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Dans l’histoire de la philanthropie organisée, peu d’enjeux ont suscité autant de conflits, de controverses et d’apparentes contradictions que le rôle des fondations dans les mouvements d’égalité des droits, de justice sociale et de démocratisation politique des États-Unis du xxe siècle. Par rapport aux objectifs de ces mouvements, ont souvent répété leurs détracteurs, les fondations sont en effet des institutions essentiellement élitistes et non démocratiques, qui n’ont pas à répondre de leur action et dont l’existence même dépend d’un système économique qui favorise la concentration d’immenses richesses aux mains d’entreprises et de particuliers. Dirigées par des professionnels bardés de diplômes et gérées par des membres du solide réseau de l’« élite du pouvoir », comme l’a notablement qualifié le sociologue C. Wright Mills, les plus importantes disposent en outre d’un pouvoir énorme et souvent méconnu sur les adhérents nettement moins favorisés des mouvements qu’il leur arrive de subventionner[2]. Or cet écart ne fait que confirmer l’image d’adhésion à l’establishment que les grandes fondations paraissent si désireuses de briser en soutenant paradoxalement les mouvements sociaux. Parallèlement, leur appui aux mouvements de protection des droits et de justice sociale a toujours été vivement critiqué par la droite, pour qui les fondations subvertissent de prétendues valeurs traditionnelles ou franchissent les limites plus convenables de l’action proprement caritative.

Le soutien des fondations aux mouvements sociaux met aussi en évidence de fâcheuses contradictions issues du passé de la philanthropie. Les premiers programmes philanthropiques d’éducation et d’« élévation » des « Nègres », par exemple, avaient été créés au nom de l’« avancement de la race ». Mais en réalité, ils ont maintenu et favorisé dans tout le sud des États-Unis l’institutionnalisation des principes de Jim Crow et une « formation industrielle » de faible qualité, laissant leurs critiques perplexes quant aux fins d’une « élévation » qu’on souhaitait peut-être limitée (Gaines, 1996 ; Kluger, 1976 : 392 ; Woodson, 1931). De façon analogue, quoique plus subtile, le soutien de la philanthropie blanche du Nord aux bourses d’études et à l’enseignement supérieur s’accommodait tout autant de la hiérarchie raciale en vigueur et reléguait au second plan les établissements et les universitaires noirs, au grand mécontentement des bénéficiaires visés[3]. Il en allait de même de la philanthropie féministe des débuts, profondément divisée par races et par classes, dont l’action visait moins l’autonomie des femmes de la classe ouvrière que leur dépendance à l’égard de donateurs de la haute société dont l’idéologie et les intérêts différaient des leurs (Gordon, 1991 ; Kirkby, 1992).

Pour analyser le rôle de la philanthropie organisée dans les mouvements sociaux, il faut aussi observer que les fondations ont notoirement tardé à soutenir les luttes historiques du xxe siècle en faveur des droits des femmes et des minorités. Sauf quelques exceptions notables, les grandes campagnes de libération des Noirs de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre – égalité d’accès aux emplois et parité salariale, écoles et logements intégrés, abrogation des restrictions à caractère raciste à la sécurité sociale, équité des normes de travail, droit de négociation collective et autres piliers de l’État-providence du New Deal – ont été lancées et orchestrées sans réel appui financier d’un secteur philanthropique blanc et, à l’époque encore, très majoritairement masculin[4].

En fait, les milliers de petits dons recueillis au cours de tournées locales ou par l’intermédiaire des églises noires et de campagnes publicitaires ciblées ont joué un rôle beaucoup plus décisif que le soutien même crucial d’institutions philanthropiques blanches comme le Garland Fund (en vue d’établir dans les années 1920 le premier fonds de défense juridique du NAACP) (Boyle, 2004 : 203-206 ; Kluger, 1976 : 221-226). Les fondations les plus importantes et les plus réputées, même – et surtout – celles qui se prétendaient à l’avant-garde des réformes sociales, ont ainsi attendu que les années 1960 soient bien entamées pour surmonter leur extrême réticence à défier le statu quo racial. Comme ce fut le cas des droits des femmes, les fondations ont officiellement apporté à ces mouvements un soutien majeur seulement après qu’ils eurent acquis une légitimité politique et un appui populaire suffisants, et surtout qu’ils eurent établi les réseaux de militants et les coalitions ayant permis de concrétiser en gains législatifs des années de travail d’organisation et de sensibilisation[5]. Même dans ces années 1960, quand les principales fondations leur ont finalement apporté un appui plus substantiel, ce soutien est resté largement centré sur des domaines comme l’éducation des électeurs, l’analyse et la défense des politiques, la formation de leaders ou le droit d’intérêt public, certes importants aux yeux des chefs les plus progressistes et engagés des mouvements mais tout de même beaucoup moins audacieux (Raines, 1984 ; Jenkins, 1998 ; Marquez, 2003).

Quoi qu’il en soit, la ligne de pensée voulant que les fondations ont joué, peuvent et doivent jouer un rôle prépondérant pour faire des États-Unis une société plus juste et plus démocratique – cela en défendant les intérêts des minorités, des femmes, des pauvres et de tout autre groupe défavorisé ou peu représenté – est devenue dans les années 1960 la thèse centrale des dirigeants du courant dominant de la philanthropie organisée. Dès lors, pressés par la multiplication des mouvements sociaux, alarmés par l’explosion des protestations et de la violence raciale, et ciblés par les investigations des membres de droite comme de gauche du Congrès, les dirigeants des fondations ont entrepris d’invoquer leur soutien aux mouvements de liberté et d’égalité pour légitimer publiquement et officiellement les fortunes privées de la philanthropie. Les voies de financement, qui étaient jusque-là du ressort d’une poignée de fondations plus petites et souvent familiales, ont alors été envahies par des géants philanthropiques aux premiers rangs desquels les fondations Ford, Rockefeller et Carnegie, suivis de nombreux fonds de moindre importance.

Étant donné la croissance simultanée du secteur lui-même, et bien que les dons aient toujours émané d’une infime proportion de l’ensemble des fondations (à peine plus de un pour cent en 1990 et aujourd’hui), la forte expansion amorcée dans les années 1960 a suscité une augmentation considérable des fonds, passés selon les études les plus rigoureuses de 100 000 $ au milieu des années 1950, soit à la veille de la campagne de boycott des bus de Montgomery, en Alabama, à 88 millions de dollars en 1990 puis à 346 millions en 2001 (dollars courants) (Jenkins et Halci, 1999 : 230-239). De façon tout aussi importante, le financement des organismes de droits civiques et de justice sociale est devenu un élément reconnu, de plus en plus institutionnalisé et professionnalisé du répertoire de la philanthropie. Depuis, l’image des fondations comme vecteurs de justice sociale, d’égalité des droits et même de changements sociaux s’est imposée comme source de fierté et d’identité au sein d’un secteur qui en est venu à se penser et à se définir comme une « troisième force » d’une importance considérable dans la vie américaine. C’est d’ailleurs ainsi que les grandes fondations pour la plupart libérales se sont attiré l’impérissable hostilité de la droite conservatrice, dont la principale antenne, la National Conservative Union, surveille encore aujourd’hui les activités après les avoir qualifiées dès 1969 de « financiers de la révolution[6] » (O’Connor, 2006 : 244-245).

Je tenterai dans ce texte de donner un sens (ce qui ne suppose pas de les résoudre) aux tensions et apparentes contradictions du rapport historique entre les fondations et les mouvements sociaux, tout en proposant un cadre permettant de comprendre les différents rôles endossés par les fondations pour promouvoir les objectifs de ces mouvements. Mon analyse, qui vise donc à définir un cadre conceptuel et historique et non à mesurer l’incidence du soutien des fondations, retrace les virages opérés dans la répartition globale de leur financement – et dans le rapport entre les mouvements et la philanthropie organisée – en trois points de jonction décisifs de la stratégie des mouvements sociaux. Clairement, le deuxième de ces points de jonction, celui des années 1960, a marqué un tournant majeur en incitant les fondations à donner un soutien plus important et plus visible aux objectifs des mouvements sociaux. En adoptant toutefois une perspective historique plus globale, j’examinerai ces grands virages qui ont caractérisé leur soutien dans le contexte élargi d’une culture politique dont la réceptivité a radicalement varié – sans que cela soit toujours dans un sens progressiste – face aux demandes des organisations de droits civiques, féministes et syndicales, de même qu’aux mesures gouvernementales de promotion sociale et d’égalité économique.

On peut considérer le soutien philanthropique aux mouvements de droits civiques et de justice sociale comme faisant partie d’un vaste projet historique aux visées profondément conflictuelles sinon contradictoires, qui consistait à réinventer constamment le libéralisme du xxe siècle en un programme à grande échelle de réforme tout à la fois politique, économique – et surtout à partir de la moitié du siècle –, sociale et culturelle, mais aussi en tant qu’incarnation d’un consensus idéologique, institutionnel, politique et culturel plus restreint qui, surtout à l’apogée de la guerre froide, se définissait autour d’un engagement commun en faveur du capitalisme, de la démocratie politique, du pluralisme culturel et d’un État-providence relativement distributeur. Un projet qui motivait et circonscrivait à la fois l’engagement des fondations à l’égard des mouvements de droits civiques et de justice sociale, tout en amenant les plus importantes à s’opposer aux politiques d’action directe plus radicales et plus offensives de ces mouvements.

Dans leur rôle d’arbitres du libéralisme, les principales fondations se sont ainsi positionnées en agents de conciliation – entre l’entreprise capitaliste et l’État-providence[7], entre les mouvements sociaux et la classe politique dominante – mais aussi en agents de changement. Animées par des intérêts idéologiques et institutionnels tout autant que par des intérêts de classe évidents, les fondations les plus éminentes du pays sont devenues d’influents acteurs de la « révolution des droits » de l’après-guerre et, surtout, du développement d’un libéralisme social et politique fondé sur les notions de pluralisme, de droits et d’identité qui procureraient aux mouvements d’égalité des droits et de justice sociale un accès au grand public, une légitimité et des voies de réforme. En retour, ce libéralisme axé sur les droits civiques et sociaux adopté dans les années 1960 par les principales fondations visait à satisfaire et à concilier les demandes des mouvements sociaux tout en les confinant dans un cadre idéologique fondé sur un pluralisme culturel et politique censé ne faire aucune distinction entre les races et les sexes, mais aussi dans une stratégie centrée sur le gradualisme plutôt que le militantisme, les recours juridiques et les lois plutôt que la protestation, l’accès des groupes et individus aux avantages du système économique et politique en place plutôt qu’une vaste réforme structurelle.

Malgré leur réticence à soutenir d’emblée les mouvements sociaux, les fondations ont ainsi exercé sur leur progression une influence indirecte qui traduisait les contradictions inhérentes à leur double rôle de conciliation et de confinement. Or ce lien ambivalent s’est en quelque sorte révélé fondateur lorsque la philanthropie a croisé le mouvement afro-américain des droits civiques d’après-guerre, aussi bien en canalisant ses tensions qu’en produisant un modèle de militantisme philanthropique qui s’appliquerait ensuite à d’autres groupes et à d’autres causes (par exemple l’environnement, la sexualité et l’égalité des sexes). Un modèle historiquement axé sur la protection des droits plutôt que sur la justice sociale, qui a essentiellement positionné les fondations libérales en agents de légitimation, de renforcement des institutions et de professionnalisation plutôt qu’en force de l’avant-garde intellectuelle ou de consolidation des mouvements eux-mêmes, et qui les a entraînées vers une action indirecte visant à orienter les valeurs, le discours public et la culture politique plutôt que des activités comme l’organisation communautaire et la mobilisation politique plus clairement axées sur le renforcement des mouvements sociaux.

Il est ainsi d’autant plus ironique que les stratégies de financement nées de cette ambivalence aient fourni un modèle de philanthropie à deux formes très différentes qui se sont posées depuis les trois dernières décennies en options de rechange aux fondations dominantes et à leur approche des changements sociaux. La première de ces formes visait à lézarder la façade de prudence apolitique des grandes fondations libérales pour appuyer l’action directe et le travail d’organisation qu’hésitaient à soutenir les fondations dominantes. Certains de ses bailleurs de fonds les plus progressistes ou ancrés à gauche, comme le Haymarket People’s Fund, tendaient de surcroît à gérer leurs propres organismes sur un mode plus communautaire et consultatif que les fondations libérales plus hiérarchisées (Ostrander, 1995, 1999). Selon la seconde forme, celle d’une philanthropie ouvertement conservatrice, le but visé était paradoxalement plus radical et délibérément révolutionnaire que celui des fondations progressistes, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de détrôner ce que ses adeptes qualifiaient d’« orthodoxie régnante » du libéralisme de gauche en s’attaquant précisément aux droits civiques, aux droits des femmes, aux droits environnementaux et autres causes de la gauche libérale soutenues depuis les années 1960 par les plus grandes fondations. Même très clairement et très consciemment établies en opposition à ce que leurs stratèges qualifiaient de philanthropie revendicatrice, ces fondations conservatrices ont remporté leurs plus grandes victoires en appliquant les stratégies de financement utilisées par la gauche libérale pour promouvoir ses propres programmes de revendications.

Rôle des fondations dans les mouvements sociaux

Pour comprendre le rôle historiquement complexe joué par les fondations auprès des mouvements sociaux, on distinguera celles qui se limitaient à soutenir leurs buts et institutions de celles qui appuyaient ouvertement leur propre développement. Dans le premier cas, un nombre relativement faible de fondations ont agi au nom d’un engagement plus global qu’on qualifiera de « mieux-être social », malgré le sens variable de ce terme galvaudé. Dans le second cas, un nombre encore plus restreint d’entre elles se sont explicitement consacrées au renforcement et à la politisation des mouvements sociaux. Même si les analyses du rôle de la philanthropie dans les mouvements sociaux rattachent généralement les fondations à la gauche libérale, je propose dans ce chapitre d’élargir le concept de bailleur de fonds pour y intégrer les fondations qui se sont alignées sur la droite politique et idéologique.

Cette distinction entre philanthropie de soutien et de promotion montre à quel point le financement des mouvements sociaux a entraîné les fondations hors de leurs vocations traditionnelles ou en ont tout au moins repoussé les limites. Or ces vocations, respectivement conceptualisées comme relevant des oeuvres de bienfaisance (complémentarité et substitution) et de l’action philanthropique (innovation et changements de fond) (Anheier et Hammack, 2010), ne se départagent pas si facilement à l’examen de l’engagement des fondations. Pour autant, la distinction reste pertinente, car elle accompagne les tensions permanentes qui ont caractérisé l’approche des fondations face aux mouvements sociaux, avec lesquels leurs liens ont évolué dans les décennies d’après-guerre de manière à élargir le rôle traditionnel d’agent de mieux-être qu’elles s’étaient donné à celui d’agent autodésigné de changement social. Dans le cadre général des nombreux déplacements et chevauchements de ces deux vocations, les fondations visaient à intégrer au courant politique et culturel dominant les mouvements qu’elles finançaient tout en cherchant à réorienter les valeurs et les institutions de ce courant en préconisant une vision plus globale des droits civiques et sociaux tout autant que du rôle de l’État dans leur protection et leur application.

Il faut également souligner que l’engagement des fondations en faveur des mouvements de droits civiques et de justice sociale les a entraînées en terrain inconnu, à tel point que, du moins provisoirement, celles qui tenaient les cordons de la bourse ne discernaient pas nécessairement les avantages qu’elles en tiraient, et pouvaient encore moins prévoir quelles forces politiques leur intervention risquait de mobiliser. Certes, pour promouvoir les valeurs liées aux droits civiques et à la justice sociale, elles ont abondamment misé sur des stratégies familières comme la recherche sociologique, le renforcement d’institutions, l’éducation du public et, plus généralement, la création de ressources dans la sphère de la société civile. Mais il fallait faire davantage pour provoquer des changements de fond, surtout face à une résistance aussi tenace et organisée, ce qui allait soulever la question du rôle spécifiquement politique qu’elles voulaient jouer et de l’ampleur des risques qu’elles pouvaient courir. Dans les années 1960, les fondations s’étaient rarement posées en agents de changement prêts à risquer un soutien direct à des stratégies de renforcement politique ou communautaire. Si bien que dans le climat politiquement réactionnaire des années 1980, qui a vu l’État se soustraire à l’application active des droits civiques, elles se sont de nouveau retrouvées sur la défensive, tout comme les mouvements sociaux qu’elles finançaient, prenant moins d’initiatives et privilégiant une action philanthropique plus traditionnelle, ce qui explique qu’on ait observé durant cette période de repli une réduction de plus en plus marquée du soutien privé aux ressources publiques.

Il est finalement important de reconnaître que les fondations ont appuyé les mouvements sociaux parce qu’elles acceptaient – du moins en partie ou parfois avec réticence – d’être elles-mêmes influencées et jusqu’à un certain point réformées au contact de leurs valeurs et principes. À partir des années 1980, c’est ainsi de façon de plus en plus affirmée qu’elles se sont posées en détentrices d’une certaine morale – dans le secteur sans but lucratif sinon à l’échelle de la société – appliquant à leurs propres pratiques institutionnelles les valeurs de diversités ethnique et raciale, d’égalité des sexes, de tolérance sociale et d’inclusion, et réclamant la même chose des organismes qu’elles financent (en ce qui touche par exemple la représentation des minorités au sein de leurs personnels et de leurs conseils d’administration) (Frumkin, 1999 : 82-83).

Selon des enquêtes exhaustives réalisées au début et à la fin des années 1990, ces efforts se sont traduits par une représentation sensiblement plus forte des femmes et des minorités raciales dans les emplois professionnels des fondations que dans les autres secteurs d’activité. Mais ici encore, les fondations se sont buté et ont publiquement lutté contre les limites de leur volonté et de leurs capacités politiques. Ces mêmes enquêtes ont ainsi révélé une progression nettement moindre de la diversité au niveau des conseils d’administration et de la haute direction, pour ce qui est surtout des minorités raciales, alors que des enquêtes qualitatives ont soulevé de sérieuses questions sur la véritable délégation des décisions et du pouvoir hiérarchique qu’aurait permise cette représentativité améliorée (Kasper, Ramos et Walker, 2004). Dans l’ensemble du secteur, les mesures favorisant la diversité ont aussi rencontré une opposition inattendue et en partie concertée venant de nombreuses fondations conservatrices, qui ont invoqué au début des années 1980 les normes de discrimination positive auxquelles adhèrent le Council on Foundations et le soi-disant parti pris gauchiste de celui-ci pour quitter ses rangs (Miller, 2006 : 128-133). On notera enfin que, selon certains critiques de gauche, les mesures visibles prises par les fondations en vue d’appliquer les valeurs des mouvements de justice sociale n’ont pas nécessairement favorisé l’égalité des rapports entre subventionneurs et subventionnés.

Mais en plus de tout ce que les caractéristiques internes des fondations ou leur position structurelle dans la société peuvent expliquer de leurs différentes fonctions, limites et capacités, on doit aussi comprendre qu’elles ont été façonnées et entraînées par la dynamique fluctuante des grands mouvements de droits civiques et de justice sociale qui luttaient eux-mêmes pour acquérir une légitimité, une voix, un pouvoir politique et une stabilité organisationnelle, et pour obtenir à ces fins le financement des fondations. Du même coup, la participation de celles-ci aux mouvements sociaux a également été façonnée, limitée et parfois facilitée par une conjoncture politique en mutation, et notamment par la réceptivité extrêmement variable des principaux acteurs et organismes gouvernementaux à l’égard des objectifs de ces mouvements. C’est à la lumière de ces éléments, de même qu’en focalisant l’analyse sur le mouvement afro-américain des droits civiques de l’après-guerre, que l’évolution du rôle et de la contribution des fondations m’apparaît inextricablement liée aux tensions conflictuelles qui ont secoué le libéralisme aux points de jonction critiques de l’histoire des mouvements sociaux.

De l’élévation sociale aux droits civiques

À l’échelle du secteur, du nombre de bailleurs de fonds et des sommes en jeu, les années 1960 ont été décisives en favorisant une orientation de changement social au sein de la philanthropie organisée. D’importants changements avaient toutefois précédé ce tournant, à commencer par celui qu’ont induit les fondations dans la période d’après-guerre en contribuant à la première formulation de la « question raciale » qui soit axée sur les droits civiques et la démocratie politique, jumelés sinon se substituant au principe plus traditionnel d’élévation sociale. Le moment s’y prêtait pour de multiples raisons, au premier rang desquelles l’aveuglante contradiction entre le ségrégationnisme des États-Unis, dont l’armée appliquait la même politique de discrimination, et le leadership du pays dans la lutte mondiale contre le nazisme, c’est-à-dire un combat pour les principes mêmes de liberté et de démocratie dont ses propres minorités raciales étaient privées. Les militants afro-américains des droits civiques ont pleinement misé sur cette contradiction en lançant la campagne du Double V (victoire à l’étranger, victoire au pays). Presque entièrement laissés-pour-compte dans le programme de réforme du New Deal, les chefs du mouvement se sont alliés aux syndicats pour réclamer l’application d’un traitement égal à la main-d’oeuvre du temps de guerre, sinon en matière de logement, obtenant au moins des gains provisoires avec la création en 1940 du Fair Employment Practice Committee. Les appels en faveur de l’égalité raciale ont aussi été amplifiés par les énormes mutations économiques et démographiques provoquées par les migrations du temps de guerre, qui ont vu des millions d’Afro-Américains trouver des emplois industriels dans les grands centres urbains du nord, du centre et de l’ouest du pays. Des mutations qui ont aussi attisé des peurs et des tensions raciales hélas trop familières, provoqué des flambées de violence à Detroit, à New York et à Los Angeles, entre autres grandes villes, et propulsé au premier plan le « problème racial » dans l’ensemble du pays.

Dans ce contexte tour à tour instable et prometteur se démarque le Garland Fund, administré depuis sa création en 1922 par un conseil multiracial de militants de gauche, dont la volonté de financer directement l’avancée des droits civiques est restée à peu près sans exemple. D’autres fondations comme le Julius Rosenwald Fund, et plus notoirement la Carnegie Corporation of New York, privilégiait une action plus directe et conciliante axée sur la recherche et les sciences sociales pour approfondir la compréhension d’un « problème nègre » en pleine mutation, mais sans nécessairement chercher à soutenir l’avancée des droits civiques, des libertés et de l’emploi. Intentionnellement ou non, les fondations ont ainsi contribué à jeter les bases d’un libéralisme racial fondé sur les droits et socialement plus égalitaire qui pouvait trouver place dans les limites de l’idéologie précédente d’élévation sociale. Et elles ont apporté à cet égard un appui décisif à la formulation du problème de l’inégalité raciale (mais non, soulignons-le, de l’inégalité des classes) en tant que contradiction intrinsèque face au rêve américain, aux promesses nées de l’abondance d’après-guerre et, de façon encore plus convaincante, au crédo de liberté et de démocratie du pays. En exposant elles-mêmes – ou en se tournant vers des « experts » externes plutôt que des militants – les dilemmes, paradoxes et problèmes contradictoires de l’Amérique comme symptômes d’une profonde crise de conscience, les fondations ont prêté caution et sentiment d’urgence aux revendications des mouvements sociaux, mais en ont simultanément limité la portée. Et, ce qui n’a rien d’une coïncidence, elles ont aussi défini ces enjeux de manière à ce qu’ils se prêtent à une intervention aussi bien philanthropique que politiquement progressiste, suivant une démarche qui influera sensiblement sur les débats de politiques publiques.

C’est ainsi qu’entre autres raisons aucune démarche philanthropique de formulation n’a exercé autant d’influence sur l’essor d’un libéralisme fondé sur les droits que l’appui financier de la Carnegie Corporation au volumineux ouvrage de Gunnar Myrdal, An American Dilemma (1944). Même si peu de projets ont ensuite eu la même ambition et la même portée, cette vaste reformulation du « problème nègre » aura efficacement établi le modèle rhétorique et stratégique des innombrables appels à l’action et à la conscience morale qui suivraient. De façon tout aussi importante, Myrdal a défini le « problème nègre » comme une superposition de pathologies — celles des manifestations irrationnelles du racisme blanc et de l’isolement économique et culturel qu’elles engendraient —, ce qui a favorisé une sorte d’apaisement politique et culturel qui s’étendrait aux expressions subséquentes d’un libéralisme fondé sur les droits. En effet, la source du dilemme résidait dans le coeur et l’esprit, le comportement et l’attitude des Américains blancs, affirmait Myrdal. On pouvait ainsi extirper les racines de l’inégalité raciale en sensibilisant cette Amérique blanche à la nécessité d’appliquer simplement les principes fondamentaux du credo américain plutôt que de les modifier en profondeur. Il devenait donc possible de supprimer les obstacles discriminatoires à l’égalité des chances sans transformer radicalement l’économie et les institutions politiques du pays. Grâce à cette analyse, qui comportait au demeurant une critique implicite des voix surpuissantes des éléments les plus militants du mouvement, An American Dilemma a présagé des interventions ultérieures des fondations visant à renforcer l’influence des modérés et des intégrationnistes du mouvement pour mieux freiner l’ascension de sa frange plus radicale du Black Power (Myrdal, Sterner et Rose, 1944 ; Jackson, 1990 ; Lagemann, 1989 ; O’Connor, 2001 : chap. 3 ; 2002).

De la protestation à l’action politique

Pendant plus d’une décennie suivant la publication d’An American Dilemma, la démarche d’engagement indirect et limité en faveur des droits civiques préconisée par son auteur a trouvé peu d’écho au sein de la Carnegie Corporation, qui n’a presque rien fait pour y donner suite et a persisté à considérer l’ouvrage comme un traité de sciences sociales rigoureux et politiquement neutre (Lagemann, 1989 : 146). Si cette mise à distance n’a pas empêché l’auteur d’être vigoureusement attaqué par la droite, elle témoigne de l’extrême prudence avec laquelle les fondations même les plus riches, et qui pouvaient donc se permettre plus d’audace et d’indépendance, ont abordé la question raciale durant les années 1950. La même attitude a caractérisé la Ford Foundation, le dernier-né et le plus imposant des géants de la philanthropie, restée très discrète pendant cette même période sur son aide financière aux projets antiracistes, qui fut attribuée sous les auspices d’intermédiaires créés pour la circonstance (Raynor, 1999 : 201-206) ; O’Connor, 1999).

Il faudra attendre un deuxième point de jonction crucial des années 1960, celui du passage « de la protestation à l’action politique », selon la célèbre formule de Bayard Rustin, pour que ce tabou implicite soit officiellement levé et que les petites et grandes fondations interviennent ouvertement en faveur des droits civiques en soutenant les recours juridiques, l’analyse politique, les mesures de sensibilisation et les réformes[8]. De nouveau, cette intervention est survenue en une période de grands espoirs, suscités cette fois par la mobilisation populaire et les gains législatifs obtenus par le mouvement. Mais c’était aussi une période de vives tensions et d’agitation, au sein du mouvement comme de l’establishment progressiste qui l’appuyait, marquée par les divisions et la radicalisation croissante de certains militants tout autant que par la menace constante de violence raciale et de répression politique. C’est dans ce contexte que les fondations ont entrepris par diverses voies d’inciter le mouvement à changer de cap, de manière à délaisser la mobilisation populaire et les protestations de masse au profit d’une stratégie d’action politique et législative.

L’une de ces voies consistait à soutenir les mesures, stratégies et programmes qui misaient sur les institutions du droit, de la société civile et du marché, mais surtout sur le corps législatif et les tribunaux fédéraux, comme véhicules de changement social. Ce soutien des fondations aux organismes de pression et de défense des droits civiques favoriserait en retour une perception élargie des droits sociaux et politiques (voire économiques), tout en jetant les bases d’une extension des stratégies fondées sur les droits à d’autres domaines de revendication comme l’aide sociale, les droits des femmes ou l’environnement. Dans le climat radicalisé du milieu à la fin des années 1960, le soutien financier des fondations à l’ensemble de ces initiatives a contribué à légitimer et à renforcer l’expression émergente des voix plus modérées des mouvements sociaux (Raines, 1984 ; Jenkins et Eckert, 1986 ; Lagemann, 1989 : 248-252 ; Jenkins et Halci, 1999 : 239-241 ; MacLean, 2006 : 270-271, 292-293)[9]. Grâce à un éventail de programmes communautaires axés sur les causes profondes de la concentration raciale de la pauvreté et de la misère, la Ford Foundation et certaines autres fondations tentaient parallèlement d’infléchir le cours d’un militantisme en plein essor, notamment en finançant des projets théoriquement apolitiques et consensuels qui ouvriraient des débouchés en privilégiant les services sociaux, la formation professionnelle, le développement économique et diverses mesures qu’on qualifierait aujourd’hui de valorisation du capital social (O’Connor, 1996 ; Countryman, 2006 : 120-130 ; Ferguson, 2007).

Suivant une deuxième voie essentielle du soutien philanthropique, on visait à créer une sphère publique et politique d’un plus grand pluralisme puis à en ouvrir l’accès. Mettant de nouveau à profit les réseaux militants issus de l’action antérieure du mouvement, les fondations ont ici beaucoup investi dans l’éducation des électeurs afin d’apporter une caution législative à la promotion de la participation électorale des femmes et des minorités[10]. Elles ont aussi largement financé la création et la formalisation d’un secteur politique et d’intervention pour les femmes et les minorités, qui allait bientôt perdre de vue, au dire de ses détracteurs, les besoins et priorités de sa base ancrée dans la classe ouvrière et les collectivités.

Comme le laisse supposer cette critique, les voies de financement des fondations ont alimenté au sein des mouvements politiques des tensions qui se sont accentuées avec leur croissance et leur institutionnalisation. Elles ont aussi appuyé des stratégies plus modérées et plus professionnelles de développement et de leadership plutôt qu’une formation et une organisation de type communautaire (Marquez, 2003 : 332). Fondé sur un modèle pluraliste d’influence et de représentation politique axé sur les groupes d’intérêt, le soutien philanthropique a de même privilégié la modération par d’autres moyens, en cherchant à susciter des changements de l’intérieur des institutions existantes et en adoptant des modes de participation et de représentation politiques plus traditionnels et par conséquent moins contestataires. Il n’est donc pas sans ironie que sous d’autres formes plus théoriques de soutien à l’intégration des valeurs et des idées du mouvement dans la sphère publique les fondations aient contribué – volontairement ou non – au développement et à l’institutionnalisation des études féministes, des études ethniques et d’un enseignement du droit qui défiaient les principes mêmes du pluralisme[11].

Dans troisième voie et de façon plus générale, les fondations ont soutenu par ces moyens et certains autres un éventail d’institutions de la société civile diversement créées pour imposer, élargir, appliquer et finalement préserver les objectifs et les victoires des mouvements sociaux. L’institutionnalisation et la professionnalisation de leurs activités apparaissent aussi dans la reconfiguration des domaines de programme des fondations entreprise après les années 1960 pour intégrer des initiatives de sensibilisation à l’égalité des droits et des chances des minorités, des femmes et des groupes défavorisés, de même qu’à des causes comme la justice environnementale. En reconfigurant leur programmation, les fondations deviendraient en outre une source de capital non seulement financier mais également social et culturel, tant pour les réseaux de spécialistes que pour les organismes publics et privés qui allaient poursuivre le travail du mouvement au sein des institutions dominantes.

Par chacune de ces voies, les fondations ont favorisé la création d’un espace à la fois idéologique, discursif, institutionnel et politique qui viendrait légitimer mais aussi « canaliser » et contenir, comme le formule le sociologue Craig Jenkins, les dimensions plus radicales de l’action des mouvements sociaux (Jenkins, 1998). Les programmes des fondations tendaient par exemple à séparer le combat en faveur des droits civiques et sociaux de la lutte pour les droits économiques, l’égalité et la justice, tout en mettant clairement l’accent sur le renforcement d’institutions et la professionnalisation plutôt que sur les stratégies d’organisation ou de consolidation à la base du mouvement. De fait, c’est avec grande réticence que les fondations se sont heurtées au caractère de classe de l’action du mouvement, préférant éluder ou ignorer les disparités de pouvoir et de statut qui sous-tendaient leurs propres relations avec les demandeurs et les bénéficiaires de leurs subventions.

Parallèlement, elles ont aussi créé un espace permettant de reconvertir une grande partie de leur richesse dans les mouvements sociaux, redéfinissant au passage le rôle de la philanthropie dans les démocraties libérales en tant qu’agent de changement social. Mais loin de parler d’une seule voix pendant ce processus de reconversion, elles différaient d’avis non seulement sur les méthodes de promotion de l’égalité des droits et de la justice sociale, mais aussi sur le bien-fondé de toute forme de participation à ce combat.

Entre autres facteurs, ces divergences ont suscité dans les années 1960 et 1970 l’émergence de réseaux de financement et de bailleurs de fonds autres, ouvertement progressistes et favorables aux mouvements sociaux, qui se démarquaient généralement des fondations traditionnelles par leur volonté de financer l’action directe et l’organisation politique, de privilégier « le changement et non la charité » et de démocratiser les liens entre organismes donateurs et subventionnés (Jenkins et Halci, 1999 : 234-239 ; Ostrander, 1995)[12]. Parmi les premiers et principaux bailleurs de fonds de ces autres réseaux figuraient le Haymarket People’s Fund, la Tides Foundation, le Funding Exchange et bon nombre d’organismes communautaires liés au National Network of Grantmakers. Beaucoup avaient la particularité de s’éloigner du modèle de donateur unique au profit de réseaux de financement plus coopératifs ou participatifs et de fonds communautaires aux multiples donateurs. Ils étaient aussi plus enclins à reconnaître, à remettre en question et même à niveler les disparités de pouvoir et de points de vue inhérentes aux relations philanthropiques traditionnelles. Au plus fort de leur démarche nouvelle, ces fondations ont même intégré leurs bénéficiaires au processus d’établissement de leurs priorités et d’attribution des subventions.

Mais en dépit de leurs désaccords, toutes les fondations évoluaient conjointement dans un climat de respect mutuel. Dans ce qui pourrait même constituer une forme de cooptation ou de tolérance pluraliste, le courant dominant de la philanthropie se montrait respectueux et appréciatif à l’égard de son courant progressiste, lui cédant par une sorte d’entente tacite le financement d’activités plus militantes, que les fondations traditionnelles ne se risquaient pas à subventionner[13]. Cet essor d’un mouvement philanthropique progressiste met de nouveau en lumière la nature profondément et historiquement contradictoire des rapports entre la philanthropie organisée et les mouvements de droits civiques et de justice sociale. D’une part, la philanthropie au service de ces mouvements misait sur les fondations (tout comme sur les institutions juridiques traditionnellement conservatrices) pour intégrer un programme de droits et de justice aux différents aspects d’un statu quo non contesté par la philanthropie dominante. D’autre part, elle faisait appel aux valeurs et principes de ces mêmes mouvements pour inciter les fondations à remettre en question et à modifier les pratiques du secteur philanthropique qui perpétuaient les inégalités.

De l’action politique à la consolidation

Tout en exerçant une influence modératrice sur les mouvements sociaux, les subventions des fondations étaient de plus en plus recherchées au tournant des années 1970 pour la stabilité financière et la légitimité qu’elles semblaient promettre aux organismes qui en faisaient la demande. Elles commençaient aussi à produire des résultats notables en matière d’institutionnalisation en contribuant à l’établissement d’un secteur organisationnel diversifié, non exempt de conflits internes, mais bel et bien déterminé à représenter les intérêts des groupes historiquement privés de droits et à intégrer à la culture politique dominante les valeurs d’égalité des droits et de diversité (Minkoff, 1997). Parallèlement, et en partie du moins grâce au type d’apprentissage institutionnel subventionné par les fondations, un nombre croissant de structures organisées rivalisaient entre elles pour toucher la part des fonds – celle-ci demeurant relativement faible – destinés aux projets de défense des droits, d’analyse, de recours juridique et de sensibilisation financés par les fondations.

Or l’importance de cet enjeu a décuplé, tant pour les fondations que les organismes des mouvements, quand la survie même de l’« establishment » des droits civiques et de la justice sociale s’est trouvée compromise par les guerres politiques et culturelles extrêmement polarisantes qui ont accompagné la contre-révolution conservatrice des dernières décennies du xxe siècle et menacé d’étouffer les voix du libéralisme progressiste[14]. Face aux combats à mener ou à reprendre pour des droits qu’on croyait acquis, les fondations et leurs bénéficiaires ont alors mis l’accent sur la protection et la consolidation des gains passés plutôt que sur le financement de programmes de changements plus novateurs.

De façon tout aussi significative, on a vu apparaître durant cette période une forme de philanthropie totalement inattendue qui appuyait sans réserve une campagne idéologiquement et politiquement conservatrice très organisée s’attaquant à tous les aspects du libéralisme progressiste, sauf ceux qui relevaient censément d’une économie de marché classique. Toujours en cours, cette campagne a paradoxalement adopté les approches et les modèles élaborés par le courant dominant des droits civiques, du féminisme et de l’écologie pour établir les bases d’une philanthropie au service d’une vision très différente des droits et de la justice sociale, suivant une variante qui s’est révélée nettement plus radicale que toute démarche contestataire émanant de la gauche. Cette philanthropie au conservatisme revendiqué a profité d’une forte impulsion dans les années 1980 avec l’élection à la présidence de Ronald Reagan en organisant ses activités autour de deux objectifs complémentaires. Le premier consistait à « définancer » la gauche en préconisant la suppression de toute forme de soutien gouvernemental aux services juridiques, à la défense de l’intérêt public, à l’application des droits civiques et plus généralement à l’État-providence[15]. Plus ambitieux, le second objectif visait à fomenter une contre-offensive imparable ayant pour cible la « révolution des droits », en développant une infrastructure de rechange fondée sur une pensée, une jurisprudence, un droit d’« intérêt privé », des revendications et des centres de recherche en politiques publiques résolument conservateurs. C’est ainsi qu’avec moins de ressources et en moins de temps que les grandes fondations libérales ce courant philanthropique conservateur a orchestré une sorte de contre-révolution revendicatrice, fondée non pas sur la défense des droits mais sur la protection des valeurs culturelles « traditionnelles », sur une politique sociale strictement insensible à la question raciale et, avant toute chose, sur les droits individuels et de propriété. Cela a marqué de fait le retour d’une ancienne version du libéralisme fondé sur les droits qui occulte toute contradiction entre inégalités et démocratie politique.

C’est dans les années 1970 que s’amorce la période-clé d’une mobilisation qui a canalisé l’opposition de droite vers ce courant philanthropique conservateur. En effet, c’est à cette époque que des groupes d’élite de militants conservateurs ont entrepris de mobiliser non pas leur base mais leurs têtes dirigeantes pour réorienter sans complexes, du haut de leur influence, l’argent de la philanthropie vers des causes plus franchement « pro-américaines » – et procapitalistes. Sans nécessairement parler d’une seule voix, là encore à l’exemple des fondations progressistes, ils étaient soudés par leur opposition à l’« establishment de gauche » et trouvèrent cause commune dans la dénonciation des « ingénieurs sociaux » de la philanthropie (Van Horn et Mirowski, 2009 ; McGirr, 2001).

McGeorge Bundy, président de la Ford Foundation[16] (de 1966 à 1979) et conseiller national pour la sécurité des administrations Kennedy et Johnson, a été pour ces groupes une cible de choix. Déjà fustigé pour avoir soutenu l’engagement sans précédent (pourtant relatif aux yeux de certains) des fondations en faveur des droits civiques, de l’écologie et du droit d’intérêt public, il dirigeait encore la fondation lorsque Henry Ford II a claqué la porte de son conseil d’administration en 1977 en raison de la distance prise par le personnel face aux racines capitalistes de l’organisme. Peu d’incidents pouvaient sans doute donner autant de poids aux accusations des conservateurs que ce désaveu de la fondation présidée par Bundy, symbole absolu de l’élite progressiste de l’Ivy League, « démasquée » comme bastion du collectivisme. Dans les annales de la philanthropie, la démission d’Henry Ford est d’ailleurs vue comme l’un des moments clés de galvanisation et de dynamisation de l’opposition conservatrice. Encore que l’activisme de Bundy soit en quelque sorte devenu un exemple emblématique pour les fondations désireuses d’institutionnaliser et de promouvoir un programme politique hors des voies habituelles de la responsabilisation politique[17].

En préconisant et en organisant un mouvement philanthropique de rechange, les militants conservateurs ont en fait invoqué deux thèmes contradictoires. Selon le premier, la philanthropie libérale avait transgressé ses frontières en s’éloignant de ses racines caritatives et, surtout, en finançant des causes progressistes au mépris des intentions des donateurs (Lienesch, 1993 : 124-138 ; Bork et Nielsen, 1993). Le second dictait aux conservateurs d’utiliser plus offensivement leurs propres ressources philanthropiques pour promouvoir au rang de normes politiques prédominantes la réduction de la taille de l’État, la libre entreprise, un anticommunisme inflexible, les valeurs familiales « traditionnelles » et l’individualisme. Pour ce faire, les fondations conservatrices n’ont évidemment pas hésité à s’éloigner elles-mêmes de leur rôle caritatif, empruntant les outils de la philanthropie progressiste pour établir un secteur organisationnel résolument différent et presser la classe politique de prendre en compte ses objectifs. Au passage, elles n’ont pas manqué d’embrouiller la notion de « philanthropie au service des mouvements sociaux », sinon de la redéfinir, en empruntant sans vergogne aux méthodes théoriquement apolitiques de la philanthropie libérale pour renverser à maints égards le courant politique contre le libéralisme progressiste.

Parmi ces méthodes, l’une des plus importantes consistait à reformuler les enjeux fondamentaux des grands mouvements de droits civiques et de justice sociale du xxe siècle, en s’appropriant ironiquement le vocabulaire et la logique de la culture progressiste pour mieux les retourner contre le libéralisme lui-même. Nulle part cette démarche n’est-elle plus manifeste que dans le débat soulevé par le « nouveau dilemme américain », comme l’ont qualifié dans les années 1980 et au début des années 1990 des spécialistes et chercheurs de toutes les tendances politiques, qui présupposait l’apparition d’une nouvelle forme d’inégalité raciale engendrée par une underclass urbaine[18].

Ces inversions de sens, dont les répercussions subsistent dans le discours politique actuel, ont eu pour effet de diaboliser la gauche libérale, accusée d’être la source d’un « nouveau racisme » selon lequel les citoyens non blancs seraient soumis à des exigences inférieures et pouvaient donc faire l’objet d’un traitement préférentiel (Katz, 1993 ; O’Connor, 2001). Du même coup, la discrimination positive était dénoncée en tant que violation des véritables finalités des droits civiques sans égard à la couleur[19]. Forts de cette thèse, les conservateurs ont lancé partout au pays des « initiatives de droits civiques » visant l’abolition des programmes de discrimination positive et de toute mesure gouvernementale antidiscriminatoire, ainsi que le démantèlement de la structure juridique, législative et politique qui permettait aux fondations libérales de soutenir les objectifs des mouvements sociaux.

On peut observer une usurpation analogue des valeurs des mouvements progressistes dans la démarche conservatrice visant à imposer, dans certains cas par voie législative, une diversité idéologique plutôt que raciale, sexuelle et culturelle dans les prétendus bastions de l’orthodoxie gauchiste que sont les universités publiques. Mais c’est avec beaucoup plus d’efficacité que les fondations conservatrices ont fait un travail à long terme qui a produit au sein même de la société civile un réseau dense et proliférant d’organismes aux visées explicitement conservatrices. Ces dernières années, plusieurs de ces organismes dont Focus on the Family, qui professe un conservatisme religieux et culturel, et l’antigouvernementale National Taxpayers Union, ont attiré l’attention en raison de leurs liens avec l’establishment politique conservateur. Dans le même ordre d’idées, on a crédité des organismes comme la Federalist Society, la National Right to Work Legal Defense Foundation et de nombreux cabinets d’avocats spécialisés en droit d’intérêt général – établis et financièrement soutenus par des fondations conservatrices – d’avoir jeté les bases d’une « contre-révolution » du droit et de la jurisprudence en faveur des droits individuels, de propriété et des sociétés (Miller, 2006 : 88-102).

Mais dans le cadre historique de la philanthropie et des mouvements sociaux, il est encore plus frappant de voir comment ces organismes ont su créer une sphère organisationnelle d’opposition soutenue par leurs propres fondations, au service du vaste establishment conservateur qui domine aujourd’hui une grande partie de la vie politique. Au-delà des multiples organismes d’intervention, de défense juridique et de sensibilisation qu’elles ont créées sur le modèle de la philanthropie libérale, les fondations conservatrices ont massivement investi dans les centres d’études politiques — ces think tanks dont les plus connus sont sans doute le Heritage Foundation, le Cato Institute, l’American Enterprise Institute et le Hudson Institute —, qui ont joué un rôle décisif à titre d’intelligentsia autoproclamée de la contre-révolution. Loin d’être les premières et les seules à miser sur ce genre d’organismes pour promouvoir leur programme d’action, les fondations conservatrices ont toutefois expressément reconnu et fait valoir la dimension idéologique et politique de leur démarche, tout en utilisant la philanthropie comme moteur de mobilisation et de renforcement plutôt que comme agent idéologiquement et politiquement neutre.

Le vif succès de cette contre-offensive philanthropique du conservatisme ramène à la profonde et persistante contradiction qui caractérise les rapports entre les fondations libérales et les mouvements de droits civiques et de justice sociale qu’elles subventionnent. Car en se posant en protectrices idéologiquement et politiquement neutres de l’intérêt public, toutes sinon les plus franchement militantes ont hésité à mettre en cause le virage à droite du débat public, de la philosophie sociale et de la culture politique qui a sérieusement miné la légitimité des mouvements sociaux et du libéralisme fondé sur les droits, lesquels tentaient, même de façon partielle et imparfaite, d’intégrer leurs valeurs au courant politique dominant. Or cette réticence des fondations libérales soulève pour le moins d’épineuses questions qui ont été tout aussi hésitantes à traiter. Peuvent-elles ainsi apporter leur plein appui aux mouvements de droits civiques et de justice sociale sans participer plus directement à ce débat profondément idéologique et politique ? La priorité qu’elles donnent à leur consolidation témoigne-t-elle d’une aversion plus profonde à toute forme de risque politique ? Même si les pièces historiques du dossier tendraient à valider cette conclusion, elles offrent aussi matière à une réflexion plus poussée, puisque en effet cette prudence n’était pas foncièrement organisationnelle ou institutionnelle, mais découlait plutôt d’un ostracisme idéologique et politique lui-même fluctuant.

Conclusion

Ce survol historique permet de tirer quelques autres conclusions sur la nature générale des relations entre les fondations et les mouvements sociaux, et sur la nature du soutien qu’elles ont apporté à leurs objectifs. Selon la première d’entre elles, on observera que le rôle et la contribution de la philanthropie organisée n’ont pas évolué dans un vide historique. Le soutien que les fondations ont pu ou voulu apporter aux mouvements de droits civiques et de justice sociale (ou qu’elles leur ont refusé) a sensiblement varié au fil du temps en réaction aux fluctuations du climat politique et de la dynamique des mouvements tout autant qu’aux changements ayant marqué leur organisation interne. Les fondations n’étaient pas non plus détachées ni protégées des contradictions internes des mouvements qu’elles finançaient. Chacun de ces facteurs a diversement restreint ou multiplié les possibilités offertes par leurs programmes de subventions, tout comme l’ont fait les variations structurelles de l’économie politique qui ont déterminé à long terme les manifestations d’inégalité.

Selon la deuxième conclusion, la contribution des fondations aux mouvements sociaux ou l’influence qu’elles ont exercée n’ont pas toujours relevé d’intentions affirmées. Si l’on peut retracer quantité de répercussions involontaires (bonnes ou mauvaises) dans presque tous les domaines subventionnés, leur appui spécifique aux mouvements sociaux a toujours produit des tensions historiquement enracinées dans la façon dont elles-mêmes ont circonscrit leur rôle d’agents de changement. Aussi, selon la troisième conclusion, et bien que l’efficacité mesurable de leur aide financière puisse être contestée, la crédibilité et la légitimité des fondations en tant que bailleurs de fonds des mouvements sociaux ne peuvent être dissociées, notamment aux yeux des militants de ces mouvements, de leur volonté d’intégrer les valeurs de diversité, d’équité et d’inclusion à leurs propres pratiques institutionnelles.

On observera enfin que, même si la mobilisation historique des fondations conservatrices témoigne du potentiel d’opposition de la philanthropie, l’impulsion que l’aide financière des fondations a donnée aux mouvements sociaux en des périodes historiques bien précises a été très fortement influencée par les priorités politiques des élus du peuple et leur volonté de s’allier aux objectifs de ces mouvements. Les bailleurs de fonds les plus efficaces des mouvements sociaux auront ainsi appliqué ce précepte : ne jamais reculer devant le camp politique adverse mais anticiper les périodes qui seront propices à de nouvelles possibilités d’action en fournissant aux militants les ressources nécessaires à l’élaboration de programmes de changements novateurs.