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Introduction

Les travaux sur la participation dans les opérations d’aménagement urbain font depuis de nombreuses années l’objet d’une très abondante littérature scientifique dans les pays du Nord et du Sud. Si peu de choses nouvelles se sont véritablement produites dans ce domaine, des recherches plus récentes sur le sujet soulignent une inflexion intervenue dans les formes de politisation d’individus et de collectifs, plus que dans les pratiques des institutions et leur rapport à l’expression de citoyens. C’est ce qu’avance par exemple le nouveau courant de recherche sur la transition socio-écologique (Hamman et April, 2013), en insistant sur la notion de la « capacitation » de collectifs (Sassen, 2012).

Cette perspective, ajoutée à celle du questionnement du numéro collectif sur le design social des espaces, nous semble particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet d’actualiser les questions posées par des travaux maintenant plus anciens qui s’intéressent à la production du politique par d’autres voies que strictement institutionnelles. Deux fils de réflexion sont ici à rappeler. Le premier est lié aux écrits de Claude Lefort, en philosophie politique, et à ceux de l’anthropologue Georges Balandier, considérant le politique dans une acception qui dépasse largement sa dimension strictement institutionnelle. Ainsi sont politiques tout acte et toute activité qui contribuent à l’institution du social (Castoriadis, 1999), comme le sont des pratiques ordinaires, établissant un partage entre l’acceptable et l’inacceptable, ce qui a droit de cité et ce qui n’y a pas droit. En sont issues des recherches décryptant des formes de mobilisation spontanée ou portant sur les formes d’engagement politique et civique au coeur de pratiques et d’interactions ordinaires (Bertheleu et Bourdarias, 2008).

Le second fil de réflexion s’est tissé autour d’une constellation de travaux en sciences sociales se revendiquant du courant pragmatiste anglo-saxon (Cefaï et Joseph, 2002). Ces travaux, eux aussi intéressés par la production ordinaire du politique, ont contribué à importer et à populariser, dans les sciences sociales et politiques, la pensée du philosophe américain John Dewey, entre autres l’idée que la démocratie est non une institution mais plutôt un mode de vie (Zask, 2008). Ces apports permettent de penser les conditions d’un nouvel exercice du politique, l’articulation entre gouvernants, experts et gestionnaires, et entre publics consultés, mais aussi le rapport entre local et global.

En aménagement urbain, on constate un regain récent, dans le monde francophone, de la notion d’empowerment, notion pourtant ancienne, mais dont le retour s’explique par un relatif retrait de l’interventionnisme public. L’État et les collectivités territoriales semblent aussi opter pour un soutien mesuré et contrôlé à des initiatives sociales spontanées qui ne sont ni conflictuelles ni revendicatives, cherchant à les appuyer ou à les accompagner plutôt qu’à les contrôler et à les encadrer. Mais les institutions publiques explorent aussi d’autres modalités d’exercice de leurs prérogatives par des pratiques d’expérimentation de dispositifs ou de politiques publiques. Ce « moment expérimental » de l’action publique (Dumont, 2014) s’explique en partie par la recherche de nouvelles voies face au constat d’échec de politiques publiques multidécennales (Epstein, 2013) ainsi que par la généralisation d’un contexte d’incertitude dont le constat est largement partagé (Bourdin, Lefeuvre et Melé, 2006).

Plus largement, c’est l’ensemble du domaine de l’urbanisme qui est concerné ; son instrument majeur, le projet urbain, s’essouffle en partie au profit d’un urbanisme d’expérimentation. La vivacité des pratiques artistiques et associatives liées aux mouvements sociaux urbains (Parazelli et Latendresse, 2006) n’y est pas étrangère. Mais on y voit aussi un signe du renforcement du régime de la ville dite néolibérale, férue de « bonnes pratiques » (Devisme, Dumont et Roy, 2007) et de benchmarking (Tremblay, Rogerson et Chicoine, 2008).

Pourtant, si ces recours à l’expérimentation se multiplient, il a aussi été démontré que ceux-ci n’ont souvent que peu de portée, sinon une portée partiellement réformatrice (Bulkeley et Castán Broto, 2013).

Notre objectif dans le cadre du présent article est double. Il s’agit d’abord de questionner la nature et les formes de ce recours à l’expérimentation, en vérifiant s’il renouvelle ou pas les procédures classiques de participation. Nous souhaitons aussi interroger de manière concrète l’hypothèse d’un design social de la production des espaces urbains, c’est-à-dire la compétence partagée de façonnement d’une opération d’urbanisme par un groupement d’acteurs institutionnels, citoyens et professionnels. Nous insisterons à cette occasion sur les effets sociaux collatéraux de l’opération d’urbanisme[1] constituant l’étude de cas. Si l’expérimentation prise pour objet renouvelle peu le régime général de ces opérations, elle induit cependant de manière significative des dynamiques sociales inattendues, des formes de sociabilité et d’interconnaissance que n’avaient pas programmées les institutions à l’origine de l’opération et sur lesquelles elles ne communiquent d’ailleurs pas.

Après avoir présenté les cadres d’une procédure expérimentale de concertation liée à une opération d’urbanisme, trois niveaux d’analyse seront expliqués : le happening, le réformisme et leurs effets collatéraux.

Méthodologiquement, cet article restitue une enquête de recherche-action et des observations ethnographiques menées à partir d’une situation d’immersion dans une opération d’urbanisme de la Ville de Rennes, suivie pendant près de trois ans[2]. Nous y étions intégrés au sein du bureau d’études mandaté pour assurer le rôle d’intermédiaire entre les institutions et les résidants, et pour animer le processus d’aménagement. Les matériaux qui en sont issus sont basés sur des consignations provenant de ces observations, ainsi que sur des entretiens semi-directifs menés avec des résidants, des représentants d’associations et des responsables institutionnels de l’opération d’aménagement. Cette présence au sein d’un processus, suivie d’une analyse rétrospective, contribue aussi à définir une posture réflexive visant, contre toute forme d’expertise, à produire des perplexités publiques (Dumont et Devisme, 2008).

Expérimenter au coeur d’une opération de renouvellement urbain

Le Blosne : le réaménagement d’une « ZUP à la française »

À Rennes, le quartier du Blosne est concerné par la Politique de la ville en France, dont l’un des objectifs a été de traiter, à partir de 1981, la situation de secteurs urbains issus de la politique des grands ensembles, en vue de résorber leur situation sociale et économique critique (Anderson et Vieillard-Baron, 2003 ; Dufaux et Fourcaut, 2004). Construit dans les années 1960, le quartier, qui compte 53 % de logements sociaux, s’est depuis fortement précarisé. L’ensemble des indicateurs sociaux y est en berne, avec une croissance du nombre d’allocataires dépendant des prestations sociales. Le quartier est classé comme zone urbaine sensible (ZUS), appellation qui désigne des zones d’habitat caractérisées par des conditions de vie dégradées et par un déséquilibre accentué entre l’habitat et l’emploi. À la suite du lancement en 2003 du Programme national de rénovation urbaine (PNRU), sous l’égide de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), des opérations de rénovation sont programmées sur le site, confiées à l’agence de l’urbaniste Antoine Grumbach et au paysagiste Ronan Désormeaux. Cependant, après une phase de veille, le projet n’est véritablement lancé qu’en 2010, avec des orientations visant clairement une participation active des résidants du secteur. La Ville de Rennes décide donc alors de missionner un bureau d’études, l’Institut d’urbanisme de Rennes (IUR), et l’Agence d’urbanisme (AUDIAR) pour mener cette concertation. Elle la conçoit explicitement comme « expérimentale » pour signifier qu’elle ne dispose pas d’idées préconçues sur les modalités de cette concertation, qu’elle souhaite la voir menée avec des méthodes différentes des procédures classiques, quitte à aller jusqu’à une contribution active des résidants au dessin et à la production du projet[3].

La collectivité souhaite ainsi que soient mises en oeuvre de « nouvelles méthodes » : « nous avons sollicité l’AUDIAR pour un appui méthodologique, pour que l’Agence soit force de propositions pour faire autrement : pas de grandes messes, trouver les moyens de débats qui nous permettent de sortir des sentiers battus, d’aller vers plus de qualité et de valeur ajoutée[4] ».

Aux côtés de l’Agence d’urbanisme, l’IUR est d’abord sollicité pour organiser un voyage d’études à Berlin en mai 2010.

L’IUR devient en 2012 un acteur clé de la concertation engagée au Blosne, tout en évoluant en Institut d’aménagement et d’urbanisme de Rennes (IAUR), recrutant des chargés de mission dédiés à cette concertation expérimentale. Si le rôle de l’AUDIAR porte davantage sur la coordination des acteurs et la méthodologie, celui de l’IAUR est plus divers, alternant entre animation (ateliers et réunions structurées), médiation (information et échanges ponctuels autour du projet) et traduction (synthèse des ateliers, restitution de la parole des habitants). Ces deux acteurs travaillent en étroite relation avec la Direction des quartiers sud-est (DQSE) de la Ville de Rennes.

Des actions inscrites entre diagnostic, animation et coproduction

Deux types d’actions, en direction de publics ciblés, sont mises en place sous la même dénomination d’« ateliers ».

D’abord, « l’atelier urbain du Blosne ». Il s’agit d’un espace dédié d’information et d’échanges implanté sur le site, dans les locaux du centre culturel Triangle, ouvert plusieurs après-midi par semaine. Il dispose de relais numériques (blogue, newsletter, réseaux sociaux) et mobiles avec une caravane qui se déplace et s’installe dans les squares du quartier à partir de 2013. Il est animé dès 2011 par l’IAUR et ses chargés de mission, qui y mènent des actions de sensibilisation à l’architecture et à l’urbanisme du quartier : création d’un jeu de société sur le quartier, organisation de balades urbaines et de voyages d’études (Berlin, Barcelone, visites d’autres communes françaises), réalisation d’un ouvrage sur l’histoire du Blosne… Si ce premier type d’actions perdure tout au long du dispositif, d’autres actions menées relèvent d’un autre registre, celui de la coélaboration de projet.

Ces actions prennent d’abord la forme de diagnostic d’usage (d’un parc du quartier en 2010) ou d’enquête en porte-à-porte sur les modes d’habiter le quartier.

À la suite de cela, des « ateliers diagnostic » visant à formuler des propositions auront lieu d’avril à juin 2011, à destination des ambassadeurs, puis élargis à tous les résidants. Leurs participants – 70 résidants du quartier, des responsables d’association et des représentants des bailleurs sociaux – ont été répartis en plusieurs groupes correspondant à des secteurs spécifiques du quartier.

En septembre 2011, les ateliers diagnostic seront transformés en « ateliers de propositions pour le projet de quartier du Blosne ». La répartition des participants se fera cette fois suivant des thématiques : mobilité, cadre bâti, équipements, espace public…

À la fin de 2011, des « ateliers créatifs » prendront le relais, destinés à des résidants d’un secteur spécifique et visant clairement à dessiner de manière collaborative des visions pour les secteurs concernés. Une vingtaine de résidants et quelques responsables d’associations participent ainsi à la réflexion sur le secteur du parc des Hautes-Ourmes et sur l’intégration du parc dans un « parc en réseau ».

De février à juillet 2012, un autre atelier créatif dit Banat-Prague-Volga sera organisé dans un secteur de concentration de logements sociaux. Sa première phase se déroule en bas d’un immeuble, dans une salle familiale. Des permanences sont proposées, et non des réunions en soirée comme pour les précédents, les résidants étant informés de ces permanences grâce à des passages en porte-à-porte et à des affiches. Le troisième atelier créatif portera quant à lui en 2013 sur le réaménagement d’un square, les permanences de la caravane de l’atelier urbain permettant de solliciter directement les résidants à proximité du square.

Depuis la création de la ZAC-Est en 2012, le quartier a été divisé en douze secteurs opérationnels, hébergeant à tour de rôle pendant une semaine la caravane animatrice de lien social. Ses animateurs organisent des visites dans le secteur pour aborder les mutations à venir, visites auxquelles se joignent les élus. À cela s’ajoutent d’autres actions engagées, décidées par la collectivité et coordonnées par l’agence et l’institut. Certaines visent un public large, comme les temps de présentation de l’opération d’urbanisme, temps appelés « Forum du projet urbain », qui relèvent du registre classique de l’information et de la communication.

Ainsi, de l’échelle du quartier au secteur, les actions se déclinent et « touchent » des publics plus ou moins divers ; la démarche est protéiforme, à géométrie variable. Elle reproduit aussi, derrière l’illusion de l’innovation et de l’exception dont se parent ses responsables, des modules et des kits de concertations auxquels on a largement recours en d’autres lieux (Bonaccorsi et Nonjon, 2012). Plus l’échelle des actions se resserre, plus le profil des résidants venant s’informer ou participer est divers socialement (âge, statut d’occupation du logement…) et homogène en matière de lieu d’habitation dans le quartier.

Renouveler la démocratie représentative par l’expérimentation ?

Si la concertation « expérimentale » évolue par les ateliers créatifs vers un codesign du projet, elle reste traversée par une logique de mise en scène permanente du projet valorisant ses acteurs institutionnels. Cependant, tout en représentant une tentative de réforme des procédures de concertation classique davantage qu’un pouvoir autonome d’expérimentation dédié à des citoyens, elle apparaîtra aussi de manière collatérale et imprévue comme un vecteur de dynamiques sociales.

Force et errements du happening : l’expérimentation comme performance

La procédure de concertation apparaît comme une mise en scène élaborée permettant d’offrir un spectacle aux résidants et aux acteurs du quartier, typique d’un urbanisme-réalité (Tribillon, 2002). Pour autant, le spectacle n’est pas rodé, il relève plutôt du registre de la performance, du happening, voire de l’amateurisme, avec une visibilité courte sur les actions à venir.

Le suivi du processus révèle la manière dont la stratégie de travail avec les résidants s’élabore au fil de l’eau, dépendant d’une occasion, d’une embauche ou d’une rencontre, tout en restant dans l’objectif de valoriser le projet. Cette modalité du happening permanent exploite la moindre occasion offerte par d’autres types de performances. Le cas de l’intervention du collectif associatif français ETC, composé de jeunes architectes et urbanistes investis dans les expériences participatives, est révélateur. Ceux-ci ont fait une halte de trois semaines au Blosne pendant leur Détour de France. Leur intervention (un chantier de construction participatif) apporte une modalité différente aux activités sociales induites par le projet, mais ponctuelle et relativement déconnectée de l’ensemble du processus.

Autre cas, à l’automne 2013, celui d’une « expérimentation » en partenariat avec l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de Rennes, la communauté d’agglomération Rennes Métropole et l’opérateur de téléphonie mobile Orange pour étudier les déplacements des résidants dans le quartier et dans la ville. L’opération n’a pas d’autres finalités que d’exhiber une performance technologique de l’opérateur, avec une cartographie dite des « empreintes de mouvement », d’autres études concernant les déplacements quotidiens des résidants ayant déjà été par ailleurs réalisées. Cet épisode n’aura lui non plus aucune suite, alors même que des résidants ont été ici encore impliqués, rendant possible la géolocalisation de leur téléphone mobile.

Le voyage d’études à Berlin (2010) relève aussi de ce registre dans la mesure où les résidants voyageurs sont projetés dans un ailleurs que l’équipe du projet urbain ne maîtrise pas, et non reproductible localement. Que reste-t-il au-delà de la performance distrayante du voyage ? De Berlin, alors même que certains résidants avaient retenu l’idée des « rez-de-jardin », la Ville de Rennes ne donnera pas suite à cette idée, ne souhaitant pas voir remis en question des espaces publics dont elle est propriétaire.

D’où une nette frustration pour les résidants impliqués : « Pourquoi être allés à Berlin où la vision de l’espace public et des normes est si différente de chez nous ?[5] ». Les animateurs de la démarche esquivent : « On avance en marchant »…

La mise en scène du processus se caractérise aussi par des actions fortes visant sciemment à susciter des réactions d’approbation ou d’hostilité. Au cours d’une réunion publique en décembre 2010, face à un auditorium bondé, l’urbaniste du projet provoque les habitants par des propos décalés[6] et des images 3D qui montrent des blocs rectangulaires, anguleux et beaucoup plus hauts qu’annoncés. Deux mois après, l’auditorium est tout aussi bondé et les participants, très remontés ; la mobilisation est acquise.

Les lieux mêmes de la participation citoyenne ressortent aussi du registre du happening. Les décors et les tableaux revêtent une importance différente en fonction des objets évoqués et de l’effet que les acteurs souhaitent provoquer auprès du public. La concertation expérimentale se joue donc sur plusieurs scènes : un auditorium pour la réunion « classique », la halle du centre culturel pour le « Forum du projet urbain », le parvis du centre culturel pour informer et échanger sur le projet, l’espace public avec la caravane de l’atelier urbain mobile pour aller vers les résidants, etc. Ces placements et déplacements dans l’espace sont étroitement liés à la question du processus d’ouverture de la démarche (voir plus loin).

Un plan-guide statique puis évolutif : l’expérimentation comme réforme

Malgré les efforts pour suggérer le contraire, la méthode mise en oeuvre ne redéfinit pas le modèle « par le haut » de la démocratie représentative classique. Comme pour nombre de projets urbains, le plan-guide, instrument de l’urbaniste, constitue un élément essentiel dans la mécanique du projet urbain. Il légitime la concertation, car il est censé lui donner corps. C’est parce qu’il s’agit d’un outil évolutif qu’une supposée marge de manoeuvre existe pour la coconstruction du projet urbain. Cependant, à l’issue de trois années de « concertation », le plan-guide a en réalité évolué à son propre rythme, celui des procédures opérationnelles et en lien avec l’agenda électoral. L’exemple d’un atelier de diagnostic et de propositions pour le Blosne, animé d’avril à décembre 2011, est significatif. Au sein de cet atelier, les participants ont exprimé de nombreuses propositions, détaillées, documentées, argumentées. Ils ont par exemple imaginé un schéma fonctionnel de réorganisation des mobilités.

Deux années après, aucune de ces propositions n’est adoptée par l’urbaniste ou le paysagiste. Certaines propositions sont détournées, à l’image de « la rue internationale », proposition visant à mettre en avant les cultures différentes du quartier qui pourraient disposer de « vitrines » (galeries, jardins, restaurants, cafés…) dans la rue de Roumanie – proposition reprise dans plusieurs ateliers (voir plus loin). Dans le plan-guide, cette rue sera redessinée, et de nouvelles constructions, prévues. L’orientation de ces constructions sera celle de logements, sauf au nord de la rue, où l’on trouvera quelques commerces. Mais le sens de la proposition des participants aux ateliers, qui était de valoriser les cultures du quartier par la création d’une rue commerçante animée, a disparu.

Autre cas, lors du voyage d’études à Barcelone, le concept de « Rambla » eut un succès certain auprès des participants. Au retour du voyage, l’urbaniste du projet urbain devance l’enthousiasme des participants et diffuse dans l’équipe une image 3D de la « Rambla du Blosne », composée d’une voie dédiée aux modes doux, d’un terre-plein central comme espace de promenade et de détente, et d’une voie carrossable. Avec la « Rambla du Blosne », preuve en est, d’après eux, que la concertation est utile et nourrit le projet urbain !

De manière plus insidieuse, les acteurs du projet n’hésitent pas à jouer avec les réactions des habitants pour leur laisser entendre que leurs revendications sont intégrées. Ainsi, lors d’un autre épisode du projet, au cours d’une visite sur le terrain, des résidants s’insurgent contre la perspective de construction d’un immeuble, s’appuyant sur une maquette physique. L’urbaniste leur donne alors raison en prenant le petit bloc qui représentait l’immeuble projeté sur la maquette et le faisant disparaître de la maquette. En aparté, on apprendra que l’urbaniste avait décidé en amont de ne plus projeter cet immeuble dans le plan-guide bien avant la visite avec les habitants.

A contrario, un autre exemple témoigne d’une possible évolutivité du processus de projet vers une forme de coconstruction. Il concerne le réaménagement du square de Nimègue dans lequel il était notamment prévu d’implanter des jeux pour enfants. À l’occasion du voyage d’études à Berlin, les participants avaient été enthousiasmés par une visite d’un square où les jeux d’enfants étaient différents de ceux en France, laissant, selon eux, « place à l’imagination des enfants[7] ». À l’automne 2013, des ateliers ont réuni quelques résidants du square pour réfléchir aux futurs aménagements et faire des propositions qui ont dépassé par leur ampleur l’objectif des « jeux à la berlinoise ». Le projet soumis à la Direction des jardins de la Ville sera accepté dans son intégralité. Les résidants ont déjà pu choisir et jardiner les plantations du square, en attendant la réalisation des aménagements. Une construction a également été réalisée par un jeune collectif d’architectes, qui a invité les habitants à se joindre à eux le temps du chantier.

Des échappées : médiateurs et dynamiques sociales de l’expérimentation

Si les modalités de fabrique du projet restent descendantes, elles laissent cependant apparaître ponctuellement des lueurs de formes de déverrouillage des processus, c’est-à-dire des occasions de façonner de manière partagée les contours du projet. Mais ce ne sont pas les seules exceptions. Parallèlement à cela, le processus se révèle aussi être le moteur de dynamiques sociales, qui renouvellent le lien social entre les habitants : les « échappées » du projet. Dans les activités organisées de visites, que ce soit par le biais de la caravane des quartiers, des rencontres dans le local d’information sur l’opération, de visites à l’étranger ou dans d’autres communes, des résidants se croisent, se connaissent et se reconnaissent. Ainsi, citons le cas de ces résidants qui, ayant rencontré d’autres résidants à l’occasion de ces activités, ont créé l’Association pour le maintien d’une agriculture protégée (AMAP) du quartier. Un résident, qui souhaitait créer une association des copropriétaires du Blosne, va finalement rejoindre un autre réseau existant, l’Association rennaise pour la maîtrise de l’énergie dans les copropriétés (ARMEC). Autre cas, celui de ce résident qui créera son entreprise, en cherchant à mener des projets avec les jeunes pour, suivant ses propres termes, « valoriser l’image du quartier ». Il nous indique que les réunions de présentation du projet lui ont donné envie de changer les choses.

Cette activation du lien social, collatérale au processus de projet, est souvent peu détaillée dans les travaux de recherche qui privilégient davantage l’après (ex, post) ou l’à-côté des projets (Pasquier, 2001). Elle en nourrit pourtant fondamentalement la dynamique politique par ces formes de transactions sociales (Hamman et April, 2013).

Dans cette dynamique d’activation de réseaux, le rôle des médiateurs du projet urbain est apparu crucial. Pour l’essentiel, ceux-ci sont les chargés de mission de l’institut prestataire de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, ces médiateurs mettant en contact les résidants entre eux, mais aussi s’engageant dans une relation directe avec eux. Leur travail est également celui de traducteurs humains du projet, reliant l’objet froid du plan-guide à la vie des résidants, à leur quotidienneté et à leurs projets. Des enfants passent ainsi parfois leurs après-midi entières avec les médiateurs de l’atelier urbain sur le site du Triangle. Lors d’un atelier sur un des secteurs du quartier, plusieurs résidentes se sont réunies et organisées pour confectionner du tricot pour les arbres, les poteaux et les grilles. S’appropriant par ce biais leur environnement, elles l’ont de leurs propres dires « rendu plus chaud, plus doux ». De telles situations d’interactions sociales ne sont rendues possibles que dans la mesure où elles sont provisoirement dégagées de leur raison d’être intentionnelle (communiquer, informer sur le projet), assurant ainsi des situations tierces entre l’institution et les résidants. Lors des sorties de la caravane de l’atelier urbain mobile, certains résidants s’expriment plus librement. Ils apportent des photos de leur appartement, racontent leur quotidien, leurs difficultés, les réussites des enfants, les halls squattés, la police, le racisme, les rumeurs, la vie du quartier. Ils apportent du café et des petits gâteaux pour mettre en place un temps de convivialité partagé avec les médiateurs.

Mais ces formes de sociabilité spontanées n’ont pas pour seule origine le travail des médiateurs. Elles tiennent aussi aux effets de diffusion d’un réseau social qui s’est structuré à partir des « ambassadeurs », issu du processus de sélection et de fabrication d’un public par le politique. En janvier 2010, à l’occasion de son discours pour la nouvelle année, l’élu du quartier proposait en effet aux résidants présents de se porter candidats pour être « ambassadeurs du projet urbain ». À la suite de cela, des annonces étaient publiées dans les journaux locaux et des courriers, envoyés. Plus d’une centaine d’habitants se sont portés volontaires, à la surprise de la Direction de quartier pessimiste quant au nombre de candidatures. Une première liste de 50 ambassadeurs dits titulaires a été constituée à partir des critères de localisation géographique dans le quartier, d’âge et de sexe. Une seconde liste, de suppléants, a été constituée avec les habitants écartés par la première sélection. Cette distinction technocratique titulaire/suppléant engendrera une confusion au départ du processus de concertation, certains ambassadeurs suppléants ne sachant s’ils étaient légitimes ou non à s’inscrire à une action proposée, d’où sa suppression rapide.

Le profil type de l’ambassadeur est à dominante retraité, propriétaire, engagé dans des réseaux associatifs et/ou militants, largement sous-représentatif donc de la composition sociale du secteur. Ce groupe d’ambassadeurs allait être systématiquement invité à toutes les actions menées : il fallait disposer de ce statut pour être invité à participer aux voyages d’études de Berlin (2010) et de Barcelone (2011). Cette tendance à restreindre les résidants à un groupe de citoyens sélectionnés et peu représentatifs a vite témoigné de ses limites et impasses.

À l’occasion du lancement des ateliers « diagnostic et propositions pour le Blosne », seuls les ambassadeurs avaient d’abord été invités. La surreprésentation d’un îlot du quartier et la moyenne d’âge plutôt élevée a conduit les animateurs à ouvrir les ateliers à tous les habitants qui le souhaitaient. Un atelier créatif s’est déroulé dans une salle familiale au pied d’un immeuble et a également conduit à intégrer d’autres habitants au processus d’animation et de concertation. La caravane de l’atelier urbain mobile a aussi contribué à ce processus d’ouverture des actions de concertation.

Mais ces échappées, ou dynamiques collatérales de production du lien social, sont à relativiser, avec des effets différenciés de ce processus d’ouverture en matière de participation. L’ouverture du processus de participation à d’autres habitants, pas forcément ambassadeurs du projet urbain, ne signifie pas leur implication active et sur le long terme. Au fur et à mesure que le projet se construit, les ambassadeurs eux-mêmes se lassent, expriment le fait qu’ils se sentent moins « privilégiés » qu’ils ne l’ont été et sont désormais moins présents. Leur rôle était en effet plus nettement circonscrit au lancement du processus de concertation. Dans le modèle cognitif de l’institution, ils étaient censés représenter, rien qu’à eux seuls, le « lien avec les habitants », en coordination avec les animateurs de l’atelier urbain, et relayer ce lien vers les autres habitants du quartier, révélant le modèle naïf, rudimentaire ou démagogique de l’institution en matière de lien social. Certains de ces ambassadeurs ont néanmoins tenu des réunions d’information dans le hall de leur immeuble ou à leur propre domicile, en invitant leurs voisins. Les médiateurs du projet leur confiaient également l’affichage des réunions publiques, la distribution des prospectus. Ce rôle, les invitations spécifiques qui leur étaient faites et leur participation aux voyages d’études, ont constitué autant de « privilèges », qui se sont amoindris en cours de route, et il n’a pas toujours été bien vécu par certains d’entre eux fortement impliqués dans le processus de concertation.

Vers un bouleversement des cultures professionnelles ?

Au sein des institutions, et en particulier de la communauté d’agglomération Rennes Métropole ou de la Ville de Rennes, le projet sera le déclencheur d’inflexions dans les cultures professionnelles. C’est aussi en cela que la procédure de concertation est expérimentale. Les entretiens menés au sein des services révèlent des changements de représentations, de rapport à « l’habitant », mais aussi des pratiques de décloisonnement entre les services, de dialogue avec les techniciens gestionnaires du quartier… Ce décloisonnement tient moins à l’organisation de la structure opérationnelle de la maîtrise d’ouvrage (il n’y a pas de service transversal dédié à ce projet spécifique) qu’aux situations de rencontres liés aux réunions publiques et à des temps spécifiques, et qui jouent comme un « effet projet ».

Les mutations induites par le projet urbain dans les institutions de la Ville de Rennes et de l’agglomération Rennes Métropole se caractérisent ainsi à partir d’une série de décisions visant à impliquer en amont les techniciens gestionnaires du quartier (jardiniers, gardiens d’immeubles, techniciens en charge des déchets, etc.) pour qu’ils soient informés du projet urbain, qu’ils évoquent leurs pratiques, leurs relations avec les habitants et qu’ils intègrent les changements à venir dans leur gestion du quartier[8]. Cette mutation amorcée des pratiques professionnelles s’exerce par exemple dans le cadre d’une journée spécifique organisée entre ces techniciens gestionnaires et quelques ambassadeurs. Au cours de cette journée, de nombreux points seront évoqués avec les techniciens (les jeux d’enfants, le mobilier urbain, les jardins partagés, la propreté…), ces échanges ayant conduit les techniciens à faire évoluer leurs propres pratiques. L’objectif est ici clairement affiché par les représentants de l’institution : comme dans la fabrique du projet, qui vise à être « par le bas », la pratique de concertation doit instaurer davantage d’horizontalité et de pluridisciplinarité au sein même du fonctionnement de l’administration. Mais pour autant, cette tentative de mutation des modes de faire et des cultures professionnelles se heurte ici à deux limites : la susceptibilité des responsables de services (qui ont mal accepté le principe d’une journée où ils n’étaient pas invités), et l’absence de dispositifs de pérennisation de cette culture provisoire, liée à la conjoncture de ce projet.

Lors des voyages d’études, des élus, des acteurs du quartier, des architectes, des ambassadeurs, des étudiants, des promoteurs, des chargés d’opération et des bailleurs participent ensemble aux visites, aux conférences et aux rencontres organisées. Le trajet, d’une vingtaine d’heures en car pour Berlin, induit provisoirement une proximité sociale entre ces participants, prolongée par la situation de logement en auberges de jeunesse. À cela, il faut ajouter que, dans la représentation des services techniques, le statut des résidants « experts de leur quartier et de leur quotidienneté » est modifié : durant les voyages, c’est la capacité des résidants à se projeter dans un ailleurs que leur logement ou quartier et à comparer qui est valorisée.

Un autre cas de design social est ici à mentionner. À l’identique de ces voyages d’études, à l’occasion de l’atelier créatif sur le secteur Banat-Prague-Volga, des résidants du secteur et des professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme ont été réunis pour formuler des propositions précises à partir d’un diagnostic et d’orientations définies en amont par un large panel de contributions habitantes. Une série de propositions ont alors été modélisées en 3D. Ce type d’usage dote de fait d’un statut nouveau cet outil technique habituellement réservé aux professionnels et qui dans le cas précis s’insérait au coeur d’un processus de participation citoyenne. Ce cas témoigne également d’une compétence habitante à s’approprier les ressources techniques de manière horizontale aux univers techniques et politiques. Elles illustrent également, comme d’autres dispositifs participatifs, le brouillage des frontières entre savoirs « experts » et savoirs « profanes » (Deboulet et Nez, 2013).

Conclusion

Quelles leçons tirer de ce recours à l’expérimentation dans une procédure de concertation ? L’expérimentation désigne au final un processus tâtonnant, parfois un peu chaotique, une tentative menée par la collectivité de dé-routinisation de ses procédures classiques d’aménagement, en s’appuyant sur les voies de l’animation sociale. Puis l’expérimentation exprime également le passage d’une concertation expérimentale à un processus expérimental de production et de design social du projet, en particulier avec la reconnaissance d’une compétence habitante à l’appropriation des techniques de dessin en trois dimensions. Si ce passage ne parvient pas à se faire de manière très fructueuse, il n’en est pas moins à l’origine de dynamiques sociales inédites, inattendues, illustrant l’intérêt de travailler sur les « coulisses, les à-côtés, les interstices » (Blondiaux et Fourniau, 2011) des procédures participatives. La mise en lumière de ces dynamiques sociales collatérales ouvre des pistes stimulantes : sans pour autant bouleverser de manière radicale les processus de projet, le travail avec des instruments anciens, avec des processus rodés, assumant leurs travers inévitables, peut être aussi à même de renouveler les dynamiques du lien social à partir du moment où ces processus se dotent d’un minimum de moyens et de visées motivées d’organisation de situations d’interactions sociales, d’interconnaissance.

En revanche, il est certain qu’une prise de recul au regard de la situation locale rennaise démontre que le renouvellement de processus éprouvés propres à la démocratie participative classiques paraît limité. Nos analyses convergent donc pour une part avec les travaux récents qui montrent que bien peu de ce qui est attendu de ces formes de participation se produit, comme la démocratisation du processus de décision (Bherer, 2011), de nouvelles pratiques de production de la ville (Bacqué et Gauthier, 2011), ou encore une réduction des asymétries de pouvoir et de savoir. La véritable raison de cette inflexion très relative tient à la persistance, dans le cas français ici étudié, de l’absence d’un véritable pouvoir d’expérimentation, laissant se mettre en place des initiatives sociales autonomes, articulées aux dispositifs d’action publique.

Enfin, l’émancipation de résidants, concernés par des transformations lourdes de leur environnement quotidien, reste plus largement limitée par le paradoxe à l’oeuvre dans la pratique des acteurs techniques et politiques. Ceux-ci souhaitent en effet instaurer des conditions nouvelles de production du projet, accompagné par ses habitants, sans idée bien précise de ce vers quoi ce processus pourra les mener, mais ils canalisent systématiquement toute initiative ou objection dès que cette ouverture pourrait risquer de les mener à des mutations trop radicales de leurs manières de faire ou encore au bouleversement trop profond des rôles assignés, plus que par peur d’une perte de maîtrise ou de légitimité. À cause de cette limite, d’une résistance culturelle au changement, si, de manière imprévue, l’expérimentation permet à certaines dynamiques sociales de se déployer comme un effet collatéral de l’opération d’urbanisme, elle ne restera au final que le maître mot d’une procédure réformiste plus qu’une transformation en profondeur des modes classiques de production de l’urbain.