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Dans un bulletin conjoint d’information, la Fédération autonome de l’enseignement du Québec et la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (2009) se questionnaient sur l’apparition d’une nouvelle forme de philanthropie au Québec, la philanthropie d’affaires. Selon leur analyse, cette nouvelle philanthropie, soucieuse de performance et de résultats probants, aurait des impacts négatifs sur la façon dont l’État serait amené à traiter les demandes sociales. « Ce qui est inquiétant, est-il écrit, ce n’est pas uniquement le fait que ces fondations tentent d’interférer dans les politiques publiques, mais surtout que l’État applaudisse de telles initiatives et en fasse la promotion » (FAE et TROVEPO, 2009 : 1).

L’évolution récente de la philanthropie en sol québécois suscite de nombreuses interrogations (RQACA, 2009 ; Cauchy, 2009 ; De Sève, 2010). Avons-nous les outils d’information nécessaires pour être en mesure d’apporter des réponses éclairantes à ces questions ? Pas vraiment. Les connaissances sur la philanthropie au Québec sont principalement produites par les organisations qui y sont affiliées. Concrètement, il ne se fait pas de recherche sérieuse sur le sujet.

Le débat récent sur la percée affairiste des fondations privées et publiques au Québec en est-il un de fond sur la qualification du statut des fonds qui sont dédiés à la philanthropie ? Si, d’un côté, un consensus se dégage autour d’une qualification relevant de la sphère privée, il n’y a guère de place pour le débat. Si, d’un autre côté, comme nous invite à le penser Frédéric Lesemann (2008), le statut de fonds est considéré comme relevant de la sphère publique, il y aurait place pour la négociation entre les parties prenantes afin « de soumettre les projets d’intervention des fondations aux impératifsdémocratiques d’une approche bottom-up » (Lesemann, 2008 : 11).

L’objectif que nous poursuivons dans la production du présent article est simple : attirer l’attention de chercheurs sur l’importance de développer des programmes de recherche scientifique sur la philanthropie et les fondations privées et publiques. Nous comptons atteindre cet objectif en montrant que la philanthropie soulève des questions complexes directement liées aux processus de répartition et de redistribution de la richesse. Nous montrerons aussi qu’elle représente une pratique ancienne et qu’elle a, au moins depuis l’époque de l’Antiquité romaine, toujours posé la question des modalités de coordination et de contrôle à établir entre des donateurs privés et l’autorité politique en place.

Bien que nous ne disposions pas d’études de qualité sur les fondations canadiennes et québécoises, nous utiliserons des synthèses d’études réalisées aux États-Unis sur l’histoire des fondations privées pour mieux comprendre le rationnel à la base de l’évolution de ce dispositif de bienfaisance. À partir des données disponibles, nous présenterons les éléments juridiques qui définissent le champ de la philanthropie au Canada et qui permettent de comprendre la différence entre des fondations subventionnaires et non subventionnaires, et les caractéristiques qui distinguent les fondations privées des fondations publiques.

Enfin, nous nous pencherons sur l’argumentaire produit par la pensée économique classique et néoclassique pour expliquer la non-prise en considération de la question sociale dans le fonctionnement des activités économiques. Ces grandes écoles de pensée en font une question qui relève de la puissance publique et de la bienveillance privée. Elles n’en font pas un enjeu de société qui demanderait des innovations importantes au sein du système économique capitaliste en vue d’établir et surtout d’appliquer une nouvelle éthique socioéconomique visant une répartition plus juste et plus équitable des modalités de production et de distribution de la richesse. Dans cette perspective, l’étude des fondations peut difficilement faire l’économie de la place occupée par la philanthropie et les fondations, publiques comme privées, dans la régulation d’ensemble des sociétés modernes.

Fondations, philanthropie et activités de bienfaisance

Le travail des historiens permet facilement de faire remonter à l’Antiquité européenne la pratique de la philanthropie. Selon Robbins (2006), l’histoire de la charité et de la bienfaisance serait partagée en deux tendances qui, tout en étant complémentaires, représentent deux visions de la philanthropie.

La première tendance, à portée caritative, avait une portée humaniste. Elle était principalement associée à des cadres normatifs religieux : chrétiens, bouddhistes ou musulmans. Elle visait essentiellement à offrir des ressources aux personnes qui étaient dans le besoin. Au Moyen Âge, cette forme d’aide était contrôlée par des représentants de différentes constituantes religieuses dont ceux de l’Église catholique.

La deuxième tendance permettait d’allouer des ressources monétaires à des activités visant l’intérêt général. Par cette voie et à la hauteur de leur fortune, des mécènes finançaient de grands travaux. Concrètement, de riches familles grecques ou romaines consacraient une partie de leur fortune à la construction d’aqueducs, de fontaines, de grands bains publics ou à la production d’oeuvres artistiques[1]. Elles l’ont fait dans la perspective d’améliorer la qualité de la vie matérielle ou morale de la population en général. Pour la réalisation de tels travaux, les fonds transitaient dans des associations privées à vocation sociale qui en sont venues à être régulées, dans le cas romain, par l’administration impériale.

L’une et l’autre voie ont favorisé la création de divers dispositifs, religieux d’un côté, privé et public de l’autre, pour canaliser et gérer les fonds mis à la disposition des nécessiteux ou de l’intérêt public.

De l’Antiquité au Moyen Âge, les ressources financières mobilisées pour la bienfaisance provenaient de surplus générés par divers moyens : activités productives, marchandes ou financières. Elles pouvaient aussi provenir d’activités socioéconomiques spécifiquement conçues pour générer un surplus qui serait consacré à la bienfaisance. L’exemple type pour illustrer ce deuxième mode de mobilisation de ressources est celui mis en place par des communautés religieuses monastiques. Ce type d’organisations apparaît en Europe sous le haut Moyen Âge (de 500 à 987).

Ces communautés « se vouaient à l’intérêt public en faisant oeuvre de bienfaisance et d’hospitalité, elles possédaient des structures formellement organisées généralement fondées sur les règles monastiques des Bénédictins ou des Augustins, et incarnaient les pieuses intentions de donateurs individuels ou de groupes de bienfaiteurs ».

Smith et Borgmann, 2001 : 22

À l’ère des grandes réformes lancées sous la Renaissance, l’État prémoderne tend à prendre le contrôle de la philanthropie privée en définissant le champ de la charité et de la bienfaisance. Il veut en réguler la nature et la portée afin d’éviter les fraudes et les abus. L’exemple le plus probant de cette volonté étatique est observé en Angleterre sous le règne de la reine Élisabeth 1re (de 1558 à 1603). À la suite de la confiscation des biens de l’Église catholique d’Angleterre par le roi Henri VIII, différents dispositifs catholiques sont coupés de leurs ressources financières. Il se crée un vide de régulation de la bienfaisance, laquelle est prise en charge par les municipalités. Sans en avoir nécessairement les moyens, celles-ci héritent de la gestion des ressources privées et publiques consacrées à la charité. Par suite de cette prise en charge par le bas, et devant l’arbitraire des façons de faire du milieu municipal, le parlement anglais adopte le Statute of Charitable Uses en 1611 :

Cette loi a établi une définition légale de l’activité caritative dont l’influence s’est maintenue sur tous les territoires soumis au droit britannique. Or l’intention initiale de l’acte législatif ne visait pas à définir cette activité mais à créer de nouveaux instruments juridiques de détection et d’élimination des fraudes impliquant des fondations privées. Forts d’une telle législation, les Européens ont dès lors entrepris une quête inlassable visant à trouver des « pauvres méritants » et à justifier l’action philanthropique censée réduire leur nombre.

Robbins, 2006 : 24

Pour Coing (1981), cet acte représente le développement d’une forme « archaïque de l’État-providence ». Une forme qui émerge, selon lui, en réponse à une double demande sociale de modernisation des sociétés européennes et de restructuration de l’État. L’impact sur les organisations de charité s’est fait sentir de deux façons. Premièrement, on observe un élargissement du champ des activités de la bienfaisance. Cet élargissement rend possible le financement d’interventions pour l’avancement des connaissances, le progrès de l’éducation et le soutien aux arts. Deuxièmement, le champ de la bienfaisance est de plus en plus contrôlé par l’État.

En résumé, des fondations philanthropiques sont présentes de l’Antiquité grecque à la Renaissance européenne. Elles permettent une redistribution de ressources auprès de personnes démunies et une allocation de fonds pour l’accomplissement de grands travaux dits d’intérêt public. Les ressources mobilisées pour la bienfaisance sont principalement monétaires. Elles proviennent de surplus générés par des activités économiques diverses ou sont le fruit d’activités consacrées spécifiquement à la production d’un capital qui sera réservé en totalité à des activités de bienfaisance. Cette histoire de la philanthropie, indique Robbins, est meublée d’avancées et de reculs en fonction des trajectoires particulières de chacune des grandes périodes historiques.

Dans l’histoire de l’Occident, des systèmes ou régimes philanthropiques entiers se sont constamment affrontés et transformés. Certaines époques comme le ve siècle avant notre ère, le ier siècle de notre ère, la fin de l’Antiquité, le xive siècle, la Réforme et le xixe siècle se démarquent en tant que périodes de grande expérimentation humaine visant à redéfinir et à mieux administrer la philanthropie. Pour résumer les lignes de tendance nées de ces expériences, on peut parler de rationalisation, de sécularisation, de capitalisation, de nationalisation et de professionnalisation de la philanthropie et de ses agents.

Ibid. : 28

Les fondations modernes se développent sur ces bases historiques. Si elles s’en inspirent, elles en révolutionnent aussi la portée et les modalités organisationnelles. Pour illustrer le cadre d’émergence et de développement des fondations philanthropiques modernes, nous dégagerons, dans la section suivante, les grands moments de l’histoire des fondations privées étatsuniennes.

Les fondations privées étatsuniennes

L’histoire de la charité, de la philanthropie et des fondations aux États-Unis est volumineuse. Les premiers travaux sur le sujet débutent dans les années 1950 (Bremner, 1988).

Avant de présenter une périodisation historique, il faut rappeler le contexte historique qui a donné naissance aux fondations philanthropiques étatsuniennes. D’après Karl et Katz (1981), si le gouvernement fédéral étatsunien possède aujourd’hui une puissante autorité d’intervention, il n’en a pas toujours été ainsi. Au lendemain de la Guerre de Sécession, la construction d’un État central soulève un débat autour de la meilleure stratégie à adopter pour assurer le développement social exigé par la modernisation de ce pays. D’un côté, les institutions charitables à vocation religieuse ou laïque, fer de lance du développement social, n’étaient plus en mesure d’offrir, en quantité et en qualité, les nouveaux services nécessaires pour soutenir le développement social de la population. D’un autre côté, les besoins évoluent. Ils le font en fonction de nouvelles exigences ou de nouveaux besoins sociaux. Outre les besoins découlant d’une répartition inégale de la richesse, l’élite industrielle exige la mise en place de services nationaux d’éducation et de santé. De plus, elle veut que soient développées les capacités de recherche aux niveaux scientifique et technologique. La conception de ce qu’est la philanthropie se modifie.

Face aux nouvelles ambitions des nouveaux riches étatsuniens de la fin du xixe siècle, les fonctions et les institutions traditionnelles de l’action charitable sont apparues insuffisantes et inadaptées. S’inspirant du darwinisme social, les nouveaux mécènes voient dans leur enrichissement une preuve de leur « supériorité sociale ». En font foi les écrits d’un des nouveaux riches, Andrew Carnegie, lequel crée la Fondation Carnegie en 1905.

Nous acceptons et saluons par conséquent, au titre de conditions auxquelles nous devons nous-mêmes nous adapter, la grande inégalité du monde environnant, la concentration des affaires, de l’industrie et du commerce aux mains de quelques-uns ainsi que la loi de la concurrence entre ceux-ci comme étant non seulement bénéfiques mais indispensables aux futurs progrès de la race.

Carnegie, 1889 : 656

Forts de cette « supériorité », les nouveaux riches se mettent en devoir de participer activement au développement de leur société. Comment ? En investissant une partie de leur fortune dans des actions devant profiter à l’intérêt général.

Fidèles aux principes industriels de rationalité, d’efficacité et d’organisation qui sont à la base de leur richesse, certains de ces hommes d’affaires, contrôlant oligopoles, monopoles et cartels, entreprennent une rationalisation de l’action charitable. En ciblant les « causes premières » des problèmes sociaux, ils développent des liens forts avec le monde de la recherche scientifique. Pour dépasser les limites des institutions charitables traditionnelles, l’effort de rationalisation de la charité donne naissance à la « philanthropie organisée », laquelle se traduit par la création d’une nouvelle forme institutionnelle et organisationnelle : la fondation privée.

Dans ce contexte historique, nous disent Karl et Katz (1981), la fondation philanthropique étatsunienne représente une solution qui, tout en respectant la volonté historique de voir la société civile jouer un rôle important dans le développement de la nation, permet de structurer des actions d’envergure nationale à partir de ressources financières importantes issues d’une accumulation privée générée par les activités de production industrielle.

Périodisation de l’histoire des fondations privées aux États-Unis

La périodisation de l’histoire des fondations philanthropiques privées étatsuniennes retenue est celle proposée par Mark Dowie (2001). Elle possède le triple avantage d’être claire, généralement compatible avec la littérature recensée, et elle se prête bien à un enrichissement puisqu’elle laisse toute la place nécessaire pour permettre l’intégration de travaux portant sur des problématiques historiques complémentaires, comme ceux de Karl et Katz (1981).

Bien que les fondations privées jouent un rôle important, Dowie rappelle que plus du tiers du financement des organismes à but non lucratif provient des différents paliers de gouvernement, et que plus de 88 % des revenus charitables ont pour origine des dons individuels (Dowie, 2001 : 16). Fort de cette mise en garde sur les ressources à la portée des fondations, Dowie propose une histoire de celles-ci, partagée en trois temps : 1) du tournant du xxe siècle à 1945 ; 2) de 1945 à 1960 ; et 3) de 1960 à nos jours. Ces trois périodes ont un thème et un objectif communs : construire une société meilleure en suscitant des changements sociaux. Elles se distinguent toutefois sur la base des priorités dégagées et des projets entrepris.

Les premières fondations philanthropiques privées, c’est-à-dire celles de Sage, Carnegie et Rockefeller, sont fondées au début du xxe siècle. Elles ont comme objectif principal le progrès du savoir formel et instrumental. Aux yeux des mécènes qui leur donnent vie, le progrès issu des nouvelles sciences et des nouvelles connaissances serait à la source de l’accroissement important de la richesse économique qui fut réalisé au cours du xixe siècle. Dès lors, le développement et l’application de nouvelles connaissances au domaine social visaient le développement d’une richesse sociale. Les fondations privées devaient soutenir la production de nouvelles connaissances et intervenir dans les domaines de l’éducation et de la santé. Concrètement, elles finançaient la création de nouvelles universités et de centres de recherche, et la mise en place d’hôpitaux et d’instituts de santé.

La seconde période de l’histoire des fondations privées étatsuniennes débute autour de 1945. À la suite du grand compromis social qu’a représenté le New Deal, un nouveau courant de pensée émerge. Dans le contexte d’après-guerre, il s’agit toujours pour les mécènes de miser sur le développement de nouvelles connaissances, mais il s’agit aussi de penser de façon stratégique afin d’initier des actions qui assureraient un bon « retour sur leur investissement ». Comment y arriver ? En s’inspirant du succès des mesures étatiques prises par l’État fédéral pour contrer les effets de la crise de 1929. Par suite du New Deal, l’État fédéral est considéré comme un allié dans la lutte pour le progrès économique et social. Dans ce nouveau contexte, il s’agit, pour les fondations privées, de travailler à la consolidation des capacités d’intervention de l’État dans les domaines sociaux et culturels.

La troisième période commence avec la décennie 1960. Elle représente un recentrement des dirigeants des fondations privées sur la capacité d’action de la société civile. Les fondations privées continuent de soutenir le développement des connaissances et la modernisation de l’État, mais elles y ajoutent l’idée d’élargir leurs interventions aux actions lancées par des organisations de la société civile afin de soutenir un développement par le bas d’activités socioéconomiques et socioculturelles. Ce recentrage sur la société civile se déroulera en deux temps. Un premier, de 1960 à 1980, voit les fondations soutenir financièrement la création d’initiatives de développement communautaire. Un deuxième temps, à partir de 1980, permet d’appuyer l’émergence du leadership entrepreneurial social au sein d’une nouvelle forme organisationnelle : l’entreprise sociale (Fontan et al., 2007).

Pour évaluer l’impact de l’action des fondations privées, nous retenons deux points de vue : ceux de Kenneth Prewitt (2006) et de Teresa Odendahl (1989).

Selon Kenneth Prewitt, les fondations publiques ou privées ont une incidence mineure sur le développement. Elles s’inscrivent tout au plus à la périphérie des grands processus transformateurs de la société étatsunienne. Leurs investissements sont tributaires des grandes dynamiques socioéconomiques existantes. Les fondations suivent « le courant » en tentant d’avoir une petite prise sur de grands problèmes sociaux. Elles ne façonnent pas les grandes questions sociales. Elles ne sont pas à l’origine de grands mouvements sociaux.

En suivant le courant, les fondations peuvent accélérer l’essor des mouvements déjà lancés, réorienter dans une certaine mesure leur progression, prévenir sélectivement et partiellement leurs effets indésirables et favoriser l’institutionnalisation de changements positifs en leur donnant des bases professionnelles et en attirant l’attention du public sur leurs résultats. L’importance de cette action n’a rien de négligeable.

Prewitt, 2006 : 372

Selon Odendahl (1989), l’histoire des fondations privées permet l’instauration d’une « culture de la philanthropie », d’un marché du don ou, selon Bishop et Green (2008), d’un « philanthrocapitalisme ». Sur la base d’une sociologie des élites inspirée de C. Wright Mills, Odendhal avance la thèse selon laquelle la philanthropie occuperait une fonction essentielle dans la reproduction socioéconomique de la structure de classes des États-Unis. Si les riches philanthropes font preuve d’esprit civique sincère, leurs actions et organisations contribueraient plus à la reproduction d’un système antidémocratique d’élaboration et d’allocation des services sociaux qu’à la production d’un modèle d’intervention démocratique et équitable d’allocation des ressources.

Un regard rapide sur la situation des inégalités, de la pauvreté et de la lutte menée contre les problèmes qui en découlent donne raison à Prewitt et Odendhal. D’une part, en voulant s’attaquer aux causes réelles de la pauvreté, l’objectif noble que s’étaient donné les premiers grands chevaliers d’industrie de la fin du xixe siècle a permis le développement d’un marché du don et l’instauration d’un secteur professionnalisé bien doté en ressources et relativement bien organisé. D’autre part, l’objectif premier d’éradiquer les causes de la pauvreté n’a aucunement été atteint. En cela, l’analyse de Prewitt sur la capacité limitée des fondations est convaincante. Les inégalités sociales aux États-Unis sont toujours très présentes, et l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse de s’accroître[2]. La pauvreté n’a pas été éradiquée, et la guerre contre la pauvreté, déclarée par Kennedy au début des années 1960, n’a pas été gagnée.

Les fondations privées canadiennes

L’histoire des fondations privées canadiennes et québécoises reste à écrire. Peu de travaux ont porté sur le sujet, et les portraits disponibles sont peu élaborés en contenu et en analyse.

Ce constat soulève une question intéressante. Alors qu’aux États-Unis une littérature existe depuis le milieu du xixe siècle (Bacon, 1847 ; Carnegie, 1889 ; Addams, 1938 ; Andrews, 1952 ; Brandes, 1976 ; Powell et Steinberg, 2006 ; Arlett, 2010), nous ne retrouvons pas un intérêt similaire au sein de la communauté universitaire canadienne ou québécoise. Bien que quelques auteurs aient produit de courts articles (Valverde, 1995 ; Pineault, 1997 ; Hoffstein et Roddey, 2001 ; Wolfe, 2002 ; Innes et Boyle, 2006 ; Lesemann, 2009), il n’existe pas de recherche d’envergure sur ce sujet.

Nous pourrions penser que cette situation est liée à la jeunesse des fondations canadiennes. Ce n’est pas vraiment le cas. L’apparition des premières fondations communautaires et privées remonte au début du xxe siècle. Leur nombre progresse lentement au fil des années 1950 et plus rapidement dans les décennies qui suivent. L’objet est donc bien présent depuis plus d’un demi-siècle. Pourquoi n’a-t-il pas attiré l’attention des chercheurs ?

L’invisibilité des fondations sur le radar de la recherche québécoise et canadienne s’explique selon nous par le peu d’importance accordée dans les théories du développement social et du développement économique au rôle joué par la philanthropie en général et par les fondations privées en particulier. D’une part, la lecture proposée dans les sciences sociales de l’histoire canadienne et québécoise est centrée sur de grands événements et de grands acteurs institutionnels : l’État, le marché, l’Église et quelques mouvements sociaux dont les mouvements ouvriers et féministes. En dehors de ces acteurs centraux et du rôle des grandes institutions, il y a peu d’intérêt pour les chercheurs à étudier l’apport d’événements ou d’acteurs considérés comme mineurs.

D’autre part, les églises et les mécènes ont historiquement agi dans l’ombre, au sens où ils n’ont pas cherché à attitrer l’attention. Ils n’ont pas tenu à systématiser les connaissances sur l’apport de leurs contributions au développement des sociétés canadienne et québécoise. Il n’y a donc pas eu la formulation d’une commande sociale pour lancer des projets de recherche ou pour mettre en place des dispositifs de recherche qui auraient permis de mieux comprendre la place et l’importance de leurs actions. Tout au plus nous retrouvons des réflexions relativement récentes menées au sein de fondations familiales canadiennes pour présenter et situer leurs interventions (Brodhead, 2005 et 2006).

Pouvons-nous y voir plus ? Deux éléments sont importants à mentionner. Premièrement, dans le cas des États-Unis, les fondations privées jouent un rôle important en matière de développement de la recherche universitaire : elles sont des subventionnaires majeurs de la recherche conduite dans les universités. Aux États-Unis, les fondations participent activement à la formulation de questions de recherche et suscitent la production de nouvelles connaissances. Au Canada et au Québec, la part des fondations privées dans le financement de la recherche universitaire est minime, pour ne pas dire quasi inexistante. Elles ne contribuent pas activement au développement des connaissances scientifiques.

Deuxièmement, la scène politique canadienne, bien que caractérisée par la présence d’un secteur tertiaire très actif (Salomon, 2010), valorise peu le travail fait par la société civile. L’action de la société civile est vue comme complémentaire aux grandes fonctions exercées par l’État et le marché. Les Canadiens font des dons, les Québécois moins que les Canadiens, mais, en règle générale, l’action de donner est fondamentalement perçue comme un geste normal de solidarité, allant de soi et qui aurait une portée essentielle mais complémentaire sur le devenir de la société. Les Canadiens et les Québécois ne désirent pas, comme ils le font pour la recherche sur le cancer, que leurs dons appuient le développement de la recherche scientifique. De plus, aucune pression politique n’est exercée sur les gouvernements, par des représentants corporatifs ou des mouvements sociaux, pour en faire un objet d’étude. Encore là, nous retrouvons une situation différente de celle rencontrée aux États-Unis. La nation américaine, comme le rappelle Tocqueville (1961), s’est créée dans un climat de méfiance par rapport à l’État central. La société civile et l’association y sont rapidement apparues comme des lieux pertinents pour construire la communauté et, par le fait même, la nation. Dans ce contexte, il est logique qu’aux États-Unis la société civile, la philanthropie et le bénévolat en soient venus à constituer des objets d’étude.

Typologie des fondations canadiennes

Dans les pays à économie moderne, l’idée de créer un fonds pour réaliser des activités à but non lucratif s’est traduite par la création de différents types de fondations. Au Canada, il existe deux catégories de fondations : les privées et les publiques.

Les fondations privées se divisent en deux groupes. D’un côté, nous retrouvons les fondations non subventionnaires qui gèrent des fonds en appui au développement de l’organisation à laquelle elles sont associées. La Fondation de l’Hôpital Sainte-Justine ou celle de l’Université du Québec à Montréal sont des illustrations de ce type de dispositif.

D’un autre côté, il existe des fondations subventionnaires dont la fonction est de gérer un patrimoine légué (le cas de la Fondation McConnell) ou un fonds constitué sur une base annuelle (le cas de Centraide du Grand Montréal) afin d’accorder des subventions à des organisations de bienfaisance.

La distinction entre les formes privée et publique relève de la composition de leur conseil d’administration. Au Canada, une fondation est dite privée si plus de la moitié des membres de son conseil a des liens de parenté ou d’affaires et si son financement provient à plus de 50 % d’une source unique. C’est généralement le cas des fondations privées familiales. Une fondation est dite publique dans le cas contraire.

Cadre juridique

Le cadre canadien de régulation des organisations de bienfaisance remonte au xixe siècle. Il est étroitement associé à l’histoire du développement de la société civile et des mouvements sociaux. Pour la dimension fiscale de la régulation de ces organisations, elle se met en place à la suite de la création du régime fiscal canadien. Ce régime est créé dans la deuxième décennie du xxe siècle alors que l’État décide de mobiliser des ressources financières pour appuyer l’effort de guerre. Le fait de lier la dimension caritative à la fiscalité suscite de nombreux débats dans la société canadienne, lesquels ont influencé la façon dont en viennent à être considérées les actions de charité ou de bienfaisance (Watson, 1985 ; Elson, 2010).

Aujourd’hui, la définition du statut juridique et du traitement fiscal d’une fondation est sous la responsabilité de l’Agence du revenu du Canada (ARC). L’ARC a établi une définition légale de l’organisation enregistrée à vocation charitable et, par extension, de ce qu’est une fondation philanthropique. Pour conserver son statut d’organisation de charité, une organisation enregistrée doit se conformer à certaines conditions énoncées dans l’Income Tax Act de 1948, lequel a été amendé en 1997. Selon cette loi, une organisation de charité :

consacre ses ressources à des fins et à des activités caritatives ; ne paie pas ses membres, ou ne leur donne pas autrement accès à ses revenus (sauf pour leur payer un traitement raisonnable ou leur rembourser de menues dépenses) ; émet des reçus officiels de dons en conformité avec la Loi de l’impôt sur le revenu et le Règlement de l’impôt sur le revenu ; tient à jour ses écritures et ses dossiers et fournit [à l’ARC] ceux-ci et toute autre information comme le stipule la Loi ; produit une déclaration de renseignements annuelle dans les délais prescrits ; respecte les contingents de versement ; et ne tente pas de respecter ces contingents de versement en échangeant des cadeaux avec d’autres oeuvres de bienfaisance enregistrées.

ARC, 2000 : 4

L’ARC distingue trois types d’organisations enregistrées de charité : l’oeuvre de bienfaisance, la fondation publique (et communautaire[3]) et la fondation privée (et familiale). L’enregistrement d’une organisation à vocation de bienfaisance s’effectue en fonction du mode d’opération, de l’origine du financement ainsi que de la structure organisationnelle de l’entité.

L’oeuvre de bienfaisance est considérée comme un organisme charitable en fonction de trois conditions :

  • Elle consacre principalement ses ressources à des activités de bienfaisance menées par elle-même ;

  • Plus de 50 % de ses directeurs/administrateurs traitent d’égal à égal entre eux et avec les autres directeurs/administrateurs ;

  • Pas plus de 50 % des fonds reçus par l’oeuvre de bienfaisance ne proviennent d’un particulier ou d’un organisme, ou d’un groupe de personnes ou d’organismes qui ne traitent pas entre eux d’égal à égal. À l’exception toutefois de certains organismes, de manière à ce que les cadeaux importants qu’elles font ne modifient pas la désignation de l’oeuvre de bienfaisance[4].

La fondation publique doit également respecter les deux premières conditions touchant les organismes de bienfaisance : la majorité de son conseil d’administration doit être formé d’individus sans liens de dépendance (at arm’s length[5]) et son financement doit provenir de différentes sources. En fait, la principale distinction entre l’organisme de bienfaisance et la fondation publique tient à ce que la première se concentre sur la réalisation d’activités charitables alors que la seconde est orientée vers la collecte de fonds destinés au financement d’organismes de bienfaisance[6]. Pour résumer, aux yeux de l’ARC, la fondation publique doit répondre aux trois conditions suivantes :

  • Elle est exclusivement constituée et exploitée à des fins caritatives ;

  • Elle est constituée en personne morale ou en fiducie ;

  • Elle verse annuellement plus de 50 % de ses revenus à des donataires qualifiés qui sont généralement d’autres oeuvres de bienfaisance enregistrées[7].

Enfin, une oeuvre de bienfaisance est désignée « fondation privée » en fonction du fait que son financement et son contrôle s’effectuent dans un contexte où existent des liens de dépendance entre ses administrateurs, fiduciaires, donateurs et bénéficiaires. Trois conditions régissent également la fondation privée :

  • Elle est exclusivement constituée et exploitée à des fins de bienfaisance ;

  • Elle est constituée en personne morale ou en fiducie ;

  • Elle n’est pas une « organisation caritative » ou une « fondation publique » (ARC, op. cit. : 5).

Au coeur de ces définitions est introduit l’enjeu de la reconnaissance par le législateur d’actions de réparation ou de prévention à réaliser par des bienfaiteurs en vue de modifier ou de transformer une situation relevant de l’intérêt public. Cette reconnaissance se traduit par une exonération de prélèvement fiscal sur un rendement de capitaux réservés à des fins de bienfaisance. Cette opération signifie une baisse de revenus pour l’État. Elle traduit la volonté de ce dernier, et de la population votante, de voir d’autres acteurs sociaux que le législateur public agir sur la scène providentielle.

Portrait sommaire

En 2010, le registre de l’ARC a répertorié 85 229 organisations de bienfaisance (tableau ci-dessous). Parmi celles-ci, il dénombrait 4 866 fondations privées, 5 024 fondations publiques et 75 339 oeuvres de bienfaisance pratiquant des activités de bienfaisance sans attribuer de dons[8].

Tableau 1

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Le Canada a vu se développer un peu moins de 10 000 fondations en l’espace d’une centaine d’années. Au début du xxe siècle, les activités philanthropiques canadiennes se sont rapidement adaptées aux avantages que permettait la mise en place du régime fiscal canadien. En 1918 est créée la première fondation privée, la Massey Foundation. En 1921, la première fondation communautaire canadienne voit le jour, la Winnipeg Foundation, et en 1937 est mise sur pied la Fondation McConnell, laquelle était, jusqu’à la création de la Fondation Lucie et André Chagnon en 2000, la plus importante fondation privée familiale au Canada. Depuis 1937, le Québec accueille les deux plus importantes fondations privées canadiennes.

En 2009, l’actif total des 9 000 fondations se chiffrait à 34 milliards de dollars, dont 16,6 milliards étaient gérés par des fondations publiques et 17,3 milliards par des fondations privées.

En considérant l’effectif de l’organisme Fondations philanthropiques Canada (FPC), nous sommes en mesure de dresser un portrait « illustratif » de la réalité des fondations canadiennes. En 2009, cette organisation accueillait 98 fondations membres dont 51 % géraient un actif de moins de 10 millions de dollars, 28 % avaient un actif entre 10 et 49,9 millions, et 21 % détenaient un actif de plus de 50 millions.

Les membres de FPC ont versé des dons s’établissant à 172 millions de dollars en 2008, dont la moitié ont été consacrés au soutien de deux grands secteurs d’activité : l’environnement, pour 46 millions, et l’éducation, pour 40 millions. Ces fondations ont alloué 119 millions de dollars pour soutenir des activités dont elles sont les principaux gestionnaires. Un peu moins de 300 millions ont été affectés à des dons ou à des activités de bienfaisance. En ce qui a trait à la gestion de ces organisations, 35 % sont gérées par des bénévoles, 17 % des fondations membres embauchent seulement du personnel à temps partiel et 48 % ont des employés à temps plein.

Si nous comparons le capital à la disposition des fondations privées au produit intérieur brut du Canada ou au budget annuel du gouvernement canadien, on constate à quel point les investissements des fondations représentent un apport minime dans le circuit économique du pays. En 2009, le Canada comptait sur un produit intérieur brut de 1 336 milliards de dollars et les dépenses du gouvernement canadien se chiffraient à 258 milliards pour l’exercice financier 2009-2010.

La philanthropie : un mécanisme marginal de redistribution de la richesse

Comment interpréter le rôle joué par les fondations privées canadiennes ? Historiquement, les fondations disent participer au mouvement de « solidarité » prenant place entre des personnes riches et des personnes pauvres. Elles tentent, à petite échelle, de redonner une qualité de vie à des personnes marginalisées ou de mettre à la disposition d’une communauté des ressources financières pour la réalisation d’activités caritatives ou pour soutenir des projets de développement local, régional, national ou international.

La finalité des subventions versées par les fondations privées vise avant tout à réparer des situations jugées inacceptables, amorales et qui posent problème pour la société. Se pose alors la question du lien entre l’origine première de ces problèmes et la source du capital à la disposition des fondations.

Il va de soi que l’action philanthropique de grande envergure est possible en raison de la constitution de grandes fortunes. Si des personnes ou des groupes familiaux ont réussi à accumuler une richesse, nous indique le discours emprunté au darwinisme social, c’est parce que ces personnes ont su être plus efficaces et plus compétitives que d’autres. Elles ont réussi là où d’autres, les pauvres ou les moins nantis, ont échoué. Pour Prewitt, cette situation est ironique :

Il est sans doute ironique que les fondations doivent leur existence à l’accumulation d’importantes fortunes privées tout en affirmant avoir pour mission d’améliorer le sort des pauvres et des démunis. Une mission qu’elles remplissent en aidant à réduire les obstacles à leur avancement, à faire valoir leurs droits civils et politiques fondamentaux ou à favoriser leur santé et leur éducation. Elles remplissent toutefois cette mission sans mettre en cause les mécanismes politico-économiques qui donnent lieu à de grandes inégalités en matière d’accumulation de richesses. Cela en dépit de leur intention maintes fois affirmée d’éliminer les « causes profondes » de la pauvreté, de la discrimination et des maladies. Les premiers philanthropes fortunés ne considéraient donc pas l’accumulation d’importantes ressources en capital comme une cause profonde de la dégradation des conditions sociales, bien que les réformistes les plus radicaux de l’époque pensaient évidemment le contraire.

Prewitt, 2006 : 362

Il était difficile pour le monde des affaires du xixe siècle, comme ce l’est pour celui du xxie siècle, de reconnaître qu’il existe un lien de cause à effet entre le « grand enrichissement » des uns et la « pauvreté et la grande pauvreté » des autres. Une sorte d’aveuglement, naïf ou volontaire, faisait obstacle et nuit encore actuellement au développement d’une réflexion de fond sur les causes profondes de la pauvreté présentes chez les personnes considérées comme aptes au travail.

Comme le pensait l’économiste Mill (1821), une redistribution de la richesse correctement appliquée au système économique libéral devait assurer, par la bienfaisance privée ou le providentialisme public, le développement d’un bien-être à l’ensemble de la population dans le besoin :

Si l’on autorisait la libre application des lois naturelles de la distribution, la plus grande part de ce produit net se retrouverait dans des proportions raisonnables entre les mains d’une classe nombreuse de gens qui seraient exemptés des obligations du travail, et utilisée dans les circonstances les plus favorables pour permettre à tous de connaître les joies du bonheur tout en atteignant les plus hauts niveaux de satisfaction morale et intellectuelle. On verrait alors la société sous son jour le plus heureux.

Mill, 1821 : 52

Cette idée d’équilibre par l’implantation de mécanismes de redistribution privée et publique fait largement consensus auprès des élites libérales européennes au xixe siècle, mais elle est contestée par certains économistes ou philosophes. Thompson, économiste contemporain de Mill, s’oppose à une analyse qui n’associe pas la pauvreté à la façon dont est produite la richesse économique :

L’auteur de Conversations on Political Economy (mais aussi de conversations sur la chimie et la philosophie de la nature) nous laisserait penser que cette inégalité dans la redistribution des richesses qu’on observe en Angleterre, et que cette concentration du luxe qu’on retrouve dans les grandes capitales et ailleurs, sont nécessaires pour faire travailler et nourrir la masse des classes productives et industrieuses de la société, et que les pauvres crieraient famine si des fortunes totalisant annuellement des centaines de milliers de livres n’étaient concentrées entre quelques mains qui les utilisent pour donner du travail aux gens. Et malgré les abus auxquels peuvent donner lieu l’utilisation de ces énormes fortunes, il juge toujours aussi nécessaire l’état des choses qui permet de les produire, y compris pour faire travailler les ouvriers productifs eux-mêmes. On en déduit forcément que ce mode de redistribution est d’une telle perfection que nos efforts législatifs et autres devraient viser à le soutenir et à le perpétuer, sinon à le renforcer.

Thompson, 1824 : XI

La solution préconisée par Thompson pour lutter efficacement contre une distribution inégale des ressources issues du travail reposerait sur l’adoption d’une autre logique économique. Une logique qui serait possible avec l’implantation d’une démocratie organisationnelle dans les entreprises et par une mobilisation non compétitive de la main-d’oeuvre (mutual cooperation). Dans la logique capitaliste de mobilisation de la force de travail, en mettant en situation de concurrence les demandeurs d’emploi, le mode naturel de distribution de la richesse devient non efficient puisque, d’une part, certains peuvent travailler et que d’autres sont exclus, et, d’autre part, le fait de travailler ne permet pas nécessairement de sortir de la pauvreté. La compétition inhérente au processus de production de la richesse économique entraîne, selon les propos de Thompson, un dysfonctionnement structurel du mode de redistribution de cette dernière dans et par le processus de travail.

Tant la pensée économique classique que la pensée néoclassique nient cette posture analytique. Elles externalisent du circuit productif et marchand la question d’une juste redistribution des fruits du travail et de l’échange, et ne considèrent pas la question de l’égale répartition des revenus générés dans un processus productif comme un principe devant prévaloir pour la conduite d’activités économiques. En d’autres termes, au droit de gérance « consenti » au propriétaire de l’entreprise est associé un droit privilégié d’usage de la plus-value générée par les fruits du travail ouvrier. Comme l’explique bien Marshall en 1907, cette réalité produit des externalités négatives. Toutefois, selon ses propos, il est possible de contrecarrer les effets sociaux négatifs causés par le système industriel si les capitalistes en viennent à développer un esprit chevaleresque :

L’individu d’esprit économiquement chevaleresque favoriserait dans toute la collectivité ce même esprit chevaleresque et en serait favorisé en retour. Bientôt, cet esprit commun pourrait sans doute produire le ou les deux millions annuels qui semblent accessibles sans grande pression sur les nantis, en vue de mettre à la portée de tous le principal avantage découlant de notre nouvelle maîtrise de la nature… L’homme riche collaborerait davantage avec l’État, et plus vigoureusement qu’il ne le fait actuellement, pour apaiser les souffrances des êtres faibles et maladifs qui ne sont pas responsables de leur situation, et à qui un seul shilling apporterait des bienfaits plus réels que ceux qu’il obtient lui-même en dépensant quantité de livres. Il contribuerait alors à la coûteuse organisation nécessaire pour aider et contraindre à réformer leur propre vie ceux qui, par faiblesse ou par vice, ont perdu le respect d’eux-mêmes, ou en toute éventualité à cesser d’entraîner leurs enfants dans leur déchéance. Par une action volontaire croissante, il aiderait l’État à rejeter l’argument indigne voulant qu’il soit si difficile de départager même sommairement le juste et l’injuste et qu’il faudrait pour ce faire dépenser de telles sommes qu’il vaut mieux infliger la même mesure à tous ceux qui, dans leur vieillesse ou avant, ont un urgent besoin d’assistance. Sous de telles conditions, les gens seraient généralement si bien nourris et si véritablement éduqués qu’il serait agréable de vivre en ce pays.

Marshall, 1907 : 14 – version Internet

En considérant le bien-fondé pour le développement de l’économie nationale d’une externalisation de la gestion des coûts sociaux produits par les activités des entreprises, Marshall présente une théorisation de la question sociale qui considère la lutte contre la pauvreté comme un enjeu ne relevant pas d’une juste répartition des revenus du travail. Un enjeu qui demande, en contrepartie, le développement d’un système sociopolitique de redistribution de la richesse : soit à partir de mesures publiques, soit à l’aide de mesures privées (la bienfaisance). Il considère que l’État et les capitaines d’industrie sont les mieux placés pour penser des solutions non économiques aux problèmes sociaux. Enfin, il cerne clairement la nature des problèmes à résoudre : ils sont le propre de personnes qui sont faibles ou malades, ou de personnes qui ont des vices et qui ne sont plus capables de se prendre en main. Selon son propos, ces deux catégories de personnes sont incapables de voir à leur sécurité. Cette situation justifie l’implication de ceux qui en ont la capacité : l’État et les bien-nantis.

La vision critique formulée en réaction au libéralisme économique internalise quant à elle la question. Elle en fait une question économique qui, s’il s’implantait une logique économique « juste », rendrait caduc le besoin de recourir à la philanthropie.

Ni l’une ni l’autre de ces visions théoriques n’apportent des explications satisfaisantes pour justifier le recours à la philanthropie et à la création des fondations privées ou publiques.

La question d’une juste répartition des fruits du travail est une question sociale incontournable. Évacuer le fait que le marché génère de grandes inégalités socioéconomiques et engendre des coûts sociaux non pris en compte par l’entreprise demande à être théorisé autrement que sous l’angle d’une banalisation de la question. Dégager une théorie intégrée sur la question de la répartition juste et équitable de la richesse issue du travail impliquerait une conceptualisation socialement et politiquement innovante du type de régulation des rapports sociaux à développer pour :

  • implanter des modalités plus égalitaires de répartition et de redistribution des gains issus du travail ;

  • légitimer la création d’un capital de réserve afin d’assurer la croissance de l’entreprise et la prise en charge de coûts sociaux et environnementaux ;

  • prévoir quelle quantité des revenus du travail devrait être prélevée, sous la forme de taxes ou d’impôts, pour donner à l’État-providence et à la société civile des revenus nécessaires à leur fonctionnement.

Des pratiques d’économie politique socialisée qui prendraient en compte le principe d’une juste répartition et d’une redistribution équitable de la richesse permettraient très certainement l’existence de dispositifs issus de la société civile pour oeuvrer dans les grands domaines où agissent présentement les fondations privées. Une telle économie politique socialisée fournirait les ressources et les principes démocratiques nécessaires pour bien faire fonctionner de tels dispositifs. Elle permettrait de désamorcer une critique importante adressée aux fondations privées au sujet de la légitimité des sources de leur richesse et des modalités de gestion des ressources financières consacrées à la philanthropie. Elle apporterait une réponse à la grande question concernant leur responsabilité (accountability).

On réclame souvent des fondations qu’elles se responsabilisent en répondant de leur action. Trois principales raisons sont citées à cet effet : elles reçoivent des subventions publiques ; elles projettent leur vision du bien collectif dans l’arène publique ; et elles créent un pouvoir asymétrique protégé par l’État entre les possédants et ceux qui recherchent leur argent. Par définition et de par la loi, le secteur philanthropique est essentiellement non démocratique, puisqu’on ne saurait caractériser autrement une élite fortunée qui emploie sa richesse exonérée d’impôt pour mettre en oeuvre sa propre vision du bien collectif.

Prewitt, 2006 : 374

En règle générale, les fondations privées fonctionnent sur un mode libéral de gestion où les modalités de gouvernance sont frileuses en ce qui concerne la dimension démocratique des décisions qu’elles prennent. Auprès de qui sont-elles ou devraient-elles être redevables ? Au-delà du contrôle juridique minimal exercé par l’État, quels mécanismes devraient ou pourraient être mis en place pour assurer une participation élargie d’acteurs à la définition de leur mission, à la gestion de leurs activités et à l’évaluation de leurs interventions ? À partir du moment où un capital est réservé à des fins d’utilité publique et de défense de l’intérêt général, ce capital peut-il continuer d’être géré sur un mode privé ? Si oui, la situation actuelle est correcte. Sinon, quels mécanismes et dispositifs permettraient d’en collectiviser ou d’en socialiser l’existence ?

Conclusion

Au terme de ce court article, nous constatons à quel point l’étude théorique et empirique des fondations privées se révèle être un objet pertinent pour le développement des connaissances.

Au plan théorique, les fondations privées et publiques nous obligent à situer leur existence au sein de la sociologie économique. La nouvelle sociologie économique théorise la place de l’économie sociale et solidaire dans la régulation des sociétés modernes (Lévesque, Bourque et Forgues, 2001). Toutefois, l’économie sociale, telle qu’elle est pensée au Québec, n’intègre pas, comparativement à l’Europe, les fondations dans la définition qui en est donnée (Salomon, 2010). De plus, peu est dit par cette approche théorique sur le rôle de la philanthropie dans la régulation d’ensemble de nos sociétés.

Les questionnements que nous avons évoqués sur les liens à établir entre une juste répartition des revenus du travail et une distribution équitable de cette richesse entre travailleurs et non travailleurs nous demandent de revoir la façon de penser la régulation d’ensemble des sociétés modernes.

Sur le plan empirique, nous connaissons mal la complexité du secteur de la philanthropie et la réalité des fondations publiques et privées. Peu ou pas d’études sérieuses ont été conduites au Canada ou au Québec sur la philanthropie, et, encore moins, sur les fondations. En fait de production de connaissances empiriques, tout reste à faire. Ce constat justifie le développement de travaux de recherche à la fois théoriques et empiriques sur la philanthropie. Nous pensons qu’il est impératif de voir se créer une structure québécoise de recherche universitaire sur cette question dont la mission pourrait porter sur l’étude théorique et empirique des actions et des retombées des pratiques philanthropiques issues de fondations privées et publiques.