Corps de l’article

Si aujourd’hui le design social n’a pas de définition propre et que son sens est en constante évolution, ce concept reste néanmoins opérant pour qualifier le processus collaboratif de conception d’une entité spatiale qui s’appuie sur la participation de plusieurs acteurs et qui entend conjuguer urbanisme, architecture et participation sociale. L’intérêt porté au développement du design social permet de s’intéresser aussi bien aux origines d’un tel processus qu’aux enjeux politiques qui en découlent.

L’exemple de la conception d’une école ouverte illustre tout à fait le design social sous l’angle des politiques éducatives nationales et locales. En effet, ce concept d’école interroge l’interdépendance des politiques dans le design social autant que la place des acteurs locaux dans le projet et, in fine, dans les décisions. Cela renvoie d’une certaine manière à la théorie de la « traduction » qui montre « toute l’importance des actions qui permettent à des acteurs venant d’horizons très différents de se coordonner, de coopérer, soit pour défendre leurs intérêts, soit pour définir un projet exprimant des intérêts communs » (Callon, 1999 : 9). Dans cette perspective, j’analyserai le jeu des politiques et des acteurs autour d’un projet qui se proposait d’être innovant à une époque où le projet architectural demandait à revenir en phase avec le projet pédagogique (Baratault, 2006). Pour ce faire, j’ai choisi de me référer à l’histoire significative de l’école ouverte de Bégon qui traduit parfaitement ce qu’un projet de design social implique tant politiquement que socialement, à court et long termes.

Les années 1970 : un contexte social et politique favorable au design social ?

En 1968, Bégon, petite commune rurale de l’ouest de la France, accolée à une mégalopole, est administrée par un maire libéral et conservateur appartenant au Centre national des indépendants et paysans (CNIP) depuis 1947. L’un des objectifs de l’équipe municipale de l’époque se résumait ainsi : « Nous avons la volonté de n’augmenter nos impôts locaux qu’avec la plus grande circonspection »[1], objectif louable qui s’est cependant traduit par un manque important d’équipements puisque la commune connaît une croissance importante de sa population qui passe de 6 500 en 1954 à 10 100 en 1968. Cet accroissement démographique s’explique notamment par le développement des activités de la base aéronautique implantée sur le territoire bégonien, qui comptait en 1968 plus de 2 600 salariés. Dans la même année, cette usine d’Airbus deviendra l’un des symboles de Mai 68 dans la région, puisqu’elle sera l’une des premières usines occupées de France. Ces mouvements auront une répercussion sur les nouvelles élections communales de 1971, puisque Gérald Auby, médecin militant du Parti socialiste unifié (PSU)[2], sera élu nouveau maire de Bégon.

Les mouvements de Mai 68 vont bouleverser le système éducatif français et ouvrir le champ des pédagogies nouvelles. À côté des mouvements ouvriers, ceux des étudiants remettent sérieusement en cause les politiques éducatives. Le colloque organisé par l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche à Amiens en 1968 conteste les méthodes d’enseignement et relève les failles du système scolaire. Les travaux de Bourdieu et Passeron (1964) ont amorcé des critiques à l’égard de l’efficacité de l’école et de l’égalité des chances. L’État se retrouve alors victime de sa propre puissance. Dans la mesure où il défendait l’égalité des chances, il en devient responsable (Derouet, 1978). L’État est désormais dans l’obligation de réagir, et l’école est amenée à se tourner vers des perspectives exploratoires. C’est dans ce contexte de volonté de changement que les innovations vont commencer à prendre de l’ampleur et que les écoles ouvertes parviendront à trouver un terrain favorable à leur développement.

À l’issue de cette période de troubles, ni le gouvernement ni les syndicats n’indiquent clairement une issue précise, ce qui va permettre d’explorer deux grandes voies : « la première interroge le fonctionnement des structures des écoles et leurs modifications éventuelles, la seconde recherche un renouveau pédagogique en prenant appui notamment sur les méthodes actives » (Rich, 2001 : 44). Les nombreux travaux menés sur la psychologie et la psychosociologie de l’enfance depuis le début du XXe siècle reconnaissent l’enfant comme un être ayant sa spécificité biologique, affective, intellectuelle et sociale. Les principes de l’éducation nouvelle qui s’appuient sur les pédagogies actives prônent un apprentissage à partir du réel et du libre choix des activités. Dans le processus d’apprentissage, le tâtonnement, l’expérimentation déjà travaillés par Freinet, Dewey et Decroly seront repris plus largement pour une autre idée de l’école. La reconnaissance de ces données psychopédagogiques conduit à modifier aussi bien la conception des espaces scolaires que leur pédagogie.

Dès 1955, des associations jouent un rôle majeur, autant dans la diffusion de l’éducation nouvelle et des méthodes actives que dans les modifications des structures et du fonctionnement de l’école ; c’est le cas des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives (CEMEA), rejoints par les Francs et Franches Camarades (FFC), qui participent activement aux projets des écoles ouvertes. Ces associations vont également être sollicitées à partir des années 1960 par les municipalités en tant qu’organismes de services capables de proposer des équipements pour un projet éducatif, social et pédagogique.

Du côté des partis politiques, la question des écoles ouvertes est également soulevée par les textes du parti communiste de l’époque, qui proposent une coopération entre les diverses instances éducatives. Le PSU, de son côté, met en place des commissions de réflexion sur l’éducation et recommande une école qui permettrait d’engager l’enfant dans des processus propres à lui faire vivre l’expérience de la démocratie.

Les modèles étrangers sont aussi des facteurs déterminants dans la réflexion concernant l’évolution du fonctionnement de l’école ainsi que les conceptions pédagogiques de l’architecture intérieure qui doit être adaptée à ces nouvelles préoccupations éducatives. Les réformes qui traversent les pays de l’OCDE défendent la pédagogie différenciée centrée sur l’élève et le travail des enseignants en équipe plutôt que seuls devant leur classe. Les modèles étrangers en provenance des États-Unis, du Québec, mais aussi de Grande-Bretagne, proposent des expérimentations d’écoles à aires ouvertes qui rencontrent un vif succès auprès des pédagogues et de certains mouvements pédagogiques (CEMEA, FFC, Groupe français pour l’éducation nouvelle). « Ouvrir l’école devient alors un slogan qui concerne aussi la recherche d’un nouveau style architectural. » (Monin, 1992 : 55) L’évolution des formes et des fonctions du bâtiment est indissociable de la définition moderne de l’école (lieu de vie inséré au coeur de la cité, rouage dans une éducation globale et permanente). Elle implique par ailleurs une manière d’exercer le métier d’enseignant propre à des maîtres porteurs de nouvelles valeurs sociales. On place dans l’architecture l’espoir de l’évolution pédagogique en vue de proposer des réformes. C’est pourquoi de nombreux urbanistes et architectes vont repenser l’espace scolaire afin qu’il réponde au mieux aux nouvelles attentes de la société française, notamment en matière de pédagogie (Forster, 2004).

Ce contexte sociopolitique montre bien le mouvement qui anime la France à cette époque. Les espoirs de changement, d’un monde plus égalitaire, d’une école plus juste au service de l’enfant, sont mis en avant. L’émergence des écoles ouvertes résulte des innovations pédagogiques défendues dans ce contexte. Les nouvelles attentes de la société sont une occasion offerte à une génération d’architectes cherchant à faire connaître leur talent : c’est en partie ce qui facilitera la construction des écoles ouvertes et leur implantation dans le territoire français.

Mais que proposent au juste les écoles ouvertes ?

Les écoles à « aires ouvertes » font référence à la circulaire Deygout (1973) traitant de l’aménagement de l’espace scolaire. Elles découlent des modèles étrangers (Québec et Grande-Bretagne) qui voient en l’école ouverte la possibilité de répondre à la fois à « une relation maître-élève plus personnalisée, ainsi qu’aux principes des méthodes actives ou encore pour les rencontres avec les parents » (Rich, 2001). En matière d’« école ouverte », les instructions officielles de 1973 faisant état de la construction des écoles élémentaires s’engagent à réaliser un aménagement de l’espace mieux adapté aux objectifs de la rénovation pédagogique (ibid.). Ainsi, la circulaire précise « la nécessité d’une construction modulable du bâtiment favorisant l’individualisation de l’enseignement, la pédagogie du soutien, le travail en équipe, le décloisonnement des classes et des disciplines, ainsi que l’ouverture sur le monde extérieur ». Trois critères définissent l’école ouverte : des locaux polyvalents permettant l’accueil d’associations ou de spectacles, l’intervention des parents (notamment au cours d’ateliers d’arts plastiques, de cuisine, de jardinage, etc.) et l’absence de clôture. L’ouverture concernant l’école se fait alors en direction de la cité aussi bien que des parents. Elle s’inscrit dans le concept plus large de coéducation qui implique alors la mise en relation de plusieurs acteurs.

Ces nouvelles orientations politiques, sociales et éducatives semblent donc tout à fait propices au développement du design social. En effet, dans un contexte où la coopération est de mise, où les attentes sont centrées sur le bien-être et sur l’individu au coeur des débats, on peut s’attendre à ce que les politiques cherchent à donner une nouvelle place aux usagers et à les mettre au centre de leur considération afin de construire une école qui soit en phase avec leurs préoccupations philosophiques, pédagogiques et citoyennes.

Comment alors cette nouvelle conception de l’école a-t-elle pu se traduire localement ? Comment une municipalité a-t-elle su profiter de cet engouement pour proposer une autre forme scolaire qui soit en adéquation avec les attentes des usagers ? Réfléchir et penser l’aménagement de l’espace de façon démocratique suffit-il à donner vie à un projet d’école ? Construire une école selon une architecture originale qui s’appuie sur des idées pédagogiques novatrices est-il nécessairement bien accueilli par la population ? Autrement dit, la réflexion sur l’espace éducatif est-elle suffisante pour faire évoluer les pratiques pédagogiques ? Mais plus généralement, le design social est-il réellement possible dans une école ?

Pour répondre à ces différentes questions, je me suis immiscée dans la commune et dans l’école ouverte de Bégon durant plusieurs années. L’utilisation des méthodes ethnographiques m’a amenée à rencontrer différents acteurs de cette école publique vieille de 40 ans qui ont contribué à son histoire. Des entretiens ethnographiques (Beaud, 1996) ont été conduits auprès des différents maires depuis 1970, mais aussi auprès d’autres personnalités municipales, des enseignants de l’école ouverte, en poste, de passage ou à la retraite, des parents d’élèves présents durant l’élaboration du projet de l’école ou bien de ceux qui appartiennent à la période actuelle. J’ai également rencontré deux inspecteurs de l’Éducation nationale de la circonscription, l’un était présent lors de l’élaboration du projet d’école, l’autre est en poste aujourd’hui. Par ailleurs, un travail de recherche dans des archives personnelles récoltées lors des rencontres et dans les archives régionales (bulletins municipaux, travaux de recherche d’étudiants, etc.) a contribué à étoffer ce travail ethnographique.

La « traduction » locale

La question de la traduction locale est double. Elle permet d’interroger à la fois la concrétisation d’un projet dans un lieu donné ainsi que la « traduction » du point de vue sociologique (Callon, 1986). Nous reprendrons succinctement les étapes de la construction d’un réseau d’acteurs développée par l’auteure pour comprendre le processus de construction collective par lequel est passé le projet d’école ouverte de Bégon : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation des acteurs.

Le manque d’équipement : une problématisation commune

L’étape de la problématisation correspond à la formulation par certains des acteurs d’un problème. Dans le cas de Bégon, l’accroissement de la population a induit une forte demande en équipements. Il convient alors pour la nouvelle équipe municipale d’identifier un ensemble d’acteurs qui auraient un intérêt à participer à l’élaboration de solutions pour remédier à leur problème commun. Selon Callon : « Problématiser, c’est définir une série d’acteurs et dans le même mouvement identifier les obstacles qui les empêchent d’atteindre les buts ou objectifs qui leur sont imputés. Les problèmes et les équivalences qui sont postulés entre eux résultent donc de l’interaction entre un acteur donné et toutes les entités sociales ou naturelles qu’il définit et pour lesquelles il s’efforce de devenir indispensable. » (1986 : 184) C’est ainsi qu’est décrite « l’association » entre différentes entités autour de problèmes à résoudre et qui nécessite d’emprunter un point de passage obligé indispensable qui permettra un échange commun. La municipalité sera ce point de passage. Pour mieux répondre aux nouveaux besoins de la commune en plein essor, la nouvelle équipe municipale élabore ses projets autour d’un plan d’urbanisme pour aboutir aux différents objectifs de redressement. Elle propose dans son programme d’action communale « la création d’une commission d’urbanisme, pour maîtriser les constructions et pour que les équipements collectifs soient envisagés longtemps à l’avance, de telle façon que leurs réalisations coïncident avec la construction de nouveaux logements ». Elle conçoit alors un projet de design social avec « une double préoccupation : répondre aux besoins présents et insérer cette réalisation dans une opération d’urbanisme plus vaste destinée à assurer dans les années futures le développement de la cité[3] ».

La zone d’aménagement concerté (ZAC) est le premier projet qui aboutit. Une ZAC est une procédure d’aménagement du droit français de l’urbanisme, instituée par la loi d’orientation foncière de 1967 pour se substituer aux zones à urbaniser en priorité (ZUP). « Les zones d’aménagement concerté sont les zones à l’intérieur desquelles une collectivité publique ou un établissement public y ayant vocation décide d’intervenir pour réaliser ou faire réaliser l’aménagement et l’équipement des terrains, notamment de ceux que cette collectivité ou cet établissement a acquis ou acquerra en vue de les céder ou de les concéder ultérieurement à des utilisateurs publics ou privés[4] ». Anne Cherel, qui succède à l’instigateur du projet ZAC en 1993, définit cette ZAC comme étant « assez extraordinaire » dans la mesure où, comme elle l’explique, ce projet qui a été cité en exemple en France dans les revues d’architecture et de développement local proposait de construire les équipements avant les logements. C’est en son sein que sera prévue la construction de l’école ouverte.

On a commencé par faire le terrain de foot, de sport, l’école, la piscine, etc., avant même que les gens n’arrivent dans les logements. Ce qui est quand même rarissime. Et ensuite, cette école a été effectivement pensée, y compris par les habitants, puisque les plans ont été discutés, débattus, redessinés par les élus, les architectes, les parents d’élèves qui allaient venir là et probablement la première équipe d’enseignants. Donc c’est vraiment… cette école s’inscrit dans une démarche globale qui était de faire un nouveau quartier avec et pour les habitants, avec, au coeur, des services publics.

Anne Cherel, conseillère générale, ancienne maire de Bégon, janvier 2011

Des alliances à l’enrôlement, une histoire de partenariats

Deuxième étape de la « traduction », « l’intéressement » s’attache à sceller les alliances. Au moyen de rencontres et de réunions publiques, il s’agira d’intéresser les différents acteurs pour les faire entrer dans le jeu et les convaincre de l’intérêt du projet. Cela nécessite de négocier, de persuader et de reformuler son argumentaire pour s’adapter à la réalité d’acteurs plus complexe qu’au départ. La volonté de l’équipe municipale de 1971 est justement de créer des commissions afin de réunir des associations sportives et culturelles, des clubs de jeunes, des parents d’élèves et des enseignants pour discuter programme, dessins et maquettes du nouveau complexe socioéducatif de leur commune. L’idée est de développer des espaces de démocratie participative en permettant aux citoyens de la commune de s’insérer dans la réflexion et la réalisation du projet. La nouvelle municipalité souhaite inscrire la population dans le plan local d’urbanisme afin que ce projet soit le fruit d’une collaboration entre les habitants et leurs élus. Selon Jacques Roger, parent d’élève de l’époque présent lors de l’élaboration du projet, ces commissions « ne sont pas seulement consultatives » puisque « le citoyen lambda qui était présent avait un temps de parole qui était renvoyé à la salle ». Ces commissions permettaient à chacun d’exprimer son avis pour une construction collective, comme en atteste l’un des enseignants à l’origine du projet d’école qui rapporte que ce projet s’est construit dans le temps, sans précipitation :

Ça a pris du temps quand même, parce que les discussions ont commencé par rapport à l’école ouverte en 1972, parce que c’était juste après l’élection, et ensuite il y a eu un travail qui était fait en commun entre les architectes, des parents d’élèves et des enseignants présents sur la commune à ce moment-là […]. Et donc, le projet, il a mûri entre 1972 et 1977, cinq années à se faire, et ce qui fait que l’école est arrivée dans un quartier qui commençait aussi à se créer puisque en 1977, quand l’école s’est ouverte, il existait déjà des immeubles qui sont le long de la rue Salvador-Allende.

Gérard Boleau, enseignant retraité de l’école ouverte, à l’origine du projet, janvier 2012

« L’intéressement » qui s’est attaché à sceller des alliances afin de fédérer différents acteurs autour d’une problématique commune permet à la troisième étape de la « traduction » de se mettre en place. Il s’agit de « l’enrôlement », défini par un intéressement réussi. « Décrire l’enrôlement, c’est donc décrire l’ensemble des négociations multilatérales, des coups de force, des ruses qui accompagnent l’intéressement et lui permettent d’aboutir. » (Callon, 1986 : 190)

La municipalité s’entoure d’experts, d’architectes, de professionnels, mais aussi d’associations d’éducation populaire (FFC, CEMEA). Elle décide de s’appuyer sur différents projets qui ont déjà été réfléchis dans d’autres villes afin de bénéficier de leur expérience, telle que l’école ouverte expérimentale de Grenoble. Les élus municipaux s’inspirent de l’expérience grenobloise en se renseignant notamment sur le coût financier et l’architecture de cette école. Par ailleurs, dans une commune voisine de Bégon, une équipe d’architectes (l’Atelier 86) a entrepris la construction d’une école ouverte, mais le projet n’a pas abouti. Le conseil municipal va alors rencontrer ce groupe d’architectes et, en concertation avec tous les partenaires sociaux, lui demander un avant-projet.

En juin 1974, l’Atelier 86, constitué d’anciens élèves de l’école d’architecture de Nantes, propose alors un avant-projet de l’école ouverte de Bégon qui résulte de « nombreuses discussions intervenues avec les élus, les usagers et les enseignants, les parents représentants des parents d’élèves, les inspecteurs de l’enseignement primaire et maternel, ainsi qu’avec les services de la Jeunesse et des Sports et les différentes associations. Cette étude doit être prise comme une proposition mise en discussion au sein de la municipalité, et susceptible de modifications. Après quoi, l’avant-projet pourra être mis au point et soumis aux services administratifs compétents[5] ». Ce partenariat avec l’équipe d’architectes est perçu comme quelque chose de très novateur pour les usagers, comme le rappelle une enseignante présente lors des réunions concernant l’élaboration du projet :

Ce qu’il y avait aussi, c’est que le projet politique, c’était aussi la volonté de projet concerté, c’était quand même assez particulier. Avoir des réunions où les architectes étaient en concertation dans leur projet avec des futurs usagers, donc des futurs enseignants. C’était quelque chose de très nouveau.

Monique Boleau, enseignante retraitée de l’école ouverte, à l’origine du projet, janvier 2012

Cet avant-projet permet alors de clarifier les idées et de proposer une ébauche de plan. Située dans une zone verte, à l’abri de la circulation automobile, l’école ouverte sera accessible depuis les environs par des chemins piétons étudiés dans l’urbanisation. L’avant-projet prévoit aussi une communication entre les espaces de jeux de l’école et les espaces sportifs (stade, piscine, gymnase) ou de loisirs (bibliothèque) du futur quartier. L’école accueillerait en son sein une salle polyvalente accessible à la population, une bibliothèque communale et un club de jeunes ayant lui-même son entrée directe sur la salle polyvalente. Les cloisons amovibles dans les classes doivent permettre le décloisonnement pédagogique qui sera généralisé nationalement en 1990.

Les architectes de l’Atelier 86 expliquent dans une note qu’« au niveau de l’environnement, on ne se trouvera plus devant la clôture enfermant le domaine réservé de l’école desservie par des rues dangereuses, mais devant un domaine continu ouvert aux piétons de tous âges pour les activités de détente, de sport, de culture ou d’enseignement ; le rapport des usagers avec les bâtiments sera donc nouveau, et il est important de dire qu’il ne doit plus y avoir de barrières intempestives divisant le territoire public en rondelles[6] ». Le 21 juin 1974, le conseil municipal valide l’avant-projet de la future école ouverte. Six mois plus tard, la commission départementale des opérations immobilières et de l’architecture émet un avis favorable. En octobre 1975, le conseil municipal adopte le projet d’exécution tel qu’il lui est présenté et décide la réalisation de cette école. Il faudra attendre mars 1976 pour que les travaux débutent.

Jusqu’ici, les réflexions autour de la nouvelle école répondent davantage aux questions liées à sa forme qu’à celles liées à son contenu. L’inspecteur de l’Éducation nationale en poste au moment de la réalisation de l’école ouverte regrette d’ailleurs que les réflexions d’ordre pédagogique n’aient pas été aussi débattues que la structure en tant que telle :

Ça s’est fait aussi en relation avec l’école d’architecture et des beaux-arts avec qui des réunions de concertation ont eu lieu pour discuter de l’architecture. Avec les parents, mais à mon avis, et avec le recul que j’ai aujourd’hui et avec la conscience de l’évolution que j’ai de l’école, conscience critique… On a travaillé… Et j’en étais… Je n’ai pas fait que les choses soient différentes, on a d’abord travaillé davantage sur les formes, sur les structures que sur le contenu.

Dominique Yvan, inspecteur de l’Éducation nationale, retraité de l’école ouverte, mai 2012

La « polyvalence et la banalisation sont recherchées afin, d’une part, de rentabiliser les constructions et, d’autre part, de lutter contre la ségrégation et de tendre vers une organisation démocratique de la vie urbaine[7] ». La tendance sous-jacente est clairement d’agir sur l’environnement pour modifier les comportements sociaux. Le bulletin municipal dédié à l’inauguration du nouveau quartier de Bégon fait en effet état des économies de surface réalisées grâce aux équipements intégrés : « Ainsi, la superficie de l’école, qui comprend non seulement les salles de classe et le restaurant, mais aussi une salle polyvalente de 300 m2, un atelier d’une superficie totale de 100 m2, une bibliothèque et un foyer pour les jeunes, ne dépasse que de 20 % les normes de l’Éducation nationale. Il est évident que si nous avions dû construire séparément ces différents équipements, nous aurions dépensé beaucoup plus, et la partie que les usagers en auraient retirée sur le plan éducatif et relationnel aurait été beaucoup moins intéressante[8] ».

Un enseignant à l’origine du projet en atteste également en évoquant la polyvalence des locaux :

L’idée de l’école ouverte, c’était que le maire de l’époque, il a pas mal travaillé avec les CEMEA, et l’idée, c’était d’avoir une école qui ne servait pas uniquement sur le temps scolaire. C’était d’avoir une école qui pourrait servir en dehors du temps scolaire de façon à pouvoir… au niveau financier, de ne pas avoir une structure qui ne serve qu’à l’école. Ce qui fait que l’école… en 77 et pendant très longtemps, sa salle polyvalente a servi de salle de spectacle à la commune.

Gérard Boleau, enseignant retraité de l’école ouverte, à l’origine du projet, mai 2011

Cette spécificité de l’architecture est rejointe par la volonté de l’équipe enseignante d’exploiter toutes ses possibilités dans le fonctionnement de l’école. Elle envisage par exemple de rendre accessibles tous les espaces durant les temps de récréation. Le décloisonnement physique, c’est-à-dire la possibilité de moduler les espaces en bougeant les cloisons, facilité par les espaces larges, permet le déplacement des élèves en toute aisance, mais aussi un travail avec des groupes de 50 élèves pendant qu’un autre enseignant se retrouvait avec seulement 5 ou 6 autres. Cette architecture amène les enseignants à réfléchir à l’occupation de l’espace, mais engendre également une réflexion sur la pédagogie mise en place au sein des classes et au sein de l’école en général. Même si selon l’inspecteur de l’Éducation nationale (IEN), la réflexion n’est pas assez poussée, elle demeure présente. L’équipe s’inspire de la pédagogie de Freinet et des pédagogies nouvelles sans jamais appartenir à aucun mouvement. Elle préfère adapter son projet à ce qu’elle souhaite mettre de l’avant : le travail d’équipe. Ce dernier favorisera les discussions et les réflexions entre les membres de l’école qui travailleront durant les premières années sur un projet qui permettra une polyvalence de l’équipe plutôt que du maître. Chaque enseignant deviendra alors référent d’une discipline. Par ailleurs, ils expérimenteront au cours des premières années plusieurs innovations encore peu répandues comme le travail en BCD (bibliothèque centre documentaire), le travail informatique, ou encore en cycle, etc.

Ces particularités vont susciter l’opposition de certains parents, de quelques syndicats, mais aussi de l’Éducation nationale. L’école ouverte soulève alors des tensions qui marqueront son histoire au fur et à mesure des années. Ce projet était-il finalement aussi consensuel que les acteurs liés de près à son histoire le laissent à penser ?

La représentativité des porte-parole : un réel consensus ?

La quatrième étape de la « traduction » concerne la mobilisation des acteurs et la question de la représentativité des porte-parole. Si le projet donne l’impression d’une oeuvre collective, faisait-il l’unanimité ?

Comme nous l’avons vu, l’école ouverte naît d’une période de profondes transformations tant nationales que locales. Les électeurs de Bégon élisent un militant du PSU qui voit dans les commissions extramunicipales la possibilité pour les citoyens de la commune de participer au projet de design social en réponse aux attentes des habitants. Les partenariats que l’équipe municipale développera (FFC, CEMEA, Atelier 86) vont nécessairement avoir un impact considérable sur le projet de la nouvelle école à construire. Ce réseau d’acteurs amènera plusieurs militants de gauche à prendre davantage de place dans le projet. D’ailleurs, les enseignants présents lors de l’élaboration du projet de l’école ouverte votent majoritairement à gauche sur l’échiquier politique et certains sont membres du syndicat SGEN-CFDT. Certains ont aussi milité dans des mouvements d’éducation populaire comme les FFC ou les CEMEA. Cette mobilisation est une suite logique des événements de Mai 68, devenue un outil de militantisme pour travailler à changer le monde social (Pagis, 2011 : 45). Les enseignants qui travaillent durant toute la durée de l’élaboration du projet ont de nouvelles aspirations quant à l’école et souhaitent les mettre en application dans ce nouveau lieu, mais l’Éducation nationale ne veut pas affecter à la nouvelle école ouverte l’équipe pédagogique spécifiquement investie dans le projet de départ. En effet, l’école ouverte de Bégon est reconnue comme étant une école comme les autres et est donc soumise aux mêmes règles d’affectation. Sans le statut expérimental, elle ne peut bénéficier d’un traitement dérogatoire par rapport au « mouvement », ce qui signifie que les enseignants qui seront nommés le seront non pas selon leur adhésion au projet, mais selon le barème. Effectivement, à l’ouverture de l’école, les enseignants et le directeur sont nommés suivant leur barème, sans avoir participé à l’élaboration du projet d’école ouverte, mais surtout sans intention de changer leurs pratiques pédagogiques (ou leur manière d’enseigner). Seuls deux enseignants présents lors des commissions de travail sur l’école ouverte seront nommés dès l’ouverture de l’école et porteront à bout de bras le projet initialement réfléchi et travaillé.

Même si les politiques nationales sont favorables aux nouvelles pédagogies qui proposent de nouveaux modes de relations entre les maîtres et les élèves, certains syndicats, tel que le Syndicat national des instituteurs (SNI), craignent que ce changement soit à l’origine d’une remise en cause de la posture de l’enseignant dans sa classe, comme l’explique l’une des enseignantes à l’origine du projet :

Et puis il y avait une appréhension des syndicats surtout dans ces moments-là sur… Le risque de privilégier un enseignant à projet qui voulait aller dans cette école pour un choix lié au projet, et qu’en fait c’était pas du barème à ce moment-là, et l’attachement au barème primait et donc un moment donné… Il ne fallait pas toucher à ça. C’était une crainte de la part de certains syndicalistes de changer cette règle. Ils avaient à la fois peur et à la fois ils s’opposaient

Monique Boleau, enseignante retraitée de l’école ouverte, à l’origine du projet, janvier 2012

Les quelques personnes en poste à l’école ouverte et présentes depuis la conception tentent malgré tout d’imposer le projet réfléchi initialement pour lui permettre de se concrétiser, et elles réussiront dans une certaine mesure à garder ses grandes lignes, ce qui entraînera de grands tourments dans les premières années de vie de l’école. Un projet quel qu’il soit doit subir des modifications quand il s’agit de le mettre en application, mais lorsque l’équipe n’est pas unanimement investie dans un projet qui nécessite un important travail d’équipe, la réalisation s’en trouve difficile. Il faudra attendre plusieurs années pour que l’équipe se stabilise ainsi que, par conséquent, le projet pédagogique. Ceux et celles qui étaient présents lors de la conception du projet et qui n’ont pas pu intégrer l’école dès son ouverture le seront quelques années plus tard grâce à leur demande de mutation, et le directeur initialement nommé dans l’école démissionnera de ses fonctions au bout de deux ans pour cause de désaccord avec le projet. Les membres de l’équipe parviendront à se mettre d’accord sur l’application du projet au milieu des années 1980 et demanderont à ce que les nouveaux enseignants souhaitant venir travailler dans l’école ouverte prennent contact préalablement avec l’équipe pour éviter les mauvaises surprises liées à une méconnaissance du projet.

On voit ici la limite du projet inscrit dans une politique locale qui ne trouve pas le soutien nécessaire dans les politiques nationales, ni même auprès des partenaires sociaux. La genèse du projet qui vise à modifier les pratiques pédagogiques se trouve finalement limitée à un projet architectural innovant.

Du côté des parents, l’adhésion n’est pas non plus unanime. Certains se sont farouchement opposés au projet de cette école et à la manière dont les enseignants choisissent de favoriser l’autonomie, la responsabilité, le développement de la confiance en soi et l’esprit d’initiative, dans la mesure où ces différentes approches rompent avec la vision traditionnelle de l’école. Ils attendent que l’école permette à leurs enfants d’avoir « des points de repères, un soutien et de la discipline[9] ».

Le changement inquiète certains parents qui veulent pour leurs enfants la même école que celle qu’ils ont connue. Viaud rappelle qu’à la fin des années 1970 « on prône les vertus du libéralisme, de la concurrence, de la sélection. Dans un contexte de crise économique et d’augmentation du chômage, les parents veulent être rassurés sur l’avenir de leurs enfants. Aux innovations toujours insécurisantes, ils préfèrent les méthodes qui font leurs preuves » (2005 : 33). Nous retrouvons en effet cette méfiance vis-à-vis de l’innovation, comme en atteste une mère d’élève de l’époque :

Nous voulions pour nos enfants une école comme nous l’avions vécue, peut-être pas totalement, mais nous pensons que les enfants ont besoin d’être structurés. Ils ont besoin d’être encadrés, il leur faut des points de repère. […] Il semble qu’à l’école ouverte les enfants changent d’instituteurs durant la journée, cela doit être perturbant. Il ne doit pas y avoir une très bonne observation du travail, et puis l’échec scolaire doit y être plus flagrant[10].

Pour répondre aux inquiétudes des parents, la municipalité, en accord avec l’équipe pédagogique de l’école et avec l’inspection académique, déroge aux règles nationales de la carte scolaire en assouplissant la carte scolaire communale afin de permettre aux familles de choisir l’école de leurs enfants, comme l’explique Jacques Roger, père d’un des élèves de l’école ouverte au début des années 1980 :

D’autant plus qu’il n’y a pas de secteur attribué, c’est-à-dire que les gens qui vont s’inscrire et qui vont inscrire leurs enfants dans cette école ouverte le font librement. Ce qui va poser… Ce qui pose quelques problèmes.

Jacques Roger, ancien parent d’élève de l’école ouverte, septembre 2011

Cet extrait d’entretien révèle un problème que connaîtra l’école ouverte dès ses premières années : le choix d’une école par les parents. Le projet de l’école ouverte ne fait pas l’unanimité : alors que certains parents veulent inscrire leurs enfants dans cette école, d’autres préfèrent la fuir. Cela pose une nouvelle question quant à la dimension participative que sous-tendait le projet initial.

Le design social à l’école et son effet à long terme

Le projet de construction d’une école fait consensus dans cette commune qui a besoin de nouveaux équipements. Le projet d’école ouverte dans ce quartier est par ailleurs une idée séduisante, mais les méthodes pédagogiques que souhaite adopter l’équipe enseignante sera la raison des tensions entre les usagers. La « traduction » est donc un processus avant d’être un résultat, pour reprendre les termes de Callon. « Chacune des étapes marque une progression dans les négociations qui aboutissent finalement à la désignation de porte-parole légitimes […] La problématisation, simple conjecture, a été transformée en mobilisation. » (Callon, 1986 : 205) L’appartenance politique de la nouvelle équipe municipale apporte du crédit aux militants de gauche qui trouveront plus de légitimité à proposer leurs façons de voir ou de faire, ils seront les porte-parole légitimes de ce projet novateur. La forte mobilisation des associations, de l’Atelier 86, de l’IEN de l’époque, membre actif de l’Association française pour la lecture (AFL), de la municipalité, mais aussi de certains parents, a permis à l’école de dépasser les obstacles qu’elle rencontrait. Cette mobilisation a suffi à sa mise en oeuvre malgré l’absence de reconnaissance de la part de certains acteurs, notamment de parents et même de l’Éducation nationale. C’est sans doute ici toute la limite du projet et de la démarche qui l’entoure. L’école ouverte parvient finalement à s’implanter au sein de la commune, et son projet innovant avec elle, mais ce n’est qu’au prix d’une dérogation à la carte scolaire, afin de ne pas contraindre les parents à « subir » l’innovation.

Il y a une confusion entre le projet d’école ouverte sur le quartier, qui a fédéré très largement, et le projet d’école ouverte à l’innovation, qui, lui, est décrié par une partie de la population de cette école. Si la loi est ici assez claire en ce qu’elle garantit la liberté pédagogique des enseignants et que par conséquent l’innovation pédagogique à l’école ne peut pas être l’affaire de chacun, la phase d’intéressement et d’enrôlement a laissé penser que la pédagogie était discutable tout autant que l’était l’architecture. La municipalité, en assouplissant la règle de la carte scolaire, conduit l’école à fonctionner uniquement avec des parents pro-innovation pédagogique. Peu à peu, l’école accueillera de plus en plus d’enfants hors secteur, jusqu’à penser la dérogation comme une condition sine qua non qui assure à l’équipe de ne travailler qu’avec des parents adhérant au projet. Ce qui était l’essence du projet, c’est-à-dire l’implantation au sein d’un quartier d’une école pour favoriser le lien social, devient, dès lors, un sujet douloureux. L’école n’est plus au centre du quartier, mais au centre des polémiques, avec comme principal sujet l’innovation pédagogique immanente au projet architectural pourtant admis par tous les acteurs de l’époque. S’en suit alors une dichotomie dans la population, les « pro » et les « anti ».

Par cette question prégnante de la pédagogie, on voit que le projet de design social ne suffit pas à fédérer l’ensemble de la population quand ce projet de design social touche à l’éducation, et plus particulièrement aux questions d’ordre pédagogique. Même si le projet de l’école ouverte de Bégon continue de s’appuyer sur le projet architectural, et qu’il est resté sensiblement le même depuis sa naissance, il ne bénéficie plus du même soutien. Alors qu’hier l’ouverture signifiait l’évolution, l’innovation, un espoir de changement, aujourd’hui elle fait peur. Le projet de l’école ouverte n’est plus celui qui fédérait, il est aujourd’hui un projet qui reste « original » parce qu’il demeure différent des autres, mais plus aussi innovant. En effet, il ne répond plus aux nouvelles priorités sécuritaires qui priment sur l’ouverture, ni aux objectifs de l’innovation.

Jusque dans les années 1990, l’innovation pédagogique ne s’est développée qu’avec l’autorisation des instances officielles qui la canalisaient. À partir des années 1990, elle devient un acte banalisé, un instrument de réponse à un contexte évolutif et incertain (Cros, 2002). Elle recherche aujourd’hui une certaine rentabilité de l’école, elle passe donc par des phases d’évaluation qui visent notamment à mesurer son impact sur les résultats des élèves (Demailly, 2000). Or l’école ouverte de Bégon ne prétend pas améliorer les résultats des élèves, mais leur offrir un cadre propice à leur développement « expressif », c’est-à-dire orienté vers le bien-être, le bonheur et le développement global de l’enfant (Van Zanten, 2009). Les innovations proposées par l’architecture même du bâtiment, telles que le travail d’équipe ou le décloisonnement pédagogique, se sont vues banalisées au cours des années 1990. Par ailleurs, la question de l’espace est de plus en plus réglementée, et on tient à recloisonner pour plus de « sécurité ». Les recherches menées à l’étranger n’ont révélé aucune supériorité du système des écoles ouvertes. Face à ces remous, le mouvement des écoles ouvertes a perdu de son dynamisme rapidement (Forster, 2004). Le manque d’éléments concrets sur la « production » de l’école ouverte a conduit la nouvelle équipe municipale à la considérer comme les autres et elle laisse planer l’idée de clôturer l’enceinte et donc de revenir sur l’essence du projet architectural originel.

Conclusion

Tout le long de cet article, la sociologie de la traduction de Callon a été tout à fait éclairante dans l’analyse du processus d’élaboration puis de mise en oeuvre d’un projet comme celui de l’école ouverte de Bégon. La participation des différents acteurs à un projet de design social de cette envergure a été très stimulante pour la commune. Pourtant, celui-ci a cristallisé certaines tensions entre des acteurs aux valeurs politiques et éducatives différentes. Un projet quel qu’il soit nécessite, outre la validation des instances concernées, différents appuis stratégiques qui induisent une certaine confiance et permettent une relative autonomie dans sa réalisation. Dans le cas de l’école ouverte de Bégon, nous avons pu nous rendre compte que même si elle n’a pas bénéficié de tous les appuis politiques nationaux, syndicaux ou parentaux, elle a néanmoins réussi à imposer son projet grâce à l’implication et à la mobilisation des politiques locales et de certains acteurs porte-parole qui, comme le souligne Callon (1999), parlent au nom d’autrui, mais font surtout taire autrui. Dans la phase d’enrôlement, le choix des partenaires est significatif. L’appartenance politique de l’instance qui porte le projet semble donc être un enjeu majeur dans l’acceptation et la réalisation de ce dernier. Ce projet porté par la municipalité était attaché à une autre idée de l’école ouverte pour les usagers qui devait favoriser la coopération, le vivre ensemble. Pourtant, afin de satisfaire certains opposants en désaccord avec le projet pédagogique, l’école s’est finalement enfermée dans un entre-soi d’adhérents, créant ainsi une dichotomie dans la population du quartier. Ces mesures d’assouplissement prises par la municipalité ont dénaturé le projet de cohésion sociale. En effet, même si la structure a été pensée collectivement, la pédagogie n’a pas été consensuelle. Si on reprend les différentes phases de la traduction, on voit que tous les intérêts n’ont pas été pris en considération, notamment ceux liés à la pédagogie. La phase d’intéressement du projet s’est centrée sur la forme de l’école et a impliqué un fond différent des autres. En impliquant les familles dans la réflexion aussi bien sur le fond que sur la forme de l’école ouverte, ce projet de design social a réveillé l’intérêt collectif, mais a entraîné une certaine forme de désanctuarisation de l’école (Dubet, 2002). Cela pose en creux la question du design social appliqué à l’école en tant que bâtiment mais aussi en tant qu’institution. Attendu que l’architecture nourrit la pédagogie, est-il possible de discuter la forme sans le fond ? Et si ce n’est pas le cas, il convient de se demander si la pédagogie est l’affaire de tous.