé dans le bilan de la première Loi Aubry du ministère de l'Emploi (1999), dans deux cas sur trois, les personnes à temps partiel ont vu leur durée du travail se réduire encore lors du passage aux 35 heures, alors qu'elles ne le souhaitaient pas toujours. De même, une étude récente de Bué et Roux-Rossi (2001) montre que bon nombre d'accords de réduction du temps de travail ne prennent pas en compte la volonté réelle de ces salariés, souvent minoritaires dans ces entreprises. Le droit des salariés à temps partiel doit donc être renforcé : population de plus en plus grandissante et pourtant silencieuse, la loi ne les protège pas suffisamment.

Cette décision est révélatrice du statut véritable du temps partiel, même lorsqu'il est à l'initiative des salariés. Le « choix » d'un temps partiel est au fond irréversible. Il ne s'agissait pas pour ces femmes de « choisir » une forme d'aménagement de leur temps de travail (qui depuis a été généralisée à toute l'entreprise) mais d'entrer dans une forme d'emploi réduit, de « tomber finalement dans le piège du temps partiel », induisant un statut à part dans l'entreprise, une marginalisation certaine. L'absence de « prise de parole » de ce petit groupe de salariées s'est donc traduite par une acceptation de leur sort, au nom de la solidarité envers le collectif des salariés, mais surtout vis-à-vis des jeunes du bassin d'emploi, en attente d'un emploi.

Une demande de temps partiel modifie aussi les conditions de travail. Au-delà des différences de salaire, les relations et l'environnement de travail de ces salariés particuliers se trouvent différenciés. Dans une collectivité locale qui avait signé un contrat de solidarité-réduction du temps de travail en 1983, assez paradoxalement, le passage à 35 heures n'a pas été un frein au développement du temps partiel, tout au contraire. La réduction collective du temps de travail a été imposée, dans la majorité des services, sous forme d'une réduction quotidienne d'une heure en fin de journée et sans modifier la pause méridienne. Or, pour des raisons multiples liées notamment aux contraintes familiales, le personnel administratif aurait préféré d'autres modalités d'aménagement, comme la possibilité de journées continues (pour les salariés habitant loin), la possibilité de prendre des demi-journées cumulées, notamment le mercredi. Bien que les salariés aient revendiqué une telle diversification, la direction est restée inflexible, au nom de la qualité du service aux usagers. Tout au plus a-t-elle accepté le passage de certains salariés à temps partiel, mais avec des contreparties : maintien de la charge de travail ou, au mieux, baisse non proportionnelle du volume de l'activité, non-remplacement systématique durant leurs absences… Le résultat final en est, aux yeux des individus concernés, une intensification du travail les jours de présence et une dégradation des relations entre collègues (en raison du report vers les « temps pleins » d'une partie de leurs tâches).

Enfin, un autre exemple nous vient de la Poste, confirmé aussi dans un service hospitalier. Si l'argumentation habituellement invoquée à l'origine d'une demande de temps partiel concerne la vie familiale et surtout les enfants, on peut souvent relever d'autres déterminants à ce « choix ». C'est en effet l'expression de plus en plus fréquente d'une « fuite » à l'égard du travail, face aux horaires décalés, à une détérioration des conditions de travail, phénomènes renforcés pour les personnes ayant une forte ancienneté et des charges familiales importantes. La famille apparaît alors comme l'argument légitime dtelle demande, le seul au fond réellement recevable dans une entreprise, alors qu'en réalité ce sont les conditions d'emploi qui influent sur cette « mise en retrait » de l'entreprise.

L'articulation des temps sociaux conjuguée au féminin : un bilan mitigé

Les effets de la réduction du temps de travail ne se situent pas seulement dans l'organisation du travail. La première incidence sur le temps hors travail des salariés est très certainement de leur permettre de modifier leur rythme de vie et de prendre leur temps. Sans chercher à développer, dans un premier temps, de nouvelles activités de loisir, culturelles ou associatives, ils manifestent pour la plupart le besoin de « souffler ». Cette réaction est d'autant plus forte que ces salariés subissent des conditions de travail pénibles, lorsque justement la réduction du temps de travail s'est accompagnée, selon eux, d'une intensification des rythmes de travail. C'est encore plus vrai pour les femmes salariées ayant une charge de famille et dont le travail domestique est resté le domaine « réservé ». Le bilan de la réduction du temps de travail, notamment avec le passage à 35 heures, s'avère ainsi contrasté.

La RTT : un facteur d'amélioration de la vie hors travail ?

Premier constat révélateur, si les femmes sont globalement moins syndiquées, elles sont plus présentes dans les négociations actuelles et, surtout, plus nombreuses parmi les mandatées [5]. Cela confirme que les enjeux de la réduction du temps de travail mobilisent les femmes plus que d'autres thèmes de négociation, très certainement parce que cette question concerne l'organisation de la vie au travail, mais aussi celle de la vie hors travail. Dans certains accords, des femmes ont ainsi fait entendre leurs différences en refusant, par exemple, que le passage à 35 heures se fasse sur quatre jours (avec un allongement de la journée de travail à neuf heures), ce qui imposait de nouvelles contraintes en matière de modes de garde des enfants; dans un hypermarché, un accord a permis, à l'occasion de la réduction du temps de travail, un allongement du temps de travail des salarié(e)s à temps partiel. Autre exemple, dans une entreprise du textile, des femmes ont négocié des modalités de réduction du temps de travail sous forme de jours de congé, disponibles en fonction des demandes individuelles, etc.

Plus généralement, les enquêtes disponibles sur les perceptions des salariés à l'égard de la réduction du temps de travail soulignent une satisfaction plus marquée des femmes, pour qui la dimension du hors travail est plus souvent mise en avant. Ainsi, lors de notre enquête, la position de certains hommes salariés à qui on a proposé une réduction — collective — de leur temps de travail a été plutôt réticente au départ, car certains y voyaient un signe de désinvestissement au travail. On a ainsi entendu certains d'entre eux dire que la réduction du temps de travail était « bien pour les femmes », pour qui l'investissement familial serait en fait prioritaire. Pour ces hommes, réduire le temps de travail, c'était passer à temps partiel et remettre en cause le principe inflexible selon lequel « compétence rime avec présence et disponibilité dans l'entreprise ». Mais ces réticences ont finalement disparu, une fois la réduction du temps de travail adoptée. La plupart des expériences ont en effet, après un temps d'adaptation et d'apprentissage, permis aux salariés (y compris les hommes) de mieux organiser leur vie hors travail, de prendre plus de temps pour eux et leur famille. Finalement, 75 % d'entre eux (73 % des hommes et 77 % des femmes) se disent satisfaits de ces accords [6].

Ces résultats se retrouvent en partie dans les réponses au questionnaire lancé par la CGT [7], sur la perception des salariés, la plupart syndiqués, face à la réduction du temps de travail : même s'il s'agit dans une grande majorité de syndicalistes CGT, 66 % se disent satisfaits (voire très satisfaits) des 35 heures, les femmes étant plus nombreuses dans ce cas (67,3 %, contre 64,8 % des hommes). Selon cette enquête, si le temps libre apparaît, pour tous, comme le premier point positif, cette dimension est nettement plus souvent signalée (spontanément [8] ) par les femmes : 88,5 % des femmes satisfaites citent cette dimension (ce qui représente 59,6 % de l'ensemble des femmes de l'enquête); en revanche, seulement 65 % des hommes satisfaits ont mis en avant cet élément (soit 42 % de l'ensemble des hommes). Si les femmes évoquent plus souvent la possibilité de se consacrer plus à la famille, les hommes parlent davantage de temps « personnel », d'activités sportives, mais aussi quelquefois de la famille.

La réorganisation des tâches domestiques, leur meilleure répartition tout au long de la semaine et parfois même leur développement constituent très certainement la principale source de satisfaction des salariées. En effet, les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes à déclarer « manquer de temps », avant la réduction du temps de travail, même à catégorie professionnelle et à situation familiale identiques à celles des hommes (Dares, 2001) [9]. Mais, comme on l'a relevé dans d'autres études plus anciennes (Kergoat, 1984; Daune-Richard, 1983), le risque est de rendre encore plus invisible une partie des tâches ménagères, effectuées sur des heures ouvrées, loin du regard du conjoint ou des enfants en activités extérieures. Si cette nouvelle organisation a pour objectif de véritablement « libérer le week-end », consacré alors à des activités de détente et de loisir en famille, l'assignation du travail domestique exclusivement aux femmes pourrait s'en trouver renforcée. C'est d'autant plus manifeste que le jour libéré n'est pas fixe et varie selon les semaines, ce qui limite la possibilité d'avoir une nouvelle activité extérieure régulière (sport, études…). Contrairement à certaines attentes, la réduction du temps de travail n'a pas eu, pour le moment, une forte incidence sur un meilleur partage des tâches domestiques, même si certains changements sont cependant à l'oeuvre (Silvera, 1998). Ainsi, le souhait de vouloir consacrer plus de temps à ses enfants est manifesté également par les pères et les mères (Dares, 1999), mais ne se repère pas dans les faits, sur le plan statistique (Brousse, 1999, Barrère-Maurisson, 2001).

Risques de détérioration des conditions de travail et de discrimination entre les femmes elles-mêmes

Si des améliorations sont notables sur le plan du hors travail, on n'en perçoit pas, en revanche, sur le plan des conditions de travail : selon notre propre enquête, 33 % des femmes interviewées et 27 % des hommes estiment que la RTT s'est traduite par une intensification du travail. Selon l'enquête de la Dares (2001), la dégradation des conditions de travail se repère dans 28 % des cas. Si ce résultat est commun à l'ensemble des hommes, quelle que soit leur catégorie professionnelle, il n'en est rien pour les femmes : 35,4 % des femmes non qualifiées mais seulement 18,4 % des femmes cadres estiment qu'il y a dégradation.

Ainsi, dans certains accords, la réduction du temps de travail s'est traduite par une remise en cause du temps de pause, par une réduction du temps de passage des consignes entre équipes, bref par des signes d'intensification du travail, traduits par une expression récurrente : « on nous demande de faire le même travail, en moins de temps ».

Le questionnaire de la CGT précité présente des résultats analogues : pour les femmes, la première contrainte évoquée porte sur l'intensification du travail (même si ce terme n'est pas utilisé) : les questions de baisse du temps de pause, de maintien de la charge de travail malgré la RTT, d'augmentation du stress sont systématiquement citées par toutes les femmes insatisfaites de la RTT (et par 36,5 % de l'ensemble des femmes de l'enquête), comparativement à seulement 56 % des hommes insatisfaits de la RTT (soit 19,7 % des hommes). En lien avec ce premier point, l'emploi constitue pour les femmes le second point négatif : l'absence totale d'emplois créés, ou des emplois créés en moins grand nombre que prévu, les difficultés rencontrées au niveau de certains services sont évoqués par 76,5 % des insatisfaites (soit 25 % de l'ensemble des femmes), mais par 44 % des hommes insatisfaits (15,5 % de tous les hommes). Pour ces derniers, la première source d'insatisfaction porte sur la flexibilité accrue, la modulation annuelle imposée, le fait que l'employeur impose unilatéralement les modalités de la RTT : 64 % des hommes insatisfaits en ont parlé (soit 22,5 % de l'ensemble des hommes), contre 53 % des femmes insatisfaites (soit 17 % de l'ensemble des femmes).

Confirmant ce fait, en mars 2000, la CFTC a rendu publics les résultats d'une enquête qualitative menée auprès de salariées d'une quarantaine d'entreprises. Montrant que les 35 heures n'ont pas répondu aux attentes des femmes sur le plan des conditions de travail, les résultats mettent en avant que, beaucoup plus que leurs collègues masculins, les femmes comptaient sur la réduction du temps de travail pour améliorer leurs conditions de vie, mais celle-ci s'est traduite par un stress et une fatigue accrus.

Au total, tous ces éléments confirment les fortes attentes des femmes en matière de réduction du temps de travail. Mais il est clair que certaines d'entre elles — les mères de famille les moins qualifiées — ont un rapport ambivalent à la réduction du temps de travail : les avantages obtenus dans la sphère du hors travail sont en réalité absorbés par un accroissement des contraintes dans le travail, plus fortement ressenti par ces salariées dont le rythme de travail est imposé.

Conclusion

La question d'une approche intégrée de l'égalité — le « gender mainstreaming » — est en réalité centrale dans ce débat : une telle approche suppose que l'on intègre l'égalité en amont des politiques et dans tous les domaines d'intervention, en l'occurrence dans le processus de négociation du temps de travail. Or, force est de constater que dans la plupart des cas d'entreprises ici évoqués, l'égalité n'est pas un enjeu de négociation sur le temps. Seule une telle démarche permettrait réellement de favoriser des accords innovants tant sur le plan économique que sur le plan social, comme en témoignent certaines expériences étrangères (Junter-Loiseau et Malpas, 1998). Seule la mobilisation des acteurs locaux, notamment des syndicats et des salarié(e)s eux-mêmes, pourrait infléchir cette tendance dans la signature des accords et dans leur application à plus long terme, en particulier dans les PME, où l'on sait que les femmes sont majoritaires. Bien souvent, ces dimensions restent du domaine « réservé » des directions d'entreprise, notamment lorsqu'il s'agit du temps partiel, dans la mesure où il s'agit de droits individuels [10]. Il conviendrait, tout au contraire, que ces enjeux soient réintroduits dans la négociation, comme le suggère, en principe, la loi sur l'égalité professionnelle du 9 mai 2001 [11].