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La période contemporaine, dans le contexte français, se caractérise plus que jamais par un désamour entre le populaire et le politique. Qu’elles soulignent la démobilisation électorale et militante des classes populaires (Braconnier et Dormagen, 2007 ; Masclet, 2003) ou suggèrent le déplacement de la politisation vers des formes plus informelles (Kokoreff et Lapeyronnie, 2013), les recherches sur le sujet s’accordent généralement sur ce point : les formes traditionnelles de participation, en premier lieu les partis, peinent à mobiliser les classes populaires. Gaxie (1978) a longuement décrit les mécanismes de clôture « censitaire » du champ politique, la faiblesse des ressources sociales (culturelles, symboliques…) constituant un frein à l’engagement. Si certains ont critiqué sa définition trop restrictive du politique, en montrant qu’en marge du « politique spécialisé »[1] il existe des formes de politisation basées sur l’expérience quotidienne (Duchesne et Haegel, 2001 ; Kokoreff et Lapeyronnie, 2013), le caractère élitiste des institutions politiques représentatives est en revanche peu contestable (Rouban, 2011).

Les travaux sur les partis montrent que l’exclusion politique des classes populaires se joue aussi en leur sein. Quelques études ont interrogé de manière systématique « l’embourgeoisement » du PS (Lefebvre et Sawicki, 2006) et du PCF (Mischi, 2014). Plus généralement, les données sur l’origine sociale des adhérents des partis révèlent une sous-représentation des employés et des ouvriers (Bargel, 2009 ; Haegel, 2012 ; Fretel, 2004). Parallèlement, on trouve dans les études qualitatives des récits de trajectoires militantes populaires[2] contrariées, aussi bien à droite (Bizeul, 2003 : 228-234 ; Bruneau, 2002) qu’à gauche (Bargel, 2009 : 452 ; Masclet, 2003). Le schéma semble se répéter : des membres des classes populaires tentent l’aventure partisane, font l’expérience d’un décalage social avec les militants plus privilégiés socialement, puis se mettent en retrait ou ressortent déçus de cette incursion dans le « monde des autres » (Hoggart, 1970).

Parce que les professionnels politiques sont les premiers concernés, ils produisent leurs propres lectures de ce décalage avec les classes populaires et de ce qu’il faudrait faire pour y remédier. Les deux grands partis de gouvernement, l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS), ont tous deux leur courant minoritaire interne se revendiquant du populaire, la Droite populaire à l’UMP, la Gauche populaire au PS. L’invocation du populaire par les professionnels de la politique se fait surtout à des fins de distinction vis- à-vis des concurrents et repose largement sur un exercice de « ventriloquisme »[3] (Bourdieu, 2012) visant à justifier leur propre orientation au nom des classes populaires. Mischi (2012) souligne ainsi la différence entre la volonté affichée par les politiciens de mobiliser derrière eux l’électorat populaire et la défense d’une participation active qui se traduirait par la promotion d’un personnel politique populaire.

Par les discours populistes[4], les acteurs politiques produisent un imaginaire de la politisation populaire qui réduit les aspirations complexes des groupes populaires concernant la vie de la cité à une « demande » figée, immédiatement convertible en programme électoral. Pour les conservateurs, les classes populaires veulent plus de « fermeté en matière d’immigration », pour la gauche radicale, elles « veulent la révolution » ; à en croire les acteurs partisans, pour reconquérir les classes populaires, il suffirait d’appliquer leur programme. De cette vision en termes d’offre et de demande découle une lecture mécaniste de l’histoire selon laquelle les classes populaires seraient prédestinées, au gré des époques, à soutenir tel ou tel parti. En négligeant le rôle essentiel du travail politique de mobilisation et de « production » des groupes sociaux (Boltanski, 1982), on laisse ainsi dans l’ombre la part que prennent les partis à l’inclusion ou à la marginalisation politique des classes populaires.

Pour essayer de prendre de la distance avec les discours partisans ventriloques, j’ai choisi d’interroger la politisation populaire « par en bas », en prenant pour porte d’entrée les militants populaires engagés dans des partis. Ce faisant, l’idée était de s’éloigner des usages politiques du « populaire » pour se rapprocher des usages populaires du politique.

Pour ce faire, j’ai étudié de 2012 à 2014 les sections locales de deux partis, le Parti communiste français (PCF) et l’UMP, et de leurs organisations de jeunesse, Jeunes Communistes (JC) et Jeunes Populaires (JP). Éloignés idéologiquement, les terrains retenus sont proches spatialement, car implantés dans deux villes populaires de la proche banlieue parisienne aux caractéristiques assez similaires[5]. J’ai privilégié une méthode qualitative combinant ethnographie des activités militantes et réalisation d’entretiens. J’ai pu rencontrer sur les deux terrains, à côté des profils militants classiques (classes intermédiaires et supérieures diplômées), un nombre significatif de militants populaires employés, ouvriers, sans-emplois[6], même si la réalisation d’entretiens avec eux a été, dans l’ensemble, plus difficile à obtenir car ils se sentaient souvent « peu compétents » pour parler du parti. De même, les leaders locaux ont eu tendance à orienter le chercheur vers les militants les plus impliqués et « formés » idéologiquement qui appartenaient plus souvent aux classes intermédiaires et supérieures.

Les données qui suivent retracent les trajectoires de deux de ces militants populaires : Léonce, un jeune communiste, et Julien, un jeune de l’UMP. Par les portraits croisés de ces deux jeunes, on pourra se demander ce qui arrive quand des membres des classes populaires prennent au pied de la lettre les appels au peuple et s’engagent dans les partis.

Si les études plus systématiques révèlent les tendances élitistes des partis, la forme « portrait » permet de mieux comprendre comment se joue la marginalisation des militants populaires et de donner du sens à ce processus. Produit dans un va-et-vient entre observation et « entretien ethnographique », le récit de vie permet d’accéder aux « processus d’enchaînements singuliers […] que l’analyse statistique ne peut pas éclairer » (Beaud, 1996 : 235) et donc de saisir, au sein d’un même ensemble cohérent et détaillé, les caractéristiques sociobiographiques des enquêtés, leurs pratiques militantes, le sens qu’ils leur donnent et, in fine, les processus d’assignation à une position subalterne au sein de l’espace militant ainsi que la manière dont ils sont vécus. En ce sens, on pourrait aussi bien parler ici d’une étude de « carrières militantes » (Bargel, 2009) que de trajectoires, pour peu que l’on prenne en compte ce que ces carrières populaires ont de socialement différencié. La comparaison de deux cas issus de terrains différents permet de dé-singulariser quelque peu le propos. Si l’âge, le genre et l’origine sociale rapprochent Léonce et Julien, leurs autres propriétés sociales diffèrent sensiblement : l’un est militant de gauche, étudiant, noir, alors que l’autre est militant de droite, sans-emploi, blanc. Leur mise en comparaison relève donc, toute proportion gardée, d’une « dramatisation des contrastes » (Badie et Hermet, 2001 : 46-47) qui permet de mieux souligner les processus communs aux deux parcours.

Usages politiques du « populaire », le cas du PCF et de l’UMP

Le Parti communiste français s’est historiquement constitué comme représentant la « classe ouvrière ». À rebours des logiques censitaires du champ politique, le modèle ouvriériste du PCF a longtemps favorisé la promotion de cadres populaires au prix d’un fort contrôle idéologique et biographique (Pudal, 1989). Mais, dans la période contemporaine, le PCF se désouvriérise et sa sociologie se rapproche de plus en plus de celle d’un parti de gauche classique, avec un primat des diplômés du public (Mischi, 2014). Le passé du « parti ouvrier » constitue aussi une reconstruction mythologique qui mérite d’être nuancée. Les fractions plus dominées des classes populaires ont souvent été marginalisées par le PCF au profit d’« aristocraties ouvrières » (Masclet, 2003). Surtout, la reconstruction a posteriori d’une « rencontre nécessaire » entre communisme et classe ouvrière occulte le processus de constitution du groupe mobilisé (Mischi, 2010), le travail d’unification symbolique exercé par le parti (Pudal, 1989). Une même logique de prédestination, mais inversée, sous-tend l’idée répandue que le Front national (FN) serait le nouveau « parti des ouvriers », occultant la diversité de la base frontiste et le travail d’homogénéisation réalisé par l’appareil (Bizeul, 2003).

A contrario, les partis de droite parlementaire sont globalement perçus comme des « partis de riches » (Haegel, 2012) et la proximité de leurs dirigeants avec les élites économiques est stigmatisée par leurs opposants (Pinçon-Charlot et Pinçon, 2010). Pourtant, des segments des classes populaires se sont parfois mobilisés à droite, au côté du syndicalisme « jaune » au début du XXe siècle ou du mouvement gaulliste de l’après-guerre (Lequin, 2006). Plus récemment, Haegel souligne que l’UMP, principal parti de droite français, compte plus d’adhérents employés que le PS, ces employés travaillant souvent dans le secteur privé, la police et l’armée. Si l’idéologie interclassiste du parti et la force des hiérarchies internes ne favorisent pas la visibilité de ces employés de droite, on trouve cependant à droite une valorisation « culturelle » du populaire (Haegel, 2012 : 208-229) qui s’exprime dans le nom du parti, dans le discours du candidat Sarkozy en 2007 valorisant « la France qui se lève tôt » (Mischi, 2012) ou, plus récemment, au sein de la Droite populaire, fondée en 2010, qui s’est distinguée au sein de l’UMP par son radicalisme. Face au dit « politiquement correct » des élites de gauche, ce courant incite la droite à « affirmer ses convictions », patriotisme, sécurité, contrôle de l’immigration (Droite populaire, 2012), l’adjectif populaire renvoyant moins ici à l’appartenance sociale qu’à des valeurs qui seraient celles du « peuple ».

Léonce est un étudiant de 24 ans, membre des JC. Il habite dans un arrondissement populaire parisien, chez ses parents. Il a trois soeurs, dont deux plus jeunes. Ses parents, un couple d’immigrés naturalisés français (père Congolais, mère Malienne), sont agents de police. Ils sont de gauche (« quand il y avait des débats politiques, mon père gueulait devant sa télé [rires], il insultait les mecs de droite »[7]) sans être dans un parti et adhérents d’un syndicat sans s’y impliquer.

Au lycée, Léonce participe ponctuellement à des manifestations lycéennes. Arrivé à l’université, en première année de philosophie, il rencontre Alpha[8], membre des JC, à l’occasion d’un cours de boxe. Invité à passer au local des JC, il sympathise progressivement avec les militants de la section, qui deviendront « [ses] meilleurs potes » puis adhère à l’organisation à la fin de 2009. En septembre 2012, il prend des responsabilités locales, au sein de la section, et départementales, au sein de la fédération sans adhérer pour autant au PCF.

À la fin de 2012, la section de l’Union des étudiants communistes (UEC) dont Léonce est responsable regroupe une quarantaine d’adhérents. De par son statut de branche étudiante des JC, l’UEC regroupe une fraction particulière de la jeunesse, qui accède aux études supérieures. Néanmoins, l’université, située dans une ville de la proche banlieue parisienne, accueille majoritairement des jeunes issus des classes populaires, ce qui se reflète dans la composition de la section : la majorité des adhérents ont des parents employés, ouvriers, peu diplômés ; sans que ces variables recoupent toujours les précédentes, ils sont également majoritairement issus de l’immigration, des DOM-TOM, appartenant aux minorités racisées. Cette composition sociale contraste avec celle des réseaux communistes et du Front de gauche de la ville, nettement plus blanche et vieillissante, mais aussi dans une moindre mesure avec celle de la fédération départementale des JC, assez mixte socialement mais comptant plus d’enfants de communistes que la section UEC.

« On est communistes à notre façon »

Bien qu’actif dans les JC, Léonce se montre critique envers le mouvement communiste, qu’il suspecte de « dogmatisme », et affiche une certaine distance vis-à-vis de son idéologie. Comme j’observe régulièrement la vie de la section, il se saisit de l’entretien pour défendre sa propre conception du militantisme :

Y a des JC qui disent « t’es marxiste-léniniste ? » ou ceci, cela, mais nous, on a toujours tenu à l’affirmer : on est communistes de nous-mêmes ! À notre façon ! Moi, je suis pas communiste selon Mao ou selon Marx, d’ailleurs, je l’ai toujours pas lu […]. Marx, respect à lui, mais dans Le Capital, il a jamais parlé des noirs et des arabes de cité discriminés ! […] On a beaucoup de cartes (d’adhérents), on est une des rares sections où il y a des noirs, des jeunes de cités, y a la définition d’une « organisation de masse », si tu veux. Bon, il y a des gens dans le mouvement, ils ont quand même conscience qu’il y a un potentiel, mais bizarrement, plutôt que de le développer, ils vont chercher à l’exploiter, je dirais… en venant juste prendre des futurs cadres, plutôt que de multiplier cette expérience, justement […]. Nos pratiques militantes, on a tout inventé par nous-mêmes. Avant, il y avait Karim [responsable national, ancien de la section], mais quand il est parti, il nous avait laissé aucun geste.

L’observation d’événements des JC confirme ce décalage : lors d’une réunion nationale au siège parisien du PCF, la salle entonne un chant révolutionnaire, La jeune garde. Léonce est le seul qui reste de marbre. Je lui demande discrètement si le fait de ne pas chanter est une posture politique, il me répond en haussant les épaules que « personne ne [lui] a jamais appris la chanson en question ». Une scène similaire s’était déjà produite lors du repas collectif de la veille, la table de la section UEC étant la seule à rester silencieuse pendant que la salle chantait en choeur.

Entre 2013 et 2014, des conflits opposent la section au « national » des JC. Au printemps 2013, le « national » organise la venue d’un leader du PCF à l’université, contre la volonté de Léonce et des autres militants locaux qui mettent en doute l’intérêt de l’initiative et préféreraient mener des initiatives moins formelles (comme la distribution de questionnaires sur les aspirations des étudiants ou l’organisation de soirées festives). Avec le temps, Léonce et les anciens de la section mâchent de moins en moins leurs mots contre les « bureaucrates du national ». En retour, des responsables des JC locaux critiquent de plus en plus la gestion de la section de l’UEC par Léonce, qu’ils jugent brouillonne et « dépolitisante ». À la fin de 2013, à la réunion de rentrée, le conflit ressort : quelques adhérents de la section, appuyés par les responsables nationaux, voudraient infléchir les activités de la section vers des pratiques plus « politiques » et présenter une liste UEC aux élections universitaires. Léonce, Alpha et leurs amis refusent, affirmant encore qu’ils préfèrent organiser des activités qu’ils jugent plus en phase avec les « envies des jeunes des quartiers populaires ». Au début de 2014, la rupture est consommée : Léonce, Alpha et une quinzaine d’« anciens » de la section quittent les JC et montent leur propre association culturelle pour, disent-ils, « faire de la politique à leur manière »[9] (organisation de concerts rap, d’un concours de bande dessinée, etc.).

Un parcours qui interroge l’hospitalité des organisations politiques

Léonce, pas plus que n’importe quel autre militant enquêté, n’est totalement représentatif de l’ensemble des classes populaires. Pourtant, sa trajectoire a bien une dimension exemplaire. Elle évoque un nouvel épisode de ces « rendez-vous manqués » souvent constatés entre le PCF et la jeunesse populaire issue de l’immigration (Masclet, 2003), d’autant plus rudement que le parcours de Léonce commençait, a priori, comme un « rendez-vous réussi ». Plus globalement, elle illustre que l’implication de militants populaires dans un collectif militant ne saurait être réduite à la seule dimension idéologique, mais doit aussi interroger les pratiques militantes : si les idées jouent bien sûr un rôle, l’adhésion n’est jamais seulement une question de programme. La réflexion ne saurait non plus s’arrêter au seul moment de l’adhésion, mais doit aussi interroger le devenir de l’engagement dans ses différentes phases (Bargel, 2009).

Phase du recrutement d’abord, avec le rôle central des sociabilités militantes, qui constituent une incitation à l’adhésion. Si Léonce a déjà une sensibilité familiale de gauche, son adhésion et son implication sur la durée sont surtout liées à sa rencontre avec Alpha puis avec les autres membres de l’UEC, des militants « qui lui ressemblent » et deviendront « ses meilleurs potes ».

Phase de la socialisation militante ensuite, étape déterminante où sera transmise (ou non) la « culture organisationnelle » aux néo-adhérents (Bargel, 2009 : 350-351). Or cette transmission s’avère plus complexe quand ces néo-adhérents sont, par leurs propriétés sociales, éloignés des mondes militants et de leurs implicites, par exemple, pour le cas des JC, ces adhérents qui comme Léonce « n’ont jamais appris [les chants révolutionnaires] ».

Enfin, à toutes les étapes, il convient d’interroger les formes de gratification symbolique qui favorisent la solidification de l’engagement. Léonce a bénéficié de la promotion interne, mais exprime pourtant un déficit de reconnaissance et pense que les leaders des JC, qu’il réduit à la figure anonyme du « national », « ne prennent pas en compte l’avis de la base », « ne laissent pas de place à la créativité », qu’ils se « servent » de la section comme « [vivier de] futurs cadres », ce qui contredirait l’idéal affiché d’être une « organisation de masse ». On touche ici un paradoxe : puisque les organisations politiques visent l’homogénéisation des pratiques et des idées, est-il imaginable qu’un parti valorise les pratiques atypiques des militants populaires ?

Le parcours de Julien, un jeune sans-emploi marginalisé au sein des Jeunes populaires

Julien milite à l’UMP dans sa ville et au sein de la fédération départementale des Jeunes populaires (JP)[10]. Après un baccalauréat de comptabilité, il est sans emploi. Âgé de 23 ans, issu d’une famille française, il est fils unique. Célibataire, il vit chez sa mère, avec qui il partage un petit appartement dans le centre-ville. Son père, ouvrier-charpentier, est décédé alors que Julien était au lycée. Sa mère, auparavant femme au foyer, travaille comme employée de vie scolaire dans une école.

Bien qu’il réfute formellement le qualificatif de « chômeur » (il insiste sur le fait qu’il est « en recherche d’emploi »), il ne trouve pas de travail. Au cours de l’entretien, Julien politise la question du chômage (« l’État écrase les entreprises de charges, ce qui les empêche d’embaucher »[11]) et je dois insister à de multiples reprises pour qu’il raconte son parcours personnel (« J’ai essayé pourtant ! J’ai envoyé plein de CV, personne m’a répondu… de toute façon, pour être embauché, aujourd’hui, il faut connaître des gens dans la boîte ! »). Cette réaction est révélatrice des attentes de Julien quant à la situation d’entretien : il y voit une occasion de développer longuement sa vision du monde et de bénéficier d’une attention qu’il trouve rarement. Il refuse donc de s’attarder sur des détails personnels, essentiels pour le sociologue, qu’il juge pour sa part anecdotiques.

Une idéologie inclassable en lien avec un parcours atypique

Les positions de Julien le classent a priori à droite de l’UMP : il se définit comme « libéral, contre toute intervention de l’État ». Il cite beaucoup les modèles étrangers, se définit comme « pro-américain » et « pro-Israël », il cite aussi la Suisse pour ses « référendums d’initiatives populaires », l’Allemagne et l’Angleterre « parce qu’elles ont réduit le rôle de l’État dans l’économie ». En revanche, il se montre critique vis-à-vis des leaders de la droite française (« Copé, il m’a déçu », « Fillon, Raffarin, c’est des mous ! », « Sarkozy, il a fait de bonnes choses, mais il aurait pu aller plus loin »), mais aussi vis-à-vis de l’UMP, qui « manque de démocratie » et qu’il n’hésite pas à comparer, par provocation, au « Parti communiste chinois »[12]. Très sécuritaire, il défend le droit à porter des armes, « pour que les honnêtes gens puissent se défendre face à la racaille ».

À l’inverse, de manière surprenante, il se dit « modéré sur les questions de société, comme le mariage gay ». J’interviewe Julien au moment même où se déroulent les « manifs pour tous », manifestations massives contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. Alors que Julien a participé à la première manifestation parisienne à la fin de 2012, il se déclare au moment de l’entretien « pour le mariage gay ».

Et pourquoi ce changement ?…

Parce que je ne pense pas que ça change quelque chose à l’éducation des enfants. Voilà !

Là encore, sa réponse est lapidaire. Comme j’essaye de revenir sur le processus qui l’aurait fait changer d’idée, il répète en haussant les épaules qu’il a « changé d’avis. La société a changé ! C’est tout ! Sinon un autre truc que j’ai oublié de dire (et il embraye sur une question économique) ».

La prise de position de Julien, bien qu’il refuse de s’y attarder, devient signifiante quand on la replace dans son contexte : un an et demi après la défaite de Sarkozy, au-delà de leur enjeu propre, les « manifs pour tous » ont un goût de revanche pour la droite vis-à-vis du gouvernement de gauche. Dans ce contexte, la prise de position de Julien apparaît d’autant plus surprenante que ses autres positions incitent à le classer parmi les franges radicales de l’UMP.

Le discours de Julien, assez atypique, ne peut que fragiliser sa position dans l’organisation : si son discours sécuritaire l’éloigne de la droite modérée, son libéralisme économique et son philo-américanisme le distinguent des franges plus radicales (la Droite populaire ou le FN). De même, son positionnement à contre-courant sur le mariage pour tous révèle un rapport au militantisme dénué de calculs stratégiques qui exprime sûrement une « liberté de pensée » du point de vue de Julien, mais révèle aussi une absence de « sens du placement » (Bourdieu, 2000) et peut facilement passer, aux yeux du parti, pour de l’incohérence idéologique. À titre d’illustration, il est impossible de classer l’enquêté dans la typologie séparant les droites françaises entre légitimistes, orléanistes ou bonapartistes (Rémon, 1982). Cette difficulté à trouver sa place dans les courants constitués mérite d’être rapportée à la socialisation politique particulière de l’enquêté.

« Je vais pas faire des courbettes ! »

S’il adhère à l’UMP par Internet en 2012, Julien s’est toujours senti « de droite ». Il s’est intéressé de manière précoce à la politique, vers l’âge de 10 ans, notamment en regardant des émissions politiques avec son père, qui votait à droite sans militer. Sa mère reproduit l’attitude qu’on prête souvent aux classes populaires (Hoggart, 1970) en se montrant sceptique à l’endroit des « politiciens » (« elle pense qu’ils sont tous pourris. C’est pas vrai, y en a que les trois quarts qui le sont [rires] ») et peu concernée (« l’économie et la politique internationale, elle n’y comprend rien du tout »). Elle est souvent mise en avant par Julien comme exemple de « ces gens que les politiciens dégoûtent », constat qui, selon lui, devrait inciter les partis à plus de « franchise ».

Julien insiste sur le fait qu’il a « forgé ses idées par lui-même » et récuse toute influence extérieure. S’il faut ici faire la part de la reconstruction, on peut néanmoins acter que sa socialisation politique s’est vraisemblablement faite avant son insertion dans les réseaux de l’UMP, dans un environnement familial et scolaire peu doté en ressources culturelles et politiques. La revendication précoce d’une identité « de droite » a aussi favorisé une spirale de radicalisation. Dans une ville de banlieue qui reste un fief de la gauche (mairie longtemps PCF, puis PS), dans un collège puis un lycée professionnel fréquentés par des enfants des classes populaires issus de l’immigration, cette identité a provoqué des tensions avec ses camarades : « Ils pensaient qu’à leurs quartiers populaires et leur assistanat ! Quand je disais que j’étais de droite, tout de suite ils me traitaient de raciste ! »

Á ce profil social spécifique répond sa place marginale au sein des jeunes de l’UMP. La plupart des JP rencontrés pendant l’enquête viennent des classes intermédiaires et supérieures[13], et Julien est le seul de sa tranche d’âge à ne pas avoir fait d’études supérieures. Il participe peu aux sociabilités militantes entre jeunes du parti (« On n’a pas de problème pour travailler ensemble, mais ce ne sont pas des amis. ») dont on sait pourtant le rôle crucial qu’elles jouent dans l’intégration militante et la promotion (Bargel, 2009 : 444-490). En 2014, pendant les élections municipales, la plupart des JP du département exercent des responsabilités, sont directeurs de campagne ou, pour trois d’entre eux, têtes de liste. Julien, lui, doit se contenter d’une place non éligible sur la liste locale.

Et toi, tu n’aimerais pas te professionnaliser en politique ?

J’y pense… mais je dois d’abord gagner des galons. Après je sais pas si ça va marcher, vu mes idées !

Et tu ne peux pas les nuancer un peu ?

D’où je me poserais la question comme ça ? [ton vif] Je vais pas faire des courbettes ! Faire des compromis oui, mais pas sur des questions essentielles pour moi !

Comme l’a bien relevé Bruneau, la combinaison de positions radicales et d’un faible capital culturel peut favoriser la marginalisation de certains militants populaires. Ce qui est alors reproché aux concernés, ce n’est pas tant leur « extrémisme » qu’une faible maîtrise de la diplomatie rhétorique à même de le rendre acceptable (Bruneau, 2002 : 204-205).

Dans le cas de Julien, les responsables locaux des JP ont résolu la question en lui interdisant d’exprimer ses idées lors des distributions de tracts.

Ils m’autorisent à dire mes idées politiques dans les réunions des jeunes de l’UMP, mais pas en dehors. C’est le seul endroit où je peux m’exprimer, c’est tout.

Et tu trouves ça juste ?

Non, mais comme je suis un simple militant, je suis obligé de faire avec, pour éviter des problèmes, j’ai peur qu’ils m’excluent du parti […]. Je te dis ça, c’est pas que j’approuve…

De la marginalisation des militants populaires au sein des collectifs militants

Au départ, on retrouve chez Léonce comme chez Julien une socialisation politique familiale (le rôle prescripteur du père, les conversations devant la télévision) qui favorise l’intérêt pour la politique. En revanche, cette socialisation se fait à distance des mondes militants.

Leur entrée dans ces mondes est différente, plus individuelle pour Julien, plus affinitaire pour Léonce, détail qui aura son importance. Cette différence est à mettre en lien avec leurs statuts sociaux respectifs : Léonce accède à l’université et à ses sociabilités, mais pas Julien. Cela ne se traduit pourtant pas par un écart trop marqué quant au degré de politisation : le bachelier sans emploi multiplie les références politiques et l’étudiant affiche des lacunes vis-à-vis de la culture communiste prescrite. En revanche, si l’université permet à Léonce de s’inscrire dans un collectif de semblables, l’engagement de Julien apparaît plus solitaire.

Tous deux subissent des formes de marginalisation au sein de leur organisation. Les cadres des JP et des JC leur reprochent moins leurs idées que leurs façons de militer (la « dépolitisation » de Léonce, le ton « polémique » de Julien). Or, plusieurs travaux ont montré que les pratiques partisanes (Bargel, 2009 ; Fretel, 2004) entretiennent des affinités électives avec des formes de socialisation (universitaires, religieuses…) propres aux classes moyennes et supérieures, et que les individus fortement dotés en ressources sociales extra-partisanes peuvent les convertir en savoir-faire et en « capital militant » (Matonti et Poupeau, 2004). A contrario, les militants populaires entrent en politique avec moins de ressources objectives, mais aussi avec une « séparation culturelle » (Schwartz, 2011) vis-à-vis du public-type des partis, séparation qui implique moins leur « dépolitisation » qu’un autre rapport à la politique (Kokoreff et Lapeyronnie, 2013).

Le désajustement pratique est aussi idéologique : Léonce et Julien ne rentrent ni dans les cases ni dans les courants ; l’un est « communiste de lui-même », l’autre est un conservateur à géométrie variable. Ce désajustement se traduit par de multiples résistances aux injonctions des chefs : ils partagent une même tendance à débiner le parti et ses leaders, et mettent un point d’honneur à se démarquer des représentations négatives (« bureaucrates », « politiciens ») associées à ces derniers. Fait significatif, les deux prennent leurs distances avec l’organisation au nom de leur appartenance sociale, même si leur idéologie respective les conduit à des lexiques différents (les « jeunes de banlieues », la mère symbole des « citoyens ordinaires »). Mais ces résistances sont aussi conditionnées par les ressources des enquêtés : Léonce s’appuie sur un collectif de semblables (la section), contre-pouvoir au sein des JC, qui favorisera un départ collectif et l’investissement d’un espace « à soi » vu comme plus hospitalier (l’association). À l’inverse, l’isolement de Julien au sein des JP le pousse au compromis : il provoque en coulisses mais « se tait » pendant les distributions, d’autant que l’épreuve du chômage accentue sûrement la valeur de l’insertion militante, même relative. Reste un sentiment d’injustice et une frustration perceptible.

L’idéologie de l’organisation et ses usages par les militants conditionnent enfin les marges de manoeuvre : Léonce peut s’appuyer stratégiquement sur certains éléments de doctrine des JC (la « lutte des classes ») pour visibiliser les rapports sociaux et légitimer sa posture critique. Au contraire, dans un univers moral de droite comme celui des JP et de Julien, la hiérarchie des positions est vue comme légitime (Terray, 2013), relevant du seul « mérite » individuel, les rapports sociaux sont donc moins pensables et moins dicibles. Dès lors, on ne s’étonnera pas que Julien ne rapporte pas explicitement « l’injustice » qu’il ressent à son statut social. La spécificité de chaque structure militante implique en retour des différences dans le rapport aux militants populaires : porteurs d’un discours de classe, les responsables des JC acceptent de promouvoir des jeunes de milieu populaire à condition que ces derniers normalisent leurs pratiques. En cas de refus se met en place un travail de délégitimation des pratiques populaires (« ce n’est pas de la politique »). Chez les JP, parce que le populaire ne renvoie pas à une position sociale mais à des « valeurs », la promotion des adhérents de « milieu modeste » ne constitue pas un objectif prioritaire. Ces militants doivent donc « rester à leur place » et respecter les consignes[14], ce qui autorise des formes de normalisation expéditives comme l’interdiction de parole.

Conclusion

Étudier les partis « par en-bas », de manière qualitative, permet de prendre du recul vis-à-vis des discours militants ventriloques et d’interroger comment ces organisations participent effectivement, dans leur fonctionnement ordinaire, à la (dé)mobilisation des classes populaires. La comparaison entre différents partis empêche d’essentialiser la politisation populaire et permet de séparer les phénomènes observés entre ceux qui relèvent des formes populaires de politisation en général (Hoggart, 1970) et ceux liés à un contexte partisan particulier (Pudal, 1989). Ainsi, les « tendances censitaires » (Gaxie, 1978) qui balisent les parcours de Léonce et Julien sont connues. Par exemple la « professionnalisation » durcit la séparation entre base et leaders, et les inégalités de ressources entravent la participation. Mais ces tendances se déclinent de manière différente dans chaque parti où, plus qu’une loi d’airain intangible, le chercheur découvre un ensemble de procédures, de pratiques, de technologies militantes (Lefebvre et Sawicki, 2006 ; Mischi, 2010) qui contribuent, au quotidien, à exclure – ou, plus rarement, à inclure – les militants populaires et qui peuvent aussi être mises en question par eux, qu’on aurait tort de voir comme les témoins passifs de leur propre exclusion. Les conflits qui se nouent autour des « bonnes » manières de militer sont à ce titre des situations particulièrement révélatrices.

Décentrer le regard par rapport aux leaders et aux stratégies nationales permet aussi d’éviter le biais « légitimiste » qui entache parfois, aux yeux des sociologues, l’étude des partis. Ainsi, les militants populaires, tels Léonce et Julien, ont tendance à agir comme des « casseurs de jeux » (Bourdieu, 2000) qui, plus ou moins volontairement, remettent en cause – et donc visibilisent aux yeux du chercheur – les nombreuses règles implicites du militantisme (Bargel, 2009) comme les rites de sociabilité internes, les logiques de promotion, les stratégies de double discours, le folklore lié au passé du mouvement, etc. En ce sens, si le choix a ici été fait d’insister sur la dynamique commune à des parcours populaires dans différents partis, ces parcours gagneraient aussi à être comparés plus longuement, au sein d’un même parti, avec ceux des militants des classes moyennes et supérieures, et les pratiques militantes populaires aux pratiques non populaires.

Enfin, parce qu’elle porte sur des « simples militants » au sein d’un espace social fait par et pour les professionnels, l’étude des engagements partisans populaires dessine une zone grise entre politique « spécialisée » et non spécialisée (Duchesne et Haegel, 2001). Dès lors, plutôt que de définir a priori ce qu’est la « politique », elle invite le chercheur, dans le sillage des travaux sur la « politique informelle » (Le Gall, Offerlé et Ploux, 2012), à laisser la question ouverte en interrogeant, à partir des terrains, l’interpénétration conflictuelle et/ou complémentaire des formes politiques profanes avec les formes spécialisées. Il y a bien dans les partis une politique des spécialistes, prescrite « par en haut », dont la maîtrise nécessite des ressources inégalement distribuées, et ce processus de hiérarchisation doit être pris en compte dans l’analyse. Mais le chercheur ne doit pas pour autant coller à la définition dominante de la « vraie politique » (et du « bien militer »), sous peine d’invisibiliser la politique profane et les définitions concurrentes du politique qu’expriment, par leurs discours et pratiques, les classes populaires (Becker, 1967).