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L’offre de « choix » en matière de services publics est une tendance vers laquelle semblent vouloir se diriger certains pays occidentaux[1]. Julian Le Grand, conseiller politique du New Labour de Tony Blair et du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, dans The Other Invisible Hand : Delivering Public Services through Choice and Competition (2007), suggérait qu’en offrant aux usagers les moyens (par exemple financiers) de faire des choix en fonction de leurs préférences au moment de recevoir des services publics se créerait une saine compétition qui déboucherait sur l’amélioration des services dans le sens des besoins véritables des usagers. Bien que ce ne soit pas le principal argument avancé, ceux qui appellent de leurs voeux un changement en ce sens affirment aussi que le choix dans les services publics serait prioritairement profitable aux moins bien nantis ou, à tout le moins, qu’il serait souhaité par les populations les moins favorisées. Julian Le Grand présente ainsi une série d’études faites en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Finlande et en Nouvelle-Zélande qui confirmeraient toutes la nette préférence des défavorisés pour davantage de choix en matière de services publics, par exemple dans la distribution de vouchers permettant de choisir l’école de son enfant (2006 : 52-53). Un récent rapport du gouvernement britannique renchérit sur cette idée en soutenant que « the existence of choice in public services is likely to have value in itself. There is evidence that users of these services, including disadvantaged groups, value being given a choice » (Gouvernement de la Grande-Bretagne, 2010 : 7. C’est nous qui soulignons).

L’idée de « choix » en matière de services publics semble d’emblée positive : l’État donne ainsi l’impression de répondre à la volonté du citoyen et introduit, ce faisant, un élément de compétition censé assurer une plus grande efficacité. Il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que notre intuition nous prédispose à préférer le choix plutôt que son contraire. Après tout, qui ne préfère pas se voir offrir un choix de parfum de crème glacée, plutôt que de se voir imposer une sorte en particulier ? Le choix n’est-il pas toujours préférable à son contraire ? Pourquoi n’en serait-il pas aussi ainsi en matière de services publics ?

Le présent article aimerait apporter un certain bémol à cet enthousiasme en montrant que l’offre de choix en matière de services publics peut parfois provoquer des effets non désirés par le législateur, ce que l’on nomme communément des « effets pervers ». Il se propose d’interroger l’idée de « choix » en matière de services publics à la lumière de l’expérience de la notion de « langue de son choix » incluse dans les diverses législations canadiennes depuis plus de quarante ans, à savoir depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles (LLO) au Canada.

Une importante précision s’impose cependant : la portée de cet article est volontairement limitée. Il ne s’agit pas de discréditer toute possibilité d’offre de choix en matière de services publics à partir d’un seul exemple qui reste, somme toute, circonscrit à un contexte bien précis. Il s’agit plutôt de réfléchir à cette idée de « choix » à partir d’un exemple concret dans lequel une politique publique majeure, très bien établie depuis plusieurs décennies, offre explicitement un « choix » aux citoyens. Si l’expérience de la LLO et de la Charte canadienne des droits et libertés montre quelque chose, c’est que le choix linguistique fait par le citoyen au moment de recevoir un service ou alors dans un environnement de travail (comme dans la fonction publique fédérale) peut être radicalement différent de ce qu’en escomptait le législateur au moment de la promulguer. En fait, ce que cet article tentera de montrer, c’est qu’au moins dans le contexte des droits linguistiques au Canada le « choix » de l’individu de se faire servir ou de travailler dans une langue ou dans une autre, comme citoyen ou comme fonctionnaire, est souvent conditionné par un ensemble de facteurs familiaux, communautaires et sociétaux. Sera développée l’hypothèse que, au moins dans ce contexte, se limiter à offrir un « choix » en matière linguistique consiste dans les faits à cautionner le laissez-faire linguistique, au détriment des groupes linguistiques les plus vulnérables.

Pour ce faire, nous rappellerons brièvement les intentions des concepteurs de la Loi sur les langues officielles. Nous verrons ensuite comment, dans deux contextes bien précis d’application de cette loi (langue de service et langue de travail), celle-ci permet l’utilisation de la langue « de son choix ». Nous verrons que, malgré d’indéniables progrès (qu’il ne s’agit nullement ici de remettre en question), offrir un « choix » en matière linguistique n’a pas été la panacée qu’espéraient sans doute les concepteurs de cette loi, du moins pour ce qui est des situations où les locuteurs du français sont minoritaires. Nous verrons ensuite comment le gouvernement fédéral canadien a été sensible aux insuffisances de la LLO, qu’il modifiera à deux reprises (1988 et 2005). Cela nous permettra, à la fin de cet article, de montrer qu’en ayant recours à la notion « d’offre active » en matière de services dans la langue de la minorité le gouvernement fédéral cherche en quelque sorte à conditionner le choix linguistique de certains groupes cibles, preuve des limites intrinsèques, du moins dans certains contextes, de la notion de simple « choix ».

La loi sur les langues officielles de 1969

Le parlement du Canada adoptait en 1969 la Loi sur les langues officielles qui consacrait le caractère bilingue du pays. Cette loi obligeait notamment le gouvernement fédéral à faire de l’anglais et du français ses langues de fonctionnement à la fois à l’interne (langues de travail et du parlement) et à l’externe (dans les services offerts à la population). Les objectifs de cette loi sont limpides. Adoptée dans la foulée de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission Laurendeau-Dunton), la LLO visait à assurer un traitement égal des langues française et anglaise. En un mot, cette loi visait une égalité de « statut » entre les deux principales langues du pays[2]. On le devine : si une telle loi a été jugée nécessaire, c’est bien entendu pour pallier un déséquilibre linguistique qui prévalait jusque-là (en l’occurrence, on l’aura également évidemment compris, en faveur de la langue anglaise, langue de la majorité linguistique).

Depuis quarante ans, les enjeux linguistiques ont accaparé une place importante dans les transformations étatiques, institutionnelles et constitutionnelles canadiennes. Il est indéniable que la Loi sur les langues officielles a fait progresser la langue française à bien des égards, notamment dans les services publics. La situation linguistique dans la fonction publique fédérale a été profondément transformée par l’adoption de cette loi, puis par celles qui viendront lui succéder, en 1988 et en 2005. Trois transformations sont sans doute les plus visibles. D’abord, les deux versions (française et anglaise) des lois canadiennes ont maintenant également force de loi, principe renforcé par la Charte des droits et libertés en 1982 et qui est sans contredit le plus fort symbole de la volonté du législateur d’assurer une égalité de statut aux deux principales langues du pays. Ensuite, l’ensemble de la documentation provenant du gouvernement canadien est maintenant disponible dans les deux langues officielles. Bien sûr, avant l’adoption de la loi, le gouvernement pratiquait déjà le bilinguisme dans certaines circonstances (Trudel, 1997 : 79)[3], mais celle-ci systématisera la pratique à l’ensemble des « produits » gouvernementaux, et cela, à l’ensemble du pays. L’adoption de la loi transformera la composition démographique de l’administration publique canadienne. La loi a permis aux francophones d’obtenir des postes dans la fonction publique fédérale, ce qui était nettement moins le cas auparavant. Le pourcentage de francophones qui y détiennent un emploi est passé de 9 % en 1970 à près de 31 % en 2008 (Hudon, 2009 : 22). Qui plus est, par les modifications qui ont été apportées à la LLO en 1988 et 2005, le gouvernement fédéral s’est donné l’objectif de se montrer plus sensible à la vitalité des communautés linguistiques en situation minoritaire, ce qui s’est traduit par des programmes d’appui aux langues officielles (la partie VII de la LLO de 1988). Enfin, l’offre de services en français pour la population canadienne par le gouvernement fédéral est sans commune mesure avec la situation qui régnait en 1969. Bien que ce ne soit pas toujours sans difficulté, il est généralement possible de recevoir un service en français au gouvernement fédéral, lorsqu’on en fait la demande.

Mais justement : ces indéniables avancées masquent une difficulté que personne n’escomptait rencontrer au moment de l’adoption de cette loi. En 1969, le législateur a retenu la notion de « langue officielle de son choix » pour décrire les services auxquels l’individu a droit dans son rapport à l’État (comme citoyen ou fonctionnaire). La formule elle-même n’apparaît qu’une seule fois dans le texte de 1969, et cela, pour décrire le droit des citoyens canadiens de recevoir des services dans leur langue devant les tribunaux. Cela dit, cette idée que c’est au citoyen de choisir la langue par laquelle il souhaite communiquer avec le gouvernement ou dans laquelle il souhaite travailler comme fonctionnaire transcende l’entièreté de cette loi. Par exemple, les ministères doivent, à partir de l’adoption de cette loi, s’assurer que « le public puisse communiquer avec eux et obtenir leurs services dans les deux langues officielles ».

Sans doute eût-il été difficile de retenir d’autres formules (par exemple que les Canadiens pourront recevoir des services « dans leur langue maternelle » – formule qui présente aussi son lot de difficultés), mais cela ne nous dispense pas de tenter de comprendre pourquoi la notion de « langue de choix » a été retenue par le législateur à l’époque pour devenir une formule consacrée aujourd’hui. À notre connaissance, il existe peu de documents qui permettraient d’expliquer hors de tout doute pourquoi le législateur a retenu la « langue de choix » comme principe pour traduire l’idée que le citoyen peut se faire servir dans sa propre langue. L’hypothèse la plus plausible est que les architectes de la Loi sur les langues officielles croyaient que c’est l’absence de choix (c’est-à-dire l’imposition d’une seule langue comme langue de service et de travail dans la fonction publique) qui obligeait jusque-là les francophones de plusieurs endroits au pays à recevoir des services en langue anglaise ou à travailler dans cette langue dans la fonction publique. En offrant le choix de se faire servir ou de travailler dans l’une ou l’autre des langues officielles du pays, les francophones choisiraient naturellement de le faire dans leur propre langue. C’est du moins ainsi que les commissaires de la commission Laurendeau-Dunton se représentent le problème. On retrouve la « preuve » que cette idée a traversé l’esprit des commissaires dans le cinquième volume du rapport de la commission portant sur les transformations de la Capitale nationale. On y affirme en effet qu’il :

[…] faudrait que tout citoyen de la capitale ait le choix de vivre complètement sa vie en français ou en anglais, sans éprouver le sentiment d’y perdre ou d’être privé, relativement à ce qu’aurait apporté l’autre choix. Tel est, à notre avis, le seul fondement réaliste d’une participation pleine et entière de tous les Canadiens à la vie de la capitale.

Canada, 1969 : 38

Rappelons-nous qu’un des objectifs de la LLO devait être d’assurer l’égalité des langues dorénavant officielles, bref, de changer la situation qui régnait jusque-là pour permettre à la langue française d’avoir pleinement droit de cité. On peut donc supposer que le législateur n’envisageait pas la possibilité qu’un francophone, après qu’il se serait vu offrir la possibilité de recevoir des services en français, choisisse plutôt de se faire servir en anglais[4], du moins de manière systématique. Sinon, quelle peut bien être l’utilité d’une pareille loi ?[5] L’offre d’un « choix » aux citoyens, au moins dans le contexte précis de cette loi, ne pouvait avoir de sens que dans la mesure où il permettait l’accès aux services jusque-là inexistants, sans que l’individu subisse de conséquences délétères associées au fait de choisir de se faire servir ou de travailler dans « l’autre » langue officielle. La LLO de 1969 ne pourrait être plus limpide à cet égard lorsqu’elle décrète qu’il :

[…] incombe à ces organismes [gouvernementaux] et tribunaux de veiller à ce que toute personne témoignant devant eux puisse être entendue dans la langue officielle de son choix et que, ce faisant, elle ne soit pas défavorisée du fait qu’elle n’est pas entendue ou qu’elle est incapable de se faire entendre dans l’autre langue officielle.

C’est nous qui soulignons

En d’autres termes, le but de la loi était d’amener les citoyens du pays, sauf exception, à recevoir des services dans leur propre langue.

Or, voilà : après plus de quarante ans du régime de la LLO, cette notion de « langue de choix » mérite d’être interrogée dans certains de ses résultats. On sait maintenant que, selon le contexte, le « choix » linguistique est conditionné par des facteurs externes qui ont peu de choses à voir avec la simple « volonté » de l’individu exprimant une préférence en apparence sans conséquence. Lorsque les locuteurs d’une langue se retrouvent en situation minoritaire, leur comportement langagier diffère de celui d’individus en situation linguistique majoritaire (Mougeon, 1991 ; Allard, Landry et Devault, 2005), ce que prouve indéniablement le contexte linguistique canadien.

Il ne s’agit pas ici de discuter de la non-disponibilité des services. Il arrive parfois que des francophones du Québec, ou des Anglo-Québécois[6], ne puissent se faire servir immédiatement dans leur langue. On le sait, les journaux publient à l’occasion des textes qui dénoncent ainsi l’absence de services en français ou en anglais, ou la médiocrité de ces services[7]. Or, ce que peut difficilement mesurer le commissaire aux langues officielles, comme d’ailleurs les chercheurs universitaires, c’est le nombre de francophones qui, même si les services en français sont disponibles, « choisissent » néanmoins de recevoir le service en anglais en ne s’exprimant que dans cette langue ou en ne demandant pas explicitement de recevoir les services en français. Le rôle du commissaire est de vérifier la disponibilité des services, mais c’est au citoyen d’exiger de se faire servir en français. La situation est analogue en ce qui a trait à la langue de travail dans la fonction publique fédérale, en ce sens que là aussi les francophones, très souvent en situation minoritaire, « choisissent » couramment de travailler en anglais. Dans ce dernier cas, cependant, le gouvernement fédéral est mieux outillé, par diverses enquêtes que nous verrons plus loin, pour connaître l’ampleur du phénomène.

En ce qui a trait au non-usage de sa langue maternelle lorsqu’il s’agit de recevoir un service en français, ce phénomène touche principalement les francophones vivant en situation minoritaire, c’est-à-dire dans toutes les provinces et tous les territoires canadiens à l’exception du Québec. Un nombre difficile à établir de francophones vivant en situation minoritaire « choisissent » de se faire servir en anglais même s’ils ont non seulement la possibilité, mais le droit en fonction de la LLO (droit devenu constitutionnel avec l’adoption de la Charte des droits et libertés en 1982) de recevoir des services en français. Un même constat doit être fait, cette fois en ce qui a trait à la langue de travail dans la fonction publique fédérale, un phénomène qui touche l’ensemble des francophones y travaillant (en incluant les francophones québécois, surtout dans la région de la capitale du Canada). Nous verrons chacun de ces deux cas à l’instant.

Le français comme langue de service

Les poètes réussissent parfois à mieux décrire l’essence d’une situation que ne le peuvent les chercheurs. C’est le cas du poète Patrice Desbiens, qui décrivait le Franco-Ontarien comme un « homme invisible » (1997), qualificatif qui pourrait s’appliquer a fortiori à un très grand nombre de francophones vivant en situation minoritaire au Canada. Pourquoi cette invisibilité ? Essentiellement parce que les francophones qui vivent en situation minoritaire au Canada sont souvent parfaitement bilingues, c’est-à-dire capables de parler les deux langues officielles du pays. À titre d’exemple, 92,7 % des francophones de l’Île-du-Prince-Édouard se déclarent bilingues, tout comme 88,4 % des francophones de l’Ontario et 88,9 % des francophones de l’Alberta[8]. Si l’on exclut du calcul les personnes très âgées, les jeunes enfants de la naissance à quatre ans et les migrants francophones récents (provenant de l’étranger ou de déplacements interprovinciaux, surtout du Québec), le taux de bilinguisme autodéclaré frôle les 100 % pour chacune des provinces du Canada, à l’exception du Québec et d’une partie du Nouveau-Brunswick. Et puis, lorsqu’ils parlent anglais, un grand nombre de francophones en situation minoritaire le parlent sans accent notable. Ces derniers sont indissociables des membres de la majorité linguistique lorsqu’ils s’expriment en anglais, ce qui contribue à cette fameuse « invisibilité ». S’ils doivent le faire, un grand nombre de francophones n’auront aucune difficulté à transiger en langue anglaise.

Ce que soupçonnait Patrice Desbiens, Statistique Canada l’a confirmé dans la grande enquête post-censitaire sur les communautés linguistiques minoritaires effectuée à la suite du dernier recensement canadien en 2006. Cette vaste étude portant sur la vitalité des communautés linguistiques minoritaires fournit des statistiques précises sur la réalité, les comportements et les attitudes linguistiques des anglophones du Québec, et des francophones canadiens vivant à l’extérieur de la province de Québec. Selon cette étude, 39 % des personnes de langue maternelle française[9] vivant en situation minoritaire déclarent avoir l’anglais comme langue principale, c’est-à-dire la langue dans laquelle ils se déclarent le plus à l’aise de s’exprimer, alors que 14 % disent se sentir aussi à l’aise dans l’une comme dans l’autre langue du pays (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 10). C’est donc dire que moins de la moitié des francophones vivant en situation minoritaire, soit 47 % de la population de langue française à l’extérieur du Québec, déclare avoir le français comme seule langue principale (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 10). Ces chiffres doivent cependant être précisés, car les francophones du Nouveau-Brunswick, qui ont un poids démographique proportionnel beaucoup plus important que les autres minorités linguistiques du pays[10], augmentent la moyenne nationale de manière non négligeable. En Saskatchewan, par exemple, où les francophones représentent moins de 2 % de la population totale de la province, 13 % seulement des adultes ont déclaré être plus à l’aise en français qu’en anglais (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 10).

Ces chiffres ne sont pas surprenants. Ils démontrent que les comportements langagiers sont fortement influencés par la minorisation linguistique. Plus la « proportion d’adultes de langue française au sein de la municipalité de résidence » est élevée, plus les membres du groupe linguistique minoritaire auront tendance à être à l’aise dans leur langue maternelle. Par exemple, lorsqu’ils représentent plus de 70 % de la population dans une municipalité donnée, 91 % des francophones hors Québec déclarent avoir le français comme langue principale. A contrario, lorsqu’ils représentent moins de 10 % de la population dans une municipalité donnée, seuls 25 % d’entre eux déclarent avoir cette même langue comme langue principale, 59 % se déclarant plus à l’aise en anglais, les autres se déclarant aussi à l’aise dans l’une ou l’autre des langues (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 12). En d’autres termes, plus augmente la minorisation linguistique, plus augmente l’insécurité linguistique par rapport à sa propre langue maternelle (sur ce concept, voir Calvet : 1998).

Autre phénomène tout aussi important : moins les francophones sont numériquement nombreux dans une région donnée, plus ils auront tendance à pouvoir parler la langue de la majorité et surtout à accepter comme allant de soi l’idée que la langue française est une langue que l’on ne parle que dans un contexte de proximité (à la maison ou avec des personnes que l’on connaît), alors qu’à l’extérieur du foyer c’est l’anglais qui, de manière très spontanée, doit être parlé[11]. C’est un réflexe qu’a bien décrit la recherche universitaire (Landry et Allard, 1994 ; Bernard, 1994 ; Castonguay, 2005), et qu’a confirmé l’enquête post-censitaire de Statistique Canada. Moins les francophones sont numériquement nombreux, y apprend-on, plus ils auront tendance à déclarer parler « seulement » ou « surtout » l’anglais à l’extérieur du domicile familial (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 39). Fait intéressant, le phénomène existe aussi pour les Anglo-Québécois, minoritaires dans cette province, mais ce phénomène les affecte à un degré plus faible (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 40)[12]. On le voit, la minorisation affecte, à divers degré, le comportement langagier.

L’insécurité linguistique des francophones en situation minoritaire et l’intériorisation de l’équation (langue française = langue privée / langue anglaise = langue publique) ne sont pas sans conséquences au moment de demander des services publics. C’est le cas notamment au niveau des attitudes par rapport au droit de recevoir des services dans sa langue maternelle. En effet, plus les francophones du Canada sont en situation de minorisation dans une région donnée, moins ils auront tendance à juger important de recevoir des services en français et, on le suppose, moins ils auront tendance à le faire. Ici aussi, l’enquête post-censitaire de 2006 nous permet d’appréhender le phénomène. Cette enquête, qui porte sur les attitudes et perceptions de la vitalité subjective des communautés de langue officielle en situation minoritaire, s’intéresse entre autres à l’attitude des minorités linguistiques canadiennes par rapport au droit à l’accès à des services dans la langue de la minorité (bref, dans leur propre langue), peu importe que ces services soient offerts par le gouvernement provincial ou par le gouvernement fédéral[13]. Pour ce qui est de l’accès à des soins de santé en français, seuls 53 % des répondants à l’enquête jugeaient « très important » ou « important » de pouvoir recevoir des services en français (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 46), un chiffre qui varie d’une province à l’autre, en suivant la courbe de la minorisation (23 % en Saskatchewan, 54 % en Ontario, 80 % au Nouveau-Brunswick, par exemple). L’étude montre que plus les francophones sont en situation de minorisation, moins ils jugeront important que les services des gouvernements provincial et fédéral soient offerts dans leur langue maternelle (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 18).

La recherche universitaire s’est beaucoup intéressée à la mobilisation des communautés pour l’obtention de services. Mais une fois ces services acquis, sont-ils utilisés ? La réponse varie en fonction du type de service, mais il faut dire que la sous-utilisation des services en français reste un sujet sensible dans les communautés francophones en situation minoritaire, elles qui ont été mobilisées pendant près d’une trentaine d’années pour l’obtention d’une gamme complète de services en français (Gratton, 2003 ; Behiels, 2005 ; Gauthier, 2007). La consultation des sites Internet des divers organismes représentatifs de la francophonie canadienne montre cependant que les communautés sont entièrement conscientes de cette réalité[14]. Le plan stratégique de l’Assemblée communautaire de l’Ontario français 2011-2016 se donne explicitement comme objectif d’« encourager la communauté franco-ontarienne à se prévaloir des services offerts en français par les gouvernements provincial et fédéral et, le cas échéant, à exiger toute la gamme de programmes et de services auxquels elle a droit » (AFO, 2011 : 5). La Fédération acadienne de Nouvelle-Écosse a lancé en 2006 le projet « Mobilisation / services en français » qui vise explicitement à « encourager la communauté acadienne et francophone à demander les services gouvernementaux en français auxquels elle a droit en vertu de la Loi sur les services en français ». L’Association des juristes de langue française de l’Alberta se donne comme mission de sensibiliser ses propres membres « à utiliser les services juridiques en français ». L’Association des juristes d’expression française du Manitoba vise quant à elle à « [p]romouvoir les services juridiques en français auprès du public d’expression française ». Le principal organisme représentatif des communautés francophones minoritaires, la Fédération des communautés francophones et acadiennes, se donne aussi comme mission dans son plan stratégique de sensibiliser les populations francophones à l’importance de recevoir des services en français (FCFA, 2008 : 10). La cité francophone d’Edmonton organisait une table ronde en juin 2011 pendant laquelle l’une des questions posées était explicitement « Pourquoi les francophones n’utilisent pas assez les services en français disponibles ou n’en font pas la demande ? »

Il serait superflu de poursuivre davantage cette liste qui indique, sans l’ombre d’un doute, que les leaders des communautés qui sont aux premières loges sur le sujet jugent que les francophones ont besoin d’être sensibilisés à l’importance de l’utilisation des services en français. Ce qui suppose que tous ces leaders, qui font de cet enjeu une priorité de leurs organismes, savent que les francophones n’utilisent pas, ou à tout le moins pas suffisamment, les services offerts en langue française qui existent déjà. Une enquête effectuée en 2006 auprès de 775 francophones vivant en milieu minoritaire, et dont certains résultats sont analysés dans un texte de Gilbert et Lefebvre (2008 : 47), montre que les francophones utilisent peu les services en français. De tous les répondants, 69,2 % affirmaient ne « jamais » exiger d’être servis en français « dans les commerces et dans les bureaux » ; 53,4 % affirmaient ne « jamais » entamer la conversation en français dans les endroits où on ne connaît pas la langue de service ; et 45,8 % affirmaient ne « jamais » privilégier les commerces où l’on offre un service en français.

En contexte minoritaire, le réflexe de demander des services en français n’existe pratiquement pas, à moins que les conditions en ce sens soient favorisées. C’est ce que confirme une récente étude de Devault, Landry et Allard portant sur la demande de services en français en Nouvelle-Écosse (où les francophones comptent pour 4 % de la population totale). Seuls 13,6 % des francophones sondés ont affirmé « qu’il y a de fortes probabilités qu’il[s] demande[nt] un service français s’il[s] n’[ont] pas été invité[s] à le faire, c’est- à-dire en l’absence d’incitatifs pour le faire ». Pourtant, « si le prestataire du service amorce la conversation en français, par exemple en disant “Hello, bonjour !”, presque sept répondants sur dix (68,5 %) affirment qu’il est fort probable qu’ils continueront en français » (2010 : 6). On le voit, un « choix », ça se conditionne. Nous y reviendrons à la fin du présent texte.

Cette recherche, très instructive, ne porte cependant que sur les intentions des répondants, ce qui représente une limite évidente pour l’analyse. Cardinal, Plante et Sauvé (2010) ont essayé de mesurer auprès de populations ciblées si les francophones utilisent, dans leur langue, un service public auxquels ils ont droit. Cette étude, portant sur les services juridiques en Ontario, a montré que les francophones n’utilisent pas les services disponibles, entre autres raisons pour ne pas déranger, parce qu’ils ont la capacité de s’exprimer en langue anglaise, ou alors, dans certains cas, parce qu’ils ne savaient pas que ces services étaient disponibles.

Tenter d’évaluer précisément dans quelle mesure les francophones vivant en situation minoritaire utilisent les services publics en français présente évidemment son lot de défis. Bien que ce ne soit pas inenvisageable, on imagine mal un chercheur se tenir toute la journée au bureau de poste pour tenter d’identifier, expost facto, les francophones qui n’ont pas utilisé le français au cours de leur interaction avec le commis. Il existe cependant un domaine, qui relève certes du palier provincial[15], où les données sont limpides et les recherches, nombreuses. Dans ce cas précis, nous ne sommes donc plus en présence de perceptions ni d’intentions, mais d’un exemple concret où les parents font un choix en matière linguistique. L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés énonce que :

Les citoyens canadiens : a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident ; b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province, ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

Les anglophones du Québec et les francophones du reste du Canada sont donc les seuls Canadiens à jouir du droit constitutionnel de choisir la langue d’enseignement de leurs enfants à leur inscription dans les écoles publiques. Les chiffres montrent que près de la moitié des parents qui ont le droit d’envoyer leurs enfants à l’école française choisissent de ne pas le faire. En effet, la proportion des enfants dont au moins l’un des parents est de langue française (qui ont donc le droit d’envoyer leurs enfants à l’école publique française selon l’article 23), et qui fréquentent l’école de la minorité, s’établit respectivement à 53 % pour le niveau primaire, et à 44 % pour le niveau secondaire à l’échelle du pays (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 54). Autrement dit, après des années de lutte pour l’obtention de droits scolaires, près de la moitié des francophones n’y ont pas recours.

Pourquoi un nombre si important de parents francophones vivant en situation minoritaire font-ils le choix de ne pas inscrire leurs enfants à l’école française ? Sans doute y a-t-il autant de réponses à cette question qu’il y a de parents, mais certains facteurs, notamment familiaux, ont clairement une importance déterminante dans le choix des parents. La principale variable pour prédire si un parent enverra son enfant à l’école française ou s’il choisira l’école de la majorité linguistique n’a rien à voir avec la qualité appréhendée de l’école par les parents, la distance de l’école, le nombre d’élèves dans les écoles françaises, ou tout autre critère qui renverrait à un exercice de jugement ou d’évaluation par les parents. Au-delà de tout ce que peuvent invoquer comme raisons les parents sondés dans des enquêtes ou des études, comme nous en verrons une à l’instant, la principale variable est l’état matrimonial des parents. En effet, lorsque les deux parents d’un enfant vivant en situation minoritaire sont de langue maternelle française, cet enfant ira à l’école française dans 88 % des cas. Lorsqu’un des deux parents est de langue maternelle française, c’est-à-dire lorsque le couple est en situation d’exogamie linguistique, cet enfant, qui a un droit constitutionnel de fréquenter l’école de la minorité, n’y sera inscrit que dans 34 % des cas (Lafrenière, Grenier et Corbeil, 2006 : 59 – sur les comportements des francophones dans les couples exogames : Castonguay, 1979 ; Heller, 1994 ; Landry et Allard, 1997 ; Dalley, 2006 ; Landry, Devault et Allard, 2006).

Le choix de l’école française est donc déterminé en grande partie par l’état matrimonial, mais les études par lesquelles les parents sont sondés sont également intéressantes pour tenter de comprendre ce qui se cache derrière le choix des parents, car plusieurs des raisons invoquées par les parents ont souvent à voir avec l’intériorisation de la perception négative associée, à tort ou à raison, par les majoritaires aux institutions des minorités, et non, comme on pourrait le penser, par manque d’informations au sujet de l’existence de ces écoles ou de leur droit d’y envoyer leurs enfants. Une étude de marché de la Table nationale sectorielle en éducation de la Fédération nationale des conseils scolaires francophones indique en effet que 91,2 % des parents d’ayants droit non inscrits à l’école française savent qu’ils ont un droit constitutionnel d’envoyer leur enfant à l’école française, que 89 % connaissent l’existence d’écoles primaires francophones dans leur région (FNCSF, 2005 : 30), et que 88,6 % d’entre eux avaient songé à la possibilité d’y envoyer leurs enfants avant de choisir de ne pas le faire (FNCSF, 2005 : 43). Le document, qui se base bien sûr entièrement sur les réponses offertes par les parents, suggère que le choix de la langue d’enseignement influencerait moins les parents dans leur décision que la qualité appréhendée des programmes, la disponibilité du matériel le plus à jour, la réputation de l’école, la disponibilité des services spécialisés, mais aussi, et peut-être surtout, l’impression négative qu’ils ont des écoles de la communauté francophone, problème assez complexe étant donné, justement, la très grande exogamie linguistique des francophones du Canada. Les citations rapportées des entrevues qualitatives avec les parents des enfants non inscrits démontrent que certains parents entretiennent, encore une fois à tort ou à raison, une image négative des communautés francophones ou de leurs institutions, par exemple lorsque les parents affirment que « les francophones, c’est un ghetto » (FNCSF, 2005 : 78). Le document ne précise pas cependant si ce genre d’opinion est celui du parent francophone ou du parent anglophone.

Retenons de ce qui précède que le « choix » en matière linguistique ne se fait pas de manière abstraite. L’individu choisissant peut avoir la conviction que l’école de langue anglaise est supérieure à l’école française parce que cette opinion est (encore une fois, à tort ou à raison) répandue dans la société, parce les écoles françaises sont perçues comme étant moins bien équipées ou outillés que les écoles anglophones, à cause du sous-financement perçu ou appréhendé de ces écoles[16]. Évidemment, le contraire est aussi vrai, c’est-à-dire que le choix de l’école française peut être fait par l’individu parce qu’il juge cette école supérieure à l’école anglaise, mais étant donné la faiblesse des chiffres d’inscription des ayants droit à l’école française, on peut supposer que cette seconde possibilité est moins fréquente que la première (sur l’ensemble de ces questions, voir Leclerc, 1992 ; Gilbert et Richer, 1996 ; Hébert, 1993).

Un autre facteur qu’il ne faut pas sous-estimer pour comprendre les comportements langagiers de plusieurs francophones vivant en situation minoritaire au moment de recevoir des services en français est le prestige associé au fait de pouvoir parler anglais. Une étude de Dallaire et Tardif (2011) auprès de personnes âgées recevant des soins à domicile montre qu’une partie de la clientèle n’insiste pas pour obtenir des services en français précisément parce que l’on associe l’unilinguisme français à de l’ignorance, alors que le bilinguisme est un attribut dont on se targue volontiers. En d’autres termes, dans l’esprit de ceux qui insistent pour parler anglais plutôt que de recevoir des services dans leur langue maternelle, seuls les unilingues français demanderaient de tels services. Comme plusieurs francophones se font une fierté de parler anglais, ils voudront montrer leur capacité à parler cette langue à quelqu’un qui s’adresse à eux en anglais.

Enfin, signalons qu’il faut un certain courage à un francophone parfaitement bilingue pour demander des services en français dans les milieux majoritairement anglophones, parce que le geste de demander des services en français au Canada à l’extérieur du Québec pourra (parfois) être perçu comme un geste politique. Pourquoi ? Réfléchissons un instant à l’impression que donne une personne parfaitement bilingue lorsqu’elle demande des services en français à quelqu’un qui ne parle pas cette langue. Pour le comprendre, imaginons d’abord ce qui se produit lorsqu’un unilingue français demande des services dans la seule langue qu’il comprend. Si vous exigez des services en français alors que vous ne parlez pas anglais, votre interlocuteur comprendra que pour vous la communication en français est essentielle sans quoi vous serez tout simplement incapable de communiquer. Il comprendra immédiatement la légitimité de votre demande. Mais si vous demandez au commis « Parlez-vous français ? » ou « Puis-je recevoir des services en français ? », qu’il vous répond qu’il ne le parle pas, puis que vous poursuivez la conversation dans un anglais impeccable, la personne de l’autre côté du comptoir pourrait interpréter votre demande comme un geste politique. En effet, pourquoi demander des services en français si vous êtes capable de parler parfaitement l’anglais ? À quoi peut bien rimer cette demande ? La demande pour des services en français apparaît alors comme un caprice, c’est-à-dire comme la revendication d’un privilège injustifié, parce que non essentiel. Les membres de la majorité linguistique anglaise du pays (à l’extérieur du Québec) ont ainsi parfois tendance à interpréter les politiques de bilinguisme non pas comme la reconnaissance de droits fondamentaux, mais plutôt comme un privilège indu accordé à une minorité linguistique bruyante (Fraser : 2005). Il ne faut pas se surprendre si seulement 7,1 % des répondants à une enquête précédemment citée déclaraient « maintenir l’usage du français dans les commerces et les bureaux même si l’on nous adresse la parole en anglais » (Gilbert et Lefebvre, 2008 : 47). Ce chiffre paraît d’ailleurs élevé, les auteurs reconnaissant que leur échantillon est « probablement plus engagé que la moyenne » (Gilbert et Lefebvre, 2008 : 47).

On voit bien, dans les exemples qui ont été présentés jusqu’ici, que l’expression d’un choix linguistique au moment de recevoir des services en français mobilise bien plus qu’une simple « préférence » de l’individu. Les choix linguistiques dans un contexte d’extrême minorisation sont conditionnés par de nombreux facteurs qui tendent souvent à favoriser le « choix » d’un service en anglais plutôt qu’en français. C’est aussi vrai pour ce qui est de la langue de travail dans la fonction publique fédérale, comme nous le verrons maintenant.

Le français comme langue de travail

Comme nous l’avons indiqué plus haut, la fonction publique fédérale a été largement transformée par le bilinguisme (Hudon, 2009). Lorsque la LLO a été adoptée, elle visait non seulement à ouvrir les portes de la fonction publique aux francophones du Canada, mais aussi à donner « droit de cité » à la langue française au sein de la fonction publique fédérale. L’article 2 de la loi indique que les deux langues ont « un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ». Non seulement le nombre de francophones a augmenté dans la fonction publique fédérale pour maintenant refléter « assez bien leur présence dans la société canadienne » (Commissariat aux langues officielles, 2004 : 46), mais le nombre de postes désignés « bilingues », c’est-à-dire qui doivent (théoriquement) être occupés par des personnes possédant une connaissance au moins passive du français, est passé de 21 % en 1974 à 39 % en 2004[17].

En théorie, du moins, un employé francophone du gouvernement fédéral travaillant dans les régions désignées bilingues peut choisir de travailler entièrement en langue française à certaines conditions (voir la partie V de la LLO de 1988). Il peut communiquer en français, demander que toutes les communications qui lui sont acheminées soient traduites, demander la traduction simultanée dans les réunions, et ainsi de suite. En clair : il peut choisir de ne s’exprimer qu’en français dans l’ensemble de ses activités. Il y a bien entendu des exceptions normales à cette règle : les fonctionnaires affectés au service à la clientèle doivent correspondre dans la langue de leur interlocuteur, ceux qui occupent des postes de direction bilingues doivent correspondre avec leurs subalternes dans la langue de « choix » de l’employé, et ainsi de suite. Mais sinon rien n’empêche les francophones de travailler en français s’ils le « désirent ». Au contraire, ils sont officiellement encouragés à le faire par de fréquentes campagnes publicitaires internes au gouvernement canadien.

Or, sans exagération aucune, il est strictement impossible de trouver un seul rapport produit par l’un des organismes ou ministères de l’Administration du Canada depuis plus de trente ans qui ne dénonce pas la sous-utilisation du français au travail dans la fonction publique du Canada. Qu’il s’agisse des rapports des divers comités permanents des langues officielles (à la Chambre et au Sénat) publiés depuis des années, des interventions publiques de l’Alliance de la fonction publique du Canada, de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, des rapports annuels du commissaire aux langues officielles depuis bientôt une quarantaine d’années, ou alors de la recherche universitaire, il y a « un large consensus sur le fait que le français est sous-utilisé comme langue de travail » dans l’ensemble des ministères de la fonction publique fédérale (Rodriguez, 2005 : 2). Une étude du Service d’information et de recherche parlementaires du Canada émet un même son de cloche et conclut que « ce n’est pas parce qu’un employé [de l’Administration fédérale] est de langue maternelle française qu’il utilise nécessairement le français comme langue de travail, alors qu’un employé de langue maternelle anglaise utilise presque constamment l’anglais comme langue de travail » (Hudon, 2009 : 24). Une recherche de terrain menée pendant quatre mois dans les bureaux fédéraux de la ville de Moncton a confirmé le diagnostic. Les Acadiens de langue maternelle française représentaient 66 % des employés du gouvernement fédéral dans les bureaux visés par la recherche. En fonction de la Loi sur les langues officielles, strictement rien n’empêche ces fonctionnaires de travailler en langue française. Pourtant, l’étude des pratiques langagières dans ce milieu de travail a démontré que 98 % des communications électroniques entre les employés fédéraux de Moncton (ville et province dans lesquelles les francophones sont minoritaires) se font en langue anglaise, comme la vaste majorité des communications au cours de réunions d’équipe (Leblanc : 2008). Ces employés francophones ont entièrement le « choix » de travailler en français, et l’on pourrait penser que leur grand nombre devrait permettre de rompre avec le réflexe de travailler en langue anglaise (qui est le propre des francophones en contexte linguistique minoritaire). Ce n’est pourtant pas le cas. Et c’est ainsi pour l’ensemble de la fonction publique fédérale à l’extérieur du Québec, en particulier dans la région de la capitale fédérale. À l’occasion d’une comparution devant le comité permanent de la Chambre des communes sur les langues officielles, des cadres francophones se disant pourtant très sensibles à l’importance de favoriser l’égalité dans l’utilisation des langues dans la fonction publique fédérale « ont affirmé ouvertement qu’ils n’utilisaient le français que 5 à 10 % du temps dans leur propre milieu de travail » (Rodriguez, 2005 : 3).

Malgré tous les efforts déployés par le gouvernement fédéral pour changer la donne, dont la nomination de plus de 75 « champions » des langues officielles dans les ministères du gouvernement fédéral et chargés de faire la promotion de l’usage des langues officielles (Marcotte, 2008 : 4), de primes financières versées aux employés bilingues depuis plus de trente ans[18], de campagnes de sensibilisation, d’offres de cours pour l’apprentissage de la langue seconde, d’investissements massifs, comme le Plan d’action sur les langues officielles (2003) et la Feuille de route en matière de dualité linguistique (2008), le fonctionnement de la fonction publique fédérale se fait essentiellement en langue anglaise. Les documents préparatoires s’écrivent souvent dans une seule langue, les réunions se tiennent le plus souvent en anglais, les communications à l’interne fonctionnent souvent en une seule langue, et ainsi de suite (Boisvert et Leblanc, 2003 ; Johnson, 2009 : 31). Pourtant, tout le monde a le « choix » de travailler en français, choix garanti non seulement par la LLO, mais également par la Constitution du Canada. Faut-il conclure que les francophones préfèrent travailler en anglais, ou plutôt supposer que ce choix est conditionné par des facteurs qui ne dépendent pas toujours de la simple volonté individuelle ? Lorsque le comportement langagier de dizaines de milliers d’individus sur une période de temps aussi longue présente de telles constantes, il n’est pas permis de retenir d’autre option que la seconde.

Les raisons du fonctionnement en langue anglaise sont nombreuses, et il serait fastidieux d’en établir la liste, ce qui a d’ailleurs été fait de manière exhaustive (Boisvert et Leblanc : 2003). Parfois le superviseur immédiat n’est pas bilingue, souvent les employés francophones veulent s’assurer de se faire comprendre, il paraît plus facile de simplement fonctionner dans une seule langue, les francophones provenant du Québec fonctionnent parfois en anglais pour « pratiquer leur anglais », et ainsi de suite.

Mais la principale raison est que, dans un contexte de bilinguisme institutionnel, il y a forcément une langue de trop. Le souci d’efficacité pèse fortement en faveur d’un fonctionnement dans une seule langue, malgré toute la bonne volonté de ceux qui tentent d’assurer un fonctionnement « dans la langue de leur choix » aux fonctionnaires francophones du Canada. Puisque dans les régions désignées bilingues à peu près tous les francophones parlent anglais, alors que seule une minorité des anglophones a la capacité de communiquer en français, l’activité de la fonction publique se fait le plus souvent en anglais puisqu’il n’y a qu’une seule des deux langues qui est comprise de tous. En théorie, les employés de la fonction publique peuvent travailler dans leur langue. Dans les faits, ils « choisissent » de travailler en anglais, et cela est encore plus vrai dans les régions « désignées bilingues » à l’extérieur du Québec, c’est-à-dire là où les francophones sont numériquement minoritaires.

L’offre active

On l’a vu, la LLO a été entièrement réécrite en 1988. L’article 28 de cette loi retient la formule d’« offre active » de service, qui, au moins en principe, oblige les institutions fédérales à informer activement le public de ses droits aux services dans la langue de leur choix. Cela se traduit par des affiches indiquant la disponibilité de services dans les deux langues, du port d’une épinglette « English / Français » par les employés bilingues offrant le service à la clientèle, et d’autres mesures connexes[19] (voir aussi l’étude de Cardinal, Plante et Sauvé pour ce qui est des services en français en Ontario : 2010, 16-18). Pourquoi doit-on offrir « activement » le service en français (et en anglais au Québec) ? Parce que, de toute évidence, se limiter à offrir le service en français uniquement sur demande du citoyen n’est tout simplement pas suffisant pour s’assurer que les francophones auront recours aux services en français. Le présent article comporte trop d’exemples de ce type pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Mais, là encore, cette notion d’offre active comporte aussi ses limites. S’assurer de faire connaître aux citoyens leur droit de recevoir des services en français ou alors promouvoir activement l’utilisation du français comme langue de travail dans la fonction publique ne donnent pas automatiquement de résultats. Si l’introduction à grande échelle de la notion d’offre active est intéressante pour notre analyse, c’est qu’elle confirme que, au moins dans la perspective du législateur, la disponibilité théorique d’un service « sur demande » a été jugée insuffisante en contexte minoritaire. Autrement dit, étant donné les pratiques langagières des francophones en situation minoritaire, il ne faut pas s’attendre à ce que les francophones demandent de recevoir un service en français si rien ne les incite à le faire. Il faut « activement offrir le choix », ce qui veut dire, dans le contexte de la francophonie en situation minoritaire, activement offrir le service en français en plus du service en anglais. Sur le site des « meilleures pratiques » précédemment mentionné, un aide-mémoire à l’intention des fonctionnaires fédéraux travaillant dans les régions désignées bilingues donne une bonne indication de la manière dont cette politique se traduit concrètement :

  • Est-ce que vous accueillez le public en français et en anglais, que ce soit au téléphone ou en personne ?

  • L’accueil et le message de votre messagerie vocale sont-ils enregistrés dans les deux langues officielles ?

  • La langue dans laquelle vous fournissez de la documentation aux membres du public correspond-elle à la langue dans laquelle ils choisissent d’être servis ? et

  • Lorsque vous dirigez un membre du public vers un collègue, est-ce que vous informez le collègue de la langue officielle que la personne préfère ?

Pour ce qui est du gouvernement fédéral, cette notion a été introduite en 1988, mais on a jugé bon d’ajouter, par les modifications apportées à la loi en 2005, que les différents ministères de l’Administration du Canada doivent adopter des « mesures positives » dans le but d’atteindre l’égalité de statut entre les deux langues du pays. Il est trop tôt pour évaluer les impacts de ce changement. Mais cette mesure est perçue comme étant encore plus exigeante en ce sens que les ministères doivent prendre en compte l’impact de leurs actions pour les communautés linguistiques minoritaires.

Conclusion : Les leçons de la législation canadienne en matière linguistique quant à l’offre de choix pour les services publics

Il y a sans doute deux leçons diamétralement opposées à tirer de ce qui précède. Au moins pour ce qui est des services publics, le lecteur pourrait conclure que le Canada a bien fait d’y avoir retenu la notion de « choix » plutôt qu’une autre formule puisque, selon l’information que nous avons présentée, un bon nombre de francophones vivant en situation minoritaire semblent préférer recevoir des services en langue anglaise. On pourrait en effet conclure qu’il faut laisser au citoyen le choix, tout simplement parce que la contrainte serait bien pire.

Mais cette façon d’interpréter la liberté associée à la LLO est de courte vue si on réfléchit aux finalités elles-mêmes de cette loi. On l’a dit, l’esprit de la LLO, esprit qui est également celui de la Charte canadienne des droits et libertés et de l’ensemble de la législation linguistique qui vise la parité de statut entre les langues au Canada, était d’en finir avec la condition d’infériorité des francophones du Canada et d’atteindre l’égalité des groupes linguistiques du pays. Lorsque la commission Laurendeau-Dunton a produit son rapport en six volumes, en particulier le premier portant sur les langues officielles, son objectif et ses conclusions sur cet enjeu étaient clairs : proposer des façons d’atteindre cette égalité, en particulier pour les francophones vivant en situation minoritaire au Canada, et en finir avec le complexe d’infériorité qui habitait beaucoup de francophones par rapport à la majorité linguistique parce que leur langue n’avait pas droit de cité. L’adoption de la LLO, dans le sillage de cette commission, n’avait pas comme objectif de reconduire la situation de domination linguistique qui prévalait jusque-là. Lorsque le législateur adopte une politique publique et investit aussi massivement que l’a fait le gouvernement du Canada pour ce qui est des langues officielles, tant dans ses propres programmes que dans ceux qu’il finance indirectement par ses nombreux transferts aux provinces, il s’attend à transformer positivement les choses. Bien que la situation actuelle ne soit pas comparable à celle qui régnait en 1969, et que de grands pas en avant aient été faits, il n’en demeure pas moins que le choix linguistique dans les situations d’extrême minorisation donne indéniablement des résultats souvent contraires aux objectifs qui étaient d’abord ceux du législateur. C’est la leçon qui doit être retenue. Du point de vue de l’individu, ce libre choix peut sans doute parfois être ressenti comme une chance. Comme politique publique, ce résultat est problématique. D’une part, il faut constater l’échec de cette loi à donner droit de cité de manière significative à la langue française à l’extérieur du Québec, à la fois comme langue de service et comme langue de travail. Mais il y a pire. Puisque les politiques publiques en matière de langue officielle au Canada laissent à l’individu le choix de la langue qui lui sied, elles donnent encore plus de poids à l’argument de ceux qui jugent que les francophones ne « veulent » pas recevoir des services dans leur langue (et rendent d’autant moins justifiables les dépenses publiques en ce sens). Or, sans réflexion sur les causes profondes et les facteurs à la fois internes et externes qui expliquent pourquoi les francophones ne font pas souvent le choix de recevoir des services ou de travailler dans leur langue maternelle, bref, sans réflexion sur les défis particuliers que doivent surmonter les groupes minoritaires, on ajoute « l’insulte à l’injure » en concluant à l’observation des pratiques langagières des francophones que ceux-ci désirent, en quelque sorte, ne pas avoir d’existence publique.

Est-ce que l’étude de la notion de « langue de choix » peut être un exemple pour d’autres types de « choix » en matière de services publics ? Comme nous le disions en introduction, le contexte de la LLO est particulier, mais il est fort instructif. S’il y a une leçon à retenir de cet exemple et de l’ensemble de la législation en matière linguistique, c’est que l’offre d’un choix en matière de services publics ne peut pas se faire sans réflexion sur les conditions de ce choix, en particulier pour ce qui est des populations les plus vulnérables. Pour reprendre l’exemple offert en introduction de cet article, si on offrait des « coupons » (vouchers) aux parents pour leur permettre de choisir l’école de leurs enfants, il ne faudrait pas se surprendre si les parents les plus pauvres « choisissaient » plus souvent que les parents les plus riches les moins bonnes écoles pour leurs enfants, parce qu’il faut supposer que ce choix est au moins partiellement conditionné par le fait même d’être moins bien nantis (moins grande valorisation de l’école, préférence pour la proximité plutôt que pour la qualité de l’école à cause de l’absence de moyens de transport, etc.). Si l’objectif d’une telle politique publique était simplement d’offrir un choix aux parents, alors le décideur public n’aurait pas à s’intéresser aux résultats. Mais si l’objectif d’un tel système était de permettre un plus grand accès aux meilleures écoles aux populations les moins favorisées, et que le résultat n’était pas au rendez-vous, alors il faudrait que le décideur public s’interroge sur la pertinence d’offrir un tel choix.

Y a-t-il d’autres solutions envisageables ? Sans doute serait-il possible de préconiser une plus grande participation des communautés à l’offre de services. Les études sur la gouvernance communautaire pointent dans cette direction (voir Cardinal, Déry, Plante, Sauvé : 2010). Mais ces considérations dépassent largement le cadre restreint du présent article qui n’avait comme objectif que de montrer que le choix en matière de services publics ne peut pas avoir les qualités de ses défauts. Si le décideur public souhaite régler une situation défavorable à un segment particulier de la population par l’offre de choix, il a le devoir de s’intéresser aux conditions de ce choix et d’agir sur elles, sans quoi et à la lumière des résultats il devra conclure que le choix ne fait souvent que reconduire la situation qui régnait avant son intervention.