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Pendant la préparation du numéro 65, il est apparu rapidement que l’on connaissait très peu l’action des fondations privées, que les chercheurs n’étaient pas encore très nombreux à les étudier et qu’on avait tout à gagner à s’informer sur leur fonctionnement, leurs objectifs et leurs réalisations en faisant appel à des personnes qui les côtoyaient de près. Trois universitaires qui ont eu l’occasion de s’associer à trois fondations importantes au Québec, Centraide, la Fondation One Drop et la Fondation Lucie et André Chagnon, ont accepté de participer à une discussion collective et à répondre à nos questions.

La table ronde a eu lieu le 14 mai 2010. Elle était présidée par Sylvain Lefèvre, assisté de Johanne Charbonneau. La présente synthèse a été réalisée par Johanne Charbonneau à partir d’un enregistrement de la discussion. Nous avons choisi de garder le format de la discussion, très dynamique, en le synthétisant toutefois. Nous avons aussi remplacé les questions par les thèmes des discussions.

Ont participé à cette table ronde :

  • Benoît Lévesque, professeur émérite du Département de sociologie de l’UQAM (Centraide)

  • Sylvie Paquerot, professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa (Fondation One Drop)

  • Marie-France Raynault, professeure au Département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal (Fondation Lucie et André Chagnon)

Les participants à cette table s’expriment ici comme chercheurs et non comme les représentants des fondations auxquelles ils s’intéressent.

Présentation des fonctions du participant à la Fondation

B. Lévesque (Centraide) – J’ai commencé à m’intéresser aux fondations comme bénévole, puis consultant bénévole à Centraide dans un comité de réflexion sur les orientations. Il s’agissait entre autres de réfléchir sur la société civile. J’ai fait cela à peu près un an et demi, puis il y a quatre ans j’ai accepté d’entrer au conseil d’administration ; à partir de juin, je vais aussi siéger à l’exécutif. Au départ, avec l’ARUC en économie sociale, je menais des recherches en partenariat avec des organismes relevant de la société civile. C’est dans ce contexte-là qu’une des vice-présidentes de Centraide m’a demandé ce qu’on pourrait faire pour eux, et c’est comme cela que je m’y suis associé, progressivement, sous l’angle de l’économie sociale, des associations, du communautaire.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Je me suis retrouvée d’abord comme consultante sur un sujet, celui de l’eau. Après avoir fourni tous les documents, les recherches, les interventions qui ont guidé Guy Laliberté dans son choix du dossier de l’eau, il m’a demandé de participer à son conseil d’administration. Ce que j’ai accepté, en ne sachant pas au départ ce que ça deviendrait. Les gens avec qui j’avais travaillé, ce sont les gens de l’Action sociale du Cirque du Soleil ; au plan organisationnel, c’est très différent d’une fondation. Le service d’action sociale du Cirque, c’est un peu comme leur propre ONG sur le terrain pour Cirque du monde ; c’est une logique d’intervention. Je me suis rapidement rendu compte que c’était un petit peu plus compliqué au niveau de la fondation : la mission n’a absolument rien à voir avec le Cirque en soi. Ce sont deux univers différents, donc la culture d’organisation n’est pas nécessairement transposable. J’ai démissionné du conseil d’administration suite à la mission de Guy Laliberté – sa mission spatiale – parce que je me suis aperçue que, comme universitaire, je me retrouvais dans une position intenable. Même si j’ai démissionné du CA, je suis restée, pour le moment, présidente du Comité scientifique.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – J’ai été recrutée par une firme de chasseurs de têtes pour le CA de la Fondation Chagnon. Je pense qu’ils manquaient d’expertise terrain et la firme de chasseurs de têtes m’a recrutée pour apporter un aspect expérience terrain, une connaissance du domaine d’intervention. La mission, c’est prévenir la maladie, prévenir la pauvreté. Je n’ai pas été recrutée comme chercheure ; j’ai été recrutée en raison de mes expériences terrain antérieures ; j’ai été médecin de famille dans un quartier défavorisé, puis j’ai travaillé avec des sans-abri pendant plusieurs années avant de changer de carrière. Je suis membre du CA et, depuis quelques mois, M. Chagnon a créé un nouveau comité du conseil, dont il m’a confié la présidence, c’est le Comité de vérification philanthropique.

Sur le rôle accru des fondations privées dans des domaines de politiques publiques dans le contexte actuel

B. Lévesque (Centraide) – En recherche, personne ne travaille exclusivement sur les fondations, on les découvre petit à petit, principalement sur le terrain. Il y a beaucoup de fortunes qui se sont faites sur une génération, des sommes importantes ont été rapidement accumulées. Des personnes qui se sont investies dans la création et le développement d’entreprises, tels le Cirque du Soleil ou Vidéotron pour la famille Chagnon, veulent maintenant de leur vivant aller au-delà de leur projet d’entreprise. On retrouve souvent ce rêve parmi les entrepreneurs. Plus largement, des fondations comme Centraide s’attaquent à des problèmes sur lesquels l’État-providence bute. De plus, on a un problème d’inégalités croissantes et on ne réussit pas à trouver une solution à partir de la seule redistribution, parce que la redistribution pèse beaucoup sur la classe moyenne et a ses limites pour contrer l’exclusion, par exemple. Et il y a aussi un problème avec la capacité de l’État à répondre aux nouvelles demandes, d’abord à les identifier puis à les prendre en compte rapidement. Il y a aussi le fait qu’au cours des dernières années, surtout à partir de 1960-1970, les associations se sont multipliées ; on est passé de 4 500 associations autour de 1945-1950 à 55 000 aujourd’hui. Il y a donc beaucoup d’acteurs sur le terrain. Il y a une certaine demande de financement de la part de ces organisations et il y a une liaison qui se fait entre les fondations et un certain nombre d’organisations communautaires. Il y a un ensemble de facteurs qui viennent aussi bien des fondations et de l’État que des changements qui se sont opérés dans l’action sociale.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – J’analyse cela comme une autre manifestation de la montée d’une pensée plus néolibérale. Cela devient plus acceptable que cela soit des fondations qui remplissent des missions sociales. C’est une évolution qui est plus récente, et cela n’a pas l’air de poser tellement de problèmes dans l’imaginaire des gens parce que les sondages qu’on fait nous montrent que c’est assez populaire. Je pense qu’au Québec notre passé religieux reste présent ; la charité, ça reste quelque chose de bien, par définition. Des nouveaux riches, maintenant, on en a et on leur a permis de s’enrichir. Il y a une partie de ceux-là qui décident de réaliser des ambitions sociales et qui y mettent tout leur savoir entrepreneurial. Cela ressemble au genre de motivations de M. Chagnon. Ils ont un grand savoir-faire entrepreneurial, et ils gèrent cela en entreprise.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Il y a un facteur auquel il faut aussi accorder notre attention, c’est le resserrement des règles des déductions fiscales pour charité au gouvernement fédéral ; toutes les organisations qui faisaient de l’advocacy ont été rayées de la possibilité de recevoir ces déductions-là. Donc cela devient plus difficile pour les organisations de recueillir des fonds et elles passent de plus en plus par des fondations pour leurs missions qui sont « subventionnables » par des fonds qui ont des déductions d’impôt.

L’acte fondateur, l’élément déclencheur dans la création de la Fondation et l’influence des autres fondations à l’échelle internationale, à titre de modèle

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Guy Laliberté, un jour, est tombé sur une information selon laquelle si tous les riches de cette planète donnaient un pour cent de leurs revenus, on éliminerait la pauvreté. Il s’est dit : « moi je vais aller les chercher, les 1 % dans leurs poches. » Depuis, il s’est rendu compte que ce n’était pas si facile. À l’origine, ce qu’il voulait, c’est, à partir des 100 millions de dollars qu’il mettait sur la table, ramasser un milliard de dollars pour l’accès à l’eau dans le monde. C’était ça, sa vision des choses. M. Laliberté l’a exprimé très, très clairement : « je ne veux pas faire comme Bill Gates. » Pour lui, c’était un repoussoir. Il partait du modèle d’action sociale, et non d’un modèle de fondation. Dans la vraie vie, il voyait son intervention dans le domaine de l’eau comme l’intervention du Cirque avait été dans le domaine des arts de la rue. C’est comme ça qu’il la voyait, et donc il ne pouvait pas concevoir de strictement distribuer de l’argent, d’une part. D’autre part, il a toujours été très conscient du rôle de l’autorité publique par rapport au rôle d’une fondation ou d’une organisation non gouvernementale, et il a organisé la mission de sa fondation pour s’assurer effectivement de respecter ça ici, c’est-à-dire que les projets de développement sont au Sud et la mission que se donne la fondation au Nord, c’est une mission de sensibilisation, d’engagement. Il ne voulait absolument pas reproduire le modèle des fondations américaines. Par contre, il ne s’est pas vraiment situé par rapport au modèle européen, à mon avis.

B. Lévesque (Centraide) – Pour Centraide, c’est un modèle qui est assis sur un héritage. Ses activités ont commencé en 1973 alors qu’elle a réuni différentes fédérations pour la collecte de fonds, puis, en 1974-1975, elle a décidé de procéder également à l’allocation des ressources. Par la suite, on est passés d’un modèle religieux, charitable, à un modèle qui se veut non confessionnel et renouvelé. De plus, Centraide du grand Montréal se distingue maintenant à l’échelle canadienne et nord-américaine avec entre autres le don solidaire, la personne ou l’entreprise qui donne n’a pas à choisir directement le bénéficiaire. Donc on est passé d’un concept de charité à un concept de philanthropie où les liens entre les donateurs et les bénéficiaires ne sont pas directs, de sorte que les fonds vont d’abord à ceux qui aident les gens dans le besoin.

Les organismes qui redistribuent de l’argent finissent par être des lieux qui ont un niveau d’information que personne n’a, même pas le gouvernement, à cette échelle-là, parce que c’est une information très fine, liée au territoire local et à l’intersectorialité. Cela veut dire qu’ils distribuent de l’argent, mais aussi en même temps de la connaissance, du réseautage, de la formation. Ainsi, quand Centraide décide de distribuer de l’argent à un organisme, c’est presque sans fin, à moins que le problème de départ ait été définitivement réglé ou encore que l’environnement ait complètement changé. Quand l’évaluation révèle que l’organisme a des faiblesses, on l’avertit une première fois, on lui donne des moyens une deuxième fois, encore trois ans, c’est juste au bout de six ans que, s’il n’y a pas eu d’amélioration notable, on le coupe, on commence par le couper progressivement pour qu’il puisse continuer. Il s’agit donc d’un financement patient et intelligent. Alors je dirais, c’est un modèle qu’on ne retrouve pas aux États-Unis, ni même en Europe.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Il y a beaucoup d’avidité, à la fondation, sous M. Chagnon, pour des modèles. Il y a beaucoup de gens qui sont allés voir Alto et tout ça. Mais M. Chagnon lui-même ? Aucune. Absolument aucune. Je suis allée avec lui au Center for Effective Philanthropy à Boston et il regarde ça comme… « Ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent. Moi, ce n’est pas ça que je veux ». Ils sont allés voir la Robert Wood Johnson Foundation, ils ont beaucoup parlé avec McConnell aussi, le Centre pour la philanthropie efficace, là, qui fait du benchmarking. Mais ce n’était pas un intérêt majeur, tout ça. Mais je trouve qu’avec la Fondation Chagnon, on a développé un modèle québécois de fondation, à mi-chemin entre l’Europe et les États-Unis, dans le sens où ces partenariats-là avec le gouvernement, c’est moitié une fondation et moitié le gouvernement. Ce n’est pas le modèle européen très étatique, mais ce n’est pas le modèle américain, juste fondation. On a une espèce d’hybride entre les deux qui est québécois parce qu’on est tout le temps hybride entre les deux.

Le fonctionnement des fondations et leur rapport avec l’appareil gouvernemental

B. Lévesque (Centraide) – Une dimension incontournable du fonctionnement de Centraide, c’est la collecte annuelle de fonds. Ainsi, 20 000 bénévoles sont mobilisés, principalement dans les entreprises. C’est du monde ! Six cents visites d’entreprises, 1 700 avec les syndicats et autres parties prenantes. La redistribution ou l’allocation des ressources fait appel également à de nombreux bénévoles, à travers divers comités. Il y a une grande complexité organisationnelle dans une fondation comme Centraide. Pour l’allocation des ressources, il y a des comités sectoriels (et maintenant territoriaux) d’évaluation et un Comité de l’allocation des ressources aux organismes (CARO), qui sont formés surtout de bénévoles. Les membres du CA (y compris les hommes d’affaires) sont toujours très impressionnés par la rigueur des rapports faits par les bénévoles avec l’aide des professionnels. La planification stratégique qui relève du CA fait appel entre autres aux milieux communautaires et aux milieux de la recherche universitaire et même privée. C’est une opération gigantesque pour évaluer ce qui a été fait et pour préciser, voire redéfinir les grandes orientations à partir entre autres des changements dans l’environnement et de l’avancement des connaissances. Enfin, la cueillette annuelle de fonds s’appuie sur un cabinet de 35 personnes coprésidé par deux leaders montréalais, un francophone et un anglophone venant du milieu des affaires.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Les fondations comme la Fondation Trudeau, la Fondation One Drop, ou la Fondation Chagnon, celles qui ne vont pas régulièrement recueillir un financement populaire n’ont pas tout cet appareillage en matière de collecte de fonds. Ce n’est pas le même type.

B. Lévesque (Centraide) – Pour Centraide, le rapport à l’État est relativement limité puisque Centraide cherche d’abord à faire ce que l’État ne fait pas et à intervenir différemment pour contrer la pauvreté et l’exclusion, mission relevant de l’intérêt général. Pour compenser 1 % de coupes gouvernementales, il faudrait que toutes les fondations (privées y compris) augmentent leur capitalisation de 40 %. Ça veut dire que ce sont des sommes qui sont très grosses (par exemple les 50 millions recueillis annuellement par Centraide ou encore la capitalisation de la Fondation Chagnon), mais aussi des sommes modestes par rapport à l’investissement de l’État dans le social. L’État ne peut s’en remettre aux fondations et ces dernières ne peuvent le remplacer. Quant aux dossiers qui relèvent manifestement de l’État, comme la santé, Centraide n’y touche généralement pas. Centraide cherche plutôt à se centrer sur les initiatives citoyennes, des groupes communautaires qui aident les gens, et à établir un lien fort avec le territoire local pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion. En revanche, la Ville de Montréal est incontournable pour Centraide. Il y a toujours une ou deux personnes de la Ville de Montréal qui siègent au conseil d’administration de Centraide. Il y a beaucoup de partenariats avec la Ville. Il y a 31 tables de quartier[1] à Montréal qui ont été mises sur pied, pour un bon nombre d’entre elles, par Centraide. Cette dernière leur assure une expertise et un financement très importants. Ces tables de quartier ont transformé complètement la façon d’intervenir, parce que jusqu’à tout récemment on intervenait par clientèle et par problème. Maintenant, ce sont des comités territoriaux avec un comité régional qui font l’évaluation des projets soutenus. Ces derniers travaillent en étroite collaboration avec les tables de quartier qui font entre autres un diagnostic de la pauvreté, de l’exclusion, et qui élaborent un plan de développement de leur territoire. Dans ce contexte, il y a un rapport à l’État local, à l’autorité locale de même qu’à la société civile.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – À One Drop, c’est complètement différent, parce que c’est une action internationale. Il y a en fait trois niveaux de rapports avec les autorités publiques, le premier étant au niveau des projets, soit le rapport aux autorités publiques des pays où One Drop va développer des projets. Et le principe de base, c’est un principe développé avec Oxfam – parce que Oxfam est le partenaire principal de terrain de One Drop pour les projets d’accès à l’eau au Sud – c’est de s’assurer, avant d’intervenir, qu’il y a des modalités de gouvernance qui vont assurer la pérennité une fois que One Drop ne sera plus sur place, parce qu’ils interviennent avec cette idée de projet de six ans, trois ans de développement du projet, trois ans de consolidation, de manière à ce que les communautés soient autonomes et pérennes après. Mais pour que la pérennité soit garantie, il faut s’assurer qu’il va y avoir une gouvernance qui va répondre après. Ça, c’est pour le rapport au Sud. Au Nord, il y a deux niveaux, je dirais, de rapports qui se sont développés. Le premier, c’est une volonté d’advocacy. Il y avait de la part de Guy Laliberté, et de la part du conseil d’administration, une volonté de faire pression sur les pouvoirs publics des pays du Nord pour qu’ils les mettent, les ressources, pour l’accès à l’eau. Par contre, on s’est retrouvé, et on ne l’avait pas prévu, avec une demande de partenariat de la part des gouvernements. On a été interpellés par les gouvernements : « qu’est-ce qu’on pourrait faire avec vous ? ». Québec, Canada, Ville de Montréal. Je ne saurais pas, au niveau de l’analyse, démêler si c’est l’« effet Cirque du Soleil » ou autre chose. Est-ce que ça relève plus d’une volonté d’articuler des interventions de fondations sur le territoire ? Est-ce que ça relève de l’« effet Cirque du Soleil » ? Ça, je serais bien en peine d’y répondre. Avec la Ville de Montréal, par exemple, ça fait très longtemps que le Cirque a des collaborations. Le Cirque y est connu pour avoir une implication sociale, et donc, dès le départ, il y avait un certain partenariat de travail pour quelques initiatives. Pour le moment, les autorités publiques sont vues comme un partenaire ordinaire. C’est-à-dire, si pour un type de projet, pour un type d’initiative, c’est un partenaire privé, c’est un partenaire ONG, pour un autre, ça pourrait être un partenaire gouvernemental. Il y a des partenariats d’opération et des partenariats d’idées.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Pour la Fondation Chagnon, les partenariats c’est au coeur, c’est la façon principale de procéder. En fait, la Fondation se départit de plus en plus de tout ce qui n’est pas partenariat et devient, au central, un holding d’initiatives qui sont paritaires ou majoritairement gouvernementales, dépendant de… Québec Enfants[2], le gouvernement québécois a plus de voix au chapitre que la Fondation Chagnon, même si la Fondation met plus d’argent, alors que Québec en forme[3], c’est vraiment paritaire. Pour les autres, c’est plutôt paritaire aussi. Ça, c’est au niveau du gouvernement québécois. Le modèle comme tel, je pense que c’est plutôt M. Chagnon qui l’a proposé, mais c’est sûr qu’étant en conversation constante avec le premier ministre pour l’investissement de ci, de ça, il a comme modulé ça pour ce qu’il voulait faire. Ça, c’est au niveau du gouvernement du Québec. Au niveau local, il y a beaucoup de partenariats. Les partenaires locaux, c’est plus un groupe communautaire, ou la Ville, ou les CAL[4], mais ce n’est pas nécessairement un partenaire absolument privilégié ; ça peut être un partenaire de réalisation, ou une commission scolaire. Ils vont appeler ça davantage des partenaires de réalisation que des partenaires qui définissent les grandes orientations.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – J’entends deux choses de la part des gens qui sont du monde des affaires au CA, ils ont vraiment l’impression et ils se font dire dans leur milieu, que le gouvernement récupère l’argent de M. Chagnon pour faire à ses fins, et moi j’entends exactement le contraire dans mon milieu, que c’est effrayant comment M. Chagnon « drive » le programme gouvernemental. Donc M. Chagnon est entre les deux, puis il entend les deux. Mais lui, son idée de ces partenariats-là, c’est de faire en sorte que le gouvernement fasse son travail, ce que lui identifie comme étant le travail que le gouvernement devrait faire. Donc selon lui, le gouvernement devrait investir davantage pour les enfants, et il donne l’exemple en mettant de l’argent de façon paritaire avec le gouvernement.

B. Lévesque (Centraide) – Les fondations du type de Centraide ou même de McConnell cherchent d’abord à soutenir les innovations plus ou moins visibles et à enclencher ainsi un changement social. Cela dit, il faut reconnaître qu’il existe une très grande variété de fondations, tant en ce qui concerne le rapport au territoire, qui peut être aussi bien local qu’international, que de la mission, qui peut être généraliste ou fortement spécialisée. Dans le cas de la Fondation Chagnon – je pense que c’est peut-être ça qui dérange – on retrouve en plus une volonté plus ou moins explicite de transformer la façon de faire de l’État, à travers entre autres des partenariats.

La composition du conseil d’administration

B. Lévesque (Centraide) – À Centraide, il y a une très forte représentation des dirigeants d’entreprises, alors les syndicats ne sont pas représentés directement par leurs dirigeants, mais par des professionnels qui s’intéressent par ailleurs aux affaires sociales et au communautaire. TheGazette y est présente comme le sont les gens des diverses communautés linguistiques, c’est bilingue, au moins en principe. Le CA de Centraide est très large, ce sont 28 personnes bénévoles provenant de divers milieux, avec en plus la présence de quatre ou cinq représentants de la direction générale. On est très bien informé et documenté pour prendre des décisions éclairées ou encore pour débattre de questions de fond. Mais en même temps, les réunions du CA, c’est deux heures une fois par mois.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – À One Drop, ils ont déjà confronté le problème, au niveau de l’improbabilité de leur conseil d’administration parce qu’ils se le sont fait dire par des groupes québécois : « Vous allez aller où avec un CA comme ça ? ». En fait, c’est une fondation d’une personne. Il n’y a pas nécessairement une cohérence liée au sujet et liée à l’action qui a présidé à la composition du conseil. Il y a [des proches], il y a des gens comme moi, il y a, parce qu’il a toujours été fidèle, son premier bailleur de fonds, un représentant des Caisses d’économie solidaire. Mais c’est un appareillage hétéroclite comme ça qui a présidé à la mise sur pied du conseil d’administration. Ce qui fait que la cohérence générale du travail de la fondation repose énormément sur la direction générale et les directeurs des services. Dans un contexte comme celui-là, le personnel en est parfaitement conscient, il est très difficile d’obtenir une ligne claire en provenance du conseil d’administration parce que les tensions qu’il envisageait de réconcilier autour de la table, dans la vraie vie, elles ne se résolvent pas autour de la table du conseil d’administration. Dans une certaine mesure, du point de vue de la réalisation des projets, donc de tout ce qui relève plus du modèle « action sociale » du Cirque que de la philanthropie traditionnelle, ça ne pose pas vraiment de problème, parce que les orientations sont données par les directions, parce que les modèles sont clairs, parce que le travail conjoint avec Oxfam garantit les processus, leur efficacité. Où ça pose problème et où ça va poser problème, c’est dans les autres mandats que la Fondation s’est donnés, notamment au niveau de la sensibilisation, de l’engagement et dans l’advocacy. Là, le fait qu’il n’y ait pas une direction ou un conseil d’administration qui soit capable de porter une vision claire risque effectivement de handicaper ce type de mission.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – La composition du CA, au départ, c’était la famille – il y a des règlements dans la fiducie qui disent que la famille doit avoir un certain nombre de sièges statutairement ; puis il y avait des « compagnons de route » et on était deux au départ, il y a quatre ans, quand c’était un peu plus structuré, qui avaient une expérience du domaine d’intervention. Quand ma collègue a démissionné pour prendre la présidence de Québec Enfants la question de son remplacement s’est posée. Moi, j’ai soulevé le fait que je me sentais esseulée, que j’avais besoin de compagnons de discussion. Après ça, M. Chagnon s’est dit qu’on était rendus un holding, et qu’il avait besoin de quelqu’un qui était rigoureux pour les processus de holding. Donc, c’est quelqu’un de Transcontinental qui a été nommé au CA, et quand je lui ai dit que ça ne remplissait pas mes besoins d’accompagnement, eh bien, il m’a répondu que dans les CA des autres organismes, il y avait des gens qui connaissaient le terrain. Mais là, c’est un CA qui prend des orientations stratégiques par rapport à des enjeux sociaux ; on ne peut pas avoir des gens qui gèrent des processus comme si c’était dans l’entreprise, là. Pendant les réunions, tout le monde se retourne vers moi pour dire : « qu’est-ce que tu en penses ? » J’essaie de dire : « il faudrait qu’on ait un comité-conseil de gens parce qu’il y a plusieurs domaines. » Je suis un médecin de santé publique, la Fondation Chagnon fait de la santé publique à plein régime, sans avoir aucun cadre conceptuel, sans connaître la littérature là-dessus, avec de la bonne volonté en masse, mais il y a toute une science en arrière de cette pratique-là. Moi, je ne peux pas incarner ça, au point où c’est toujours la question : « Est-ce que je démissionne ou pas, et est-ce que je cautionne ou je ne cautionne pas ? » Je suis toujours dans cette ambivalence-là. De sorte que c’est majoritairement des gens qui n’ont pas de connaissances du domaine d’intervention, et il y a une stratégie qui est la concertation locale avec des gens qui n’en ont jamais fait et qui ne connaissent pas les déterminants de la concertation locale.

Le rôle de l’expertise scientifique, le choix des experts et leur rôle dans les fondations

B. Lévesque (Centraide) – Au CA comme au CARO, il y a souvent des recherches pour appuyer les décisions les plus importantes. Il peut y avoir des recherches démographiques, des recherches sur la pauvreté, des recherches économiques, géographiques, sociales. On est toujours à l’affût des recherches, soit de consultations, soit d’interventions sur le territoire. Il y a deux grands domaines qui ont besoin d’expertise. Il y a le domaine du social, problèmes sociaux, interventions sociales, les communautés ; puis il y a le domaine organisationnel, gestion, évaluation, stratégie, qui prend beaucoup d’espace. Centraide a aussi besoin d’expertise et de recherche pour son propre fonctionnement : comment se donner une vision stratégique et comment avoir des effets structurants, par exemple. Centraide, c’est aussi une boîte à idées. Il y a du personnel à l’interne pour encadrer, fournir, documenter tous les bénévoles. Mais il y a aussi des contributions externes provenant des universités ou même de firmes de consultants de la région de Montréal.

Comme au CA il y a au moins deux ou trois universitaires et quelques-uns également dans des comités comme bénévoles, il est assez facile d’identifier les ressources pertinentes pour les besoins d’expertise et de recherche. Ainsi, on retrouve des contributions bénévoles, y compris pour des petits contrats dont les sommes servent le plus souvent à payer des étudiants engagés dans la recherche. Tout cela suppose un minimum de connivence avec les valeurs et la mission de Centraide.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Guy Laliberté s’est aperçu très vite qu’il se mettait les pieds dans un dossier relativement complexe et vite il m’a demandé de doter le conseil d’administration d’un comité scientifique, d’un comité-conseil au plan scientifique. Dans toute fondation, probablement, il y a à la fois son objet d’intervention, où ça lui prend une expertise, et au plan organisationnel. Le problème, dans une fondation d’entreprise, c’est que très souvent parce qu’ils ont l’expertise organisationnelle d’entreprise, ils n’ont pas ce sentiment qu’ils auraient besoin d’une expertise organisationnelle spécifique pour leur fondation. Du côté du sujet comme tel, avec un sujet comme l’eau, l’enjeu, c’est que c’est à la fois un sujet de science et un sujet de sciences sociales, et ça a pris un certain temps pour démêler que c’était peut-être pas nécessaire d’avoir douze hydrologues. Ce n’est pas ça, le problème. Le problème de l’eau, c’est dans son rapport avec l’être humain – on ne fera pas des sciences naturelles ici – et donc la part des choses à ce niveau-là, ça a pris un certain temps avant d’établir une composition correcte d’un comité scientifique de ce point de vue. Et il y a aussi la possibilité d’aller chercher des expertises de façon ponctuelle ; à partir du moment où tu as, dans ton comité-conseil scientifique, les grands aspects qui sont interpellés, à partir de ce moment-là, bien, pour des besoins plus directs, ces gens-là savent où aller chercher…

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – À la Fondation Chagnon, ça a beaucoup changé dans le temps, le rapport à l’expertise scientifique. Au début de la fondation, c’était visiblement par contacts, mais ces contacts-là ont été heureux, dans le sens où il y a eu des gens qui étaient vraiment très qualifiés qui ont fourni l’expertise scientifique. Mais il y a aussi eu, par des contacts aussi, des gens qui ont joué de la séduction, des gens qui n’étaient vraiment pas des chercheurs crédibles et qui ont eu des contrats de recherche très impressionnants. Des gens qui avaient des Ph.D. ont aussi été engagés, pas des chercheurs de carrière, mais des gens qui sont capables de faire une bonne revue de littérature, puis d’aller rencontrer d’autres qui ont une connaissance, donc ça a augmenté le niveau d’expertise. Surtout en psychologie. Développement de l’enfant surtout. Maintenant, la Fondation Chagnon fait des partenariats avec les organismes subventionnaires[5]. On a une question, on veut savoir l’état de la documentation là-dessus, eh bien, on la pose, on fait un partenariat ; on finance, mais c’est l’organisme subventionnaire qui évalue les propositions. Pour les chercheurs, c’est mieux d’avoir des fonds d’un organisme subventionnaire, c’est ennobli par rapport à un contrat. Ça a des inconvénients parce que M. Chagnon trouve que c’est lent, le processus. Le temps que tu fasses l’appel d’offres, que tu le lances, que tu évalues… Un moment donné, il avait fait un partenariat avec les IRSC[6], le comité de pairs avait dit : « On n’a trouvé personne d’intéressant ; il y a eu des propositions, mais ça ne mérite pas d’être subventionné. » Alors ça, ça l’a scandalisé parce que, selon lui, c’était impossible qu’il n’y ait personne pour répondre à une question. C’était une question sur le cancer…

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Il y a un élément, pas particulier à One Drop mais qui, je pense, est important pour les fondations du point de vue du rapport à l’expertise : c’est toujours l’équilibre entre l’argent que tu dépenses pour les projets, pour le développement en tant que tel des actions de terrain, et ce que tu peux consacrer à la connaissance. Des fois, il y a une tension à ce niveau. Du point de vue des chercheurs, on a souvent l’impression que les fondations ne mettent pas assez de ressources pour la connaissance… On a raison ; elles s’en vont parfois sur le terrain sans vraiment savoir où elles se mettent les pieds. En même temps, ça peut s’expliquer par l’exigence de pas avoir plus que tant de pour cent qui est consacré à l’administration et à la gestion interne, par rapport à ce qui est dépensé pour les projets. Je pense qu’il y a peut-être une tension entre ces deux objectifs-là. Cette tension-là est difficile à vaincre.

Les motivations de l’engagement des chercheurs et la perception de cet engagement dans le monde universitaire

S. Paquerot (Fondation One Drop) – D’après l’expérience que j’ai eue à l’Université d’Ottawa, c’est quelque chose de très bien reçu, que je sois à la Fondation One Drop. Mais est-ce que c’est parce qu’on considère que c’est un travail valable pour un chercheur ? Ça, c’est une autre question. D’un point de vue de chercheure, moi j’ai démissionné justement parce que j’étais inconfortable comme chercheure au CA. Par contre, selon les orientations que la fondation prendra, je n’ai pas d’inconfort à être à un comité-conseil scientifique, étant donné que c’est un comité-conseil. Particulièrement quand c’est des fondations familiales où le fondateur fait ce qu’il veut, dans le fond, même s’il y a un CA Pour le point de vue extérieur, public, si tu fais partie du CA, tu fais partie de la décision, même si dans la vraie vie, ce n’est pas vrai. Je trouve ça très inconfortable pour un chercheur. Quand c’est des comités-conseils, je me dis, on garde notre autonomie ; ce qu’ils font de notre expertise ne nous appartient pas. Donc ça, je ne trouve pas ça nécessairement inconfortable et je trouve que ça peut être une utilité sociale légitime des chercheurs.

B. Lévesque (Centraide) – Je me suis engagé dans Centraide au moment où j’avais décidé de prendre ma retraite. Pour moi, il s’agissait d’un engagement bénévole qui correspondait en même temps à un intérêt de recherche. Cet intérêt s’est imposé à partir de recherches réalisées sur les fonds de développement (fonds de travailleurs, fonds régionaux, fonds d’économie sociale) et de recherches sur l’économie sociale et les innovations sociales. Ainsi, depuis deux ans, à chaque fois que je vois un collègue, je lui dis : « il faut que les chercheurs prennent les fondations au sérieux, les étudient » parce que c’est un objet important, mais négligé. Les fondations, c’est à la frontière de divers domaines. C’est parce qu’elles sont au carrefour de domaines divers et qu’elles mobilisent une grande diversité d’acteurs que les fondations se retrouvent souvent au coeur de nouveaux sentiers d’innovation, d’où la possibilité d’échecs certains, mais aussi de réussites qui ouvrent sur des transformations plus larges. Les fondations sont également intéressantes à observer et à étudier en raison de leur forme institutionnelle, notamment leur rapport à l’État et au privé, et de leur fonctionnement, notamment leur gouvernance fortement contrastée selon les types de fondation. Comme l’explique bien mon collègue Taieb Hafsi des HEC Montréal, Centraide fait partie d’un système d’action dont l’ampleur dépasse manifestement la partie visible de l’organisation ou encore ses frontières généralement reconnues. C’est pourquoi les chercheurs québécois ne peuvent plus ignorer les fondations. Enfin, il faudrait aussi que les fondations encouragent également les chercheurs à s’intéresser à elles comme l’ont fait au Québec le Mouvement Desjardins et le Mouvement coopératif, et plus largement l’économie sociale.

Note : Benoît Lévesque doit quitter la table ronde. La discussion se poursuit avec les deux autres participants.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Je suis 100 % d’accord avec ce point de vue, j’essaie, à la Fondation Chagnon, que Chagnon fasse une Action concertée[7] de bourses doctorales ou qu’il fasse ce qu’on appelle des « diaries », comme dans les fondations américaines, parce qu’il y a plein d’innovations à Chagnon qui vont tomber dans l’oubli. Mais moi, ce n’est pas comme chercheure que j’y suis allée. Ce qui m’intéressait, c’est la prévention de la maladie et la prévention de la pauvreté, ce sont les causes de ma vie, puis voilà une fondation qui décide de mettre 1 milliard 250 millions $. Donc j’essaie d’influencer pour aller dans le sens de ce que je pense être le plus utile pour ces causes-là. Bon, maintenant la prévention de la maladie, c’est out, la prévention de la pauvreté, c’est à peu près out, sinon par la réussite éducative. M. Chagnon m’a demandé de faire un état de situation des déterminants de la pauvreté et il est prêt à passer à une autre cible. C’est des moyens colossaux qui sont mis à la disposition d’une cause qui me tient à coeur. C’est pour ça que je suis là. Comment c’est perçu ? Pour moi, c’est très difficile à vivre parce que, d’une part, étant donné que j’évolue dans des milieux de gauche, c’est super mal vu : je suis là, j’ai l’air d’être compromise avec je ne sais quoi. Moi, je ne trouve pas que c’est quelque chose de facile à vivre. En plus, c’est des pratiques de recherche, là je suis plus confortable parce que c’est des Actions concertées. D’un autre côté, c’est intéressant de s’initier. C’est des gens que je ne rencontrerais jamais, c’est des façons de penser très différentes, puis j’apprends, comme observateur d’un milieu social que je ne connais pas. Puis j’apprends des choses aussi sur la façon de gérer ou des choses que je n’aurais pas apprises dans mes autres milieux.

La définition de la nature des projets, entre le pragmatisme et le changement social

S. Paquerot (Fondation One Drop) – La Fondation One Drop est en plein entre les deux pour le moment, avec un axe très clair de pragmatisme, d’amélioration de la qualité de vie et une intervention fort bien conçue pour les projets. Ça, chapeau ! Ils arrivent en trois ans à autonomiser des communautés de 10 000, puis de 15 000 personnes à partir de l’eau. Parce que ce n’est pas seulement l’accès à l’eau pour boire, c’est vraiment le développement endogène à partir de l’eau. Et ils se sont appuyés sur l’expertise qu’ils avaient à Action sociale, qui a été évaluée par des universitaires depuis longtemps : ils ont un degré d’efficacité très élevé. Par contre, de l’autre côté, du côté du changement social, je ne suis pas sûre qu’il va pouvoir faire la différence. Pour être capable de jouer un rôle et d’avoir du poids, il faut avoir une clarté au niveau des orientations, qu’il ne sera pas capable d’obtenir s’il ne clarifie pas lui-même les orientations de son conseil d’administration. Quand j’ai démissionné, j’ai présenté au CA mon analyse des problèmes auxquels il faisait face et j’ai partagé avec eux – ils sont en train de regarder cette question de leur identité. Sont-ils véritablement une fondation philanthropique ou veulent-ils poursuivre un modèle d’action sociale comme le service d’action sociale du Cirque du Soleil ? C’est sur une base technique que le statut de fondation a été décidé, et là ils en sont à se rendre compte qu’ils doivent se poser la question par rapport à l’action qu’ils veulent mener : est-ce la forme la plus efficace, la plus opportune pour faire ce qu’ils veulent ? Notamment, le personnel de la fondation se retrouve largement interpellé par des demandes de financement parce que, dans la tête des gens, une fondation, ça finance. Or la Fondation One Drop ne finance pas. Elle agit. Donc ils doivent faire face à cette dichotomie, dans laquelle ils se sont placés eux-mêmes.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Le côté opération sur le terrain a été délégué à des organismes qui sont intermédiaires. Par rapport à la stratégie, c’est arrivé à la réussite éducative et le message est clarifié, puis aussi les attentes par rapport aux partenaires, à la société. Les attentes sont là : c’est clairement que la société québécoise crée un environnement favorable pour le développement des enfants et favorise la réussite éducative, entre autres par le biais de saines habitudes de vie. C’est un lien qui est fait récemment, avec peu de publications, mais c’était une croyance forte. Donc il y a une cohérence maintenant. Puis on a vu aussi passer à une autre stratégie, qui est celle du marketing de masse de cette idée-là. Vous avez vu la campagne publicitaire. Donc, non seulement influencer le gouvernement, mais influencer aussi l’ensemble de la société à partir des enjeux de développement de l’enfant, et susciter la mobilisation de beaucoup de partenaires. Entre autres pour la campagne sociétale, il y a beaucoup, beaucoup de partenaires sociaux qui se sont joints, notamment des associations professionnelles.

Le processus du choix des causes à soutenir et des organismes partenaires

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Eh bien, c’est le fondateur.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – C’est clair que c’est ça. Il y a eu beaucoup de travail de nature expertise, mais expertise de coopération internationale pour le choix des terrains avec Oxfam, d’expertise des gens qui travaillent sur la question de l’eau pour la modalité d’opération parce qu’on a choisi de fonctionner par grappes de pays dans trois régions pour avoir les effets de diffusion. Ça a été assez complexe parce que là, il y avait la question de la gouvernance qui rentrait : choisir des pays où la gouvernance est assez solide pour qu’après il y ait une pérennité d’un côté, mais d’un autre côté, choisir des grappes de pays où les caractéristiques d’écosystème font en sorte que ce que tu développes à un endroit puisse essaimer et servir, parce que si tu es sur un écosystème désertique et qu’à côté, c’est un écosystème tropical, ce n’est pas tout à fait les mêmes modalités. Dans le domaine de l’eau, il faut faire jouer à la fois l’expertise au plan social, mais aussi une expertise au plan des sciences naturelles, et le processus a été quand même relativement long, il a fait appel à beaucoup d’experts externes pour être capable de mettre ça ensemble, et il est révisé tous les trois ans, sachant qu’avec le changement climatique ça se transforme, puis sachant aussi que dans notre monde, une gouvernance stable à un moment ne l’est pas nécessairement trois ans plus tard. Donc, tous les trois ans, il y a un processus pour s’assurer que ce qu’on avait prévu comme planification stratégique sur dix ans reste conforme à nos objectifs, et il y a un comité-conseil qui suit le développement des projets pour s’assurer effectivement de la direction et réajuster. Il y a eu dans ce cadre-là, par exemple, à la fin du deuxième projet, tout un volet microcrédit qui a été rajouté. Ce n’était absolument pas prévu au départ, mais l’expérience sur le terrain des deux premiers projets montrait que ça pouvait être intéressant pour développer une pratique de solidarité entre les communautés pour transférer les expériences et les acquis, et donc il y a tout un volet microcrédit qui est en train de se mettre en place justement par rapport à ces suivis qui ont permis de voir l’écart qu’il fallait combler pour la transmission.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Pour les choix des partenaires de réalisation, les communautés locales, il y a tout un processus. Il faut que les communautés le demandent. Il y a des agents de développement de la demande. C’est des gens qui vont travailler avec des communautés locales qui font des demandes. Québec en forme, ça n’entrait pas en compétition avec beaucoup d’organismes parce que ce que ça faisait au départ, c’était faire bouger des enfants après l’école. Donc il y avait une grande acceptabilité sociale. Puis c’était dans les milieux plus défavorisés, donc les parents ne demandaient rien que ça, que leurs enfants fassent du sport après l’école ou des activités. Pour Québec Enfants, là c’est un terrain qui est beaucoup plus occupé, occupé notamment par la Santé publique qui s’occupe de développement des enfants, mais aussi d’autres organismes, Un Deux Trois Go[8], Centraide. Donc là, la stratégie est différente. Il y a beaucoup plus d’approches, de négociations, et la stratégie n’est pas coulée dans le béton, alors que Québec en forme l’était un peu plus. Il y a aussi une autre partie de la Fondation Chagnon ; 75 % va dans des projets locaux et il y a 25 % qui vont dans des projets plus sociétaux, et à ce moment-là il y a un comité d’experts qui choisit les projets en fonction de critères qui ont été présentés à la société de gestion du fonds. Il ne faut pas que ça soit un gouvernement tout seul, il faut que ça soit des partenaires qui s’associent. Le problème, c’est que les sommes n’ont pas réussi à être attribuées. L’expertise n’était pas là, on demandait de donner beaucoup d’argent à des organismes communautaires qui n’étaient pas capables de formuler un projet selon un cadre logique d’évaluation. Il y a eu quelques très bons projets qui ont été financés, mais on épuise assez vite les organismes qui ont un niveau d’expertise assez grand pour présenter un projet, au niveau supralocal, si on exclut les universités et les directions de santé publique, c’est là que les experts sont.

Les enjeux éthiques de l’action des fondations

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Les gens ont une certaine somme d’argent à donner à la philanthropie par année, donc ils la déplacent. Ils n’additionnent pas. La multiplication des fondations pour différentes causes met tous ces joueurs-là en compétition, et les alliances deviennent difficiles si chacune des fondations ne se pose pas la question effectivement de la place qu’elle tient là-dedans, parce que des gens comme M. Laliberté ont des moyens autrement plus lourds pour aller chercher des fonds que des petites fondations à vocation sociale. Et ça, au niveau des alliances puis des partenariats dans les prochaines années, la montée des fondations, ça va nous poser ces questions-là. Dans le domaine de l’eau, il y a beaucoup de petites organisations au Québec, mais il n’y a pas vraiment un porte-étendard. Il y a Eau Secours qui est une coalition. Tous ces petits groupes-là voient avec un oeil un peu inquiet l’arrivée de la Fondation One Drop. Ils sont très contents de la voir arriver pour qu’elle travaille sur le sujet, mais ils trouvent ça moins drôle quand elle se met à lever des fonds comme ça.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – L’analyse que j’en fais, finalement, c’est que j’aime mieux que la Fondation Chagnon soit associée au gouvernement, malgré ce que les gens disent, parce que je trouve que ça règle une certaine partie des conflits d’éthique, étant donné qu’il y a des élus qui sont majoritaires pour amener les préoccupations.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Quand je suis arrivée à One Drop, j’ai dit : « Eh bien, on ne va quand même pas accepter de l’argent de compagnies qui font de l’argent avec l’eau. » Du point de vue de la crédibilité, pour la Fondation c’est un enjeu majeur. Mais les gens des milieux très riches qui mettent sur pied des fondations fonctionnent avec une image de neutralité de l’argent. Par définition, c’est de là qu’ils viennent. L’argent, c’est neutre. Alors que nous, on vient d’une perspective où ce n’est pas vrai que l’argent n’a pas d’odeur.

Les réactions des fondations aux critiques

S. Paquerot (Fondation One Drop) – À One Drop, moi, ça m’a fascinée d’un point de vue d’observation sociologique parce que, comme il y a beaucoup de la culture Cirque, eh bien, on s’en fout. « S’il y en a un qui n’aime pas mon show, bien, il y en a un autre qui va l’aimer. Je veux dire, ils n’ont absolument pas une culture médiatique et de communication « fondation ». Le Cirque n’a pas besoin d’assurer une légitimité sur le long terme, ce qu’il fait lui suffit. Tandis qu’une fondation, elle a besoin de sa crédibilité et de la maintenir tout le temps, et si tu la scrapes une fois, ça va te prendre des années à la reconstruire. Et je ne suis pas certaine qu’il y a cette conscience-là, mais là, pas du tout.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Je dirais la même chose pour la Fondation Chagnon, ça a pris beaucoup de temps avant que la façon dont ils étaient perçus, ça soit un enjeu. C’était comme : « ah, bien, il y en a toujours qui ne sont pas contents. » Maintenant, ils sont un peu plus sensibles à ça, à l’image, parce que, notamment pour la mise en place de Québec Enfants, ils ont vu que l’image de la fondation [n’était pas si bonne]… Mais au début, ils avaient une non-compréhension.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Quand on parlait du rapport à la recherche, il faut voir ça aussi là-dedans ; c’est beaucoup des gens qui considèrent que la recherche c’est un peu vague…

L’évaluation de l’atteinte des objectifs

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Ils font l’évaluation du nombre de CAL. C’est des évaluations de processus. Les évaluations d’impacts, ils ne sont pas encore là. Il y a beaucoup de réticence envers ce genre d’évaluations à l’intérieur de l’organisation et à l’intérieur des partenariats qui sont réalisés. Moi je commence à dire que Québec en forme a assez longtemps d’existence pour qu’on commence à se demander ce que ça donne. Il y a eu beaucoup de tentatives en engageant des consultants… Parce qu’il y a aussi, dans l’expertise, beaucoup d’histoires de consultants, comme CGI[9]. Qu’est-ce qu’ils connaissent là-dedans, la philanthropie ? Ils répondent à toutes les questions. Deloitte[10], là, tu lui poses une question sur le meilleur système de santé, il va te répondre. Tu lui demandes ce qu’il faut faire avec les orphelinats, il a la réponse aussi. C’est pratique. Ils demandent le consultant. Le consultant écrit ça, puis il répond à une question. Ce sont des chefs d’entreprise qui ont dans le cadre de leur travail entrepreneurial fait affaire avec des consultants, ils ne voient pas la différence entre les deux. Et ça, ça pose problème, effectivement. Et du point de vue de l’évaluation, il va y avoir ce problème-là. Tu n’évalues pas le travail d’une entreprise comme tu évalues une fondation.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – On a un marketing de sites de couverture : « Est-ce qu’ils ont parlé de moi ? » Mais si, pour une entreprise, l’important est qu’on parle d’elle, peu importe que ce soit en bien ou en mal, ça peut peut-être s’appliquer. Une fondation, en bien ou en mal, ce n’est pas neutre. Donc sur le plan de l’évaluation, ce transfert des outils d’évaluation, souvent quantitatifs, liés à l’entreprise, c’est un peu problématique. Souvent aussi, ils sont dans des secteurs où l’évaluation est difficile. Ils ont produit, par exemple, Aqua, une expo-science pour sensibiliser les jeunes à la question de l’eau : comment on évalue les retombées de ça ? Ils n’ont pas d’expertise pour faire ça, et ils ont tendance effectivement à demander à des firmes comme Deloitte. Est-ce que ton but c’est de remplacer l’école pour t’assurer que les enfants connaissent le cycle hydrologique ? Est-ce que ça se mesure en nombre de personnes qui l’ont vue et qui vont s’engager ensuite ? Est-ce que ça se mesure en nombre de musées qui vont te l’acheter ? En fait, du point de vue du Cirque ou du point de vue d’une organisation comme Deloitte, ça se mesure en nombre de musées qui vont l’acheter. Les projets terrain, par contre, au Sud, c’est un peu plus cohérent parce qu’il existe, dans le milieu de la coopération internationale, depuis longtemps, des outils d’évaluation qualitatifs en terme d’autonomie, de nombre de personnes autonomisées, sorties de la pauvreté, l’amélioration de la santé, bon, etc. Il y a un certain nombre d’indicateurs, là, qui permettent d’avoir une évaluation un peu plus serrée.

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – Le plus gros hiatus culturel que j’ai vécu, moi, c’est avec ces consultants. J’ai dit : « Mais tu ne connais rien là-dedans ! De quoi tu parles ? » Un bel aplomb. On évalue les concertations locales… Deloitte, évaluer les concertations locales !

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Les consultants, ils parlent la langue des entrepreneurs… Ça donne une caution morale aussi parce que ces firmes-là ont une stature. La complexité de la réalité avec laquelle ils travaillent, ils n’en sont pas conscients.

Les perspectives d’évolution des fondations dans l’avenir

M.-F. Raynault (Fondation Lucie et André Chagnon) – La Robert Wood Foundation dit que les fondations évoluent sur trois générations à partir du fondateur et que, tant que le fondateur est là ou que ses enfants sont là, il n’y a pas de professionnalisation, de stabilisation de la fondation. Les processus deviennent plus clairs, plus transparents, la mission plus cohérente à la troisième génération. Et selon ce qu’ils ont dit aux gens de la Fondation Chagnon, il va y avoir plein d’itérations, plein de choses qui vont être aberrantes qui vont se passer dans les deux premières générations. Ça va être à la troisième que ça se stabilise. Au Québec, on a des fondations qui sont très jeunes.

S. Paquerot (Fondation One Drop) – Plus loin que ça, votre question pose la question de l’avenir du système capitaliste ; j’aurais bien de la difficulté à y répondre. [Rires.] Guy Laliberté, dans une communication à Washington devant le parterre de la philanthropie étatsunienne, a dit qu’il fallait une autre économie pour l’eau. De là à savoir s’il va vraiment poursuivre dans cette direction-là… Mais on ne peut pas détacher la question de la philanthropie de la question du régime économique, et l’instabilité du capitalisme financier par rapport au capitalisme entrepreneurial qui a permis de produire beaucoup de nouveaux riches. Est-ce que dans dix ans, dans quinze ans, dans vingt ans, ça va produire la même logique, la même dynamique ? Bien malin celui qui saurait répondre.