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La création de la plupart des aires de conservation (AC) au Mozambique date des années 1960. L’époque coloniale voit l’apparition de quelques parcs nationaux, de réserves nationales et de réserves de chasse. Comme dans l’ensemble de l’Afrique australe, l’accent est mis sur la protection de la faune, au bénéfice de l’élite coloniale et de touristes internationaux (MacKenzie, 1988 : 22). Le tourisme se développe, notamment au sein de la « perle du Mozambique », le parc national de Gorongosa, au centre du pays. Réserve de chasse dans les années 1920, elle devient parc national en 1960. Pour permettre une conservation axée sur la faune au bénéfice des visiteurs venus d’ailleurs, des populations résidant au sein du parc sont expulsées.

L’indépendance en 1975, puis les débuts de la guerre civile à la fin des années 1970 entre le Frelimo[1] et la Renamo[2], voient ralentir puis disparaître les activités de safaris. Les AC cessent de fonctionner, et la région de Gorongosa est au coeur des conflits : la Renamo établit ses quartiers généraux au sein de la Serra, massif montagneux situé à quelques kilomètres du parc. Les affrontements avec le Frelimo y sont fréquents. La zone est considérée comme stratégique, ainsi que le souligne un article de 1985 du journal mozambicain Tempo : « Les militaires portugais avaient l’habitude de dire que qui dominait la Serra de Gorongosa dominait le Mozambique » (Magaia, 1985 : 14).

Les accords de paix signés en 1992 marquent les débuts de projets de restauration de certaines AC, dont le parc national de Gorongosa. Or les tendances internationales en matière de conservation ont changé. Les logiques préservationnistes, de stricte protection des ressources naturelles sans nécessairement y associer la construction d’une économie locale rentable (Rodary, 2008 : 219), cèdent le pas à une rhétorique conservationniste. La protection de la faune et de la flore y est pensée en termes de développement durable, où conservation de la biodiversité et développement font cause commune (Rodary, Castellanet, 2003 : 24-36). La place et le rôle des populations locales vivant en périphérie des AC sont valorisés.

En particulier, le tourisme au sein d’aires protégées, créateur d’emplois, est posé comme vecteur de mieux-être social local : les bénéfices engendrés par la visite de ces aires permettent la création d’écoles, de postes de santé. En somme, la conservation, entendue comme la protection de la biodiversité, est étroitement associée à la promotion de politiques sociales. Le triptyque développement durable, tourisme et conservation par les AC sous-tend ainsi la reprise du secteur au Mozambique, marqué par une intervention croissante d’acteurs internationaux : bailleurs de fonds (Banque mondiale, Banque africaine de développement, Agence française de développement), organisations internationales de la conservation (World Wildlife Fund for Nature, Union internationale pour la conservation de la nature) et fondation privée (Fondation Carr).

Ces agences internationales interviennent à tous les stades de l’action publique (de Renzio, Hanlon, 2009 : 260) au Mozambique, qui est un « donor darling[3] ». En matière de conservation, elles sont présentes, de l’élaboration du paysage règlementaire du secteur jusqu’à la mise en oeuvre de projets de restauration d’AC. Leur implication, qui date des années 1980 et qui s’accentue depuis la fin du conflit civil, marque un mode de régulation politique où les acteurs internationaux prennent une part active à la construction collective de l’action publique, aux côtés des acteurs étatiques. Dans le cadre de ce mode de gouvernance internationalisé se pose la question de la fabrique de l’action publique : en quoi les orientations prises dans le secteur de la conservation sont-elles le fruit d’une élaboration conjointe, et non pas seulement de règles du jeu établies par les acteurs internationaux ? En effet, dans un contexte d’extraversion de l’État (Bayart, 1989 : 41-55), c’est-à-dire d’une forte dépendance vis-à-vis des ressources et des acteurs internationaux, l’exemple des AC permet d’interroger l’État en action dans sa relation aux acteurs internationaux du développement et de la conservation. Symboles de la souveraineté de l’État, en ce qu’ils sont des instruments de contrôle du territoire et de ses ressources naturelles (Dunn, 2009 : 435), les parcs nationaux ne fonctionnent que grâce à l’aide internationale. Par leur suprématie financière, les acteurs de l’aide infusent la fabrique de l’action publique en y distillant leurs règles du jeu – ce qui semble conférer à l’État un rôle de régulateur à la marge, même s’il reste formellement aux commandes. Suivant la notion d’extraversion, l’État en Afrique peut trouver son intérêt et même innover dans le cadre d’une régulation périphérique, faisant coexister demandes des bailleurs et exercice de sa souveraineté (Whitfield et Fraser, 2009 : 11 ; Harrison, 2010 : 58). 

Or la question de la marge de manoeuvre de l’État face à l’aide internationale se pose de manière particulière à l’aune d’une nouvelle tendance, celle de la gestion privatisée de la nature : les partenariats public-privé et les délégations à des opérateurs privés. Ils permettraient un développement efficace, alliant prise en compte sociale et efficacité économique. Cela correspond à de nouvelles modalités dans la mise en oeuvre de l’action publique : acteurs publics et privés (souvent internationaux) sont invités à gérer de concert les AC concernées.

Le parc national de Gorongosa, cogéré par l’État et la fondation Carr, fondation philanthropique américaine, illustre cette forme de protection de la nature. Signé en 2008, un accord de cogestion du parc (Long Term Agreement - LTA) lie l’État et la fondation pour vingt ans autour de deux grands piliers, la conservation de la biodiversité et le développement touristique. Première expérience de partenariat public-privé dans le secteur de la conservation au Mozambique[4], l’accord prévoit une participation d’une vingtaine de millions de dollars de la part de la fondation Carr – et une contribution de l’État de 158 000 $ par an jusqu’en 2014. D’autres partenaires internationaux prennent part au projet : l’USAID (United States Agency for International Development) et l’IPAD (Instituto Português de Apoio ao Desenvolvimento).

Le volet social représente une partie de la raison d’être de l’intervention internationale et privée, sous des atours conservationnistes. En effet, le Gorongonsa Restoration Project (GRP) – dénomination adoptée par le partenariat public-privé – déploie des programmes de lutte contre la pauvreté menés auprès de communautés vivant dans la « zone tampon[5] » du parc national, soit 200 000 personnes environ. Ce projet est une illustration particulière du mode de gouvernance internationalisée évoqué précédemment : il permet d’appréhender une action publique internationalisée et privatisée.

De fait, le GRP est fortement connecté avec les référentiels mainstream des secteurs du développement et de la conservation, au sens des systèmes de représentations partagés entre les principaux opérateurs à l’échelle internationale (Jobert et Muller, 1987). Ces derniers insistent sur la prise en compte du volet humain tout en appliquant des solutions techniques, scientifiquement fondées, à la protection de la biodiversité. Sont aussi présents au sein du GRP des acteurs internationaux et des acteurs nationaux internationalisés – rémunérés par la fondation Carr et ses partenaires internationaux, et familiers de leurs visions du monde.

Le GRP procède par ailleurs à une privatisation de l’action publique, au sens d’une prise en charge par des acteurs privés et internationaux de programmes sociaux[6], et plus largement du parc national. Le partenariat public-privé pourrait être lu comme une gouvernance à l’horizontale, où acteurs privés et publics contribuent formellement de concert à la gestion du parc. Cette lecture devenue classique en sociologie de l’action publique (Hassenteufel, 2008 : 8) sera néanmoins à nuancer. En pratique, seuls les bailleurs financent le projet. Partant, il existe une certaine autonomisation de l’entité « parc national » vis-à-vis de l’appareil de l’État. Tous les parcs nationaux relèvent du ministère du Tourisme. Ce dernier a des directions provinciales dans chaque province – le Mozambique comprend 11 provinces, chacune étant subdivisée en districts, le pays en comptant 128. Le parc national de Gorongosa est situé au sein de la province de Sofala et est à cheval sur quatre districts (Gorongosa, Nhamatanda, Muanza et Cheringoma). Or les représentants de l’État périphériques au parc (pouvoir central et pouvoirs locaux, à l’échelle de la province et des districts)et les représentants de l’État au sein même du GRP paraissent régulièrement marginalisés dans la définition des priorités du projet. Cette autonomisation du parc se donne également à voir dans l’appréhension qui en est faite par les communautés locales voisines, qui précisément bénéficient (ou sont vouées à) des politiques sociales menées par le GRP. Ainsi le parc est bien souvent considéré comme une entité privée : « Des personnes croient que le parc a été vendu aux Américains, qu’il ne relève plus de l’État. On considère que le parc national est une entité privée[7]. »

L’action publique internationalisée et privatisée est lue dans cet article par le biais d’une analyse contextualisée des acteurs en interaction – nationaux, nationaux internationalisés, internationaux – au sein et autour du GRP. Trois enquêtes de terrain de deux semaines chacune au sein du parc national de Gorongosa ont été conduites depuis 2009. Des entretiens semi-directifs ont été menés avec l’équipe de direction du GRP (directeurs des différents départements, président de la fondation Carr, techniciens), avec les directeurs provinciaux du tourisme et de la coordination environnementale ainsi qu’avec des membres de la Direction nationale des aires de conservation (DNAC) à Maputo, la capitale du pays. De l’observation directe a également été menée, par exemple lors de réunions entre le directeur des relations communautaires du GRP avec l’administrateur d’un district et les habitants d’un village de la zone tampon. Ces instruments méthodologiques permettent de construire une analyse contextualisée de la fabrique collective de l’action publique. Ils situent les interactions entre acteurs au prisme de leurs systèmes de représentation respectifs, des ressources dont ils disposent et des intérêts qu’ils poursuivent (Hassenteufel, 2008 : 105).

Dans notre hypothèse, acteurs publics et acteurs privés et internationaux cofabriquent l’action publique. Ils relèvent de visions du monde particulières qui s’entrelacent, disposent de ressources différentes et poursuivent des intérêts différenciés – un contrôle du territoire et des populations d’un côté, une conservation et un développement philanthropique de l’autre. On verra dans une première partie que les acteurs privés et internationaux apparaissent aux commandes de l’action et proposent des solutions techniques à la réduction de la pauvreté et à la protection des ressources naturelles. L’action publique est, ce faisant, a priori dépolitisée : elle est neutre, scientifique (Harrison, 2010 : 108), alors même qu’elle a trait à un parc national, un instrument au service de l’expression du pouvoir de l’État. Toutefois, nous montrerons dans une seconde partie qu’une dynamique de repolitisation est bien à l’oeuvre : l’État (central et déconcentré) reste partie prenante du jeu – il y trouve son intérêt, politique et partisan. L’État au Mozambique se confond en effet avec le Frelimo, parti au pouvoir depuis l’indépendance. La contractualisation est un nouveau mode d’intervention étatique où l’effacement, voire l’absence d’un État aux faibles moyens dans la gestion quotidienne du GRP ne l’empêche pas de faire du parc national un levier de son expansion sur la scène locale. Le GRP, en tant que projet de développement, est in fine un moyen dont dispose le parti-État Frelimo pour étendre son state power (Ferguson, 1990 : 256).

Des acteurs privés et internationaux promoteurs de l’association conservation/politiques sociales localisées

Nous verrons dans cette première partie que le GRP présente un double objectif : conserver la biodiversité et contribuer au développement local – tous deux étant considérés comme intrinsèquement liés. Cet objectif a une visée stratégique, celle de travailler à l’acceptabilité sociale du parc auprès des populations de la zone tampon. Le volet social du GRP est par ailleurs un moyen de développer des liens avec le pouvoir local. Ainsi, selon Greg Carr, le président de la fondation Carr :

Nous devons aider ces gens à sortir de la pauvreté, car on se préoccupe d’eux, et c’est une bonne raison. Mais la seconde raison, c’est que la pauvreté est une menace pour l’écosystème, et quand ces personnes n’auront pas assez à manger, évidemment elles iront dans le parc et chasser des animaux : qui ne le ferait pas ? Donc on doit les aider avec l’agriculture, avec le développement économique […]. C’est le rêve que nous pouvons atteindre : le plein développement et la protection de la biodiversité en même temps

Africa’s Lost Eden, 2010[8]

Cette lutte contre la pauvreté consiste d’abord en des projets de développement par l’emploi de membres des communautés locales vivant dans la zone tampon du parc. Au sein du campement principal du parc, Chitengo, 452 personnes sont employées à des postes de manutention du parc et d’accueil touristique. Puis un programme de reforestation de la Serra de Gorongosa, massif montagneux situé hors du parc mais considéré comme essentiel à l’équilibre hydrologique du parc, emploie 70 personnes. Enfin, une fabrique de fruits secs a été établie à Vila Gorongosa, chef-lieu du district de Gorongosa – dont le territoire s’étend sur près de la moitié du parc. L’objectif est que des producteurs locaux de fruits (ananas, bananes, citrons, tomates) vendent leur production, qui sera ensuite conditionnée et vendue sous forme de fruits secs à des distributeurs. La fabrique emploie une vingtaine de personnes. Ce pari sur l’emploi rencontre toutefois à l’été 2010 ces premières limites : une restructuration est mise en oeuvre, et une soixantaine de membres du projet est licenciée.

La création d’emplois, en tant que contribution à l’économie locale, reste cependant l’un des principaux arguments en faveur de la privatisation de la conservation. À terme, le parc national devrait être partagé en diverses concessions touristiques, gérées par des opérateurs privés. Chacun emploiera pour partie des travailleurs résidant dans la zone tampon. À ce jour, un opérateur privé, One Africa (zimbabwéen–sud-africain), exerce des activités dans le parc ; un appel d’offres a été publié en 2010[9].

Une composante essentielle des politiques sociales menées par le GRP a trait à la « remise des 20 % ». Selon la loi de la forêt et de la faune sauvage (1999), chaque AC doit remettre aux communautés de sa zone tampon 20 % de ses recettes annuelles. Ces 20 % sont censés appuyer des projets proposés par les populations, qui constituent des « comités de gestion des ressources naturelles ». Ils doivent contribuer à leur développement et ne pas entrer en conflit avec la conservation de la biodiversité. La remise des 20 %, en principe une fois par an, est un moyen pour le parc de faire la démonstration concrète aux populations de son existence et de son action en leur faveur. C’est aussi l’occasion de s’afficher en compagnie des représentants du pouvoir local, en l’occurrence l’administrateur du district concerné, les chefs de poste administratif[10], et les chefs communautaires et traditionnels[11].

Dans de telles occasions, le directeur des relations communautaires du GRP fait un discours de type donnant/donnant : l’obtention des 20 % est conditionnée à un « bon » comportement des communautés de la zone tampon, conforme à la démarche conservationniste du projet. Par exemple, lors de la remise des 20 % à la communauté de Vunduzi, dans le district de Gorongosa, le 25 mars 2010 :

J’aimerais rappeler (quelques activités), pour montrer que c’est important de prendre soin du parc. Car il est une occasion de développer notre district, et nos familles aussi. Un exemple : la fabrique de fruits. Vous connaissez cette fabrique, dans la Vila ? […] On veut plus de personnes qui produisent des fruits. Ça nous aidera à diminuer notre pauvreté […]. Car on sait qu’en général quand on coupe les arbres, c’est à cause de la pauvreté. Donc on cherche des solutions avec l’administrateur pour diminuer la pauvreté, pour le bien de notre district, de notre pays. […] Aujourd’hui monsieur l’administrateur va amener un chèque. Mais dans l’avenir on veut établir des contrats de conservation qui feront que nous sommes des voisins, on travaille bien, on s’entend bien. Mais on doit signer des contrats qui disent que la communauté diminuera les feux[12] et le braconnage. […] Si un chasseur de cette communauté est pris en flagrant délit, ce sera un point en moins pour la communauté. Donc on baissera les 20 %. Mais si votre implication est bonne, ça sera 20 % plein[13].

Une dernière facette sociale des projets menés par le parc concerne la construction d’écoles et de postes de santé. Cela rejoint l’argumentaire liant étroitement conservation de la biodiversité et développement humain. Mais c’est aussi un moyen d’enjoindre les quelque 5 000 personnes vivant toujours à l’intérieur du parc de se reloger dans la zone tampon[14], afin de bénéficier de ces infrastructures, mais aussi des 20 % des revenus du parc, comme le montre Greg Carr :

Certaines personnes pensent que la conservation et le développement humain ne peuvent pas avoir partie liée. C’est une manière de penser erronée. Notre projet prétend les impliquer et les rendre complémentaires. […] Une grande industrie du tourisme crée des postes de travail et améliore les conditions de vie. […] Nous pensons que si les conditions de vie autour du parc sont améliorées avec des écoles, de l’électricité, des centres de santé, et si les techniques d’agriculture sont améliorées, les personnes finiront par se déloger du parc

Focus, 2010 : 14

Ces projets d’écoles et de postes de santé sont menés indépendamment de l’obligation légale qu’est la remise de 20 % des recettes de l’aire de conservation. La motivation de ces projets est de soulager les situations de grand dénuement que connaissent nombre de populations et de contribuer à l’acceptabilité sociale du parc auprès de ces dernières. L’idée est que le projet finance le « bâti » des infrastructures en question, et que l’État fournisse et finance le personnel nécessaire à leur bon fonctionnement.

La première école et la première clinique ont été construites dans le village de Vinho, dans le district de Nhamatanda. Le choix de la localité s’explique, selon les entretiens menés avec l’administration du GRP, par la proximité de ce village avec le campement de Chitengo. La plupart des employés du campement proviennent de ce village de la zone tampon :

Beaucoup des travailleurs viennent de là-bas. Et puis c’est tout près. Et puis il y a la communication avec les personnes : la promotion d’une image. Regardez, le parc a fait beaucoup de choses[15].

À Vinho, il y a une école, un poste de santé. C’est une scène d’expérimentation pour de nombreuses activités du parc. Ce site a été choisi, car c’est la communauté la plus proche. Donc c’est un cas différent des autres communautés, de telle manière qu’elle comprend mieux le parc. Et du coup les communautés sont jalouses et demandent à recevoir de l’attention aussi. Elles veulent que les mêmes choses soient faites sur leur territoire. […] Comme c’est la communauté la plus proche, les touristes peuvent y aller et visiter[16].

La mise en oeuvre de ce projet souligne une fragilité dans les politiques sociales développées par le parc. En effet, le début du LTA a eu lieu en même temps qu’une période de nombreuses annonces, avec l’idée de renouveau et d’avenir prometteur grâce à la mise en place du partenariat public-privé. Or certaines communautés ont été privilégiées. Les infrastructures construites à Vinho ont coûté environ 450 000 $, selon le directeur des relations communautaires : « C’est quelque chose qu’on ne peut pas reproduire partout : on n’a pas les finances pour ça[17] ». La question du choix des communautés bénéficiaires des projets sociaux se pose donc[18], de même que leur large reproduction. Les annonces en début de projet alimentent des attentes et des déceptions auprès des populations qui ne bénéficient pas de ces programmes. Selon le directeur de la conservation du GRP :

On a donné l’impression que Greg Carr était un sauveur : il allait faire construire vingt écoles, je ne sais combien de cliniques… Donc on a créé des expectatives énormes, les gens attendent des miracles qui n’arrivent bien sûr pas […]. Par exemple à Vinho : une école, avec internat, plus une clinique de haute qualité, avec des équipements et tout. Les autres districts se disent : si eux l’ont, nous l’aurons aussi. C’est l’attitude du pauvre : pourquoi les autres en ont, et pas moi ? Quand Greg Carr a promis toutes ces écoles et cliniques, les autres communautés attendent, et il n’y a rien. Pour moi, il aurait mieux valu qu’on donne un toit dans un district, un mur dans un autre. Comme ça chacun aurait été satisfait. Parce que là, on a tout donné à un, et rien aux autres. Donc c’est une erreur stratégique[19].

D’autres projets sont toutefois menés, qui ont pour vocation de concerner l’ensemble des populations de la zone tampon : un programme de prévention de la malaria par la distribution de moustiquaires et la création d’un centre d’éducation communautaire, pour sensibiliser les communautés aux enjeux de la conservation, inauguré en juillet 2010.

On a voulu montrer dans cette première partie que par le financement des acteurs privés et internationaux, le GRP soutient des politiques sociales au nom d’une « philanthropie développementaliste ». Or ces programmes sociaux ne pourraient être menés sans une coordination avec le pouvoir local, et notamment avec les représentants du parti-État Frelimo qui sont les administrateurs des districts. Dans une seconde partie, on soulignera ainsi que l’appréhension technicisée de la réduction de la pauvreté et de la protection de l’environnement semble dépolitiser l’action du GRP. Mais le projet ne peut faire les frais d’une dimension politique et partisane. Bien qu’ils paraissent peu présents, les dispositifs étatiques (internes et plus externes à la structure de gestion du GRP) sont insérés dans des espaces de négociations des cadres d’action qui permettent aux activités du GRP de se déployer, et l’État-parti Frelimo trouve là une niche pour s’étendre localement.

Une autonomisation de l’entité « parc national », non nécessairement synonyme de retrait de l’État

Les programmes menés par le GRP correspondent à une prise en charge de politiques qui ne sont de facto pas mises en oeuvre par des pouvoirs publics aux faibles capacités – mais à la légitimité politique importante. Même si le parc dépend du ministère du Tourisme au niveau central, de bonnes relations avec les représentants locaux du parti-État Frelimo, à l’échelle des districts[20], permettent au projet d’atteindre les populations de la zone tampon. Ce pouvoir local est bien identifié par ces communautés notamment grâce au quadrillage du territoire (districts, postes administratifs), ce dont témoignent les drapeaux du Frelimo régulièrement plantés au bord des routes et dans les champs. Ces représentants apparaissent comme concrets, dépositaires d’une autorité légitime et familière. Partant, les politiques du parc ne peuvent être menées hors collaboration, fût-elle sur papier, avec les pouvoirs locaux.

Une autonomisation relative du parc national vis-à-vis de l’appareil d’État

Il n’existe pas d’administrateur du parc national de Gorongosa, mais un comité de supervision, composé du président de la fondation Carr et d’un représentant du ministère du Tourisme, nommé J. Quatre directeurs sont à la tête des départements de l’administration. Les directeurs de la conservation et des relations communautaires sont mozambicains, tandis que le directeur des infrastructures est américain, et le directeur de la communication, portugais. Selon le LTA, la moitié des directeurs était censée être nommée par la fondation, et l’autre moitié par le ministère du Tourisme. Dans les faits, c’est la fondation qui a recruté puis nommé l’ensemble des directeurs :

Ici, il y a eu l’intégration du personnel du MITUR (ministère du Tourisme). C’est la fondation qui assume toute la responsabilité de ces travailleurs, qui ont été détachés. Quand on a conclu l’accord, on a voulu que les directeurs de quelques aires soient nommés par le ministre du Tourisme – celui de la conservation et celui du développement communautaire – et les autres par la fondation. Ce qui s’est passé, c’est qu’à l’époque j’ai été contacté par la fondation, par Greg Carr. Il m’a proposé un poste, ainsi que le directeur de la conservation, qui était le vétérinaire du projet. Il nous a trouvés, il a pris nos CV, et le ministre a accepté. Il a dit « OK, ils sont mozambicains, j’ai confiance en eux. » Car il y a la question de la souveraineté. Notre patron, c’est la fondation. Mais il y a aussi le gouvernement comme notre patron ‘more’. Car c’est un parc national, donc il est subordonné à la DNAC (Direction nationale des aires de conservation). Donc normalement on est en contact avec eux. Quand ils ont besoin de nous à une réunion, on y va. Au jour le jour, on a une action plus indépendante par rapport au ministère[21].

L’État ne contribue en fait pas financièrement à la gestion du parc. La fondation Carr et l’USAID financent les salaires et les frais de fonctionnement. Suivant une analyse stratégique, on peut dire que les acteurs privés et internationaux disposent de ressources matérielles (Hassenteufel, 2008 : 105) : ils sont à la source du financement du GRP. Ils contrôlent le campement de Chitengo, siège des bureaux du projet. Les réunions ont régulièrement lieu dans ces locaux, où est élaboré au quotidien le programme des actions à mener. Ces ressources matérielles permettent également au projet de disposer de ressources de savoir : par exemple, des images satellites du parc permettent au département de la conservation d’élaborer un argumentaire relatif à la nécessité d’actions ciblées pour lutter contre les feux de forêt. Le représentant du ministère du Tourisme, qui siège au comité de supervision, est également rémunéré par la fondation, ce qui est significatif quant au peu de capacités de l’État. Ce représentant n’est, selon certains membres de l’administration du parc, que peu impliqué :

J. participe à nos réunions, même s’il ne participe pas tous les jours. Lui et Greg débattent. Pour un bien ou pour un mal, J. se tient à l’écart et ne se préoccupe pas beaucoup du projet. Mais il pourrait le faire[22].

Le représentant de l’État au sein du GRP a des ressources avant tout politiques et sociales : il dispose d’un accès direct au coeur du pouvoir d’État grâce à son réseau relationnel. Colonel à la retraite, J. connaît de longue date le président de la République, Armando Guebuza. Il a participé à la guerre de libération nationale, puis au conflit civil, du côté des troupes gouvernementales du Frelimo. Il a ainsi un rôle d’informateur auprès du pouvoir central, comme le soulignent le représentant de l’USAID et le directeur national des aires de conservation à Maputo :

J. est un bon choix. Il sait qu’il ne connaît pas la conservation. Dans le comité de supervision, on n’a pas besoin d’un spécialiste en conservation, mais d’un spécialiste dans le gouvernement du Mozambique. Donc son rôle est parfait : il leur donne une grande visibilité politique, de la crédibilité gouvernementale, quand Greg n’est pas là. Il peut tenir informé le gouvernement. Donc c’est un rôle-clé[23].

Je sais qu’on dit que J. ne fait rien, je le sais (rires). Mais je le répète, ce qui est important, ça n’est pas la personne, c’est la figure. Dans le comité de supervision, c’est une figure nommée par le MITUR, et qui a une relation directe avec le ministre. C’est ça qui est important[24].

Sa méconnaissance du secteur de la conservation est contrebalancée par ses liens avec le parti-État Frelimo, gage d’un regard régulier de ce dernier sur la gestion du parc. En somme, cela équilibre les ressources matérielles et de savoir des acteurs privés et internationaux.

Outre le rôle de J., le regard du pouvoir central passe par les relations personnelles entretenues entre le directeur de la Direction nationale des aires de conservation (DNAC) et les directeurs mozambicains, qui assistent régulièrement à des réunions à Maputo. En dehors des grands responsables du ministère du Tourisme, le personnel n’apparaît que peu au fait des activités du GRP, comme le montrent les propos de la directrice du Département des aires de conservation à la DNAC :

Au parc national de Gorongosa, les relations sont difficiles avec la province, je crois, car c’est pareil avec nous. Ils sont très indépendants. […] C’est un problème quand vous avez deux patrons. Quand c’est le cas, vous vous tournez plus vers celui qui paye. Et dans ce cas, c’est la fondation[25].

Cette double allégeance se retrouve chez les directeurs mozambicains de la conservation et des relations communautaires : ils se positionnent régulièrement comme les représentants de la souveraineté nationale au sein du parc, par rapport au « bailleur » qu’est la fondation. Mais s’ils représentent l’État sur papier, ils sont rémunérés par la fondation et l’USAID. Ils ont en ce sens un seul « patron », qui les a personnellement choisis. Leur position intermédiaire fait de ces directeurs, acteurs nationaux internationalisés, des « transfer brokers » (Lewis, Mosse, 2006). Ils sont la courroie de transmission et de circulation des référentiels internationaux du GRP auprès du pouvoir central et déconcentré. Salariés des acteurs internationaux et privés, ils sont les gages de l’implantation des priorités de ces derniers – mécanisme classique dans les projets de développement, où le personnel rémunéré par les bailleurs met en oeuvre des programmes au nom de l’État, qui sont conçus par ces agences internationales (Whitfield et Fraser, 2008 : 15).

On a vu que les nombreuses ressources dont disposent les acteurs privés et internationaux leur permettent de contrôler pour une large part le programme du GRP. Malgré le statut de partenariat public-privé, le GRP peine à être associé à l’État par les populations locales et les acteurs étatiques locaux :

Les attitudes qu’ont les gens autour du parc sont influencées par le fait que le parc est financé par un étranger dominant. D’où la perception que le parc a été vendu ou loué. Donc l’attitude des personnes, dont les administrateurs des districts, c’est de croire que c’est une entreprise qui est là, et qu’elle n’a par conséquent aucune autorité par rapport à eux[26].

Dans la dernière partie, on montrera que la mise en oeuvre des programmes sociaux du GRP lui permet de s’institutionnaliser sur la scène locale, en lui donnant notamment de la visibilité. Relativement absent, comme on l’a vu, de la gestion au quotidien du parc national, l’État réapparaît à la périphérie du GRP, précisément dans la zone tampon du parc, par l’intermédiaire des administrateurs de districts. Nommés par le pouvoir central, ils sont à ce titre des représentants du parti-État Frelimo. Ils sont des partenaires indispensables au déploiement de la politique sociale du GRP. Leur engagement est vecteur de repolitisation de l’action publique, étant donné les enjeux de contrôle politique et partisan.

Les politiques sociales, matrice d’un (re)déploiement local du pouvoir étatique accordé à une action publique privatisée et internationalisée

Le parc est souvent considéré comme une entité floue, que les communautés locales, mais aussi le pouvoir local, peinent à associer à l’État. Les relations avec les districts apparaissent ainsi régulièrement conflictuelles : parc national, il relève du ministère du Tourisme au niveau central. Les structures déconcentrées entretiennent des relations avec lui, mais il ne leur rend en principe aucun compte. Ces relations sont toutefois de mise dans le cadre de la culture d’un bon voisinage ; on l’a vu, le parc et sa zone tampon se trouvent sur des portions de territoire de quatre districts. Surtout, ces liens paraissent nécessaires pour la mise en oeuvre des politiques sociales du GRP, dans la mesure où le pouvoir local permet l’accès aux populations. Les représentants locaux du parti-État Frelimo sont en effet bien identifiés par ces dernières et apparaissent comme dépositaires d’une autorité légitime et familière. Ainsi, devant un groupe de sportifs espagnols venus apporter une aide financière ponctuelle à un groupe de femmes, le directeur des relations communautaires insiste : « Mais on ne va rien décider sans voir avec Mama Wanda, qui est la mère de toutes les femmes du district. Donc on va travailler avec le district[27] ». 

Discours en partie pour bailleur, cet exemple est également révélateur du type de relations entretenues entre le parc et le pouvoir local. « Mama Wanda », directrice de l’action sociale du district de Gorongosa, est mise en avant lors de cet entretien avec un groupe de femmes du village de Mbulaua. L’implication du district dans le cadre de tels projets n’est pas financière, mais elle a une fonction de double légitimation pour le parc national. Elle permet l’accès aux populations, qui sont d’autant plus enclines à accepter la visite de la délégation venue du parc que le chef de village est présent. Ainsi, bien que les relations de coordination avec le pouvoir local demeurent formelles, elles contribuent à l’institutionnalisation du GRP sur la scène locale : le parc devient une entité plus ancrée et connue – à défaut d’être pleinement reconnue.

Cette institutionnalisation passe également par la progressive remise des 20 %. L’observation de l’une de ces cérémonies montre un administrateur du district peu au fait de ce mécanisme. Mais il est prompt à se poser comme étroitement lié au parc dans la responsabilité de la remise de cette somme – attitude classique des gouvernants, qui font ainsi la preuve de leur capacité d’action et de choix, et légitiment ce faisant le système politique dans son ensemble (Hassenteufel, 2008 : 59). Et il s’approprie avec aisance le discours conservationniste. De son côté, le représentant du parc s’efface volontiers devant l’administrateur du district. Mais il saisit l’occasion de la cérémonie pour présenter l’obtention des 20 % comme un levier de lutte contre la pauvreté, fruit d’une conservation efficace. Ainsi, à la remise des 20 %[28] à la communauté de Vunduzi dans le district de Gorongosa, l’administrateur du district s’exprime :

On vient apporter une nouvelle spéciale. C’est pour ça qu’on appelle les membres du comité de gestion, et nos leaders communautaires, à s’approcher. Comme vous le savez, ici […] on est à côté du parc national de Gorongosa : vous le savez, ou non ? OUI ! Ici, au parc national de Gorongosa, il y a des choses très belles, qui n’existent pas dans les autres pays : des lions, des éléphants, des hippopotames, des crocodiles, des gazelles… qui font beaucoup d’animation, n’est-ce pas ? OUI ! (rires). Il y a beaucoup de choses là-bas. […] Il y a la Serra de Gorongosa, très belle aussi. Les gens qui n’ont pas ça chez eux viennent à Chitengo pour admirer tout ça. Et quand ils nous rendent visite, ils payent de l’argent. Ce sont les recettes du parc, qui vont aussi à l’État. La loi établit que 20 % (il se tourne vers Mateus Mutemba, le directeur des relations communautaires : « C’est bien ça, n’est-ce pas ? ») doivent revenir à la communauté, parce que c’est la communauté qui est la gardienne de la forêt. Nous sommes donc venus pour vous donner cet argent. Ça peut être beaucoup, ça peut être peu. Si on prend soin du parc, il y aura beaucoup d’argent. Si on néglige le parc, il n’y aura rien[29].

Ce discours montre l’appropriation par le pouvoir local de la ressource apportée par le GRP, qui conduit à incorporer des notions qui demeurent certes vides, mais qui s’imposent comme argumentations structurantes de l’action publique. Le partage officiel d’une même grammaire est un moyen pour les politiques sociales du parc de s’enraciner, le pouvoir local fonctionnant comme un paravent légitimateur. La privatisation de l’action publique, qui se caractérise par une suprématie financière ainsi que des systèmes de représentations des acteurs internationaux et privés, n’équivaut pas à un éloignement ni à un retrait de l’État – ce dernier apparaît et se déploie sous d’autres formes.

« Le parc travaille pour l’État – et avant le parc, c’était l’État lui-même[30] »

Le GRP illustre un mode de gouvernance internationalisée et privatisée, qui existe au Mozambique dans de nombreux secteurs. Le GRP institutionnalise un système de représentations qui devient la règle du jeu : une lecture « philanthropique et développementaliste » combinée à une approche conservationniste et économique de la protection de la biodiversité. Pourtant, cela n’équivaut pas à une « anaesthetisation of politics » (Harrison, 2010 : 56). En effet, le contexte d’extraversion de l’État ne signifie pas sa défaillance ni son retrait. Quoique plus diffus et moins formellement régulateur, il est bien présent, nécessaire à la mise en oeuvre des politiques sociales menées par le parc. Et il bénéficie de ces dernières, en étant associé à leur mise en place.

Cette association est fortement politisée : c’est le parti-État, le Frelimo, qui se met en avant. Il garde un regard sur la gestion quotidienne du GRP, par l’entremise de J. D’autre part, une cellule du Frelimo est présente au sein même du campement de Chitengo. La Renamo, pourtant parti officiel, n’est pas représentée au campement. Or elle bénéficie encore de soutien parmi les populations de la zone tampon. Le GRP est ainsi une belle occasion pour le parti-État Frelimo. Il représente à long terme un pari de développement par le tourisme. Et il est porteur de bénéfices plus immédiats en matière de soutien potentiel des populations locales, qui profitent des politiques sociales menées par le parc. L’action du GRP contribue donc, à la marge, au contrôle politique et social du parti-État dans la région. Comme le souligne Béatrice Hibou : « La privatisation n’empêche pas une certaine maîtrise sur la société et, parfois, une capacité de consolidation du pouvoir central » (Hibou, 1999 : 31). Si le parc n’est plus l’État lui-même, mais une entité largement privatisée et internationalisée, il continue à le servir.