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La « nouvelle philanthropie »

Les gouvernements se tournent de plus en plus vers le secteur privé et les organisations de la société civile (OSC) pour prendre en charge certains des services auxquels ils nous ont habitués depuis un demi-siècle. Ils recherchent des solutions pour dispenser des services à moindre coût. Dans ce contexte, les organismes communautaires sont sollicités pour relayer une partie des programmes sociaux de l’État. C’est dans une logique comparable qu’apparaît un nouvel acteur au Québec participant à un mouvement émergent : les fondations privées de la « nouvelle philanthropie ». Au Québec, et dans la logique de cette nouvelle philanthropie, c’est la Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC) qui retient l’attention par l’importance de sa présence. Il ressort de ses activités qu’elle ne fait pas oeuvre de charité de façon désintéressée, mais qu’elle vise par ses interventions à transformer les modes d’organisation des services publics dans certains secteurs, particulièrement ceux qui concernent la petite enfance, dans une perspective de prévention, instaurant par là même de nouvelles formes de gouvernance. Les dynamiques entre l’État et les OSC seront analysées ici dans la perspective de la présence de ce nouvel acteur.

La FLAC a entrepris ses activités en 2000 grâce à une dotation de 1,4 milliard de dollars – ce qui en fait la plus importante fondation du Canada – de la famille Chagnon, active dans le secteur des technologies des communications. Intervenir relativement au thème de la prévention de la pauvreté et de la maladie et s’attaquer à leurs causes[1] est l’orientation principale qu’elle s’est donnée. Sa mission est de « contribuer à donner aux enfants en situation de pauvreté et d’exclusion une chance égale aux autres de réussir dans le système scolaire et dans leur vie[2] ». Elle considère la famille comme le point d’ancrage de ses actions et veut intervenir au cours des premières années de vie des individus. Pour ce faire, elle recourt aux organisations communautaires déjà actives dans des milieux ciblés. Elle vise à ce « que les gouvernements adoptent des actions préventives efficaces, à caractère universel si nécessaire, et mobilisent l’ensemble des acteurs de la société, prioritairement au Québec, afin qu’eux aussi adoptent une approche de prévention de la maladie et de la pauvreté[3] ».

Elle a conclu des partenariats avec le gouvernement québécois qui ont pris la forme de lois : la Loi instituant le Fonds pour la promotion des saines habitudes de vie, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec en juin 2007, et la Loi instituant le Fonds pour le développement des jeunes enfants adoptée en septembre 2009. Ces lois instituent des fonds dotés de plusieurs centaines de millions de dollars qui sont gérés, au moins en partie, par des entités créées par la FLAC : Québec en forme (QEF) et Avenir d’enfants qui a pris la place de Québec Enfants (QE)[4] en avril 2010. Le gouvernement du Québec et la FLAC ont aussi conclu une entente de collaboration en faveur de la persévérance scolaire.

La tradition des grandes fondations privées est issue du terreau étatsunien de la fin du xixe et du début du xxe siècle avec entre autres les fondations Carnegie et Rockefeller, Kellogg et Ford, et plus récemment les fondations Clinton et Gates. Des différences dans leurs manières de percevoir leurs rôles et de fonctionner se sont toutefois manifestées au fil du temps. Les premières ont développé la « philanthropie scientifique », alors que les plus récentes qui se veulent différentes sont qualifiées de « venture philanthropy », « new philanthropy », « entrepreneurial philanthropy » (Anheier et Leat, 2006), ou comme faisant partie du mouvement de « philanthrocapitalism » (Bishop et Green, 2008 ; Edwards, 2008). Cette « nouvelle philanthropie » s’inscrit dans le contexte d’une augmentation considérable de leur nombre ainsi que des ressources financières à leur disposition (Faber et McCarty, 2005). Les années Reagan (Lesemann, 1988) ont en effet permis, grâce à l’abolition de divers mécanismes de réglementation financière, un accroissement fulgurant des bénéfices de certaines entreprises, particulièrement dans le secteur des nouvelles technologies, qui s’est traduit par une multiplication des fondations privées (Anheier, 2006 ; Edwards, 2008). Plusieurs ont en outre profité des années fastes de la décennie 1990 pour s’enrichir grâce à des stratégies spéculatives et augmenter davantage leur capital. Beaucoup de ces « nouveaux philanthropes » critiquent leurs prédécesseurs qui auraient été peu efficaces et se proposent de réformer les manières de faire de la philanthropie traditionnelle en lui appliquant les principes de gestion qui prévalent dans leurs propres entreprises : en ciblant leurs actions sur des problèmes spécifiques, bien délimités dans l’espace et le temps, pour lesquels des objectifs de résultats sont définis dans une perspective contractuelle, puis mesurés grâce à des mécanismes d’évaluation de la performance. « Today’s new philanthropists are trying to apply the secrets behind that money-making success to their giving. That is why we call them philanthrocapitalists » (Bishop et Green, 2008 : 2-3).

La FLAC est, au Québec, l’exemple même de cette « nouvelle philanthropie » ou de ce « philanthrocapitalisme » qu’Edwards (2008) caractérise pour les États-Unis comme une action privée qui ne vise pas seulement à faire des dons ou à soutenir des organisations existantes, mais plutôt à concevoir leurs contributions comme un investissement qui aura des retombées à plus ou moins long terme, à faire la preuve que les stratégies employées dans le monde de l’entreprise privée sont aussi applicables pour régler les problèmes sociaux. Edwards mentionne trois caractéristiques qui peuvent s’appliquer à l’ensemble des nouveaux philanthropes :

  • Very large sums of money committed to philanthropy, mainly the result of the remarkable profits earned by a small number of individuals in the IT and finance sectors during the 1990s and 2000s ;

  • A belief that methods drawn from business can solve social problems and are superior to the other methods in use in the public sector and in civil society ; and

  • A claim that these methods can achieve the transformation of society, rather than increased access to socially-beneficial goods and services

Edwards, 2008 : 31-32

En outre, les acteurs de la nouvelle philanthropie tendent à vouloir effacer les frontières entre les secteurs à but lucratif et non lucratif. Il faut faire entrer les services dans une logique de marché, qui, selon eux, profitera à tous. Ils se posent en critiques de l’action étatique qui n’a pas réussi, à leurs yeux, à prouver son efficacité.

Le présent article fait d’abord état d’une démarche d’enquête visant à évaluer quelques-uns des impacts des activités de la FLAC sur les acteurs du terrain de l’action sociale et communautaire. Leurs témoignages convergent pour signaler un malaise relié à une relation d’imposition d’expertise sur les pratiques de terrain, à une transformation des valeurs qui orientent leurs actions. Cette situation ressentie comme difficile, parce qu’elle tend à invalider les manières de faire et l’expérience acquise dans les pratiques, témoigne d’une nouvelle logique d’action qui en fait correspond à de nouveaux paradigmes, à la fois dans le champ scientifique et dans le champ de la gouvernance qui concurrencent ceux sur lesquels reposent des années de pratique de terrain. La seconde partie de cet article analyse l’origine et les fondements scientifiques de ces nouveaux paradigmes. La conclusion est consacrée à une interrogation sur les dimensions politiques de l’articulation de ces deux paradigmes, ce qui vient éclairer le malaise ressenti par les intervenants qui ont l’impression que leur expérience se trouve, au moins partiellement, invalidée.

Les impacts de l’intervention des fondations privées et de la FLAC sur les organisations de la société civile (OSC)

La littérature relative aux questions que suscite l’activité des fondations privées souligne le plus souvent les enjeux de démocratie, des intérêts des acteurs et de la place occupée par les financements privés dans la redistribution de la richesse (Siber, 2008 ; Edwards, 2008 ; Faber et McCarthy, 2005 ; Seybold,1982).

En effet, on remarque que les actions entreprises par les fondations privées reflètent souvent les goûts, les intérêts, les idées ou même l’histoire personnelle du philanthrope (Siber, 2008). Faber et McCarthy (cités dans Siber, 2008) affirment qu’en plus de choisir leurs causes selon des penchants personnels les philanthropes déterminent aussi quels sont les problèmes prioritaires d’une communauté et quels seront les bénéficiaires de leur aide. Ils veulent maintenant « faire la différence », et, pour cela, ils tiennent à démontrer leur efficacité par rapport aux institutions publiques et aux OSC pour s’immiscer et opérer des changements dans les politiques publiques, ainsi qu’adopter une attitude beaucoup plus directive relativement aux organismes bénéficiaires de leur aide[5].

Les philanthropes exigent dorénavant une reddition de comptes généralement basée sur des critères – qui ne sont pas ceux promus par les OSC – qui privilégient une philosophie de gestion qui est celle des bailleurs et de leur conception de l’investissement et du rendement financier. Les critères d’évaluation seront par conséquent quantitatifs plutôt que qualitatifs (Edwards, 2008). De ce fait, il semble y avoir peu de reconnaissance du travail effectué sur le terrain par les OSC, pas plus d’ailleurs que des connaissances qu’elles ont développées dans leur relation avec les personnes à qui elles viennent en aide. C’est plutôt une relation d’imposition d’expertise et de manières de faire qui provient des experts employés par les fondations, dans une logique top-down, qui origine des décideurs et s’impose aux receveurs, ce qui accroît ainsi la dépendance des OSC à leur égard, et donc leur vulnérabilité. Celles-ci risquent de perdre une part de leur autonomie et d’être soumises aux décisions et aux manières de faire du bailleur de fonds et, par le fait même, de voir leur mission se réorienter en fonction des priorités ou des intérêts des philanthropes qui les financent (Edwards, 2008).

Les recherches que nous avons réalisées concernant la FLAC, les mémoires présentés en commissions parlementaires et les propos recueillis dans les milieux de pratique permettent d’illustrer cette dynamique. Il est important de souligner que la problématique à laquelle nous nous sommes intéressés a émergé de groupes issus d’OSC ayant aussi collaboré à la recherche que nous qualifions de participative. En ce qui a trait à l’échantillon, neuf acteurs significatifs ont été rencontrés entre les mois de juin et de novembre 2009. C’est en collaboration avec nos partenaires que nous avons sélectionné les premiers répondants. La technique « boule de neige » a ensuite été utilisée afin d’entrer en contact avec d’autres individus concernés par la problématique. L’échantillon retenu ainsi que les rencontres auxquelles nous avons assisté et les entretiens effectués ont permis de mettre au jour certains impacts de la présence de la fondation vécus par plusieurs organisations du terrain. Une certaine saturation des informations a été obtenue, ce qui a contribué à restreindre l’échantillon à neuf participants. La plupart d’entre eux siègent ou ont siégé à un Comité d’action locale (CAL) ou à un Comité d’action de milieu (CAM) — structures de concertation constituées de représentants de la municipalité, des écoles du milieu, des organismes communautaires et du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) permettant la participation d’un territoire aux programmes instaurés par la FLAC, soit Québec en forme (QEF) et Québec Enfants (QE). Par ailleurs, certains acteurs rencontrés proviennent d’organisations chapeautant des organismes, qui eux, siègent à un CAL ou à un CAM, pour la plupart issus de fédérations d’organismes communautaires.

Divers types de difficultés, de craintes et de mises en garde ont été exprimées par les acteurs interrogés, alors que certains ont aussi souligné des aspects positifs des interventions de la fondation. Quelques-uns ont une appréciation globalement plutôt positive de ses interventions sur leur territoire, bien qu’ils soulèvent aussi un certain nombre de problèmes, et ils semblent croire en la possibilité de négocier avec la FLAC pour qu’elle adapte ses programmes à leurs réalités. Toutefois, des propos recueillis questionnent les motivations de la fondation, le rôle qu’elle est amenée à jouer au côté des interventions publiques, les liens qu’elle tisse avec les organisations des communautés et les répercussions réelles ou attendues de la nouvelle dynamique induite par sa présence.

En effet, tout comme les tenants de la nouvelle philanthropie, les motivations de la FLAC ne sont pas seulement liées au désir de soutenir les activités des groupes de la société civile. Elle veut intervenir pour opérer des changements en modifiant les manières de faire. Ainsi, les activités seront souvent traitées à la manière de celles du monde des affaires – notons par exemple le recours de la FLAC à la firme-conseil McKinsey & Company[6] pour développer sa stratégie de déploiement. En outre, la fondation se retrouve activement dans toutes les étapes de l’intervention : identification de la problématique et des priorités de recherche, élaboration et implantation de programmes, évaluation. De plus, alors qu’elle était en période d’essai – avant de réaliser un partenariat avec l’État québécois –, elle choisissait aussi les territoires et les populations qui recevraient ses programmes d’activités. L’efficacité dont la FLAC cherche à faire la preuve par ses interventions se pose comme une critique de l’action gouvernementale et de celle des OSC. Il n’est donc pas surprenant de lire, dans le document faisant part de sa mission, qu’elle s’est donné comme vision d’influencer le gouvernement ainsi que d’autres acteurs de la société. Ce qui nous fait dire que la fondation dans ses efforts pour s’intégrer à la gouvernance de l’État le fait avec un projet politique clair : modifier les pratiques et les programmes gouvernementaux.

Les intervenants du milieu expriment effectivement des craintes relativement à la place qu’occupe le secteur privé dans des domaines où le gouvernement intervenait déjà. Ceux qui ont travaillé dans le passé sur les problématiques auxquelles s’intéresse maintenant la FLAC ne se sentent pas écoutés par ses représentants. Ils se demandent si l’État abdique son rôle de décideur et de régulateur des activités et des orientations adoptées dans certains de ses champs de compétence.

Cette nouvelle façon de faire soulève un enjeu majeur. II s’agit de la possibilité que le secteur privé en vienne à décider des actions à poser, qu’il identifie les problèmes et oriente les solutions.

Mémoire du Conseil de la famille et de l’enfance, 2009 : 2

Il est pour le moins inquiétant que des fondations privées réussissent à engager des fonds publics selon ce qu’elles jugent important pour la société, selon leurs valeurs et leurs visions, alors que les citoyennes et citoyens, les associations et regroupements n’arrivent pas à faire reconnaître leurs besoins (Mémoire de l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec (AREQ) et la Centrale des syndicats du Québec, 2009 : 8).

Les individus qui décident d’investir dans une fondation ont leurs raisons de le faire. Toutefois, cela soulève des questions de l’ordre de la gouvernance puisque, bien sûr, l’argent fourni par les fondations pour mener leurs activités échappe au système d’imposition. Par conséquent, le gouvernement se prive d’une part de revenu qui lui aurait permis de réaliser sa mission. Le cas de la FLAC pose cet enjeu avec encore plus d’acuité, puisque celle-ci associe l’État à des projets qu’elle a elle-même lancés et pose comme condition de sa contribution financière (constituée en dollars libres d’impôts) que l’État investisse de son côté un pourcentage important d’argent des contribuables. Les risques encourus par l’occurrence d’un tel partenariat sont que les investissements de la fondation influencent directement les orientations prises par les élus.

Sur le terrain, les interventions réalisées par les entités créées par la FLAC (QEF et QE[7]) passent par les OSC, selon une approche qualifiée de « mobilisation des communautés ». À ce titre, les organismes disent subir une pression importante de la part du bailleur de fonds. Le financement que la FLAC offre à divers groupes et centres de recherche universitaires, et l’utilisation qu’elle fait de la recherche en général, font dire à plusieurs qu’un système d’experts s’installe et s’impose aux organismes du terrain. Des acteurs des milieux de pratique rapportent que certains intervenants de la fondation font valoir leur expertise pour justifier les orientations qu’ils souhaitent voir prises par les organismes communautaires. Cette expertise s’appuie sur les résultats obtenus dans le cadre de recherches menées dans divers groupes, dont ceux qu’appuie financièrement la fondation. Ce qui fait dire qu’elle participe à la fois à la détermination et à la définition des problématiques, et à l’évaluation des interventions selon un point de vue qui est le sien :

En fait, ces gens-là ne descendent pas, il y a quelque chose qui est développé au niveau de la fondation avec certaines personnes. Ces programmes-là sont amenés aux représentants régionaux, qui sont un ou deux par région. En dessous d’eux, il y a des agents de développement. On leur donne un guide et c’est comme ça que ça marche ! Tout est réglé d’avance, ça fait que tout est déjà pensé en haut

intervenant nº 2

Le discours officiel veut que les CAL ou CAM soient à l’origine des décisions prises à la suite de la concertation des partenaires du milieu, mais plusieurs affirment que dans la pratique c’est différent, ce qui contribue à brouiller les rapports entre certains partenaires :

C’est une approche qui dit dans le texte : on respecte ce qui vient des communautés. Mais ce qu’ils oublient de dire, c’est : à condition qu’ils fassent comme on veut. Ça fait qu’à un moment donné ça achoppe au niveau des communautés

intervenant nº 2

Organismes et représentants de la FLAC ne parlent pas le même langage et ont une vision divergente du travail.

Moi, quand j’étais coordonnateur — c’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté — c’est que je portais les valeurs du communautaire et ce que je faisais comme coordonnateur ça venait me chercher. Ça fait que j’étais constamment en conflit parce que je trouvais que ça ne respectait pas la réalité du milieu communautaire, ça ne venait pas rejoindre mes valeurs

intervenant nº 5

La reddition de compte, essentiellement quantitative, telle qu’elle est conçue par la fondation, ne fait pas partie des habitudes des organismes communautaires. En fait, pour les intervenants issus du milieu communautaire, les pratiques ne peuvent être évaluées principalement en fonction du nombre de personnes rejointes par une activité, mais plutôt par la qualité des interventions et la contribution qu’elles apportent à un changement réel des conditions de vie des gens.

Ils nous ont financés la première année en psychomotricité, mais là, ils viennent nous dire : il va falloir financer moins la psychomotricité parce que vous ne touchez pas assez d’enfants. C’est comme s’ils veulent pouvoir dire qu’avec l’implication de QEF dans [nom d’un territoire] ça permet de rejoindre 82 % des clientèles. Mais on ne veut pas saupoudrer pour toucher le plus de monde ! Nous, on veut faire quelque chose d’intensif là où c’est important

intervenant nº 8

Les intervenants des organismes communautaires font état d’un manque de respect de la part de la fondation relativement à leur travail, aux savoir-faire qu’ils ont développés au cours des années de relations avec les milieux, ainsi qu’à propos des structures externes et internes des organisations auxquelles ils appartiennent. Le sentiment que la FLAC utilise les organismes du milieu comme de la main-d’oeuvre bon marché est exprimé par certains, ainsi que les difficultés de négocier pour faire reconnaître leur travail. Cela porte atteinte à la structure démocratique des organisations communautaires puisque les décisions sont prises autour de la table des CAL et CAM ce qui ne permet pas aux représentants des organismes de retourner consulter leurs membres avant de se prononcer.

Quand tu arrives au CAL, c’est avec des décideurs : des directeurs d’école, des CSSS qui peuvent prendre des décisions sur place. Dans nos moeurs et coutumes du communautaire, on a des mandats. Il faut aller voir avec notre monde. Dans la manière dont il procède, il n’y a pas de place pour ça, parce qu’on est là pour décider. On est en train de miner tout ce processus par un ensemble de façons de se concerter puis de se « partenariatiser » qui n’est pas basé sur ce modèle démocratique. Ce n’est pas juste la Fondation Chagnon, mais c’est aussi la Fondation Chagnon qui contribue à dé-démocratiser notre fonctionnement dans les groupes

intervenant nº 7

Plusieurs commentaires relatent un changement d’orientation de la mission des organismes communautaires qui, à cause des exigences imposées par le nouveau bailleur de fonds, se transforment d’organismes porteurs de diverses revendications de leurs membres en organismes pourvoyeurs de services à la population.

Un moment donné, ils sont tellement accaparants dans le travail à faire qu’il n’y a plus de temps de réflexion. Ils deviennent uniquement centrés sur la tâche

intervenant nº 4

Quand la FLAC est arrivée dans certains secteurs, elle a voulu former ses propres lieux de concertation sans égard à l’existence préalable de telles instances. Elle a voulu refaire à sa manière ce qui était déjà là :

Le problème, c’est qu’ils ont imposé beaucoup de façons de faire, et je ne le cacherai pas, QEF a changé dans des quartiers les structures de concertation locales. Ils sont allés jusque-là !

intervenant nº 8

La concertation et les discussions se font dorénavant entre les acteurs choisis par la fondation et elles sont monopolisées autour des questions qu’elle privilégie.

Je peux comprendre qu’une maison de jeunes veuille parler avec le directeur d’école de son coin. Je ne suis pas certain que ce soit sur la question de l’activité physique. C’est peut-être sur la question de la violence ou des relations gars-filles. Il y a un tas d’enjeux dont ils peuvent parler. Sauf que tu ne pourras pas le rencontrer quatre fois, le directeur d’école, et la fois que tu le rencontres, la discussion est autour de l’activité physique. Alors ça dédouble dans ce sens-là les lieux de concertation et les possibilités de concertation existantes dans le milieu, parce qu’on les voit se réunir sur des choses très circonscrites, décidées par la Fondation Chagnon

intervenant nº 7

Divers répondants expliquent aussi que la fondation vise maintenant à coordonner sur un territoire donné non seulement les activités qu’elle finance avec celles des organismes communautaires, mais qu’elle s’attend à ce que le coordonnateur du CAM et CAL sollicite d’autres bailleurs de fonds pour financer d’autres activités, en fonction du plan d’action de la FLAC, destiné à répondre aux besoins d’un milieu. Ainsi, l’ensemble des activités devraient répondre aux exigences des programmes de la FLAC, quelle que soit la source de leur financement, au nom du plan d’action territorial.

Les stratégies de la FLAC font, selon plusieurs intervenants, courir le risque d’une uniformisation des orientations, des points de vue, des visions, des missions et des actions des organismes communautaires, ce qui contribue à modifier leur rôle envers les populations qu’ils servent.

Malgré ces critiques, des commentaires positifs soulignent que les lieux de concertation ont aussi permis d’asseoir à la même table des acteurs qui n’y avaient jamais participé auparavant. De plus, les fonds injectés ont stimulé la réalisation d’activités qui, autrement, n’auraient jamais vu le jour. Certains reconnaissent que si des erreurs ont été commises au début par la FLAC, celle-ci en a tenu compte et a réajusté ses programmes. D’autres affirment qu’il y a eu des changements dans le discours, mais que la réalité demeure la même.

Dans le même ordre d’idées, au cours d’une rencontre sur le sujet, certains participants ont mentionné qu’il existe bel et bien une mobilisation de la communauté par l’entremise de QEF et de QE, et qu’il y a un mouvement ascendant provenant des milieux où ils sont implantés, ce que les entrevues n’ont toutefois pas montré. Dans ce cas, il serait nécessaire d’étudier plus en profondeur le rôle des individus dans la structure des QEF et QE afin de comprendre les possibilités qu’ils ont de modifier et d’adapter les programmes selon leur perception des besoins des milieux. Il s’agirait de connaître jusqu’où les acteurs ont une prise sur les actions qu’ils mettent en oeuvre.

Les mobilisations et les relations entre les organismes communautaires et la FLAC ne sont pas identiques sur tous les territoires. Certains milieux sont mieux équipés que d’autres ou ont une plus longue histoire de mobilisations leur permettant éventuellement de négocier avec la fondation. Au-delà de la prudence dont font preuve plusieurs intervenants dans la manière de s’exprimer au sujet de la fondation, les témoignages recueillis, les rencontres auxquelles nous avons participé à diverses occasions, en plus de l’étude des mémoires des commissions parlementaires sur les projets de loi, nous permettent de confirmer que les préoccupations exprimées en relation avec les interventions de la fondation sont importantes tant sur le plan des logiques d’action, de leur finalité que de celui des enjeux de gouvernance des politiques et des interventions publiques qu’elles soulèvent.

Un changement de paradigme tant scientifique que politique

À l’origine de l’expertise dont se réclame la FLAC et aux fondements de son autorité se trouvent non seulement la légitimité que peut donner la générosité des financements qu’elle octroie, mais un double ancrage, scientifique et politique, et surtout une articulation entre les deux qui permet au politique – c’est-à-dire à une nouvelle gouvernance des relations entre le marché, l’État et les organismes communautaires de la société civile – de se donner une toute nouvelle légitimité fondée à la fois sur la connaissance scientifique et sur un projet politique visant à redéfinir les paramètres de la gouvernance, incluant un rôle prépondérant du marché et un recours aux OSC. C’est dans le contexte de l’émergence de ces nouveaux paradigmes que nous interprétons le sentiment de mise à l’écart des pratiques et des valeurs mises en oeuvre par les organisations communautaires et d’imposition d’une expertise externe exprimée par les intervenants interrogés.

Les idées qui sous-tendent l’action actuelle des fondations privées

Les thèmes de la prévention et des neurosciences : un nouveau paradigme scientifique

De nombreuses fondations privées participent aujourd’hui aux divers projets visant à réduire les risques associés aux transformations des sociétés. Elles ont une préoccupation pour le maintien d’un ordre social, financier, politique, et pour cela plusieurs d’entre elles cherchent à occuper un espace plus important dans le système de gouvernance.

La bonne santé et la performance économique des générations futures sont essentielles au maintien de l’ordre actuel. Celles-ci devront non seulement être en santé, mais aussi davantage formées pour assurer la compétitivité des entreprises dans un monde globalisé, de manière à pourvoir ainsi financièrement à la couverture des frais engendrés par une génération vieillissante toujours plus nombreuse. Nous sommes donc entrés dans une ère de prévention qui vise à réduire les risques de vivre des situations entraînant des coûts pour le système public et qui valorise un investissement dans le capital humain. À cette fin, les concepteurs des programmes de prévention ont recours aux sciences sociales pour déterminer là où il faut agir et comment il convient d’agir, en valorisant en particulier les connaissances relatives à l’étude des comportements individuels. Ces connaissances ont donné lieu à l’établissement de banques de données, à partir d’indicateurs, dans le cadre d’une approche statistique probabiliste. Les fondations privées contribuent directement au financement de ces recherches.

La prévention s’inscrit dans une conception de la gestion de la société où l’expertise sert à déterminer les risques associés à nos modes de vie souvent qualifiés de « nouveaux risques sociaux » (NRS). Une fois ces risques cernés, ils font l’objet de politiques visant à les réduire. Dans le cas qui nous occupe, le point de départ de la démarche de la fondation se trouve dans l’effort mondial visant à éradiquer la pauvreté[8] considérée comme un facteur de risque important (Heckman et al., 2006). Les recherches menées à ce propos montrent en effet que les personnes vivant dans des situations de précarité économique, en plus d’être particulièrement sujettes à la maladie physique et mentale, connaissent davantage de difficultés, en matière de réussite scolaire ou de participation sociale (Ulysse, 2009 : 5), ce qui engendre des coûts sociaux importants. C’est pourquoi on voit se déployer autour de cette question un effort particulier de la part des fondations, une mobilisation considérable de personnes influentes, et une volonté de certains gouvernements d’aller dans la même direction, encouragée par les instances de gouvernance transnationales comme l’OCDE, la Banque mondiale (BM) et les Nations Unies.

Mais comment réduire la pauvreté ? Plusieurs adeptes de la prévention de la pauvreté croient qu’elle se transmet d’une génération à l’autre, ce qui est contesté par les données de recherche[9]. Cette idée qui persiste pourtant mène ses tenants à vouloir aller à la source du problème en décidant d’agir de manière préventive le plus tôt possible dans la vie des enfants.

The intergenerational transmission of socioeconomic inequalities in children’s health, and cognitive, behavioural and emotional development emerge early and, without intervention, may persist through life.

Najman et al., 2004, dans Heckman et al., 2009 : 2

This article describes the risk factors that motivate early intervention and reviews both the economic rationale for investing in early childhood and the evidence on the optimal timing of intervention to reduce inequalities. Based on the economic and biological arguments for early intervention we propose the « antenatal investment hypothesis » which suggests that investments made during the pregnancy period may yield the highest return.

Heckman et al., 2009 : 1-2

C’est sur la base de ces prémisses et dans cette perspective que les théories entourant la prévention précoce ou le développement des jeunes enfants (DJE) se retrouvent au fondement de l’action de nombreuses fondations privées et sont promues par plusieurs instances de gouvernance transnationales.

The new investing in children paradigm has been promoted by a number of international bodies, notably the OECD and the European Commission, over the past decade. In 1996, an OECD conference on the « new social policy agenda » concluded with a call for a social investment approach, which prioritises investment in children and young adults. The 2000 EU Lisbon Summit saw investment in people as key to modernisation of the European social model.

Lister, 2008 : 384

Les programmes d’intervention destinés aux jeunes enfants ne sont certes pas récents, mais ils connaissent un nouvel essor pour deux raisons. Des avancées importantes dans la recherche en neurobiologie établissent un lien entre l’environnement où évoluent les jeunes enfants, les expériences qui y sont vécues et le développement de leur cerveau. Le mouvement est porté par de nouvelles connaissances issues des neurosciences, de la psychologie développementale, de la pédiatrie et de l’économie (National Scientific Council on the Developing Child, Harvard University, 2007).

Un des tenants de cette approche, et certainement un des leaders dans sa diffusion, est le Prix Nobel d’économie en 2000 James J. Heckman que l’on voit cité dans la plupart des travaux sur le sujet. La théorie qu’il a avancée fait le lien entre des modèles micro-économiques des comportements individuels et les approches béhaviorales et écologiques, entre les compétences développées par les enfants en bas âge et l’environnement dans lequel ils se trouvent. Bien que des corrélations soient encore à l’état d’étude entre le développement et les environnements, elles sont maintenant appuyées par les nouvelles découvertes effectuées par les sciences neurologiques.

Behavioural research confirms that the early years are foundational for a full range of human competencies and are a period of heightened sensitivity to the effects of both positive and negative experiences. In a parallel fashion, studies of human capital formation indicate that the quality of the early childhood environment is a strong predictor of adult productivity and that early enrichment for disadvantaged children increases the probability of later economic success. Although explanatory mechanisms for interpreting these correlations still are being developed, recent advances in neuroscience are illuminating, because they demonstrate the extent to which early experience influences the development of neural circuits that mediate cognitive, linguistic, emotional, and social capacities

Knudsen et al., 2006 : 1

Les résultats de recherches obtenus dans différentes disciplines et de différentes approches convergent, selon ces auteurs, vers des conclusions qui mènent à l’évidence de l’importance d’investir dans le développement des jeunes enfants. Le raisonnement est le suivant :

The striking convergence of four core concepts that have emerged from decades of mutually independent research in economics, neuroscience, and developmental psychology. First, the architecture of the brain and the process of skill formation are both influenced by an inextricable interaction between genetics and individual experience. Second, both the mastery of skills that are essential for economic success and the development of their underlying neural pathways follow hierarchical rules in a bottom-up sequence such that later attainments build on foundations that are laid down earlier. Third, cognitive, linguistic, social, and emotional competencies are interdependent, all are shaped powerfully by the experiences of the developing child, and all contribute to success in the workplace. Fourth, although adaptation continues throughout life, human abilities are formed in a predictable sequence of sensitive periods, during which the development of specific neural circuits and the behaviours they mediate are most plastic and, therefore, optimally receptive to environmental influences

Knudsen et al., 2006 : 2

Ces propos sont repris dans un recueil de textes, Early Child Development : From Measurement to Action, publié par la BM (Young et Richardson, 2007). En effet, on y apprend que des découvertes récentes menées par des neurologues démontrent que le développement du cerveau s’effectue chez l’enfant pour une part importante et décisive durant la période allant de la grossesse à l’âge de 6 ans. L’environnement dans lequel évolue l’enfant et les interactions qu’il a avec son entourage déterminent les connexions qui se produisent dans son cerveau. Durant cette période, ces connexions participent à la construction de l’architecture du cerveau de l’enfant, ce qui entraînera un bon ou un moins bon fonctionnement de celui-ci durant toute la vie. Par conséquent, ces connexions auront des répercussions sur les aptitudes cognitives, sur les comportements et sur la régulation du système général du corps humain répondant plus ou moins bien à ses demandes (Mustard et Young, 2007). C’est dire que les premières années de la vie des individus sont déterminantes. Elles ont un effet prédictif sur la réussite scolaire et économique des adultes en devenir, mais aussi sur leurs comportements en société et sur leur état de santé. Toujours selon les promoteurs de cette approche, les programmes de développement des jeunes enfants sont cruciaux pour les individus puisqu’ils leur permettront d’être prêts à entrer à l’école en plus de favoriser la persévérance et la réussite scolaire. Ces individus auront par conséquent de meilleurs emplois, ce qui contribuera, pense-t-on, à la lutte contre la pauvreté.

Sur le plan des collectivités, et selon les calculs effectués par les économistes qui promeuvent ces orientations, la réussite des individus permettra non seulement à l’État de retirer plus d’impôts de la part de travailleurs plus qualifiés et plus productifs, mais aussi d’économiser en coûts de système. Selon eux, moins d’enfants requerront un enseignement spécialisé ; il y aura moins de prestataires des programmes sociaux d’assistance publique à l’emploi ; les gens ayant des problèmes de comportement seront moins nombreux, ce qui engendrera des coûts moindres en système de contrôle et de détention pour les criminels (Coffey, 2007) et le système de santé subira une charge moins importante, du fait de gens en meilleure santé. On établit un gain sur investissement allant jusqu’à 17 $ de rendement pour chaque dollar investi, dont 13 $ iront au trésor public (Mustard, 2007 : 21).

Des études longitudinales sur le développement des enfants ont été créées dans différents pays. Au Canada, l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes, lancée en 1994, vise à recueillir des données relatives aux facteurs critiques qui touchent le développement des enfants. Elle vise notamment à dégager les facteurs de risque susceptibles d’engendrer des trajectoires d’échecs pour les enfants, mais aussi les facteurs de protection qui les en préserveront. Des experts issus de différents domaines – psychologie, démographie, sociologie, économie – établissent des corrélations statistiques entre les situations vécues par les enfants et les problèmes qu’éprouvent plus tard les adolescents ou les jeunes adultes qu’ils sont devenus. C’est à partir des résultats obtenus que « l’enfant est repéré selon une projection probabiliste, à partir d’un certain nombre de caractéristiques estimées porteuses de risques (le fait d’être né ou de vivre en famille monoparentale ou recomposée par exemple, ou de connaître des modifications de l’environnement familial), et devient objet de prévention » (Dandurand et Kempeneers, 2001 : 142).

L’un des volets importants de cette enquête concerne l’environnement familial des enfants et vise ainsi à documenter la diversité des formes familiales et leurs impacts sur le développement des enfants. On associe souvent les impacts de l’environnement sur les individus à l’approche écologique. C’est alors que le risque, voire le danger, pour un enfant repose sur différents aspects de son environnement familial : « Les enfants sont “à risque” parce que potentiellement en danger (de connaître tous les problèmes anticipés), mais aussi potentiellement dangereux pour l’ordre social si les problèmes anticipés (par exemple le décrochage scolaire, des comportements violents ou asociaux…) en font des déviants ou des marginaux » (Dandurand et Kempeneers, 2001 : 141). C’est dire que les risques attribués aux situations dans lesquelles les enfants se trouvent ne sont pas interprétés seulement par les effets qu’ils ont sur leur propre avenir, mais aussi relativement à une conception particulière de ce que doit être la société. Les programmes de prévention en tant que réponses aux risques appréhendés peuvent ainsi être perçus comme des outils de contrôle social au service d’une certaine vision de la société.

[…] la prévention moderne se veut, avant tout, dépistage de risques. Un risque ne résulte pas d’un danger précis, porté par une personne ou un groupe d’individus, mais de la mise en relation de données générales impersonnelles ou « facteurs » (de risques) qui rend plus ou moins probable l’avènement de comportements indésirables. […] La présence de tels facteurs suffit à déclencher un signalement automatique, en vertu de l’axiome qu’une « mère à risques » engendre ou élève des enfants à risques […]. Ainsi prévenir, c’est d’abord surveiller, c’est-à-dire se mettre en position d’anticiper l’émergence d’événements indésirables au sein de populations statistiques signalées comme porteuses de risques […].

R. Castel, cité dans Dandurand et Kempeneers, 2001 : 141

Le thème de la « nouvelle gouvernance » : un nouveau paradigme politique 

Les théories entourant le développement des jeunes enfants sont promues par divers acteurs ayant des perspectives politiques différentes. D’un côté, on souhaite que ces programmes de prévention soient offerts sur le marché des biens et services par le secteur privé, et soutenus par la communauté ; de l’autre, on considère que l’État doit être le pourvoyeur de ces services. Bien entendu, les fondations privées sont plus présentes dans le premier modèle que dans le deuxième, bien qu’elles jouent aussi un rôle de promotion qui influe sans doute sur les deux modèles. Il est aussi soutenu par un certain nombre de personnes influentes telles que le Prix Nobel d’économie James J. Heckman et M. Fraser Mustard, président fondateur et fellow de l’Institut canadien de recherches avancées, qui a travaillé à ce sujet pour le gouvernement de l’Ontario. Mustard a également participé à diverses productions de la BM, dont la publication précédemment citée. Tous deux furent, parmi d’autres, invités à faire une présentation au Forum économique international des Amériques/Conférence de Montréal, intitulée Réconcilier économie et santé : les enjeux de la prévention, à laquelle la FLAC a contribué financièrement, entre autres en en publiant les actes.

Moins d’État : marché et communauté comme pourvoyeurs de services de développement des jeunes enfants

Les tenants de cette perspective considèrent que les programmes de développement des jeunes enfants doivent favoriser un développement global de l’enfant et encouragent l’implication des entreprises privées, des parents et de la communauté.

Les services de développement des jeunes enfants offerts dans le cadre de cette perspective ne doivent pas incomber uniquement, ni même d’abord, à l’État, mais plutôt aux entreprises privées qui sont les mieux placées pour prendre en main le développement des jeunes enfants et qui doivent être présentes lorsque des décisions en ce sens sont prises par les gouvernements (Coffey, 2007). Comme il en fut question plus tôt, le rôle des gouvernements se trouve disqualifié au profit de celui du monde des affaires, jugé mieux apte à gérer la situation :

Business and community leaders must be « at the table » with strong, diverse members of the public sector when ECD policies and issues are discussed, and they have critical roles to play when new policies are implemented. History repeatedly shows that shifts or changes in public policy do not « take off » until business communities rally behind them. As the economist John Kenneth Galbraith said almost 25 years ago, « The views of one articulate and affluent banker, businessman, lawyer, or acolyte economist are equal of several thousand welfare mothers » in the corridors of political power. Clearly, business has vested interest in supporting and influencing the development of sound public policy in ECD because business has a stake in the positive outcomes of ECD programs (education employment, health, safety, productivity, community engagement)

Coffey, 2007 : 34-35

Dans la publication de la BM à propos du développement des jeunes enfants, Grünewald et Rolnick (2007) expliquent comment doit fonctionner le système d’offre de services. Celui-ci doit reposer à la fois sur les secteurs public et privé. Selon ces auteurs, un système top-down financé par l’État n’est pas à même d’atteindre de hauts niveaux de retour sur investissement. Ils proposent plutôt :

A bottom-up, market-oriented system that first and foremost empowers at-risk families and keeps decision making about individual programs at a micro level with ECD providers. Much of economic policy research demonstrates that resource-allocation decisions are more efficiently made by markets at the micro level (that is, by individuals and businesses) rather than by planning committees at the macro level

Grünewald et Rolnick, 2007 : 23

Comme le retour sur investissement est plus grand encore pour les populations dites à risque, ces auteurs proposent qu’une allocation couvrant les frais de tous les services – la prise en charge des enfants dans les centres de développement des jeunes enfants et les visites à domicile – soit fournie par les gouvernements. Ceux-ci doivent mettre à la disposition des familles les ressources nécessaires pour qu’elles puissent ensuite choisir selon leurs besoins – horaires et emplacement – et leurs exigences – la qualité des programmes offerts – l’endroit où elles souhaitent envoyer leurs enfants. On considère ainsi que le marché de l’offre de services sera représentatif de ce que veulent les parents.

Une mobilisation de la communauté est préconisée par ce modèle : les organismes de la société civile, les entreprises et les familles doivent se mobiliser autour de cette priorité : le développement des jeunes enfants. C’est l’approche It takes a village to raise a child, que Hillary Clinton a contribué à populariser en 1996 : tous les acteurs de la communauté doivent être mobilisés autour des enfants, parce qu’il est de la responsabilité de tous de contribuer à l’éducation de la génération suivante et qu’on ne veut pas que les gouvernements prennent toute la place :

In Canada, early child development (ECD) is an economic issue, and the support of ECD services is a responsibility of federal, provincial, and municipal governments as well as corporations, businesses, and communuties. All of us must take more action in this arena, for “kids are everybody’s business”

Coffey, 2007 : 35

Ce modèle est encouragé par la BM comme en témoigne la publication précédemment mentionnée. Il est plus présent au sein des régimes libéraux des pays anglo-saxons où les personnes pauvres sont les seules à bénéficier d’une couverture sociale et où les politiques sociales sont davantage ciblées.

Plus d’État : l’État providence pourvoyeur des services de développement des jeunes enfants

Ce modèle s’inspire des régimes sociaux-démocrates des pays scandinaves où l’on prône l’égalité des citoyens, des politiques universelles et des services sociaux gratuits. Selon Gøsta Esping-Andersen (2008), les changements engendrés par la transformation de la société ont fait que ce ne sont plus tant les personnes âgées qui sont pauvres, mais les jeunes et les enfants. Cette évolution serait attribuable à la diversification des structures familiales et au fait que la redistribution opérée par l’État se base toujours sur un modèle familial dit traditionnel, soit un couple uni et des enfants demeurant sous le même toit. Cela entraîne un appauvrissement des foyers recomposés ou monoparentaux, causant ainsi la pauvreté des enfants.

Le modèle préconisé par les tenants de l’intervention de l’État pour offrir les services de développement des jeunes enfants s’inscrit dans une perspective orientée qui s’articule à la fois autour de la prévention, de l’investissement et de l’activation. En effet, l’investissement dans les services de garde est considéré à la fois comme une mesure d’activation légitime et bénéfique puisque, en plus de permettre aux deux parents de participer au marché du travail, des études ont démontré que les services de garde sont souhaitables pour le développement des jeunes enfants (Esping-Andersen, 2008).

Par conséquent, on propose le développement de programmes sociaux offrant des places en services de garde pour les enfants et pour les autres personnes dépendantes afin d’alléger le fardeau des familles — et ainsi favoriser un plus haut taux de natalité, mais aussi de favoriser l’égalité des chances et des revenus entre les hommes et les femmes. On souligne que les femmes sont maintenant souvent plus scolarisées que les hommes, l’État bénéficiera donc de l’investissement qu’il a fait dans les études des femmes, par les impôts qu’elles paieront, en favorisant leur présence sur le marché du travail. C’est d’ailleurs ce qui permettra de couvrir les frais des nouveaux services (Esping-Andersen, 2008).

La nécessité de repenser la politique familiale se fait clairement sentir. À moins de « dé-familiariser » les fonctions de protection et notamment de prise en charge des enfants, nous ne parviendrons jamais à concilier maternité et emploi. Une fécondité basse ne signifie pas que les citoyens ne veulent pas d’enfants, mais plutôt que les contraintes qui pèsent sur eux augmentent. Or la famille demeure une institution-clé de la société ; et le défi consiste à mettre en place des politiques qui la soutiennent. Sous les formes de plus en plus variées qui sont les siennes, la famille est également un élément-clé du bien-être des enfants. Par conséquent, une politique qui protège tous les enfants de tout état de privation économique est indispensable. De manière plus générale, le coût que représentent les enfants augmente – de même que leur externalité positive, comme nous le verrons bientôt. Il nous faut donc concevoir un partage équitable des coûts et des bénéfices que représentent les enfants (Esping-Andersen, 2008 : 25-26).

Ce modèle repose entièrement sur des dispositions universelles – et non pas ciblées — prises par l’État pour aider les familles. Il se propose aussi d’assurer la qualité et une meilleure uniformité des services offerts à la population (voir le tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des deux positions

Synthèse des deux positions

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion

Nous avons pu dresser le constat d’un sentiment de désappropriation éprouvé par plusieurs intervenants sociaux et communautaires de terrain à la suite des actions promues par la FLAC, sentiment qui peut se résumer dans le fait que se font face deux sources de légitimité : l’une fondée sur l’expérience pratique accumulée et des solidarités construites dans le temps entre intervenants et populations servies ; l’autre sur l’autorité de l’expertise qui s’appuie sur une connaissance formelle et formalisée des comportements sociaux qui trouverait ses fondements dans les neurosciences. Nous ne mettons d’aucune manière en doute le bien-fondé des recherches en matière de neurosciences et les importantes découvertes qu’elles ont réalisées au cours de la dernière décennie. Mais ce que nous soumettons au débat, c’est l’usage qui est fait de ces découvertes en matière de neurosciences dans le processus de légitimation de la planification politique de programmes d’action de lutte contre la pauvreté. Les découvertes scientifiques ne peuvent être simplement mises au service de choix politiques. Champ scientifique et champ politique ont chacun leur autonomie propre. Le premier repose sur des processus systématisés de recherche qui ont leur logique propre, leurs fondements épistémologiques et méthodologiques spécifiques, à la source de leur autonomie. Le second est de l’ordre du débat de société, de choix stratégiques dont les conséquences humaines sont considérables, du compromis en perpétuelle redéfinition, de la recherche de la moins mauvaise solution possible. À soumettre directement les connaissances scientifiques aux stratégies politiques, on les réduit à une idéologie.

Or on a pu voir combien, tant à l’échelle d’une fondation locale qu’à celle des grandes instances internationales, cette autonomie de la connaissance scientifique est mise à mal par des personnes qui, se réclamant d’une légitimité scientifique, n’hésitent pas à faire fi de la nécessaire tension entre science et action politique, et donc à faire oeuvre d’idéologues. Elles n’ont qu’un argument d’autorité (celui de leur statut de scientifique) pour imposer leurs vues qui, n’en soyons pas surpris, épousent l’air du temps : moins d’État, plus de privé, plus de marché, moins de collectif, plus d’individuel, moins de structurel, plus de comportemental. C’est bien pourquoi les instances internationales se précipitent sur ces « théories » fonctionnelles pour poursuivre un modèle de développement qui n’est pas d’abord préoccupé par le mieux-être des communautés et des individus, mais par la création des conditions les plus favorables à la poursuite d’un modèle de société fondé sur les intérêts du capital financier. Ce qu’on qualifie de « nouvelle gouvernance ».

Il ne fait pas de doute que de nouveaux paradigmes, scientifiques et politiques, soutiennent les actions des fondations de la « nouvelle philanthropie ». C’est pourquoi, nous semble-t-il, les intervenants ressentent, confusément peut-être, que par l’intervention de la fondation sur les territoires traditionnels de leur action, leur monde de valeurs, leurs manières de faire, leurs solidarités se fissurent. L’expertise venue de l’extérieur se légitime de courants mondiaux qui les dépassent – y compris probablement bon nombre d’agents de la fondation – et qui ébranlent leur univers de référence professionnel et personnel. Mais cette manière de redéfinir le monde avec une assurance et une logique implacables (la prévention ciblée sur les enfants pauvres en fera des travailleurs performants qui contribueront par leurs impôts à la survie des organisations de services remises autant que possible au marché, d’où l’idée soutenue entre autres par Mustard d’un rendement de 1 à 17 pour chaque dollar investi dans la prévention !) a tout du rêve technocratique d’une société intégrée, fonctionnelle, efficace au sens marchand et libéral du terme. Il est tout de même paradoxal qu’elle voie le jour au moment où ces visions prométhéennes s’effondrent un peu partout.