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L’attribution des droits sociaux[1] n’a rien d’automatique. Elle est soumise à des critères d’admissibilité, et des démarches administratives conditionnent l’ouverture et le renouvellement des droits. Ces conditions dépendent pour certains du régime de protection sociale (Palier, 2002), pour d’autres de l’ancienneté de l’État social (Lynch, 2006). Quelle que soit l’explication, le fait est que les populations admissibles peuvent ne pas recourir. Or, les difficultés d’accès aux prestations et aides sociales sont analysées depuis longtemps comme une cause possible de la pauvreté. Différentes approches, économiques et sociologiques pour l’essentiel, ont cherché à caractériser cette relation. Un débat scientifique s’est engagé, qui n’est pas prêt d’être clos tant le phénomène de la pauvreté est loin d’être résorbé. Il est dès lors possible de présenter et de remettre en question ses développements en s’appuyant ici sur la situation française. En effet, la France entre, après d’autres pays, dans une période d’institutionnalisation de la question du « non-recours aux droits sociaux » (Warin, 2006a), la constituant de plus en plus comme un sujet d’action publique.

Nous voudrions d’abord exposer les enjeux du non-recours pour l’action publique. Les éléments d’analyse sont issus du travail de recherche que nous menons collectivement depuis le début des années 2000, dans le cadre d’un programme de recherche scientifique spécialement conçu pour traiter de ce sujet. Ils constituent une information de première main au sens où cette recherche se développe à travers des relations de travail étroitement nouées avec les acteurs des politiques. Aussi bien ce programme que le dispositif de recherche construit spécifiquement en 2003 pour le réaliser, l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE), nous placent effectivement dans un rôle de diffuseur de la question du non-recours, mais aussi de producteur de connaissances, de questions et de méthodes d’analyse qui peuvent être directement utiles pour l’action. L’institutionnalisation progressive en France de la question du non-recours est pour une part liée à ce projet scientifique. On peut l’observer par exemple dans la prise en compte de ses résultats dans différents rapports officiels[2]. Le besoin de développer des travaux d’enquêtes et d’observations au plus près du policy process a été expliqué (Warin, 2008a). Cette implication constitue en effet une condition indispensable pour travailler sur un sujet invisible dans les données administratives et les statistiques publiques, peu connu et encore peu traité par les acteurs. Partant de cette présentation, nous dresserons ensuite un rapide bilan de l’action publique sectorielle ou territoriale quand elle se saisit de la question de l’accès aux droits. Cela permettra de montrer quels acteurs, et pour quels objectifs, cherchent à traiter la pauvreté comme risque (avéré ou potentiel) lié au non-recours aux droits sociaux.

Aperçu du débat scientifique international sur le lien entre pauvreté et non-recours

Le lien entre pauvreté et non-recours a d’abord été introduit à partir des difficultés d’accès aux prestations et aides sociales. Pour les plus démunis, toute entrave dans l’accès à ces revenus de transfert a des conséquences économiques lourdes. Différentes approches ont abordé cette relation, en particulier celle des conditions de vie par la sommation des biens ou des moyens qui font défaut (Mack et Lansley, 1985 ; Nolan et Whelan, 1996) ou celle de l’économie positive des inégalités (Piketty, 1997), élargies à des approches subjectives de la pauvreté économique perçue dans la difficulté à « joindre les deux bouts » (Hagenaars, 1991). Toutefois, c’est en portant un regard davantage sociologique sur des aspects plus subjectifs renvoyant aux « incapacités » des individus « à aller vers » les institutions prestataires, que la relation entre pauvreté et difficultés d’accès aux droits est apparue comme une question posée aux politiques de lutte contre la pauvreté. La mise en avant d’une « pauvreté disqualifiante » – lorsque les personnes frappées par le chômage font l’expérience de la relation d’assistance – a notamment permis de soulever les difficultés d’accès à une offre de plus en plus conditionnelle, ciblée en particulier sur les précaires, du fait de la stigmatisation qu’elle peut provoquer (Paugam, 2005). Plus récemment, tenant compte aussi bien des processus de « désaffiliation » (Castel, 1995) et de « repli sur soi » comme comportement contemporain de la pauvreté (Haroche, 2002), que de « l’effet du destin » (Bourdieu, 1993) sur les comportements face aux institutions, ou des processus de « pauvreté héritée » (Harrington, 1962 ; Blanden et Gibbons, 2006), l’analyse du non-recours aux droits et aux services a permis d’alerter sur les comportements de refus de l’offre qui peuvent développer des formes durables de « vivre hors droits » (Warin, 2008b).

Dans les pays anglo-saxons (Grande-Bretagne, puis États-Unis) où la question de l’accès aux aides sociales ou aux programmes sociaux destinés aux pauvres a été en premier reconnue comme problème public, celle-ci a fortement contribué à expliquer la pauvreté par le manque d’intérêt, de capacité et d’effort des individus. Cela a donné lieu à des controverses scientifiques. La littérature sur le Welfare stigma a dénoncé la culture de la suspicion contenue dans la représentation générale de la pauvreté, des minorités en particulier (Horan et Austin, 1974 ; Moffitt, 1983 ; Gilens, 1999). En Europe continentale, aux Pays-Bas d’abord, puis en Allemagne et en France, la prise en compte des difficultés d’accès aux prestations et aides sociales, mais aussi aux dispositifs de l’action sociale dans l’explication de la pauvreté a mis l’accent sur les obstacles institutionnels bien plus que sur les comportements des populations potentiellement éligibles (Warin, 2006b). D’abord considéré presque exclusivement sur le plan de l’usager (Kerr, 1982 ; Corden, 1987 ; Whyley et Huby, 1996), le phénomène de non-take-up – désignant initialement une non-utilisation volontaire de ressources publiques par des usagers informés, rationnels et calculateurs – a peu à peu pris des dimensions institutionnelles liées à la complexité des législations et des fonctionnements administratifs. Des chercheurs s’inscrivant dans la mouvance des approches néo-institutionnalistes ont ainsi introduit ces variables pour sortir la question du non-take-up de l’approche behavioriste initiale (Craig, 1991 ; Van Oorshot, 1995).

En France, cette question a été introduite au milieu des années 1990. À l’origine, l’explication particulière de la pauvreté par le non-accès aux droits a été construite par un milieu d’acteurs associatifs, politiques et parfois administratifs, qui, très tôt mobilisés sur le phénomène de « la nouvelle pauvreté » (Lenoir, 1989), ont joué un grand rôle dans la définition du système de prestations et d’aides sociales destinées aux plus démunis autour des minima sociaux (Warin, 2002). Estimant ces mesures prioritaires, ces acteurs n’ont cependant pas tardé à considérer – comme les tenants de l’approche institutionnaliste du non-take-up – qu’une offre publique aussi spécifique et complexe pouvait stigmatiser et ainsi dissuader les individus ou les ménages d’accéder non seulement aux prestations et aides sociales, mais aussi aux dispositifs de l’action sociale portant sur le traitement de la pauvreté et de l’exclusion. La Caisse nationale d’allocations familiales, inquiète des difficultés observées au niveau de ses organismes locaux, a importé en premier l’approche institutionnaliste du non-take-up pour signaler un risque d’échec de la politique des minima sociaux (Borgetto, Chauvière, Frotiée et Renard, 2004). Pour traduire en français le terme non-take-up, elle a proposé la notion de « non-recours », désignant les difficultés d’accès aux droits potentiels. En même temps, elle a introduit l’idée, que l’on retrouvera peu de temps après dans la Loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre la pauvreté et les exclusions sociales, selon laquelle les difficultés d’accès aux droits sociaux, mais aussi plus largement à la santé, au logement, à la culture, aux loisirs, etc., participent au processus d’appauvrissement du bien-être des individus et de destruction de leur dignité.

Typologie du non-recours et enjeux pour l’action publique

Le réseau pluridisciplinaire constitué pour développer une analyse globale du non-recours a produit une typologie qui permet de classer ses enjeux pour les dispositifs d’action publique chargés de prévenir ou traiter la pauvreté. Les échanges successifs sur les éléments de typologie produits par les travaux précurseurs sur le non-take-up of social benefits (en premier lieu Taylor-Goby, 1976) ont conduit à distinguer trois grands types : l’offre n’est pas connue (« non-connaissance ») ; l’offre est connue et demandée, mais pas perçue (« non-réception ») ; l’offre est connue, mais pas demandée (« non-demande »). Le travail de recherche mené montre que ces non-recours peuvent être mesurés et surtout affinés en tenant compte de multiples explications : non-connaissance par manque d’information ; non-réception par abandon, rejet, inattention ou dysfonctionnement ; non-demande par refus ou retrait (Collectif, 2008). À chaque fois les explications peuvent interagir, confirmant le caractère systémique des difficultés d’accès aux droits souligné dans d’autres travaux, en particulier dans les deux rapports pour le Comité européen pour la cohésion sociale portant explicitement sur l’analyse des obstacles dans l’accès aux droits sociaux (Melvyn, 2001 ; Daly, 2002). Ces rapports, qui ont fortement orienté la politique européenne des Plans nationaux pour l’inclusion sociale, partent d’une définition globale des droits sociaux (comme étant les dispositions exprimées dans les textes légaux permettant à la fois de satisfaire les besoins sociaux des individus ou des familles et de promouvoir concrètement des principes de solidarité) ; ils posent au centre la question de la possibilité d’un renoncement politique et de ses dangers pour les populations, mais aussi pour le projet d’une Europe sociale. L’accès aux droits n’y est donc pas considéré comme un fait acquis, mais au contraire comme un fait problématique en raison des multiples obstacles qui jalonnent les parcours des ayants droit potentiels, depuis la définition ou la création d’un droit social jusqu’aux modalités de sa mise en oeuvre (processus, procédures et ressources), en passant par la situation de l’usager effectif ou potentiel qui tente de l’exercer.

Ainsi, la diversité des non-recours renvoie à la multiplicité de ses causes, qui embrassent de très nombreux facteurs, tant individuels qu’institutionnels. Les travaux de recherche menés sur cette question insistent sur des aspects liés, d’une part au contenu des politiques, aux fonctionnements réglementaires et organisationnels, aux représentations et pratiques des prestataires, et d’autre part à l’environnement social des individus, et plus particulièrement à certaines de ses dimensions, comme l’isolement et la responsabilité familiale, qui vont au-delà des variables habituellement remarquées pour mesurer les inégalités sociales (capital social, culturel et humain). Relevant une nouvelle fois cette complexité à partir de l’examen détaillé du phénomène du non-recours aux soins pour différentes populations d’actifs précaires (réalisé à partir de l’étude statistique d’une base de données de près 1,5 million de personnes et d’entretiens menés avec plus de 150 personnes), nous avons pu qualifier le non-recours comme « fait social » (Chauveaud, Rode, Warin et al. 2008). Ce phénomène répond en effet à ses quatre critères : de généralité, au sens où il est marqué d’une certaine fréquence quelles que soient les populations précaires ou non précaires considérées ; d’extériorité, dans la mesure où il transcende l’appartenance des individus à des catégories sociales particulières ; de coercition, puisqu’il s’impose pour une part aux individus en tant que combinaison de facteurs ; d’historicité, dès lors que la question des difficultés d’accès aux droits devient peu à peu un « problème public ».

Cela dit, bien que « fait social », chaque type de non-recours adresse à l’action publique un certain nombre d’interrogations sur des enjeux particuliers ; enjeux particuliers qui renvoient à des conceptions différentes de la construction de la demande sociale. Lorsque la question du non-recours renvoie à des problèmes d’information et de traitement insuffisant de la demande sociale, elle ouvre la voie à une critique de l’offre publique qui porte pour l’essentiel sur l’organisation, les moyens, les pratiques, bref, sur ce que l’on peut appeler sa matérialité. C’est le cas en particulier de la non-connaissance et de la non-réception des droits. D’un côté, on retrouve le problème connu du manque d’information, de l’autre celui, maintes fois relevé, des pratiques administratives lentes, inabouties, et parfois incohérentes. Cette critique de l’offre publique n’a pas attendu l’émergence du thème du non-recours pour se développer. Des discours récurrents sur la bureaucratie et le gaspillage des moyens publics insistent depuis des années sur les insuffisances et les dysfonctionnements du système politico-administratif. Cette critique n’a cependant pas remis en cause l’intérêt en soi de l’offre publique. Beaucoup ont jugé qu’elle devait être mieux servie, mais aucun n’a dit qu’elle ne servait à rien. Dans un pays comme la France où la construction de la demande sociale a toujours été confisquée par les institutions publiques, à la fois décideurs et prestataires, l’intérêt de l’offre publique pour les destinataires n’a jamais été contesté – sauf peut-être à certaines périodes à travers des positions idéologiques minoritaires (Warin, 1997). La volonté de l’État souverain a suffi pour justifier l’intérêt et la légitimité de l’offre publique. Dans ce contexte, l’incorporation de la question du non-recours dans les dispositifs d’action pour lutter contre la pauvreté ne modifie pas intrinsèquement la construction administrative de la demande sociale. À cet endroit, l’enjeu porte principalement sur l’amélioration des systèmes de prestation existants de façon à accroître l’effectivité des droits. Il s’agit par des actions d’information et d’amélioration des règles, protocoles et pratiques de gestion, de réduire le différentiel observé (par des mesures du non-recours) entre les populations potentiellement admissibles et les populations éligibles effectivement bénéficiaires. Perçu comme un différentiel, le non-recours lié à l’insuffisante information des demandeurs potentiels et aux pratiques administratives insatisfaisantes appelle identification, mesure, et autant que possible suppression. Cependant, l’action sur l’information des populations et sur les systèmes prestataires ne règle pas la question de la non-demande. Celle-ci ouvre d’autres questionnements pour l’action publique.

Que faire lorsque des personnes éligibles et informées ne recourent pas à ce qui leur est proposé, dès lors que les individus sont libres d’accepter ou de refuser ces propositions ? C’est le débat de fond auquel renvoie ce type de non-recours. Le modèle de protection vers lequel l’Europe se dirige est bien celui de l’égalité des chances, en particulier par l’affirmation des droits sociaux (Esping-Andersen, Gallie, Myles et Hemerijck, 2002). Dans cette perspective, quelle option retenir, dans le cas de ces non-recours par refus ou par retrait, entre « ré-inculquer l’idée des droits sociaux » et « laisser tomber les personnes » ? Les termes peuvent paraître brutaux. Pourtant, ce sont ceux de l’alternative dans laquelle se situe aujourd’hui la recherche de réponses à la pauvreté abordée à travers la question de l’accès aux droits.

À l’examen, cette alternative renvoie fondamentalement à la façon dont on traite le problème de la responsabilité individuelle, ou, dans des termes plus neufs, la question des « possibilités » ou des « capabilités ». La question n’est pas récente. Elle se pose fortement aujourd’hui, comme le montre l’intérêt croissant de la recherche pour les notions d’« empowerment individuel » et d’« empowerment collectif » (Parazelli, 2007), ou, sur le plan politique en France, les attentes à l’égard de l’expérimentation sociale exposées lors du « Grenelle de l’Insertion » lancé en novembre 2007 par le Haut Commissariat aux solidarités actives contre la pauvreté[3]. Les termes de l’alternative sont clairs :

  • Soit les individus sont tenus pour responsables de leurs préférences et, dans ce cas, l’option consiste à leur communiquer l’information sur leurs droits, et ensuite libre à eux de les saisir ou pas. Comme cela, certaines municipalités des Pays-Bas gèrent la question du non-recours (Hamel, 2006).

  • Soit on considère que la responsabilité individuelle dépend du degré de choix et de contrôle exercé par l’individu sur sa situation et, dans ces conditions, l’option est de s’assurer que l’information lui parvient et est comprise, de fluidifier au mieux les systèmes de prestation, mais aussi – et c’est essentiel ici – de développer, tant que besoin, des processus d’accompagnement vers les droits. Des processus d’empowerment sont alors encouragés et peuvent même viser à construire les individus comme coproducteurs des politiques sociales (Gilliatt, Fenwick et Alford, 2000).

De ce point de vue il apparaît que le mode d’action choisi pour lutter contre la pauvreté par l’accès aux droits est lié à la manière de considérer les populations concernées. Il reste néanmoins que par son contenu ou sa forme, l’offre n’est pas nécessairement acceptable pour les personnes. La question de la non-demande n’évacue donc en rien un questionnement sur l’offre, mais au contraire le pose pleinement au regard de son attractivité et de son acceptabilité.

Au moment où la réforme des systèmes de protection sociale en Europe cherche explicitement à trouver une voie médiane entre l’approche solidariste de l’égalité des droits et une approche capacitaire individualiste de l’égalité des chances, la question de la non-demande sociale qui résulte notamment d’un refus de l’offre publique mérite d’être portée dans le débat. Sans entrer ici dans un rappel des réformes en cours, chacun peut constater que le développement d’une protection ciblée sur les plus démunis à partir d’un régime de solidarité nationale et locale préfère la voie d’une sécurisation des conditions individuelles (par l’éducation, l’insertion, les droits sociaux) à celle de l’assistance. Il s’agit de permettre à chacun d’accéder à une position sociale conforme à ses capacités. C’est tout le débat international actuel sur la manière de repenser l’égalité des chances (Savidan, 2007).

Or, à l’aube d’une transformation ou d’une simple adaptation du système de protection sociale, le non-recours comme non-demande a l’effet du pavé dans la mare. Comment être certain que la voie recherchée est celle souhaitée par la population la plus directement concernée si, parmi celle-ci, certains – parfois en grand nombre (les taux de non-recours sont parfois impressionnants, tous types confondus[4]) – ne demandent pas ou plus d’accéder à l’offre qui leur est destinée ? Autrement dit, la non-demande, notamment lorsqu’elle correspond à un refus de l’offre, pose explicitement la question de la justification d’un modèle de sécurisation du destin de chacun face à l’arbitraire, par l’accès à des droits lui permettant une indépendance sociale. Il ne s’agit plus, comme avec les autres types de non-recours, d’un enjeu d’effectivité, mais de pertinence de l’offre publique. Au fond, la non-demande ne signifie-t-elle pas un refus de ce régime de liberté censé sortir les individus de leur vulnérabilité sociale ? Dans ce cas, est-il vraiment possible de passer à côté de cette non-demande si elle apparaît aussi comme l’expression éminente de la liberté, c’est-à-dire de la possibilité pour une personne d’accepter ou de refuser une option qu’on lui propose (ou lui impose) ? N’y a-t-il pas là une réalité sociale que l’approche théorique d’un « modèle d’égalité des chances soutenable » aurait intérêt à prendre en compte dès l’amont pour éviter un grave malentendu ?

Catégorisation du non-recours et approches institutionnelles de la pauvreté

En France, le moment actuel se présente comme celui de l’institutionnalisation de la notion de non-recours aux droits sociaux. Différents acteurs publics (organismes de la Sécurité sociale, collectivités territoriales, Centres communaux d’action sociale, etc.) et associatifs (caritatifs ou spécialistes d’un domaine : logement, santé, emploi, culture et loisirs, etc.) se saisissent en effet de la question des difficultés d’accès aux droits pour réorganiser leurs interventions. Cette question n’est pas forcément nouvelle pour eux. En revanche, l’intérêt pour la notion de non-recours est récent. Dans les cas que nous avons pu étudier, le non-recours apparaît comme une possibilité donnée aux acteurs pour ajuster leur hypothèse d’intervention. Chaque acteur trouve dans la notion de non-recours un intérêt particulier parce qu’elle lui permet de se maintenir ou de progresser dans le « système d’action » qui est le sien. De manière assez opportuniste, le non-recours permet aux acteurs de modifier les « jeux opérationnels », qui « s’appuient sur des dispositifs matériels et immatériels, des objets, des techniques, bref un ensemble d’« investissements de forme », qu’ils investissent à leur tour d’intérêts et d’enjeux » (Friedberg, 1993 : 227). Autrement dit, le non-recours devient une catégorie d’action à chaque fois spécifique pour atteindre des buts à chaque fois particuliers. Liée à la diversité des ordres locaux ou à la contingence des acteurs, cette catégorisation multipolaire du non-recours ne correspond donc à aucune « rationalisation optimisatrice universelle » de l’action contre la pauvreté. Si le non-recours permet une approche de la pauvreté par le traitement des difficultés d’accès aux droits, sa prise en compte opérationnelle répond néanmoins toujours à des objectifs situés.

Cette prise en compte opérationnelle peut être ordonnée à partir des trois types de non-recours présentés plus haut. Ce classement distingue alors des approches administratives de la précarité ou de la pauvreté économique qui cherchent à résoudre des problèmes de non-connaissance et de non-réception, et des approches compréhensives de la pauvreté ou de l’exclusion qui visent à tenir compte des motifs de la non-demande.

Pour une part, la notion de non-recours intéresse les acteurs parce qu’elle leur permet d’améliorer l’effectivité des prestations et aides sociales, obligatoires ou facultatives, qu’ils mettent en oeuvre. L’introduction de la catégorie du non-recours facilite la mise en place d’un jeu opérationnel fondé sur l’identification de populations potentiellement éligibles et sur le développement d’actions d’information et d’explication des droits aux populations concernées qui, pouvant être précaires ou pauvres, ne sont pas considérées comme exclues, car encore dans le système de protection sociale. On voit comment les acteurs de l’Assurance maladie se saisissent de la notion du non-recours pour accroître l’impact des dispositifs mis en oeuvre afin de doter les allocataires de minima sociaux d’une assurance complémentaire en matière de santé (Revil, 2008). D’autres exemples peuvent être donnés, comme celui des Conseils généraux (départements) qui cherchent à accroître l’effectivité des aides facultatives liées au Revenu minimum d’insertion. La diversité des modalités d’information des bénéficiaires potentiels, les connaissances inégales des droits connexes du côté des intervenants sociaux, mais aussi les gymkhanas administratifs pour les atteindre, brouillent considérablement leur accès. La mesure de la non-connaissance permet aux départements de se lancer dans une politique de réorganisation des aides facultatives et d’asseoir davantage leur rôle directeur et de coordination (Avenel et Warin, 2007). Ce souci de l’effectivité des droits sociaux laisse cependant de côté la question de l’impact escompté sur les populations. Il ne s’agit pas de savoir si ces prestations ou aides sociales améliorent l’accès économique aux soins ou consolident les revenus des ménages (ce qui serait une mesure de l’efficacité). L’usage fait de la notion de non-recours répond ici strictement aux attentes d’une approche administrative qui consiste à repérer des populations admissibles, mais non bénéficiaires, pour faciliter l’accès à ce dont elles ont droit. Le progrès est considérable, car jusque-là ces institutions ne cherchaient pas à connaître ces droits manquants (Warin, 2004). Pour autant, cette approche du non-recours (non-connaissance) ne les conduit pas à se demander si l’offre en question améliore effectivement le bien-être des populations. Autrement dit, elles ne s’interrogent pas sur la pertinence des prestations et aides, mais continuent à considérer que celles-ci sont nécessairement adaptées à la nature économique des problèmes de pauvreté qu’elles sont censées prendre en charge. Par ailleurs, leur réponse en termes d’information ne tient aucunement compte de l’information sur l’offre qui circule entre les individus (information channel) et qui explique en partie leurs comportements de recours ou de non-recours (Cohen-Cole et Zanella, 2008). L’information administrative est censée résoudre les difficultés d’accès indépendamment de la réalité des rapports sociaux d’usage, qui continuent à être superbement ignorés.

Dans le concert des politiques sectorielles ou territoriales qui se mettent en place pour prévenir ou réduire la pauvreté, certaines approches semblent néanmoins s’attacher plus particulièrement à la non-demande. C’est le cas notamment lorsqu’il y a réorganisation de l’action sociale destinée aux plus démunis, et non plus seulement des systèmes de prestations et d’aides sociales. La notion de non-recours y est utilisée parce qu’elle autorise un discours critique sur l’action sociale. Parler de non-demande permet de dire que l’offre en question n’est ni pertinente (il y a du refus par désintérêt), ni efficace (il y a du retrait, ce qui signifie que des populations ne sont pas en capacité d’aller vers les dispositifs de l’action sociale). Mettre en avant la non-demande conduit donc à s’interroger sur les besoins des populations qui refusent ou se mettent en retrait. Il est particulièrement intéressant d’observer comment des Centres communaux d’action sociale (CCAS) catégorisent le non-recours pour modifier leurs schémas d’intervention publique. La question de la non-demande par retrait conduit ainsi à dissocier la question de l’accès aux droits de celle de l’aide sociale à l’hébergement. Jusque-là, l’accès des plus démunis à un accompagnement social visant à (ré)ouvrir des droits potentiels était conditionné par la demande d’un hébergement (sauf en cas d’hébergement d’urgence dans des centres d’accueil de courte durée). Tenant compte des « fuites » créées par la rigidité de ce circuit, les acteurs locaux passent à « une logique des portes d’entrée ». La nouvelle norme devient celle d’un traitement indépendant de l’accès aux droits parce que le passage obligé par les dispositifs de l’hébergement temporaire (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale, Résidences hôtelières, Dispositif temporaire hivernal, etc.) provoquait des comportements de retrait. Cette transformation du schéma d’action répond en partie au fort contingentement de l’offre d’hébergement temporaire : mettre l’accent sur l’accès aux droits comme priorité est en effet une façon de gérer la pénurie de logements relais. Néanmoins, la priorité donnée à l’accès aux droits sociaux vise aussi à tenir compte des besoins spécifiques de ceux qui préfèrent rester à l’écart du circuit organisé autour de l’hébergement. Les CCAS étudiés sont ainsi conduits à intégrer la nécessité du travail d’accueil, d’écoute et de reconnaissance de la personne telle qu’elle est. Sans obliger les individus à recourir immédiatement aux droits qui sont les leurs, cet accueil cherche à leur apporter des capacités pour redevenir autonomes, selon l’idée qu’avant de recourir à des supports sociaux sous forme de droits, il convient d’abord de (re)donner des supports relationnels. C’est d’ailleurs autour de cette même idée que se recomposent, dans d’autres pays, les régimes de protection sociale (Böhnke, 2008). Sur le plan local, l’accent mis sur les supports relationnels entraîne par conséquent une réorganisation des partenariats et des pratiques de l’action sociale autour d’une approche de la pauvreté ou de l’exclusion sociale, qui part des temporalités des individus avec toutes ses implications psychologiques, voire psychiques. Dans cette perspective, l’action publique s’inscrit dans les temporalités des individus et non d’abord dans celles des institutions (Fieulaine, 2007). En subordonnant le temps des institutions à celui des individus, on passe ainsi d’une approche administrative de la pauvreté économique par l’accès aux droits, à une approche compréhensive de la pauvreté par la non-demande de droits.

L’horizon d’une approche renouvelée de la pauvreté

À l’issue de cet examen, il est possible de faire état d’un certain nombre de conclusions et pistes sur les relations entre pauvreté et non-recours. L’approche par le non-recours permet clairement de classer les difficultés d’accès aux droits sociaux parmi les causes de la pauvreté. La diversité des types de non-recours confirme le caractère systémique de la pauvreté, tout en intégrant à la compréhension de la pauvreté des explications institutionnelles et comportementales propres au non-recours. Sur le plan institutionnel, l’effet majeur de la prise en compte du non-recours par les acteurs nationaux et locaux réside dans la réévaluation de leurs hypothèses d’intervention. Certains adoptent une approche administrative de la pauvreté économique, quand d’autres optent pour une approche compréhensive de la pauvreté subjective qui reconnaît « l’être soi » (Evers, 2001). Si la reconnaissance du non-recours comme catégorie pour les acteurs n’amène pas une représentation unifiée de la pauvreté, néanmoins la prise en compte croissante de la subjectivité paraît redessiner l’action publique en direction de ces populations (Cantelli et Genard, 2007 ; Stanley, 2008).

Il reste néanmoins beaucoup à faire pour modéliser l’action publique à partir de la question du non-recours aux droits sociaux. L’introduction du non-recours comme catégorie pour les acteurs sert à la fois à opérationnaliser une approche administrative de la pauvreté économique et à mettre les individus précaires, pauvres ou exclus au centre d’un questionnement sur l’offre publique. Par conséquent, l’offre publique n’est plus seulement interrogée dans son effectivité, mais aussi – et cela paraît plus nouveau – dans sa pertinence. De ce point de vue, la signification politique du non-recours pour l’action publique réside dans ce changement d’approche de la pauvreté. À l’appui des éléments présentés ici, on peut se demander si la distinction entre approche administrative et approche compréhensive de la pauvreté relève de l’opposition de principe entre assurance et assistance, ou si nous n’assistons pas plutôt au début d’une transformation des pratiques de la mise oeuvre de la solidarité[5.].