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Les acteurs radicalisés du conflit mapuche, fondamentalement la Coordinadora Arauco-Malleco (CAM), sont les protagonistes d’un processus de rupture qui a sa propre logique de développement et qui vise, comme objectif non explicite, à produire des situations d’“ingouvernementabilité”.

Au-delà du discours de réclamation des “terres ancestrales”, il y a une forte composante idéologique qui remet en question l’institutionnalité politique et le modèle de développement.

Benavente et Jaraquemada, 2001 : 1

L’explication officielle et le sentiment général attribuent ces faits (de violence) à une minorité extrémiste et, certainement avec des connexions étrangères, à laquelle est étrangère la grande majorité de la population d’ascendance mapuche.

El Mercurio, 20 novembre 2007

Les procureurs se sont chargés de dire que nous sommes des terroristes, que nous sommes terroristes ! C’est si ironique ! Je ne trouve pas de mots pour définir ce concept, terroristes, nous autres ! Et donc que serait Cornelio Saavedra ? Que serait Hernan Trizano ?[1] 

Ramon Llanquileo, militant mapuche, déclaration lors de son procès pour association illicite terroriste

Si la radicalité en politique a depuis longtemps fait l’objet d’une attention particulière des sciences sociales, notamment portée par des auteurs s’intéressant aux mouvements sociaux et aux processus révolutionnaires (Tilly et Tarrow, 2008) ainsi qu’à la violence politique (Gurr, 1970 ; Della Porta, 1995), ce n’est que ces dernières années qu’elle s’est constituée en véritable objet d’étude autour du concept de « carrières en radicalité », développé par Annie Collovald et Brigitte Gaïti (2006).

Le concept de carrières en radicalité s’inspire de la sociologie interactionniste d’Erving Goffman, importée dans le champ de la sociologie des mobilisations par des auteurs comme Olivier Fillieule ou Eric Agrikolanski (Fillieule et Mayer, 2001), et qui vise à appréhender l’engagement militant dans sa « dynamique processuelle » (Fillieule, 2001). Les carrières en radicalité sont conçues dans cette perspective comme des processus. La radicalité n’est pas un phénomène nécessaire, inhérent à certains groupes culturels ou contenu dans les germes de certaines idéologies, mais plutôt le produit d’un processus « incrémental », une construction « pas à pas », dont il s’agit de restituer le déroulement pour en atteindre l’intelligibilité. La radicalité n’est donc pas à appréhender depuis le seul groupe ou les seuls acteurs qui en seraient porteurs, mais à partir de « configurations sociales » (Elias et Dunning, 1994 : 70) plus larges dans lesquelles elle prend place.

Si, certes, elle peut être repérée à partir des discours idéologiques et des pratiques qui en constituent la matrice, elle reste difficile à définir dans la mesure où elle est un enjeu de pouvoir, au coeur des luttes classificatoires pour dire le monde social, qui sont aussi, on le sait avec Pierre Bourdieu, des luttes pour faire ce monde social. « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » (Bourdieu, 1982 : 14).

Pour sortir de cette difficulté, il convient donc d’historiciser l’attribution du label « radical », ce qui implique d’être attentif à l’interdépendance et à l’interaction, notamment avec les autres acteurs agissant dans la compétition politique. La classification de soi par soi-même et les autres, ainsi que la classification des autres contribuent à définir la radicalité. « Une conséquence décisive est que les usages du label “radical” entrent dans l’analyse de la dynamique radicale elle-même : en modifiant les identités antérieurement attribuées aux mouvements désormais considérés et perçus comme radicaux, ils modifient également les lignes de conduite à tenir à leur égard et reconfigurent alors les solidarités et les alliances possibles, les stratégies pensables et, au bout du compte, leur position dans le jeu politique » (Collovald et Gaïti, 2006 : 23).

C’est en nous inscrivant dans ce cadre conceptuel que nous souhaiterions nous intéresser à la « radicalité indienne », en l’occurrence celle du peuple mapuche du Chili. À partir de 1997, quelques années après le retour à la démocratie, on a assisté au Chili à l’émergence d’un mouvement mapuche autonome (des partis politiques chiliens traditionnels) et assumant une posture conflictuelle à l’égard de l’État chilien. À la suite de l’incendie de camions puis de propriétés foncières et de la multiplication des occupations de terres appartenant à des entreprises forestières et des latifundistes dans le sud du Chili, on a vu se constituer en problème public l’émergence d’un « radicalisme indigène », rapidement considéré par la presse réactionnaire et les partis de gouvernement de centre gauche, tout comme l’opposition de droite, comme un péril pour la démocratie auquel il fallait répondre avec la plus grande fermeté.

Ainsi, à partir de 1997, le gouvernement va utiliser la loi de sécurité de l’État, puis la loi antiterroriste à partir de 2001, et recourir à un usage massif de la force publique pour faire face au développement des actes de protestation mapuche.

C’est dans ce climat de répression que s’installe un conflit persistant entre des groupes mapuche[2] considérés comme radicaux et l’État chilien, marqué par la multiplication des incarcérations de militants de la cause indienne et de retentissants procès transformant les tribunaux chiliens en arènes de contestation, au sein desquelles les militants mapuche entendent contester la radicalité et l’extrémisme qui leur sont attribués, et démontrer leur innocence face à des accusations ayant pour objectif, selon eux, d’incarcérer les dirigeants politiques mapuche les plus en vue. En effet, à la suite de l’implantation de la réforme judiciaire au Chili, à partir de décembre 2000, les notions de jugement oral et public président au déroulement des procès, offrant l’opportunité pour les Mapuche de publiciser le fonctionnement de la justice chilienne dont ils entendent pointer le caractère « discriminatoire » et « raciste », partiale et politique.

Après être revenu sur la coconstruction de la « radicalité mapuche » à partir de la seconde moitié des années 1990, en nous appuyant principalement sur des revues de presse et la consultation de communiqués d’organisations mapuche, on aimerait s’attacher à mettre en évidence la plasticité de l’« étiquette » (Becker, 1963), en analysant les stratégies déployées par des militants mapuche pour présenter une autre vision de leur lutte que celle du radicalisme, du « terrorisme » ou encore de l’extrémisme. La présente analyse se base sur l’observation d’un procès de plus de trois mois intenté à 18 Mapuche, accusés notamment d’« association illicite terroriste ». En ma qualité d’« observateur international » du procès[3], j’ai été placé au coeur des réseaux familiaux et militants de solidarité avec les inculpés, constituant un relais à l’extérieur du tribunal et de la prison dans laquelle ils étaient détenus préventivement. J’ai aussi pu me rendre à plusieurs reprises dans la prison où étaient enfermés les prévenus et réaliser plusieurs entretiens informels avec certains d’entre eux.

Par cette position d’observateur international, j’ai été au coeur des stratégies de « déradicalisation » mises en oeuvre par les militants mapuche, qui entendaient interpeller l’opinion publique nationale et internationale quant à leur position de « victimes » d’un « État oppresseur » et d’une justice aux ordres du gouvernement chilien et du « capital transnational ». Ce contexte m’a permis d’étudier les stratégies d’inversement de la radicalité déployées par les accusés mapuche les plus politisés, visant à faire le procès de l’État chilien dans le cadre du procès les accusant.

La radicalité mapuche prise entre irrationalité et idéologie

Le 1er décembre 1997, trois camions appartenant à des entreprises forestières et chargés de bois sont incendiés dans la petite localité de Lumaco, située en plein coeur du territoire historique mapuche, à 600 kilomètres de Santiago.

Cette commune réputée tranquille, caractérisée par une présence massive de plantations forestières et une pauvreté mapuche aiguë, va voir déferler dans les jours qui suivent l’« événement de Lumaco », forces de l’ordre, autorités politiques et journalistes, à la recherche de coupables, de condamnations et, dans une moindre mesure, d’explications. La droite chilienne demande immédiatement l’application de la loi antiterroriste. La presse régionale et nationale, qui lui est liée, lui emboîte le pas et fait ses gros titres sur « la poudrière de Lumaco »[4], et elle entend mettre en évidence le caractère terroriste d’une telle action, comme l’indique le titre du El Diario Austral du 3 décembre 1997, principal organe de presse de la région : « Ce sont des terroristes. Stratégie subversive à Lumaco. » La presse chilienne de droite, tout comme la droite chilienne alors dans l’opposition, est portée à voir dans l’incendie des camions la marque de fabrique de groupes subversifs d’extrême gauche, actifs dans la lutte contre la dictature, recherchant par cette action à créer un climat de terreur sociale et à implanter une guérilla au coeur des communautés mapuche. Le Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR) ou encore l’Armée guerrillero populaire (EGP) sont montrés du doigt dans un premier temps[5].

Cette lecture spontanée d’un fait inattendu sera progressivement « enrichie » par la thèse de la « radicalité indigène ». C’est ainsi que le territoire mapuche est érigé dans certains médias en « Chiapas chilien »[6], afin d’insister sur la racine indigène du problème, rendu explosif par la rencontre avec une agitation révolutionnaire d’extrême gauche.

L’incendie des camions inaugure un nouveau cycle de mobilisations (Le Bonniec, 2009), venues réactiver sous de nouvelles formes, avec un nouveau vocabulaire et une nouvelle praxis, des revendications plus anciennes autour de la restitution de terres usurpées aux communautés mapuche à la fin du xixe siècle. En effet, l’on peut remarquer que la plupart des terres en dispute dans les années 1990 et 2000 avaient été transférées aux communautés mapuche durant la réforme agraire sous la pression des occupations de terres qu’elles menèrent avant le coup d’État militaire de 1973 (Correa, Molina et Yañez, 2005).

À la suite des incendies de Lumaco, on voit se développer un nouveau répertoire d’action collective mapuche autour de revendications foncières, territoriales et politiques s’exprimant à travers des occupations de terres, des manifestations publiques, des barrages de routes, des occupations de bâtiments publics, des grèves de la faim, des vols de bétail et de bois, des incendies de camions et de propriétés forestières.

Ces revendications et ces actions mettent en relation différents types d’acteurs. On y retrouve des Mapuche issus des villes, ayant perdu tout ancrage avec leur communauté d’origine, des étudiants mapuche partis en ville étudier et des paysans mapuche qui vivent dans les communautés en conflit. Dans la chaleur des luttes des années 1997 et 1998, on assiste à la création de la Coordinadora de comunidades en conflicto arauco-malleco (CAM)[7], à l’initiative de jeunes Mapuche regroupés autour du foyer étudiant Pegun Dugun de la ville de Concepción (Le Bonniec, 2009 ; Pairican, 2009), avec pour but de réunir les différents acteurs qui animent la contestation mapuche depuis le retour à la démocratie.

Le sens à donner aux actions de protestation qui se multiplient à partir de 1998 est un enjeu de lutte au sein du mouvement mapuche en voie de formation. Sans qu’il soit possible d’identifier précisément les auteurs des communiqués de la CAM, ces derniers, qui prolifèrent à partir de 1999[8], sont marqués de l’empreinte des acteurs les plus dotés en capital scolaire et se distinguent par leur caractère idéologique, cherchant à articuler à la fois les luttes de la base pour la « récupération des terres usurpées » et un projet politique plus vaste autour de l’autonomie politique du mouvement mapuche, la « reconstruction du territoire et de la nation mapuche », avec pour objectif ultime la « libération nationale du peuple mapuche et l’autodétermination ». En d’autres termes, les actions de protestation sont progressivement accompagnées d’un effort de rationalisation idéologique, qui les homogénéise en leur donnant un sens politique.

La presse régionale et nationale s’empare du sujet et porte une attention toute particulière à la CAM, comme expression du « nouveau radicalisme ethnique » qui agite le Chili. Loin de chercher à comprendre la profondeur historique ou encore les logiques sociales et politiques de ces nouvelles pratiques politiques, il s’agit de dénoncer avec force le péril mapuche, les menaces que de telles actions et revendications font planer sur l’État de droit, la démocratie chilienne et la propriété privée.

Ainsi, El Mercurio, principal quotidien politique du pays, et dont la ligne éditoriale est clairement conservatrice, n’a de cesse de dénoncer depuis plus de 10 ans la menace que fait planer la CAM, et de manière générale le « radicalisme » mapuche sur la souveraineté nationale chilienne, en créant des « zones d’exceptions », de « non-droit », des « enclaves dans l’État »[9], laissant craindre l’installation d’une « guérilla » au sud du Chili ou un « séparatisme » de type Chiapas.

Les mots pour qualifier ces actes et leurs auteurs insistent la plupart du temps sur le caractère irrationnel des actions collectives mapuche : « des exaltés indigènes dirigés par des activistes », des « Mapuche indomptables », « la furie indigène », des « actions terroristes », le « cri de la terre », « un peuple énigmatique avec une réputation de férocité et d’entêtement », « les indigènes soulevés », etc.

Deux chercheurs chiliens, Andrés Benavente et Jorge Jaraquemada, employés par le principal think tank de la droite chilienne, l’Institut Liberté et Développement, et qui font office de référence sur la question auprès de la presse conservatrice, ainsi que des dirigeants politiques de la droite chilienne, se sont intéressés sur un mode plus réflexif aux nouveaux modes d’action développés par une partie du mouvement mapuche. Ils invitent à prendre en considération les logiques internes de ce qu’ils considèrent comme un processus de radicalisation. Cette « radicalisation mapuche », et tout particulièrement celle de la CAM, serait le produit d’une « construction idéologique », « anticapitaliste » et « antiétatique », qui permettrait d’expliquer les nouvelles pratiques politiques se développant dans les communautés mapuche, notamment la légitimation de la violence politique. Ces processus de « radicalisation » intellectuelle et politique seraient renforcés par l’influence idéologique du zapatisme et de l’organisation basque ETA (Benavente et Jaraquemada, 2001).

De manière générale, la CAM est pensée par ces auteurs à partir du prisme de la stratégie politique, avec une sorte de conscience surplombante à l’action, de la part des acteurs eux-mêmes, qui en serait le moteur. Il s’agirait de s’attaquer systématiquement à la propriété privée, et à ceux qui la défendent, brigadiers engagés par les entreprises forestières et forces de l’ordre chiliennes, afin d’obtenir le contrôle effectif du territoire mapuche, comme base de la « reconstruction de la nation mapuche ». Dans cette perspective, une organisation qui se caractérise par l’absence de hiérarchie et une hétérogénéité de profils et de motivations est homogénéisée et rationalisée à l’extrême, mue par un projet politique subversif et une praxis politique violente, découlant de l’idéologie ethniciste et indépendantiste de la CAM.

D’un point de vue méthodologique, l’analyse des discours publics des figures les plus en vue de la CAM et des communiqués de l’organisation se convertit en unique matériel empirique, poussant les auteurs à penser une organisation et les pratiques politiques qu’elle revendique à l’état isolé. La « radicalité » mapuche, identifiée par les auteurs, s’expliquerait par la seule idéologie du groupe qui en est porteur, influencé lui-même par un radicalisme politique venu d’ailleurs.

Or les discours et les pratiques ont une histoire et ne se construisent pas dans un vide social. Ce que nous aimerions faire dans la première partie du présent article, c’est de proposer une autre approche de la « radicalité » mapuche. Si la fin des années 1990 et la décennie suivante ont connu l’émergence et le développement d’une politique radicale mapuche, « étiquetée » par d’autres comme telle, celle-ci ne s’est pas construite à l’état isolé, mais de manière relationnelle, et seule son historicisation est en mesure de la rendre intelligible.

La coproduction de la radicalité mapuche

Comme le font remarquer Collovald et Gaïti (2006), la radicalité n’est pas un phénomène extérieur aux régimes démocratiques, mais bien une production de ces régimes, en fonction de la manière dont ces derniers définissent le champ des opinions et des pratiques légitimes en démocratie. C’est en circonscrivant le champ des pratiques politiques légitimes que sont rejetées dans les marges de la radicalité et de l’illégitimité celles qui ne sont pas accordées aux nouvelles règles du jeu.

La « radicalité mapuche » qui s’installe dans l’espace public chilien au cours de la seconde moitié des années 1990 doit donc être interrogée à l’aune, non pas de l’idéologie qui en serait la source, mais plutôt de la volonté de construction d’un nouveau « périmètre légitime du politique » (Offerlé, 2006), qualifiant les manières légitimes de porter des griefs dans l’espace public et de relayer des demandes auprès des autorités. Elle nous conduit à nous interroger sur les nouvelles frontières de la démocratie chilienne en construction dans les années 1990, et dont la délimitation constitue un enjeu de luttes.

Vers une démocratie du consensus

Certains observateurs de la transition à la démocratie chilienne ont mis en évidence la perpétuation d’enclaves autoritaires au coeur même de la nouvelle démocratie chilienne, n’hésitant pas à parler de « démocratie pactée » (Gaudichaud, 2006), négociée entre les démocrates chiliens et les militaires, et symbolisée par la loi électorale, l’existence de sénateurs désignés (non élus) ou encore la répression systématique des manifestations par la police.

Le point essentiel à notre sens afin de comprendre les processus de radicalisation ne réside pas dans la persistance de ces enclaves, mais plutôt dans les nouvelles formes de « gouvernementalité » promues par les gouvernements de la Concertacion[10]. Le concept de « gouvernementalité » a été forgé par Michel Foucault, afin d’insister sur le gouvernement comme « une conduite des conduites » qui ne se limite pas à des techniques institutionnelles, mais plutôt « à structurer le champ d’action éventuel des autres » (1982 : 237). La transition à la démocratie est donc faite de la promotion de nouveaux mécanismes de conduite de la société, valorisant des mécanismes institutionnels, pacifiés et non protestataires pour exprimer les demandes sociales et politiques mapuche.

Tout d’abord, les nouvelles autorités ont mis en place un processus de consultation des différents acteurs indigènes, qui a mené à l’élaboration d’une loi indigène promulguée en 1993, présentée comme le produit d’un consensus entre représentants des peuples indigènes du Chili et l’État chilien, visant à reconnaître une série de droits aux peuples indigènes en échange de l’inscription de leurs revendications dans le cadre de cette loi et des mécanismes d’expression des demandes qu’elle définissait. Fabien Le Bonniec a produit une « lecture critique » (2009 : 369) du récit de l’élaboration démocratique de la politique indigène chilienne en mettant en évidence l’appropriation sélective des demandes indigènes par les hauts fonctionnaires qui avaient été chargés en dernière instance de donner une forme juridique aux compromis élaborés entre représentants indigènes et État.

Au-delà des amputations subies par la loi indigène, il est intéressant de se pencher sur la mise en oeuvre du nouveau cadre législatif. Dès 1991 et 1992, avant même l’adoption de la loi indigène, on assiste à une répression policière et judiciaire des acteurs mapuche qui refusent de jouer le jeu de la transition pactée et qui lancent les premières actions d’occupations de terres, renouant avec les formes de protestations politiques dominantes de l’Unité populaire, mais « resignifiées » par l’organisation mapuche Aukiñ Wallmapu Ngulam (AWNg), plus connue comme le Consejo de Todas las Tierras (Conseil de toutes les terres), comme actions de « récupération de terres », insistant ainsi sur l’autonomie et l’historicité propre mapuche, notamment vis-à-vis d’un référentiel de classe dans lequel le mouvement mapuche naissant refuse désormais de se laisser enfermer, préférant parler de « peuple mapuche ».

Parallèlement se dessine en creux dans certains discours médiatiques et politiques une dichotomie, opposant la figure du « bon Mapuche », acceptant les nouvelles politiques d’État, et celui du « mauvais Mapuche », radical, intransigeant, et plus tard « terroriste », agissant en marge de la légalité. Mais c’est surtout à partir de 1997, après plusieurs années d’expérimentation de la loi indigène, que celle-ci va connaître une crise de légitimité et être remise en cause par la multiplication d’actions de protestation, affirmant rejet et défiance vis-à-vis des institutions indigènes.

Pour une autre lecture de la radicalisation

Il nous semble que le rejet (relatif) des mécanismes institutionnels comme mode de résolution des problèmes des Mapuche ne tient que marginalement à ces processus de radicalisation idéologique mis en avant par les « experts » de la « radicalité mapuche ».

Tout d’abord parce que le discours autonomiste mapuche, revendiquant l’« autodétermination de la nation mapuche », a été construit plusieurs années avant que la radicalisation ne déploie les nouveaux modes de contestation mapuche désignés comme radicaux, durant les années 1980 et au début des années 1990. Aussi parce que les nouveaux modes d’action et de protestation qui voient le jour après l’incendie des camions de Lumaco sont revendiqués et parlés par les acteurs les plus politisés, qui réalisent tout un travail a posteriori de rationalisation de ces actions, leur donnant une cohérence intellectuelle et politique. Or si l’on s’arrête sur les actions de « récupération de terres », qui consistent en des occupations de propriétés privées, et donnent souvent lieu à des affrontements avec la police ou les entreprises de sécurité privée employées par les entreprises forestières, la radicalisation du répertoire d’action peut faire l’objet d’une autre lecture.

On a noté que la plupart des communautés qui à la fin des années 1990 s’engageaient dans des actions de « récupération de terres » ne faisaient que renouer avec une protestation plus ancienne. Durant la dictature, certaines de ces communautés avaient continué, malgré la répression encourue et effective, à revendiquer les terres dont elles estimaient avoir été nouvellement usurpées à la suite du coup d’État. Les acteurs de la transition démocratique vont délégitimer ces modes de protestation et de revendication, et proposer des formes institutionnalisées d’expression des griefs, qui vont rapidement s’avérer inefficaces pour satisfaire les demandes foncières de certaines communautés.

La mise en place de ce nouveau cadre s’accompagne aussi d’une dépersonnalisation des relations entre comuneros mapuche et leurs voisins, qui sont désormais le plus souvent des grandes entreprises forestières, et qui affirment une posture intransigeante, en rupture avec les anciennes pratiques clientélistes basées sur une économie de l’échange et du service mobilisée par les grands propriétaires terriens pour obtenir la paix sociale dans les communautés.

Les occupations de terres, et les conflits qui en résultent, ne sont intelligibles qu’à partir de la restitution des nouvelles contraintes qui pèsent sur les communautés. L’action directe et protestataire devient l’unique possible de nombreuses communautés, qui avant d’entrer en « radicalité » ont le plus souvent expérimenté les nouveaux mécanismes d’expression des demandes foncières instaurés par la loi indigène.

Les occupations de terres, comme moyen de revendications, tolérées et parfois même encouragées au début des années 1970, sont reléguées au rang d’actions radicales et illégitimes par les nouvelles autorités, entraînant le plus souvent répression violente et criminalisation des protestataires. Les réactions du pouvoir et son intransigeance face à ces formes d’expression semblent nourrir cette radicalité. En effet, à partir de la fin des années 1990, et tout au long de la décennie suivante, les membres des communautés en conflit, qui s’écartent des mécanismes institutionnels, se voient appliquer la loi de sécurité intérieure de l’État, puis la loi antiterroriste, poussant certains militants de ces communautés à entrer en clandestinité pour échapper à une justice qu’ils considèrent comme au service des grands propriétaires terriens, et plus particulièrement à des procès qui sont instruits en les maintenant pendant de longs mois (jusqu’à deux années) en prison préventive.

Une fois cette situation établie, des actions radicales, considérées ici comme en dehors de la légalité (occupations, voire incendies de propriétés privées), qui n’étaient pas toujours pensées en termes idéologiques, acquièrent des justifications idéologiques : la radicalité politique, définie ici par nous-même comme le rejet discursif de toute forme de collaboration avec l’État, est érigée au rang de réponses nécessaires face à une entreprise d’« extermination » ou de « génocide » du peuple mapuche, que vient attester la répression de l’État face à toutes formes de résistance mapuche. Par la loi et la puissance de ses assignations statutaires, l’État définit les contestataires mapuche comme des acteurs radicaux, étiquette qu’un certain nombre d’entre eux, appartenant à la CAM, dans un contexte de concurrence militante dans l’espace des organisations mapuche, se réapproprient afin de s’ériger en uniques dépositaires de la lutte mapuche, reléguant les autres organisations au rang de modérées, voire de « collaborationnistes ». La fermeture de toute possibilité de négociation, associée à la répression qui s’abat sur les membres des communautés en lutte et de leurs soutiens, est à l’origine de nouvelles formes de « subjectivation » (Foucault, 1984), érigeant la dissidence en idéal de vie, comme l’attestent les propos de jeunes Mapuche, se revendiquant Weichafe (guerrier mapuche) et affirmant être prêts à payer de la prison, voire de leur vie, la « libération » du peuple mapuche. Cette radicalisation de certains discours et de certaines pratiques, considérée à partir du rejet du cadre institutionnel d’expression des griefs, est toutefois accompagnée d’un effort permanent pour légitimer les actions et les revendications mapuche dans l’espace public chilien et donner une vision pacifiste du mouvement mapuche et de ses acteurs.

Cette approche constructiviste de la radicalité offre des perspectives pour penser la possibilité de déradicalisation, à la fois comme redéfinition du répertoire d’action en fonction de nouvelles contraintes et comme lutte de sens pour imposer de nouvelles visions et divisions du monde social, sans pour autant que l’on assiste à des reniements idéologiques. À partir de l’observation de stratégies déployées par des militants mapuche de la CAM en prison et au sein des tribunaux chiliens, il s’agira de comprendre comment certains de ces militants « radicaux » ont entrepris tout un travail de déradicalisation, dans un contexte de reconfiguration des soutiens dont ils pouvaient se prévaloir, mais aussi de privation de liberté, en privilégiant de nouveaux modes d’action, mais aussi en contestant la radicalité que leur prêtent l’État et les médias dominants, en mobilisant le registre des droits internationaux reconnus aux peuples autochtones. La déradicalisation sera donc ici considérée à la fois comme une reconfiguration obligée des pratiques des militants détenus, mais aussi et surtout comme l’élaboration d’un nouveau discours politique, s’appuyant sur les droits internationaux autochtones pour légitimer les revendications de la CAM.

Cette réflexion sur les stratégies de défense des prisonniers mapuche nous permettra d’interroger aussi les rapports existants entre répression et radicalisation. La répression du mouvement mapuche (envoi systématique des forces de l’ordre lors d’occupations de terres, multiplication des opérations policières dans les communautés en conflit, multiplication des procès et des emprisonnements) peut être porteuse d’une certaine radicalisation, comme l’indique le refus de se soumettre aux tribunaux de justice et le choix d’entrée en clandestinité effectué par certains acteurs mapuche, confirmant ainsi que dans certains contextes la répression contribue à radicaliser les activistes (Gurr, 1970 ; Della Porta, 1995). Toutefois, on note aussi que certains détenus mapuche, parmi les moins politisés, ont pris leurs distances lors du procès avec la cause mapuche, privilégiant un mode de défense apolitique. Les entretiens menés avec ces derniers confirment que la répression et ses coûts économiques, affectifs et psychologiques ont contribué à un désengagement militant (McAdam, 2005). Toutefois, au-delà des effets de radicalisation ou de neutralisation de la répression, on aimerait dans le présent article insister sur les effets structurants (Opp et Roehl, 1990) ou « productifs » (Massicard, 2010) de la répression, lorsque certaines conditions sont réunies, notamment l’existence de groupes de solidarité envers les « victimes de la répression » offrant aux activistes des rétributions morales. En effet, les militants de la CAM inculpés (4 des 18 inculpés que l’on a observés lors du procès ont clairement revendiqué leur appartenance à cette organisation) et leurs soutiens ont choisi de mettre en procès la répression dont ils étaient l’objet afin de se mobiliser et de mobiliser la « société civile chilienne et internationale » autour de l’exigence de respect des droits du peuple mapuche au Chili, et plus généralement du respect de l’État de droit.

De la grève de la faim à la politisation du procès. Penser la déradicalisation

Au début de l’année 2009, plusieurs dirigeants et comuneros mapuche sont arrêtés par la police chilienne pour leur participation à une série de délits, accusés pour certains d’entre eux d’appartenir à une « association illicite terroriste », la CAM. Ils sont placés en détention préventive dans différents centres pénitenciers du sud du Chili ; plusieurs d’entre eux y resteront près de deux ans dans l’attente de leur procès.

Le 12 juillet 2010, à l’approche des premiers procès, à l’initiative des détenus de la prison de Concepción, se revendiquant militants de la CAM, une grève de la faim est déclenchée par 34 prisonniers pour demander le « droit à un procès équitable », et notamment la non-application de la loi 18.314, dite loi antiterroriste, dans le cadre de leur procès. Cette grève de la faim, accueillie dans un premier temps par un silence médiatique, dans un contexte de réjouissance populaire autour du bicentenaire de l’indépendance chilienne, est progressivement médiatisée et parvient à susciter une mobilisation internationale impulsée par la communauté chilienne, composée d’ex-exilés, vivant en Europe.

Par leur mode d’action et les revendications dont ils sont porteurs, les prisonniers mapuche, se définissant comme des « prisonniers politiques », et leurs soutiens (familiaux, notamment mères, soeurs, épouses ou compagnes) entendent changer le regard sur les luttes mapuche, cataloguées comme « terroristes » ou « violentes » dans les médias, les présentant à l’opinion publique comme des luttes mues par des valeurs universelles de justice, de défense des droits des peuples autochtones et de l’État de droit, qui doit garantir à tous les citoyens le droit à un procès équitable. Il s’agit de faire apparaître les revendications et les motivations des prisonniers mapuche comme légitimes dans l’espace public, ainsi que l’indiquent les banderoles déployées dans les manifestations de soutien au prisonniers mapuche ou devant le tribunal quelques semaines plus tard : « Défendre notre terre n’est pas du terrorisme » ou encore « La résistance n’est pas du terrorisme. » Par ce mode d’action et leurs revendications, ils apparaissent auprès des organisations sociales et politiques chiliennes engagées dans la défense et la promotion des droits humains comme étant à l’avant-garde de la lutte pour l’approfondissement de la démocratie chilienne, maintenue en suspens par une transition démocratique aux enclaves autoritaires symbolisées par la persistance d’une loi antiterroriste héritée de la dictature militaire du général Pinochet.

Alors que la radicalisation a été pensée dans la première partie du présent article à partir des processus d’« étiquetage », notamment médiatiques, mais aussi comme une construction objectivée par la catégorie juridique de « terrorisme », devenue une appartenance subjective des militants mapuche, la déradicalisation doit être appréhendée à partir des mêmes marqueurs conceptuels. La radicalité mapuche a été construite à la charnière entre les modes d’action et les rationalisations idéologiques les justifiant, et la déradicalisation se trouve elle aussi située à la jonction entre l’adoption de nouvelles formes de protestation et un réagencement discursif.

La grève de la faim

C’est en s’appuyant sur la grève de la faim que les prisonniers mapuche parviennent à susciter un vaste mouvement de sympathie à l’égard de leurs revendications. Les prisonniers mapuche durant leur grève vont à la fois réussir à mobiliser l’opinion publique par la voix de différentes organisations sociales et syndicales (y compris la Confédération des étudiants chiliens, la CONFECH), des députés d’opposition, des historiens et artistes « engagés », le principal syndicat de travailleurs, la CUT, le Parti communiste et certaines sections du Parti socialiste, l’Observatorio ciudadano [Observatoire citoyen] et l’association des familles de détenus disparus sous la dictature), passant de « terroristes », groupe violent et radical, considérés comme « marginaux », à représentants légitimes du peuple mapuche et de l’injustice historique qui « frappe » celui-ci depuis sa colonisation par l’État chilien.

Les grévistes prisonniers déployèrent d’autres modes d’action durant cette grève, comme l’usage de cartes publiques (diffusées dans la presse), dont la plus remarquée fut celle d’Hector Llaitul, l’un des initiateurs de la grève, leader de la CAM, au secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, après 73 jours de grève de la faim :

Cette fois-ci, nous voulons réaffirmer catégoriquement que nous ne sommes pas des terroristes, nous sommes des militants sociaux de notre peuple, nous n’appliquons pas la violence politique démesurée, notre lutte est seulement défensive et en réponse à la répression par l’exercice basique de l’autodéfense. Nous n’avons jamais assassiné personne, au contraire certains des nôtres ont été assassinés, des enfants, des jeunes et des anciens. On n’est même pas compromis par des crimes de sang dans les procès que nous subissons. Pourtant, nous sommes persécutés en raison de notre posture politique, idéologique et culturelle qui fait front à des processus d’investissements qui sont destructifs et prédateurs de terres anciennes, ancestrales de nos communautés.

En parallèle de la grève de la faim, on assiste à la multiplication des manifestations de soutien ; notamment une marche des mères des prisonniers converge vers la Moneda (palais présidentiel chilien), rappelant le geste des mères argentines de la place de Mayo en pleine dictature, faisant ainsi écho avec la défense des droits de l’homme.

Marie-Christine Doran a noté que l’expression publique de la souffrance a joué un rôle central dans la recomposition de la protestation au Chili dans les années 1980 et 1990 (2010 : 118). On peut faire l’hypothèse selon laquelle la grève de la faim mapuche est venue activer ce registre de la souffrance, par la mise en scène des corps des prisonniers. La cause des Mapuche est ainsi structurée par des logiques d’action qui s’apparentent à celle des sans-papiers en France (Siméant, 1998). Il s’agit à la fois d’un mode de sensibilisation à une cause stigmatisée, qui permet d’inverser le stigmate pesant sur les prisonniers mapuche, en l’occurrence celui de s’adonner à des actions violentes. Mais aussi la grève de la faim permet l’enrôlement de soutiens par l’activation d’émotions (Traïni et Siméant, 2009). Bien évidemment, la capacité de s’émouvoir renvoie à des prédispositions socialement structurées. En l’occurrence, elle produit une identification subjective, par « homologie structurale » (et non-appartenance directe au groupe mapuche), de certains anciens prisonniers politiques chiliens, emprisonnés et parfois torturés sous la dictature militaire, qui trouvent dans la souffrance mapuche des échos à leur propre souffrance. La grève de la faim vient ainsi produire une identification collective à la souffrance mapuche, condamnant une « histoire qui ne passe pas » et érigeant les prisonniers mapuche en « défenseurs de la vie face aux multinationales et à un État à leur service », en mettant en risque leur propre vie.

Le choix de la grève de la faim et ce rajustement des registres discursifs ne sont pas anecdotiques. Si l’on se réfère aux prisonniers de la CAM, que leur capital militant place en situation de s’arroger le monopole de la parole sur la grève de la faim, l’adoption de ce mode d’action et la multiplication des appels de solidarité envers la société civile renvoient à la situation d’enfermement, limitant les modes d’action possibles, mais aussi et certainement à la faiblesse des soutiens au sein des communautés mapuche dont ces militants pouvaient se prévaloir une fois écroués. C’est pourquoi la grève de la faim et le procès s’inscrivent dans un même mouvement, dans la dynamique de déradicalisation des militants inculpés. Il convient donc d’insister une fois encore sur ce que ce moment de déradicalisation doit au contexte, et ici tout particulièrement au contexte d’enfermement, et à la volonté d’être acquittés qui contraint tout particulièrement la parole des accusés.

Le procès

Le 8 novembre 2010, dans la petite ville de Cañete à 550 kilomètres de Santiago, s’ouvre le procès de 18 Mapuche accusés d’une série de délits et d’association illicite terroriste, faisant risquer au supposé chef de l’organisation jusqu’à 103 années de prison. La presse chilienne, régionale et nationale, est au rendez-vous à l’ouverture du procès. Pour les Mapuche accusés (les plus politisés d’entre eux), ce procès constitue une occasion pour occuper le centre de l’espace public mapuche (c’est-à-dire un espace non institutionnalisé où s’échangent des idées, des expériences et des stratégies de lutte et où sont mises en discussion des propositions politiques quant au devenir du peuple mapuche dans l’État chilien) et faire de leur voix celle du peuple mapuche. La médiatisation du procès par les prisonniers mapuche a pour but de monopoliser la parole publique mapuche pendant le temps du procès et d’obtenir l’acquittement des accusés en exerçant sur le tribunal (considéré comme politique par les accusés les plus en vue) une pression politique. Pour cela, il s’agit d’attester dans la salle d’audience et dans l’opinion publique (le procès est médiatisé au jour le jour par les familles des prisonniers mapuche qui élaborent régulièrement des communiqués pour faire état du déroulement du procès) le caractère politique des accusations, en démontrant que ce ne sont pas des actes délictueux qui sont en cause, mais l’existence d’un projet politique mapuche, remettant en cause l’État-nation chilien dans sa forme traditionnelle.

Le procès est marqué par l’application de la loi 18.314, dite loi antiterroriste, malgré la longue grève de la faim mapuche, visant sa non-application. Le procès s’est distingué par sa longueur, plus de trois mois d’audience, et la débauche de moyens engagés par le ministère public, faisant reposer son accusation sur 234 témoignages, une centaine de rapports policiers et des centaines d’heures d’écoute téléphonique. Aussi, un des axes de l’accusation afin d’attester le caractère terroriste des mobilisations mapuche consistait à établir des liens avec des organisations comme les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Quatre des accusés ont finalement été condamnés à des peines allant de 20 à 25 ans de prison. Les autres ont été acquittés.

Si l’accusation n’a pas manqué de mettre en oeuvre des moyens importants, ce procès a aussi été marqué par la capacité des prisonniers mapuche, et de leurs défenseurs, des avocats chiliens spécialisés pour la plupart d’entre eux dans les causes mapuche, à faire du tribunal une tribune politique, au cours de laquelle la défense a fait le procès de ce procès, en dénonçant ses irrégularités juridiques mais aussi en l’insérant dans une histoire plus longue, celle du peuple mapuche, de sa « colonisation violente » et de la persécution systématique dont ont été victimes les Mapuche tout au long de l’histoire chilienne.

Du côté des accusés mapuche, comme l’a déjà remarqué Fabien Le Bonniec dans le cadre d’un autre procès où une dizaine de Mapuche étaient accusés de délits terroristes (2009b), le procès a donné lieu à une mise en scène de l’identité mapuche, ayant pour but de nier le caractère neutre de la justice en rappelant que celle-ci était un instrument de domination au service de l’État chilien afin d’opprimer le peuple mapuche. Les accusés, en arborant des vêtements typiquement mapuche ou en refusant de souscrire au protocole judiciaire (se lever lors de l’entrée des juges), entendaient rappeler la discrimination culturelle, ethnique, voire raciale, dans laquelle s’inséraient les accusations du ministère public.

Alors que la presse dominante s’est attachée à présenter la protestation mapuche comme une pathologie d’indigènes radicalisés, non représentatifs du peuple mapuche, le procès fut l’occasion pour les militants de la CAM accusés de reprendre la main, dans le sillage de leur grève de la faim, en replaçant la conflictualité mapuche dans une historicité chilienne, en en faisant le produit de l’injustice et de la violence de l’État chilien, ainsi qu’un moment de légitimation des revendications mapuche autour du droit au contrôle du territoire, en utilisant la législation nationale et internationale sur le droit des peuples autochtones.

Ainsi donc la défense intégra au procès des rapports sur la violation des droits de l’homme des Mapuche durant la dictature dans la zone où se sont produits les délits, une étude historique sur la dépossession historique des terres mapuche dans la zone dont sont issus la plupart des accusés et où se sont déroulés les affrontements, l’intervention d’un anthropologue mapuche, d’une machi (autorité religieuse mapuche) et d’un « sage mapuche » (kimche, c’est- à-dire une personne empreinte de sagesse, et plus particulièrement connaisseuse de la culture mapuche). Ces différentes interventions avaient pour but de mettre en évidence l’importance de la terre dans la culture mapuche, la nécessité de la défendre et la désolation provoquée par son usurpation et sa dégradation écologique.

Aussi, l’un des accusés, contre les recommandations de ses avocats, décida de déclarer à la barre, afin d’affirmer sa « condition de militant de la cause mapuche », tout en refusant les accusations lui étant imputées, avec pour objectif de donner une légitimité politique à la lutte mapuche, en inversant les accusations :

Ils nous ont nié tous nos droits politiques et territoriaux durant toutes ces années et l’État n’a rien fait. C’est pire. Il s’est fait complice des violations qui ont affecté notre peuple. Et de quelle manière ! Il continue à tuer. Il continue à tuer. Ses agents continuent à tuer lâchement, dans le dos, et sans la possibilité de nous défendre. Alex Lemun ? Mort. Matias Catrileo ? Mort. Mendoza Collio ? Mort. Pourquoi ? Pour avoir essayé de récupérer des espaces usurpés [aux Mapuche]. Ça c’est de la violence. Et c’est à nous qu’ils viennent dire que nous sommes terroristes. Monsieur le juge, nous autres, nous n’avons pas nos mains entachées de sang. Notre lutte n’a consisté en rien de plus que défendre ce qui nous appartient […] Et pour être à la tête d’une lutte, pour défendre l’idée selon laquelle nous devons nous secouer de cette situation de pauvreté, de toute cette situation de misère, pour porter cette proposition, pour l’amener dans les communautés, l’État à travers ses procureurs est en train de demander des peines de prison de plus de 103 ans. À l’opposé, le policier, M. Walter Ramirez, qui a assassiné Matias Catrileo en lui tirant dans le dos, il a été condamné à trois ans de liberté surveillée. Ma question est donc : Qui sont les violents ? Qui ?[11]

Cette stratégie de déplacement de la radicalité (des Mapuche accusés vers l’État chilien) a été accompagnée de manifestations publiques à Cañete pendant le procès, et surtout d’un appel à la solidarité de la communauté internationale. L’appel s’est matérialisé par des manifestations de soutien devant les ambassades chiliennes de plusieurs pays européens, l’élaboration de communiqués de solidarité et la venue d’observateurs internationaux afin de dénoncer les violations du droit à un procès équitable et de manière générale la situation de colonisation vécue par les Mapuche.

Les organisations de la « société civile » chilienne ne furent pas en reste et manifestèrent à plusieurs reprises leur solidarité, se mobilisant par leur présence physique le jour de la comparution de témoins clés pour l’accusation, notamment les fameux « témoins secrets » de la loi antiterroriste, ou lors des plaidoiries finales. Ces manifestations de solidarité se sont appuyées sur des réseaux préconstitués, mais que surent activer les militants de la CAM, en universalisant leur cause et en présentant leur procès comme le paroxysme de la discrimination subie par les Mapuche au Chili. Durant tout le procès, et à l’issue de celui-ci, les accusés mapuche parvinrent à susciter la multiplication de manifestations de sympathie, obtenant même que le Prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel prenne position en faveur de leur cause[12].

Depuis le banc des accusés, les militants mapuche de la CAM parvinrent à faire de leur procès un énième procès intenté au peuple mapuche, et à présenter leur lutte comme une lutte pour la défense de la vie et de la terre, le respect de l’État de droit et des droits internationaux, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, créant des liens avec des organisations de défense des droits de l’homme, contredisant ainsi l’étiquette d’intransigeance et de radicalité qui leur avait été accolée avant l’ouverture de leur procès. De ce point de vue-là, la plaidoirie de l’avocat d’un des dirigeants historiques de la CAM est éloquente :

Mes clients seraient terroristes. Nos tribunaux se sont déjà référés au caractère terroriste ou non de la CAM […] L’objectif qu’aurait la CAM (se référant à une décision de justice rendue par un tribunal chilien quelques années auparavant) […] comme organisation n’a rien d’illicite, dans la mesure où la loi 19.253 qui établit les normes sur la protection, la promotion et le développement indigène […] Qui signale que la terre est le fondement principal de l’existence et de la culture des peuples autochtones, affirmant comme devoir de la société en général et de l’État en particulier de protéger les terres indigènes, de veiller à leur raisonnable exploitation en accord avec leur équilibre écologique et de favoriser leur agrandissement. Ce sont les mêmes fins que poursuit la CAM. […]

Mais j’aimerais élargir notre regard. L’État chilien a signé la déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones, et cette déclaration signée par l’État chilien reconnaît en son article 27.1 le droit des peuples autochtones à posséder, utiliser et CONTRÔLER [en insistant fortement sur ce mot] les terres, territoires et ressources qu’ils possèdent en raison de la propriété TRA-DI-TION-NELLE [en insistant] ou d’autres formes traditionnelles d’occupation ou d’utilisation. Pourquoi la déclaration des peuples autochtones reconnaît le contrôle territorial ?

Car tous les peuples autochtones d’Amérique aspirent à contrôler nouvellement leur territoire comme une partie intégrante de leurs droits humains et de l’autodétermination des peuples.

Cette législation signée par l’État chilien reconnaît la légitimité des aspirations de la CAM, elle reconnaît le droit des peuples autochtones au contrôle territorial, ce contrôle qui est considéré comme illicite dans ce procès. […]

Il y a une jurisprudence claire de la cour interaméricaine qui reconnaît la légitimité du droit propre des peuples autochtones… Et les droits humains ne peuvent pas émaner seulement de la tradition occidentale, européenne, continentale ou du droit anglo-saxon, mais de toutes traditions juridiques qui ont un droit[13].

Conclusion

Le contexte d’emprisonnement mais aussi de relative marginalisation de la CAM au sein du mouvement mapuche a montré que les discours, qui autorisent les observateurs médiatiques et parfois même académiques à parler de radicalité, étaient loin d’être immuables et étaient en redéfinition permanente. Nous aimerions en conclusion insister tout particulièrement sur deux problématisations de la radicalité qui ont été au coeur de cet article.

Tout d’abord, la radicalisation doit être appréhendée de manière contextuelle, non pas seulement à partir des caractéristiques d’un groupe ou d’un individu, mais à partir de « configurations sociales » plus larges. De ce point de vue-là, la prison, mais aussi l’absence de soutiens dans les communautés mapuche et la marginalisation relative dont souffraient les militants de la CAM au sein du mouvement mapuche ont poussé ceux-ci à engager un processus de déradicalisation, par un changement de registres discursifs (en s’appropriant le registre du droit, et tout particulièrement du droit international) et de répertoires d’action, en ayant massivement recours à la grève de la faim.

En second point, nous avons rappelé que la radicalité ne se définit pas de manière objective, qu’elle n’est pas une substance, encore moins une essence, mais plutôt une entreprise de labellisation, visant à dénier toute légitimité, voire toute rationalité, aux groupes étiquetés comme « radicaux ». Toujours dans une perspective constructiviste, nous avons voulu présenter la mobilisation des prisonniers mapuche, et leur stratégie de politisation du procès, comme une entreprise de contestation de l’étiquette « radical » (dans son sens le plus dépréciatif), cherchant à affirmer la légitimité des revendications de la CAM, en faisant peser sur l’État chilien, et la violence qu’il a déployée contre le « peuple mapuche » tout au long de l’histoire, le stigmate de la radicalité.

Sans que nous soyons en mesure d’évaluer les résultats d’une telle entreprise, véritable mobilisation collective à l’intérieur tout comme à l’extérieur du tribunal, il s’agissait aussi pour les prisonniers mapuche de contester publiquement les modalités et le contenu de la transition à la démocratie chilienne, les frontières qu’elle établit entre le normal et le pathologique, la légitimité et l’illégitimité. C’est finalement tout l’enjeu des luttes d’étiquetage autour de la radicalité : celui d’imposer des catégories légitimes de lecture du monde social, disqualifiant certaines revendications reléguées dans les profondeurs de la radicalité, contribuant par là-même à naturaliser et normaliser (juridiquement notamment) l’ordre social.