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Le présent article[1] traite de l’évolution du féminisme chilien depuis le retour à la démocratie en 1990 à la suite de la dictature militaire du général Pinochet. En effet, à la deuxième vague féministe chilienne, mobilisée pour la « démocratie dans le pays et à la maison », succède une période de démobilisation du mouvement de femmes et féministe, de divisions féministes. À la faveur de la création du Service national de la femme (SERNAM) en 1991, certaines des revendications de la deuxième vague font l’objet d’une prise en charge institutionnelle. De plus, cette institutionnalisation a lieu dans le contexte d’une récupération démocratique fortement contrainte par la dictature militaire sortante, au moyen d’une série de verrouillages institutionnels, de l’imposition d’un modèle économique et social néolibéral, et d’un recentrage de la politique. Dans ce paysage, et s’agissant du féminisme, c’est la notion d’autonomie qui fonctionne en tant que marqueur de la radicalité – radicalité du positionnement vis-à-vis de l’option institutionnelle, ou radicalité des revendications ou de l’analyse politique. L’autonomie est ainsi toujours en tension avec l’intégration (Franceschet, 2004, ou plus précisément la double militance selon Franceschet, 2005 : 11-12, et Stoffel, 2005 : 39) – que ce soit l’intégration dans le modèle d’action institutionnelle ou l’intégration avec les autres luttes, dans le cadre de partis politiques ou de mouvements sociaux. La position hégémonique dans cette période est celle de la professionnalisation-institutionnalisation féministe (Marques-Pereira, 2008 : 6) et de la coopération dans le cadre du projet politique de la coalition au pouvoir de 1990 à 2010, la Concertation.

S’appuyant sur les recherches réalisées pour ma thèse de doctorat[2] au cours d’une immersion de cinq ans dans le féminisme chilien de la mobilisation sociale à Valparaiso, la participation aux coordinations nationales à Santiago, et sur une série d’entretiens semi-directifs auprès des services régionaux du SERNAM à Valparaiso, le présent article aborde le processus de déradicalisation du féminisme dans la post-dictature chilienne et dans le cadre particulier du gouvernement et du projet politique concertationniste. Il montrera que ce processus, bien que dominant, n’a pas exclu mais s’est au contraire forgé dans l’opposition avec la formulation d’une radicalité politique féministe définie, elle, par l’autonomie.

En premier lieu, les usages politiques du concept de radicalité et leurs effets sur la définition de celle-ci comme stigmate ou comme revendication par les mouvements sociaux, dans le contexte singulier de la démocratie et de l’histoire récente du Chili, seront discutés afin de fournir un cadre général d’appréhension pour ce questionnement. J’étudierai le féminisme chilien en évoquant tout d’abord l’alternative structurante entre autonomie et intégration dans les deux vagues féministes au Chili et leurs périodes de reflux, l’intégration à la politique formelle (partis ou administration) signifiant invariablement un compromis à faire sur la radicalité des diagnostics et des revendications. Puis la question de la radicalité sera abordée dans les différentes branches féministes de l’après-deuxième vague. Je chercherai ainsi à illustrer combien la question de la radicalité – comme de la déradicalisation – du féminisme chilien est étroitement liée à celle de son articulation avec d’autres instances d’expression politiques et sociales (partis, mouvements sociaux, État) et particulièrement avec les projets politiques de la gauche chilienne et leur évolution historique. C’est ce dilemme qui s’exprime dans l’alternative structurante autonomie versus intégration. Je tâcherai également de mettre en évidence les formes de radicalité qui coexistent actuellement, quoique de manière plus discrète et feutrée, aux côtés de la tendance plus visible de féminisme institutionnel déradicalisé.

Des usages politiques de la radicalité au Chili : un rôle historique de premier plan et le spectre de la démocratie actuelle

La notion de radicalité a joué un rôle de premier ordre dans l’histoire récente du Chili et continue largement à dominer, de façon spectrale, la scène politique actuelle. En effet, l’expérience de la voie chilienne vers le socialisme, mise en oeuvre à partir de 1970 par le gouvernement d’Unité populaire sous la conduite du président Salvador Allende, a été brutalement interrompue le 11 septembre 1973 par un coup d’État militaire auquel ont succédé 16 ans de dictature. Ces événements ont été construits par la dictature militaire comme le résultat inévitable de la radicalisation de la société chilienne dans les années 1960-1970, qui a culminé en l’élection démocratique d’un gouvernement socialiste révolutionnaire. Le point final opposé à cet exercice d’une souveraineté démocratique débordant de son cours acceptable est ainsi présenté comme un « mal nécessaire », le seul remède contre le « cancer marxiste » (Moulian, 1998 ; Guillaudat et Mouterde, 1995 ; Vera Gajardo, 2008 ; Doran, 2010).

Ainsi, aux fondements de la transition pactisée avec les militaires sortants, une série de dispositions politico-institutionnelles sont prises pour éviter un retour à ce chaos et à cette radicalisation de la politique et de la société chilienne. Ces garde-fous contre les excès idéologiques sont inscrits dans la Constitution de 1980, adoptée par la dictature et encore en vigueur aujourd’hui. À l’issue d’un ensemble de réformes d’approfondissement démocratique, l’ex-président socialiste Ricardo Lagos y appose sa signature en 2005. Ces « enclaves autoritaires », selon l’expression consacrée de Garretón (1989), tiennent essentiellement au rôle prépondérant des forces armées dans la vie politique (en premier lieu à travers le Conseil de sécurité nationale), largement réduit par la réforme constitutionnelle de 2005 aux quorums imposés pour toute réforme constitutionnelle ainsi qu’au poids des sénateurs désignés (ceux-ci sont également éliminés dans la réforme de 2005), mais surtout au système électoral binominal.

Ce système, qui consiste en l’élection de deux représentants parlementaires (députés ou députées, et sénateurs ou sénatrices) dans chaque circonscription électorale, exige que la liste qui arrive en tête obtienne le double de voix de la liste qui lui succède pour remporter les deux sièges. Autrement dit, si la première liste remporte 40 % des voix, mais que la deuxième en remporte 21 %, un siège est attribué à la première personne élue de chaque liste[3]. Ce système tire donc l’équilibre des forces politiques vers le centre en garantissant une surreprésentation aux partis de la droite pinochétiste (RN, Rénovation nationale, et surtout UDI, Union démocratique indépendante). De plus, le découpage des circonscriptions électorales renforce ce phénomène, puisqu’il présente d’importants déséquilibres régionaux et qu’il a été réalisé en vue d’atténuer le triomphe du « Non » lors du plébiscite d’octobre 1988 portant sur le maintien du général Pinochet au pouvoir (Fundación Instituto de la Mujer, 2003). En outre, le système politique parlementaire, basé sur une représentation proportionnelle, en vigueur au Chili depuis les années 1920 et jusqu’au coup d’État, est directement tenu pour responsable de cette issue politique dramatique. En effet, ce système se caractérise par une politique des trois tiers, avec une représentation alternée et relativement équilibrée de la gauche, du centre et de la droite jusqu’à la fin des années 1950, puis laisse place à la montée de la gauche (Olavarría, 2003 ; Ostiguy, 2005).

La radicalité est donc mise en avant par la dictature militaire en tant que justification de la violence politique et d’une restriction des libertés individuelles et collectives, mais aussi et par extension comme la faute majeure de la vie en collectivité ouvrant la voie à une sanction exemplaire – concrètement : les tortures, arrestations, exils et relégations, assassinats et disparitions à l’encontre des militants des partis de gauche comme des dirigeantes communautaires, syndicales, associatives.

Toutefois, c’est cette même « radicalité » politique qui va servir de prisme pour appréhender les violations des droits humains perpétrés par la dictature : en effet, cette transition démocratique si singulière s’érige à partir de négociations entre le pouvoir dictatorial et une coalition de partis d’opposition de centre-gauche (Guillaudat et Mouterde, 1995 ; Garretón, 1989). Cette coalition, la Concertation de partis pour la démocratie, gouverne ensuite le pays pendant deux décennies (1990-2010) et se voit donc chargée de la tâche délicate de « démocratiser » le pays, alors que les militaires ont encore, surtout au début, un pouvoir considérable, que cette période ne fait absolument pas consensus dans l’opinion, et que le modèle économique et social néolibéral n’est pas remis en cause, mais bien repris à leur compte. Ce sont ainsi les violations des droits humains qui deviennent le symptôme de la radicalité du régime précédent, permettant de le construire dans l’espace public nouvellement démocratique comme une période d’exception dont il faut rendre compte collectivement et de donner des gages de « bonne gouvernance » démocratique sur la scène internationale. C’est en ce sens et dans ce contexte, ici résumé à grands traits, qu’il faut aborder les différentes instances de justice transitionnelle mises en oeuvre dans la post-dictature et leur difficulté à véritablement archiver un passé encore clivant et douloureux (Doran, 2009 et 2010). De plus, la mise sur le même plan de ces radicalités – dans les médias, les débats politiques ou encore les initiatives de réconciliation – constitue en elle-même une opération de réécriture historique, puisque l’élimination physique et systématique des membres des partis de gauche et des organisations sociales ne présente pas le même degré d’atteinte à la sécurité et à l’intégrité physique que, par exemple, le rationnement des denrées alimentaires expérimenté dans la dernière phase de l’Unité populaire, voire les manifestations de violence politique de l’époque (affrontements de milices). La légitimation principale de cette équivalence réside ainsi dans le recours à la lutte armée pour renverser la dictature, prônée et mise en oeuvre par le Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR) dès 1973 et, à partir du milieu des années 1980, par le Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR, bras armé du Parti communiste), minoritaire et en fin de compte infructueux dans ses tentatives de faire basculer l’équilibre des forces politiques[4].

Le Chili nouvellement démocratique se construit donc dans l’espace intermédiaire entre ces deux radicalités politiques et leurs conséquences amères. À la fois spectre et épouvantail, la radicalité fonctionne comme un repoussoir puissant dans la vie politique et sociale, à laquelle est associée, en tout cas dans l’imaginaire, une menace de violence politique bien réelle. Loin d’être dépassée, cette période resurgit régulièrement dans le débat public et s’actualise à chaque élection (Araujo et Zegers, 2000). Cette configuration idéelle, associée aux contraintes institutionnelles évoquées plus haut, contribue à délimiter et à restreindre fortement la portée et la teneur des propositions ou des revendications des acteurs de la politique formelle comme celles de ceux des mouvements sociaux, et à forger ce que nombre d’auteures s’accordent à appeler une « politique du consensus » (Araujo, 2008 : 4 ; Hecht Oppenheim, 1998 : 217-241). Ce consensus porte avant tout sur le modèle économique et social néolibéral mis en place pendant la dictature, basé sur un désengagement de l’État des services publics (santé, éducation, retraites, infrastructures et services urbains en réseaux), le démantèlement du système d’État-providence, l’affaiblissement de toutes les instances collectives, dont en premier lieu les syndicats, et la réorientation de l’activité économique vers une économie d’exportation de produits à faible valeur ajoutée (ressources naturelles et productions agricoles). Mais il s’enracine également dans un accord tacite de ne pas confronter directement et radicalement, justement, la question du coup d’État et des crimes commis par la dictature, notamment par des acteurs civils et pas seulement militaires. Cette politique du consensus a contribué à affaiblir le clivage gauche-droite et à le déplacer vers le terrain des questions morales – insécurité, divorce, éducation sexuelle et contraception, etc. (Hecht Oppenheim, 1998).

Voilà donc le contexte primordial dans lequel il faut inscrire toute réflexion sur les radicalités et les (dé)radicalisations au Chili. En effet, cette spécificité dans le déroulement de la transition démocratique et l’installation dans une période prolongée de post-dictature (Vera Gajardo, 2008) contribuent à façonner une singularité indéniable quant à la question de la radicalité politique. Néanmoins, et dans le même temps, dans cette singularité se distinguent des traits communs aux questionnements sur la radicalité politique dans des contextes tout autres, qu’il s’agisse de l’évolution de la pratique politique socialiste (De Sève, 2005), de la professionnalisation des mouvements sociaux (Spanou, 1991) ou encore de la crise de la représentation que traversent de nombreuses démocraties occidentales (Manin, 1996).

Le féminisme chilien entre autonomie et intégration 

Le dilemme autonomie versus intégration constitue, selon S. Francheschet (2004) et Kirkwood (1986), la tension constitutive du féminisme chilien, revêtant plus d’importance que celui d’égalité/différence. Ces deux termes se définissent par l’opposition, et leur contenu varie donc en fonction du contexte historique. De manière générale, l’intégration consiste en l’inclusion des revendications féministes dans les canaux traditionnels de la politique formelle ou dans les organisations sociales de masse, et donc un déploiement de l’activisme en relation étroite avec ces organisations, tandis que l’autonomie représente, dans une première acception, une indépendance vis-à-vis de ces mêmes instances (indépendance organisationnelle, idéologique, militante ou programmatique). Toutefois, l’autonomie a été revendiquée et construite en tant que courant féministe, théorique et activiste dans l’espace politique latino-américain au cours des années 1990[5].

La première vague féministe chilienne s’articule autour de la revendication du droit de suffrage et s’étend depuis la fin du xixe siècle (avec l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux professions sociales ; Eltit, 1994) ou le début du xxe siècle (avec la constitution des centres anticléricaux Belén de Sarraga dans le nord minier ; Gaviola et al., 2007 : 42-44 ; Valdés, 2000 : 23-27) jusqu’à l’obtention du droit de vote des femmes aux élections municipales (1934) et législatives et présidentielle (1949). Elle se caractérise par une multiplication d’organisations de femmes et féministes, ensuite unies par l’émergence d’instances de coordination du mouvement (FECHIF, MEMCH) et même par la création de partis politiques féminins (le Parti civique féminin en 1922 ou encore le Parti démocratique féminin en 1924, puis le Parti féminin chilien en 1946). C’est dans un premier temps l’autonomie qui prime, renforcée par une argumentation en faveur de l’inclusion des femmes en politique fondée notamment sur leurs qualités, à même de renouveler et de purifier la politique. Les femmes seraient ainsi au-dessus des querelles partisanes, capables d’apporter un ordre à la chose publique et dotées d’une préoccupation pour le bien commun qui ferait défaut aux hommes politiques. Elles tiennent ainsi la position funambule d’exiger une intégration à la politique tout en se disant au-dessus de ses bassesses (Kirkwood, 1986 : 107). Cette impasse, ainsi que le sort réservé aux premières femmes politiques – María de la Cruz, première femme sénatrice (Parti féminin chilien, élue en 1953), est destituée dans un climat de scandale suite à une affaire de corruption ; Inés Enríquez, première femme députée (Parti radical, élue en 1950), est attaquée sur sa vie privée –, scellera la fin de cette stratégie prédominante dans le mouvement féministe de la première vague. Ce n’était bien entendu pas la seule stratégie déployée, comme l’illustre l’expérience du Mouvement pour l’émancipation de la femme chilienne (Movimiento por la Emancipación de la Mujer en Chile – MEMCH) dans les fronts populaires chiliens, ni la seule rhétorique utilisée pour obtenir gain de cause (Rosemblatt, 2000). Une fois le droit de vote conquis, le mouvement féministe prend la mesure de son échec à constituer une position politique indépendante et intègre massivement les rangs des partis. Selon Kirkwood, le « silence féministe » de l’entre-deux-vagues est largement dû à la conviction des militantes que la meilleure façon de faire avancer la cause des femmes au Chili est d’oeuvrer au sein des organisations politiques traditionnelles et de participer aux projets de transformation sociale intégrale qui s’y préparent (1986 : 153-154). L’échec de la première vague à signifier une véritable entrée des femmes en politique – dans le sens de la représentation mais aussi de la participation – tel que l’interprète Kirkwood est lié à ce repli sur les partis et les organisations traditionnels, mais aussi à un défaut de radicalité de ces « dames mesurées » là où elle s’attendait à découvrir des femmes rebelles. Mais surtout elle pointe une véritable faiblesse, à ses yeux, du féminisme : vouloir plaire, être raisonnable, conduit à opérer une certaine neutralisation et un tri dans les revendications, en plus de l’adoption de justifications susceptibles de trouver sens auprès des décideurs comme de l’opinion en général (1986 : 83-84). Kirkwood soulève là une tension constitutive dans le féminisme chilien, liée d’une part au dilemme autonomie-intégration et d’autre part à la relation entre les féministes et la gauche : à l’instar du dilemme de Wollstonecraft théorisé par Pateman[6], il s’agit de la difficulté intrinsèque au fait de concilier une remise en cause de l’ordre patriarcal, un changement de civilisation, avec l’obtention d’avancées concrètes qui constituent une inclusion au système politique tel qu’il existe.

La deuxième vague féministe chilienne se développe dans un contexte foncièrement différent, mais qui présente des traits communs en matière de fenêtres d’opportunités politiques. En effet, à la suite du coup d’État du 11 septembre 1973, de nombreuses militantes des partis de l’Unité populaire et de la gauche en général sont persécutées et arrêtées, torturées et, pour celles qui survivent, contraintes à l’exil. C’est justement dans l’exil – en Europe, en Amérique du Nord et au Mexique, au Venezuela ou à Cuba qu’elles entrent en contact avec les deuxièmes vagues féministes alors en plein essor. Elles interprètent à la lumière de cette prise de conscience leur participation dans leurs partis respectifs, l’expérience de l’Unité populaire, mais aussi la répression spécifique dont elles font l’objet, en tant que femmes, de la part de la dictature. De retour au Chili, ces retornadas créent avec celles qui sont restées les premières organisations féministes de la deuxième vague. À ces cercles proprement féministes s’ajoutent les femmes qui militent dans les organisations de défense des droits humains, constituées des proches de détenus disparus. Enfin, la crise économique qui frappe de plein fouet le Chili au début des années 1980 (Guillaudat et Mouterde, 1995 : 153-160) pousse à la création d’organisations de survie dans les quartiers populaires (ateliers d’arpilleras[7], soupes populaires, etc.) dans lesquelles les femmes ont un rôle prédominant (Marques-Pereira et Raes, 2001). Ainsi, lorsque l’opposition à la dictature commence à se manifester avec les journées de manifestations (protestas) et les nuits de concerts de casseroles (cacerolazos), le mouvement de femmes et féministe chilien en est un acteur principal. Des instances de coordination du mouvement renaissent également, telles que le MEMCH ‘85 ou Femmes pour la vie, Mujeres por la Vida. À ce moment-là, la question de l’intégration et de l’autonomie ne se pose pas directement, puisque la répression de la dictature à l’égard des partis de la gauche comme des organisations syndicales, sociales ou communautaires, ainsi que l’élimination littérale de leurs instances de direction, a créé un véritable vide politique, que les mouvements sociaux s’empressent de combler.

Néanmoins, dès que l’opposition s’est suffisamment affirmée, les partis se reconstituent et deviennent l’interlocuteur du régime sur les conditions de la transition. Le mouvement de femmes et féministe est alors déjà en proie à de sérieuses divisions qui sont liées aux différentes positions vis-à-vis du processus de sortie de la dictature : en effet, certaines féministes et militantes des organisations de femmes sont aussi militantes des partis d’opposition – la double militance – et s’investissent dans le processus de préparation du plébiscite et la campagne pour le « Non », tandis que d’autres considèrent qu’il est plus que jamais urgent de positionner les revendications féministes dans ces négociations. C’est l’opposition entre les « politiques » et les « féministes », que J. Kirkwood (1986 : 196-197) évoque dès le milieu des années 1980. Il faut aussi y ajouter le clivage entre les « politiques », reflétant la division de l’opposition entre l’Alliance démocratique (regroupant le Parti démocrate chrétien, le Parti socialiste, le Parti pour la démocratie, le Parti radical social-démocrate et à l’époque de nombreux autres petits partis, elle deviendra ensuite la Coalition de partis pour le Non, puis la Concertation de partis pour la démocratie) et le Mouvement démocratique populaire (Parti communiste, Mouvement de gauche révolutionnaire – MIR, et une scission dissidente du Parti socialiste menée par Clodomiro Almeyda), l’isolement des partisans du soulèvement populaire et de la lutte armée (Guillaudat et Mouterde, 1995 : 198 et suiv. ; Ríos Tobar et al., 2003 : 58-59). Cette première division est prolongée par la profonde ligne de faille au sein du mouvement féministe face à la prise en charge par l’État chilien de certaines de leurs revendications, à travers la création du Service national de la femme, le SERNAM, en 1991. À la force de la deuxième vague féministe des années 1980, unie avec le mouvement de femmes, succèdent ainsi les oppositions quant à la stratégie à suivre.

La tension autonomie-intégration a donc refait surface dans cette deuxième vague féministe, tout d’abord vis-à-vis des partis politiques, ensuite par rapport à la participation aux politiques publiques d’égalité hommes-femmes mises en oeuvre par l’État nouvellement démocratique. Concrètement, l’autonomie en vient à signifier un refus de participation ou un désaccord conséquent avec la politique concertationniste en la matière, et elle englobe donc aussi bien les militantes des partis de la gauche extraparlementaire (c’est-à-dire de la gauche privée de représentation parlementaire par le système électoral binominal, le PC, les Humanistes, les Verts, etc.) que les féministes ne souhaitant pas cautionner l’issue trouvée à la dictature et cherchant à se constituer en force de proposition dans le débat politique.

L’après-deuxième vague féministe au Chili : la coexistence de la déradicalisation et de radicalités persistantes ou renouvelées

L’évolution du mouvement féministe chilien dans la post-dictature se caractérise tout d’abord par une démobilisation importante qui touche non seulement le mouvement féministe, mais aussi le mouvement de femmes dans son ensemble, après la perte de l’unité autour de l’objectif commun et l’éclatement des espaces possibles d’exercice du militantisme. De plus, la création du SERNAM ouvre une possibilité directe à certaines militantes de travailler pour les droits des femmes au sein de l’État. Enfin, dans ce contexte d’institutionnalisation au niveau national – mais aussi au niveau international depuis déjà quelques années – des revendications féministes, l’expertise en questions de genre capte le travail de nombreuses féministes dans le cadre d’ONG, de centres d’études, d’institutions et de fondations, ou encore de centres de recherche universitaires (Marques-Pereira, 2008 ; Stoffel, 2007a et 2007b).

Le dilemme intégration-autonomie resurgit dans toute sa force dans un contexte marqué par la démobilisation et la difficulté générale des mouvements sociaux à faire entendre leurs voix contestataires ou à se rendre visibles dans l’espace public chilien.

Face à cette évolution et à la lumière de l’expérience encore très vive dans les mémoires militantes du mouvement des années 1980, l’arrivée d’un nouveau « silence féministe » est admise comme relevant du sens commun. Or, s’il est indéniable que la deuxième vague féministe chilienne s’est échouée et que la période de reflux est enclenchée dans un contexte réunissant nombre de caractéristiques d’un backlash (Faludi, 1993, pour la situation aux États-Unis à partir du début des années 1980), ce diagnostic est soumis à discussion dans la mesure où il voilerait les évolutions du féminisme dans la période (Ríos Tobar et al., 2003). Car ce silence n’est pas synonyme d’inexistence, et de nombreux collectifs se créent et travaillent pendant toute cette période, en juxtaposition avec les organisations institutionnelles.

En effet, les effectifs totaux du féminisme dans la période de post-dictature ne sont certes pas foisonnants, mais il existe un mouvement continu de création et de dissolution de groupes activistes ainsi que le maintien d’organisations ayant un rôle central. Ainsi, Ríos Tobar et al. (2003 : 115 et suiv.) recensent les différents groupes et organisations féministes existant à Santiago et dans les régions (la province) dans les années 1990 à partir d’une typologie distinguant six types de structures (collectifs, coordinations, ONG, réseaux, programmes d’études de genre, médias). Les auteures montrent la concentration des ONG à Santiago et la prolifération de collectifs nouveaux, plus petits, parfois définis par un élément supplémentaire (féminisme lesbien, etc.), et le déclin organisationnel à la fin des années 1990. Plus récemment, le site Internet de l’Observatoire genre et équité propose un annuaire des organisations féministes chiliennes[8]. De manière générale, Santiago concentre la quantité d’organisations la plus importante et presque toutes les organisations appartenant à la branche du féminisme institutionnalisé. La principale organisation représentative du courant autonome, le Movimiento Rebelde del Afuera, est également situé à Santiago. L’essentiel des groupes féministes dans les régions forment la nébuleuse de ce que j’appelle, à partir de l’idée de Stoffel de « [militantisme] réalisé à travers la mobilisation sociale » (2007b : 324), le féminisme de la mobilisation sociale. Il s’agit d’un milieu assez restreint[9].

Différentes typologies des courants ou des types d’organisation constitutifs du féminisme chilien contemporain ont été proposées. Selon Ríos Tobar et al. (2003 : 107-108), il existe deux grands courants stratégiques dans le féministe chilien : d’un côté « le mouvementisme isolé », et de l’autre « l’advocacy ». Leurs activités se déploieraient de façon parallèle, sans réels contacts entre les deux courants[10]. Franceschet (2005 :143-146) met en avant l’existence de trois types de militantisme féministe : le féminisme « professionnalisé », le féminisme « associatif » et le féminisme « autonome ».

S’il me semble qu’il y a effectivement une période de silence féministe dans la post-dictature chilienne, celle-ci tient davantage à une chape de plomb imposée sur tous les projets politiques concurrents qu’à une absence d’activité féministe. En outre, la référence idéalisée au mouvement des années 1980 fait obstacle à une analyse des changements qui se sont opérés dans les féminismes chiliens (Ríos Tobar et al., 2003). De plus, la polarisation du débat sur le conflit autonomie versus intégration a laissé dans l’ombre un secteur considérable du féminisme chilien, celui que je désigne en suivant S. Stoffel (2007b : 324) comme le féminisme de la mobilisation sociale.

Le choix de l’institutionnalisation-professionnalisation implique une volonté affirmée d’accompagner le processus de mise en place d’une action publique d’égalité des sexes. Ainsi, la réorientation des répertoires d’action des féministes institutionnelles vers la production d’expertise, la plaidoirie et la vigilance s’inscrit dans un rapport avec les institutions nationales et les organisations internationales engagées dans les politiques de genre (sur le féminisme latino-américain : Cañas, 2003 ; Álvarez, non daté ; sur la transnationalisation du féminisme chilien institutionnalisé : Araujo, 2008). Ces types d’action supposent des structures organisationnelles, des moyens financiers et des capacités techniques et politiques (Marques-Pereira, 2008 ; Spanou, 1991 :184). Concrètement, et comme projet politique, cette démarche implique d’accepter les contraintes inhérentes à l’exercice démocratique dans ce contexte post-dictatorial. Il y a donc une déradicalisation des féministes institutionnelles qui tient à la traduction des revendications (et donc en amont au choix effectué parmi ces revendications) en objets de politiques publiques (Spanou, 1991 : 62-63). Cette déradicalisation est accentuée par le poids des partis de droite dans le système politico-institutionnel, mais aussi par la présence du Parti démocrate-chrétien dans la Concertation.

En effet, cette dynamique d’institutionnalisation-professionnalisation féministe est largement le fruit de l’accès au pouvoir d’une coalition de centre-gauche, composée de partis dont de nombreuses féministes étaient ou sont encore militantes (Parti socialiste – PS, Parti pour la démocratie – PPD). Lors de la recréation de structures gouvernementales démocratiques, elles sont nombreuses à regagner les rangs des partis politiques pour prioriser la reconstruction démocratique globale. Le cas chilien constitue ainsi une illustration particulièrement révélatrice des rapports complexes entre socialisme et féminisme, puisque pendant les 20 années de gouvernement de la Concertation cette situation d’institutionnalisation du féminisme et de travail dans l’administration et la politique formelle de militantes du PS et du PPD ayant participé à la deuxième vague féministe aboutit à la mise en place de rapports privilégiés entre féministes oeuvrant au sein de l’administration, de l’académie et des ONG (un « triangle de velours », selon le concept de Woodward, 2004)[11].

La coalition au pouvoir est ainsi divisée sur les questions morales (temas valóricos), alors que les partis de droite, les groupes religieux et les organisations de la société civile pro-vie, jouissant de moyens sans comparaison avec ceux des organisations féministes même institutionnelles, acculent les féminismes à un feutrage des propos. Le traitement des questions de la violence domestique et du divorce en sont des exemples bien connus : leur constitution en objet de politiques publiques a impliqué leur reformulation en des termes plus familialistes. Ainsi, la violence domestique devient la « violence intra-familiale – VIF » (Araujo et al., 2000), et le divorce est finalement autorisé à travers la loi de « mariage civil » (Marques-Pereira, 2005a). En outre, les conditions d’application de ces lois se révèlent le plus souvent insuffisantes : la première loi VIF de 1994 caractérise la violence comme une faute simple (et non un délit), entraînant de nombreuses plaintes sans suites concrètes et la mise en danger de la vie des victimes ayant pourtant porté plainte contre les agresseurs. Une deuxième loi VIF est ainsi votée en 2005 (Forstenzer, 2012 : 218). La procédure de divorce par consentement créée par la loi de mariage civil est bien plus coûteuse et lourde que la simple « annulation » du mariage.

Cette tendance conservatrice croissante de la société et de la politique chilienne dans la post-dictature est soulignée par Blofield (2001 : 46), qui fait valoir la réduction des positions de la droite au « catholicisme intégriste » et ceux de la gauche au « catholicisme libéral », et une disparition pure et simple de la « vision globale laïque ». Il y a donc un déplacement marqué de l’axe central vers la droite, conduisant d’une part à une moindre radicalité des propositions de la gauche politique et des organisations sociales, mais aussi à une mise au ban des options les plus radicales.

Mais il faut également interroger les autres branches féministes à cet égard, car elles aussi sont confrontées à la politique du consensus et à ce contexte de reflux de la mobilisation et de restriction des alternatives politiques.

En ce qui concerne le féminisme se revendiquant du courant « autonome », donc les personnes et groupes ayant participé à la constitution du mouvement féministe autonome au Chili et en Amérique latine (dont 7e Rencontre féministe latino-américaine à Cartagena, au Chili, en 1996, lorsque la scission est consommée), la radicalité de la proposition ne fait que s’accentuer face à l’institutionnalisation d’une partie du mouvement, à la teneur des politiques publiques des droits des femmes, mais aussi face à la revendication d’un activisme féministe autonome par les collectifs et groupes féministes de la mobilisation sociale. Ainsi, les autonomes se refusent à toute intervention auprès des institutions publiques ou des organisations internationales sur les politiques de genre, mais ne se mettent pas en retrait des débats féministes, et continuent leur travail de conscientisation et de production féministe théorique. Elles participent par exemple à la Rencontre nationale féministe tenue à Olmué en 2005 (Forstenzer, 2012 : 134) et y font suite avec plusieurs textes sur l’état du mouvement (Pisano, non daté). Leur féminisme consiste en une remise en cause complète du système patriarcal et en un refus de venir cautionner ce système par une quelconque participation. Elles critiquent également ouvertement le système capitaliste néolibéral et ses conséquences sur les vies quotidiennes des femmes au Chili, en Amérique latine ou ailleurs. Cette autonomie, définie comme indépendance complète (théorique, politique, militante), se traduit ainsi par une distance revendiquée : le groupe féministe autonome chilien, constitué autour de Margarita Pisano, théoricienne latino-américaine reconnue de l’autonomie, se nomme désormais le Mouvement rebelle du dehors (Movimiento rebelde del afuera) (Pisano, 2009 : 3-5). Face à une autonomie qui aurait elle-même été cooptée, la radicalité est poussée un pas plus loin, pour signifier la mise en retrait, la distance critique. Au niveau latino-américain, le rappel est clair (Gaviola et al., 2009 :10) :

Lorsque nous avons fait usage du droit à nous dénommer et que nous avons choisi une étiquette pour notre féminisme, l’autonomie, nous l’avons fait à partir de la volonté d’exister et de pratiques politiques autres. Nous souhaitions retrouver la force et la capacité d’étonnement, le droit à ne pas être d’accord et, pourquoi ne pas le dire, retrouver aussi l’insolence, la force de la rébellion, face à tant « d’invitations à la mesure et aux bonnes manières » qui contraignaient toute la liberté, la radicalité et l’expression politique du mouvement féministe latino-américain et caribéen[12].

La division entre institutionnelles et autonomes est une réalité, et puisque même l’autonomie a été investie par la pensée unique féministe, le féminisme radical de la différence (Franulic, 2009 : 27) se défait de cette étiquette pour ne pas se diluer.

Cette autonomie a justement été, au dire des autonomes historiques et actuelles, pervertie par les « Nini » – les ni institutionnelles ni autonomes –, le contingent de féministes militant dans des collectifs non institutionnalisés, ne percevant pas de rémunération pour leur travail ni de financements conséquents pour leurs activités, mais ne se sentant pas non plus concernées par une confrontation avec les féminismes institutionnels ou un refus catégorique du travail avec les institutions publiques. C’est le féminisme de la mobilisation sociale, qui comprend aussi des organisations de femmes mobilisées à partir d’identités plurielles – indigènes, lesbiennes, populaires, etc. Ces organisations pratiquent l’autonomie dans la mesure où elles sont effectivement indépendantes des institutions publiques, des partis politiques et des autres branches du féminisme. Moins axée sur la production et le positionnement théorique que sur le maintien d’une activité militante constante sur leurs sujets d’intérêt, cette autonomie n’est pas nécessairement signe de radicalité politique bien qu’elle ne l’exclue pas non plus. C’est pourquoi le terme de féminisme « dissident », proposé par Curiel, Masson et Falquet (2005), ou encore par Stoffel (2007b : 328-329), semble plus adapté pour nommer cette revendication. Ainsi, chaque collectif définit sa propre position vis-à-vis des politiques publiques de genre, du travail éventuel avec des institutions publiques ou les féministes institutionnelles, et de la prise en charge d’une lecture féministe dans le cadre de revendications anti-systémiques mettant également en cause le néolibéralisme ou l’hétéronormativité, par exemple. Cette branche du féminisme chilien comprend donc un spectre assez large d’options politiques, allant des organisations tendant à une forme d’institutionnalisation (par leurs financements ou moyens d’action) à des collectifs se revendiquant d’une autonomie absolue (autogestion, moyens d’action plus directs, etc.)[13].

Le contexte de contestation politique radicale au Chili depuis l’élection en 2010 du premier président de droite depuis les années 1950, mais surtout depuis les mobilisations étudiantes de l’hiver austral 2011, ont contribué à une certaine repolitisation de l’ensemble de la société chilienne. Le féminisme chilien en général et celui de la mobilisation sociale en particulier ont été amenés à renouer avec une certaine radicalité, rejoignant ainsi le cours ascendant du « cycle général de la contestation » (McAdam, Tarrow, Tilly, 1998 : 15), mais à présent fondé sur le rejet de l’impunité et de l’injustice (Doran, 2010). Cette radicalité s’exprime dans les ponts construits avec les revendications portées par d’autres secteurs politiques et sociaux, comme l’illustre le manifeste de la Coordination du 8 mars 2012, signé par les principales organisations féministes institutionnelles et de la mobilisation sociale, ainsi que par des centrales syndicales et d’autres organisations sociales et politiques :

Ce 8 mars, nous, les femmes, sommes dans la rue en train d’exercer notre pouvoir de sujets politiques et de citoyennes, et en tant que membres du mouvement social vaste, divers et incluant qui est en train de transformer le Chili. En 2011, des femmes de tous âges et de toutes conditions ont été protagonistes et actrices des mobilisations pour mettre un terme aux profits dans le système éducatif, en faveur des libertés sexuelles, en défense de nos ressources naturelles, en faveur d’une reconstruction de l’après-tremblement de terre, contre la violence sexiste, en y apportant des contenus et en encourageant la participation.

Le présent article a donc montré combien le contexte politique singulier de la post-dictature chilienne comme celui de l’institutionnalisation de la question du genre et d’une branche hégémonique du féminisme a contribué à une déradicalisation féministe collective. Cette déradicalisation doit néanmoins être nuancée en fonction des différentes branches du féminisme et ne concerne pas le courant des autonomes, qui continuent à maintenir une position radicale remettant en cause autant le patriarcat que le néolibéralisme. Les féminismes de la mobilisation sociale les rejoignent dans la revendication de l’indépendance comme principe directeur de l’action politique féministe. Un éventuel retour de la radicalité serait, pour le féminisme chilien, la confirmation de cycles de protestations très clairement liés à ceux de l’ensemble des mouvements sociaux du pays, voire des projets politiques radicaux et révolutionnaires. En ce sens, c’est une radicalité qui est vouée à des périodes de reflux importantes et dont la force et la visibilité – mais non pas l’existence – sont fonction des structures d’opportunité politiques. L’évolution des mouvements féministes au Chili dans la période contemporaine confirme donc les difficultés de l’élaboration de projets féministes radicaux dans un contexte de déclin de la mobilisation sociale générale, de domination des canaux traditionnels de la politique formelle, mais surtout de présence prolongée d’une coalition de centre-gauche au pouvoir, dans un contexte de transition démocratique.