Corps de l’article

Introduction

Le monde policier dans son ensemble se caractérise par sa forte capacité de résistance au changement (Savage, 2007). En conséquence, les réformes touchant aux politiques publiques y sont généralement entreprises de façon réactive, en réponse à des pressions importantes. L’étude des réformes de la police au Royaume-Uni au cours des années 1980 et 1990 a permis à Savage (2007) de discerner cinq types de moteurs du changement des politiques publiques : l’échec systémique révélé par un scandale, l’influence internationale, les considérations économiques, les pressions internes et la politisation du maintien de l’ordre. Les considérations développées dans cet article se rattachent essentiellement au premier de ces facteurs. Or, si la recherche sur les réformes policières a depuis longtemps noté la contribution de la crise à titre d’agent du changement (Sherman, 1978 ; Prenzler, 2015), les conditions concrètes par lesquelles cette capacité s’actualise à travers un événement précis ont été beaucoup moins étudiées. De plus, les travaux étudiant les caractéristiques des événements scandaleux (Rowe, 2009 ; Roycroft, Brown et Innes, 2007) excluent de leur analyse la crise en elle-même. C’est pourquoi cet article s’intéresse spécifiquement à ce qui permet à des événements particuliers de se constituer en moteur de changement à travers une dynamique de crise.

La crise désigne ici un état particulier du système politique, caractérisé par une double incertitude face à la nature du problème rencontré et la façon d’y répondre, un désordre dans les processus habituels et un sentiment d’urgence appelant une intervention (Saurugger, 2016). Les crises analysées dans cet article concernent la légitimité de la police, conçue comme un amalgame entre la confiance qui lui est accordée, laquelle découle de la perception que ses actions s’inscrivent en conformité avec un ensemble de normes partagées, et la croyance répandue que l’exercice de l’autorité policière doit être volontairement accepté (Tyler, 2006). Dans le contexte d’incidents impliquant l’emploi de la force, la légitimité de la police est étroitement liée à la présence de mécanismes de contrôle[1] permettant de tenir les policiers responsables de leurs actions (Baker, 2016). Les crises de légitimité traduisent la perception que les dispositifs en place ne garantissent pas (ou plus) cette responsabilité.

L’article se concentre sur deux provinces canadiennes où les autorités ont pu résoudre une crise de légitimité en apportant d’importants changements aux politiques du contrôle externe de la police. Ainsi, en réponse à la crise provoquée par les affaires Frank Paul et Robert Dziekanski, la Colombie-Britannique a adopté en 2011 une loi qui a donné naissance à l’Independent Investigations Office (IIO). Le Québec a fait de même en 2013, dans la foulée de la crise liée à l’affaire Fredy Villanueva, en modifiant la Loi sur la police pour instaurer le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). Chaque fois, la réponse des pouvoirs publics a été la création d’une agence conçue spécifiquement pour enquêter sur des policiers impliqués dans un incident grave. Ces deux agences sont fondées sur le même modèle de base, dit « indépendant », ce qui signifie qu’elles ne comptent pas de policiers actifs au sein de leur personnel. Elles ont eu pour effet d’abolir le monopole dont disposaient jusque-là les organisations policières sur ces enquêtes. Le propos de cet article se focalise sur ce qui précède le changement de politique publique, laissant de côté l’analyse des réformes comme telles.

Le cas du contrôle externe de la police est intéressant en ce qu’il permet d’examiner plus en détail l’articulation entre l’incident et la crise de légitimité. En effet, les crises trouvent chaque fois leur source dans des événements précis, que nous désignons sous le terme d’incidents critiques. Dans la littérature scientifique sur la police, l’incident critique est défini de façon générale comme toute intervention policière[2] qui présente un risque pour la vie, la liberté ou la dignité d’un citoyen (Walker et Archbold, 2014 : 13). Notre définition se concentre cependant sur un type particulier d’incident critique, c’est-à-dire celui qui cause un décès ou une blessure grave chez un citoyen.

En étudiant l’impact de certaines catastrophes naturelles, des travaux en analyse des politiques publiques ont montré la capacité des événements focalisants à engendrer une dynamique de changement (Birkland, 2006). Ces derniers agissent en provoquant un déplacement rapide de l’attention du grand public, des institutions et des décideurs vers un sujet particulier (Jones et Baumgartner, 2005). Il peut être tentant d’assimiler l’incident critique à l’événement focalisant. En effet, l’incident critique comporte un caractère soudain, est aléatoire et, puisque l’usage de la force fait figure d’exception dans les interactions avec la police (Hall et al., 2013), demeure relativement rare. Toutefois, les statistiques montrent que les décès au cours d’une intervention policière se sont produits à un rythme d’environ un cas par mois, et ce, tant au Québec (2006-2010) qu’en Colombie-Britannique (2012-2016) (Gendron et al., 2015 ; Independent Investigations Office, 2016). Cette récurrence tranche avec la rareté des crises de légitimité. Cela exclut de considérer d’emblée l’incident critique comme un événement focalisant, et soulève une question qui sert de fil conducteur à cet article : sous quelles conditions l’incident critique donne-t-il lieu à la crise, et comment celle-ci se déploie-t-elle ?

Cadre analytique

Pour éclairer le passage de l’incident critique à l’événement focalisant, nous aurons recours au modèle développé par Roycroft, Brown et Innes (2007). Celui-ci permet d’expliquer pourquoi certains cas de déviance en viennent à être perçus comme une manifestation empirique d’un problème social touchant au travail de la police. Ce modèle prend en considération des caractéristiques étroitement liées à l’incident lui-même (une victime innocente, un problème avec l’enquête, la possibilité d’assigner un blâme), et d’autres provenant de son contexte (la présence d’un groupe désavantagé, une méfiance envers le système de justice, la disponibilité d’une solution). À ces caractéristiques s’ajoute enfin la présence d’acteurs intéressés par les politiques publiques concernées et prêts à participer à l’action publique.

Pour mieux décrire l’émergence de la crise de légitimité, nous aurons cette fois recours à des concepts tirés de travaux en sociologie politique de la crise (Dobry, 2009 ; Rayner, 2007). Ceux-ci soulignent le fait que la crise suscite de nouveaux calculs et incite des acteurs jusqu’alors extérieurs à se lancer dans la mêlée (Rayner, 2007). En plus de la participation de ces nouveaux joueurs, les relations entre les divers acteurs se fluidifient, et les routines sont délaissées au profit de réponses inhabituelles. Les mobilisations d’acteurs multiples et l’accroissement de l’imprévisibilité qui s’ensuit permettent de constater la situation de crise. Ainsi, l’impact de l’événement n’est pas uniquement réductible à ses caractéristiques intrinsèques, mais se comprend plutôt en fonction d’évaluations et de mobilisations circonstanciées de la part d’acteurs individuels et collectifs.

Description des cas[3]

Cette section décrit l’état des mécanismes de contrôle en place dans chaque province au moment des faits et expose brièvement les trois incidents critiques qui ont donné lieu à des crises de légitimité. Les décès de Frank Paul et de Robert Dziekanski se sont produits en Colombie-Britannique ; celui de Fredy Villanueva, au Québec.

Colombie-Britannique

Le mécanisme d’enquête en place dans cette province jusqu’à la réforme de 2011 laissait à l’organisation policière impliquée dans l’incident le choix de décider du responsable de l’enquête. Ainsi, elle pouvait décider de mener elle-même l’enquête ou de faire appel à une autre organisation, soit pour en assumer l’entière responsabilité ou encore pour réviser son rapport d’enquête. Le gouvernement de la province ne formulait aucune exigence à ce chapitre. De fait, dans la plupart des cas, c’est l’organisation policière impliquée qui menait l’enquête. Ce modèle, qualifié de « traditionnel » dans la littérature scientifique (Prenzler et Ronken, 2001), constitue le degré minimal du contrôle des incidents critiques.

Frank Paul

À 11 heures, le matin du 5 décembre 1998, Frank Paul, un itinérant autochtone de 47 ans souffrant d’alcoolisme, est emmené au centre de détention du Vancouver Police Department (VPD) pour s’être retrouvé en état d’intoxication avancée dans un lieu public. Il est placé sous surveillance dans une cellule spéciale, appelée « drunk tank », le temps que son état s’améliore. Frank Paul est un habitué de cette procédure, étant arrêté tous les deux ou trois jours pour la même raison. Relâché, il quitte les lieux vers 18 h 30. Vers 20 h, il est de nouveau intercepté en état apparent d’intoxication et emmené au centre de détention. Sur place, le sergent responsable de l’écrou[4] refuse de l’admettre puisque les registres indiquent qu’il a été relâché moins de deux heures auparavant. Il considère qu’il n’a pas pu s’intoxiquer à ce point pendant cette période. Aussi, même si Frank Paul ne peut se tenir debout seul à ce moment, le sergent est d’avis que c’est en raison d’un handicap et non à cause de l’effet de l’alcool. En conséquence, le sergent ordonne à un agent de reconduire Frank Paul au centre-ville. Portant des vêtements humides, incapable de se mouvoir par lui-même, ce dernier est déposé dans une ruelle par une température d’environ cinq degrés Celsius. À deux heures le matin du 6 décembre, son cadavre est découvert par un passant. Comme il s’agit d’un incident critique (le VPD sait dès le début que des policiers sont impliqués), l’enquête est confiée à l’unité responsable des crimes majeurs. De 1998 à 2002, l’incident critique n’est pas connu du public ; il est géré de façon discrète par quatre organisations : les procureurs de la Couronne (la Criminal Justice Branch [CJB]), le coroner de la province (British Columbia Coroners Service [BCCS]), l’unité des standards disciplinaires du VPD et l’Office of the Police Complaint Commissioner[5] (OPCC). En avril 2002, lors des audiences du comité parlementaire chargé d’évaluer le fonctionnement de l’OPCC, l’incident est dévoilé publiquement, de façon presque accidentelle, parmi d’autres révélations sur les problèmes internes de l’organisme (Fong et Lee, 2002). Ce sont ces dysfonctions qui attirent en premier lieu l’attention des médias. Le commissaire à la tête de l’organisation est accusé par certains de ses employés d’être partial en faveur de la police, et certaines de ses décisions sont contestées (Meissner, 2002). C’est ainsi que les travaux du comité font ressortir les profonds désaccords au sein de l’OPCC à propos des suites à donner à l’incident Frank Paul. La famille de ce dernier apprend à cette occasion que la cause du décès qui lui a été donnée par la police, soit un accident automobile avec délit de fuite, diffère de la cause officielle transmise à l’agence de contrôle (McInnes, 2002). À partir de ce moment, le traitement en coulisse de l’incident cesse et l’affaire éclate au grand jour. Une commission d’enquête, dirigée par le juge retraité William H. Davies, est créée en 2007 pour faire la lumière sur le décès de Frank Paul. Elle produit deux rapports : un rapport d’étape en 2009 et un rapport final en 2011.

Robert Dziekanski

Robert Dziekanski, un immigrant polonais de 40 ans, arrive à l’aéroport de Vancouver le 13 octobre 2007 à 15 h 15. Il vient rejoindre sa mère, qui habite déjà au Canada. Désorienté et ne parlant pas anglais, il passe plusieurs heures dans la zone d’arrivée sécurisée de l’aéroport. Après de nombreuses tentatives auprès du personnel de l’aéroport pour obtenir de l’information, sa mère conclut qu’il a dû rater son avion et quitte les lieux un peu après 22 heures. Robert Dziekanski sort de la zone sécurisée à 0 h 40 le matin du 14 octobre. À ce moment, il transpire abondamment, semble instable et est de plus en plus agité. Un peu plus tard, il s’en prend au mobilier et lance des objets. Un peu avant 1 h 30, quatre policiers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) stationnés à l’aéroport sont dépêchés sur les lieux. Moins d’une minute après leur arrivée, un pistolet à impulsion électrique (communément appelé « Taser ») est employé. Robert Dziekanski reçoit un total de cinq décharges et meurt d’un arrêt cardiaque. L’enquête est confiée à une unité de la GRC spécialisée dans les homicides. Le 13 novembre 2007, le dévoilement public d’une vidéo amateur invalide la version officielle de la GRC sur le déroulement de l’incident. Une commission d’enquête dirigée par le juge Thomas R. Braidwood est mise sur pied en 2008. Elle dépose deux rapports : le premier, en 2009, sur les risques associés à l’utilisation du pistolet à impulsion électrique ; le second, un an plus tard, sur le décès de Robert Dziekanski.

Québec

Avant la création du BEI, le mécanisme d’enquête en vigueur au Québec était connu sous le nom de « politique ministérielle ». Trois organisations étaient chargées d’effectuer les enquêtes sur les incidents critiques, soit la police provinciale (la Sûreté du Québec [SQ]) et deux organisations policières municipales, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et, dans une moindre mesure, le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ). Une organisation ne pouvait pas mener l’enquête sur un incident dans lequel un de ses membres était impliqué. Ainsi, les enquêtes touchant à la SQ étaient confiées, à la demande du ministère de la Sécurité publique, au SPVM ou au SPVQ, selon des considérations géographiques — et vice versa pour les incidents dans lesquels le SPVM ou le SPVQ étaient impliqués.

Fredy Villanueva

Le samedi 9 août 2008, peu après 19 h, deux agents du SPVM interpellent un groupe de jeunes dans un parc de Montréal-Nord parce qu’ils jouent aux dés en misant de l’argent, ce qui constitue une infraction à un règlement municipal. Lorsque l’un des patrouilleurs, l’agent Lapointe, tente d’interpeller l’un des jeunes, Dany Villanueva, les choses dégénèrent ; ce dernier résiste, et les deux se retrouvent au sol. Pendant l’échauffourée, des membres du groupe s’approchent, dont Fredy, le jeune frère de Dany. L’agent Lapointe dégaine et tire quatre coups de feu. Fredy Villanueva, âgé de 18 ans, s’effondre, mortellement atteint de deux balles. Deux autres jeunes sont également blessés par les coups de feu. L’incident provoque une émeute dans la nuit du 10 au 11 août, au cours de laquelle plusieurs coups de feu sont tirés, blessant une policière à la jambe. En vertu de la politique ministérielle, l’enquête est confiée à la SQ. Dans les jours qui suivent, le déroulement de l’enquête est fortement critiqué par les médias. Refusant de mettre sur pied une commission d’enquête, dont le champ d’investigation aurait été potentiellement beaucoup plus large, le gouvernement opte pour la tenue d’une enquête publique du coroner[6], ce qui est annoncé en décembre 2008, en même temps que la décision des procureurs de la Couronne de ne pas poursuivre les policiers impliqués. Le mandat est d’abord confié au juge Robert Sansfaçon qui, pour des raisons de santé, doit se retirer quelques mois plus tard ; il sera repris par le coroner André Perreault, qui dépose finalement son rapport en 2013.

De l’incident critique à l’événement focalisant

Cette partie s’intéresse à la transition de l’incident vers l’événement focalisant. Elle dresse d’abord le portrait du traitement routinier de l’incident critique « ordinaire ». Puis, à l’aide du modèle d’analyse détaillé plus haut, nous cherchons à identifier les caractéristiques des trois incidents qui ont permis le dépassement de ce traitement routinier pour donner lieu à une focalisation durable de l’attention sur un type de politique publique peu visible en temps normal.

L’incident critique « ordinaire », objet d’un traitement routinier

À titre d’événement inhabituel, l’incident grave impliquant la police focalise au moins brièvement l’attention des médias de masse, qui en font une couverture. Toutefois, des travaux américains ont également constaté que les incidents associés à l’emploi de la force policière font, dans une grande majorité, l’objet d’une attention médiatique éphémère (Lawrence, 2000). Ce constat, qui en l’absence d’études canadiennes apparaît transposable, peut être mis en relation, d’une part, avec la récurrence constatée plus haut qui contribue à diminuer leur exceptionnalité et, d’autre part, avec la faible quantité d’informations accessibles concernant ces incidents. En effet, peu de détails sont donnés dans les moments qui suivent. Qui plus est, au Québec comme en Colombie-Britannique, le rapport d’enquête demeure confidentiel. En conséquence, lorsqu’il n’y a pas d’accusations (ce qui se produit dans l’écrasante majorité des cas), rien n’est rendu public hormis la décision de ne pas poursuivre. Cette pauvreté de l’information rend le sujet peu propice à une couverture substantielle. Ainsi, c’est en règle générale lors d’une enquête publique que les détails d’un incident émergent (Campbell, 2012). Tous ces éléments contribuent à un traitement médiatique limité, centré sur la version policière et concentré immédiatement après l’incident, en délaissant le suivi[7]. L’incident critique se retrouve donc en compétition avec une multitude d’autres faits divers qui bénéficient d’une couverture similaire. Cette compétition le rend susceptible de quitter rapidement le champ d’attention des médias, ce qui se produit effectivement dans la majorité des cas. Il en résulte que, si pratiquement tous les décès font l’objet d’une couverture, très peu d’entre eux dépassent un traitement superficiel et routinier.

Les caractéristiques qui favorisent la sortie des routines

Fredy Villanueva

Fredy Villanueva correspond bien au postulat de la victime innocente du modèle de Roycroft, Brown et Innes (2007). Il est jeune (18 ans) et, contrairement à son frère, n’a pas d’antécédents judiciaires et n’entretient pas de liens avec des gangs de rue. S’il se rapproche au moment de l’altercation, c’est sans doute parce que son frère se fait appréhender violemment. En outre, à titre d’immigrant récent, il peut être associé à un groupe désavantagé. Son statut de résident d’un secteur particulièrement difficile de l’arrondissement de Montréal-Nord va dans le même sens.

L’incident critique lui-même est suivi dès le lendemain par un événement focalisant en bonne et due forme, soit l’émeute. L’attention médiatique est déjà centrée sur Montréal-Nord en raison de la fusillade lorsque celle-ci se produit. Son impact est d’autant plus fort qu’il s’agit de la première émeute ciblant le SPVM en réaction à l’une de ses interventions (Brodeur et al., 2008). Par son caractère spectaculaire, l’émeute a contribué à focaliser durablement l’attention sur l’incident critique qui était à son origine.

Par la suite, les médias suivent de près le déroulement de l’enquête menée par la SQ. La Ligue des Noirs du Québec en profite pour dénoncer le processus d’enquête. En effet, son président, M. Dan Philip, déclare au journal Le Devoir que la politique en place est inacceptable puisqu’elle donne lieu à « des enquêtes camouflées [dont] les résultats sont toujours bien connus avant même [qu’elles] soient commencées » (Corriveau et Bélair-Cirino, 2008). Ainsi, des acteurs que l’on peut considérer comme faisant partie du « public de la politique publique » cherchent d’emblée à intégrer le processus d’enquête dans le périmètre de la controverse, témoignant d’un certain climat de méfiance envers les mécanismes destinés à assurer que les policiers impliqués dans un incident critique répondent de leurs actes. Puis, le 13 août, les médias rapportent que les enquêteurs de la SQ n’ont pas rencontré les policiers impliqués dans les heures ayant immédiatement suivi la fusillade. Sur cette base, des observateurs comme le criminologue Jean-Paul Brodeur et la juriste Louise Viau concluent à l’existence d’un traitement différentiel entre civils et policiers (Touzin, 2008). Le cas démontre donc clairement un problème avec l’enquête sur l’incident critique, une autre caractéristique contributive ciblée par notre modèle analytique.

À partir de ce moment, les acteurs mobilisés sont en mesure d’élargir la controverse, initialement centrée sur les circonstances d’un incident mortel, afin d’englober le dispositif d’enquête, de même que tout le travail du SPVM à Montréal-Nord. Cet élargissement finit par inclure le gouvernement lui-même, blâmé pour l’inefficacité de ses dispositifs de contrôle de la police. La disqualification de l’enquête policière, toujours en cours, sert d’appui aux acteurs qui revendiquent une enquête publique indépendante. L’enquête publique du coroner qui est finalement ordonnée par le gouvernement permet en retour à la question des enquêtes criminelles sur les incidents critiques impliquant la police de s’installer durablement dans la sphère publique.

Frank Paul

Le cas Frank Paul se distingue des deux autres puisqu’il comporte un important décalage temporel entre l’incident critique lui-même et les effets d’attention produits. Ainsi, le décès en tant que tel suscite très peu d’échos lorsqu’il survient dans la nuit du 5 au 6 décembre 1998. Nos recherches dans les banques de données n’ont d’ailleurs pas permis de repérer d’articles le mentionnant à cette époque. Il n’y a là rien de surprenant, sachant que la valeur d’information qui guide les logiques du fonctionnement médiatique privilégie l’immédiateté, l’imprévu, le spectaculaire et la conflictualité (Neveu, 2015 : 88-89). La plupart du temps, les journalistes vont sélectionner des événements qu’ils jugent accrocheurs pour leur public, tel qu’ils le conçoivent. Dans ce cas-ci, l’appartenance du sujet à plusieurs catégories stigmatisées (autochtone, itinérant, alcoolique) et la cause de son décès (mort par hypothermie) en faisaient de prime abord un objet de faible valeur d’information, c’est-à-dire peu intéressant pour les médias, d’autant plus que l’implication policière, un élément clé pour la constitution de l’incident critique, n’est pas révélée à ce moment.

En ce qui concerne les caractéristiques de Frank Paul lui-même, son statut d’alcoolique, comportement qui peut être associé à une forme de « déviance », ne permet pas de le qualifier de victime innocente au sens où l’entendent Roycroft, Brown et Innes (2007). Malgré la négligence des policiers impliqués, l’intoxication qui contribuera à son décès relève de son propre chef. En revanche, ces mêmes stigmates confirment son appartenance à un groupe désavantagé et vulnérable à plus d’un égard. Ces éléments prendront leur importance plus tard, lorsque les détails de l’incident critique laisseront transparaître le peu d’attention qui a été accordée, dans la soirée du 5 décembre 1998, à son bien-être et, ultimement, à sa vie.

Tant que le traitement de l’incident est assuré en coulisse, il n’attire pas l’attention des médias et du grand public ; il se caractérise néanmoins par une série de décisions et d’interactions entre les quatre organisations concernées qui transformeront finalement l’incident en événement focalisant. Ainsi, peu de temps après le décès, le BCCS conclut que Frank Paul n’était plus sous la garde de la police lors de son décès et que, en conséquence, une enquête publique n’est pas nécessaire[8]. Le rapport de l’enquête criminelle du VPD est envoyé à la CJB en mai 1999. Le 3 décembre 1999, cette dernière décide de ne pas déposer d’accusations. En août 1999, l’unité des standards professionnels de la police de Vancouver, chargée d’examiner l’incident sous un angle déontologique, transmet un avis à l’OPCC, estimant qu’une infraction mettant en cause la confiance du public a peut-être été commise dans le décès de Frank Paul. C’est à ce moment que l’agence de contrôle externe est informée du cas. Le rapport final des standards professionnels lui est transmis en juin 2000. Après l’analyse du rapport, l’OPCC demande à la CJB de réviser sa décision de décembre 1999 ; or, cette dernière décide de maintenir sa position initiale (Davies, 2011 : 50). L’OPCC demande également à deux reprises au BCCS de rouvrir le dossier afin de mener une enquête publique sur le décès de Frank Paul, ce qui est chaque fois refusé.

Lorsque l’affaire éclate au grand jour, Frank Paul apparaît comme le révélateur non seulement des dysfonctionnements du VPD, notamment en raison des insuffisances de l’enquête initiale du 6 décembre 1998, mais aussi de l’inefficacité des dispositifs mis en place pour que les policiers soient tenus responsables de leurs actes. Ce cas comporte donc également le problème lié à l’enquête comme caractéristique, qui vient en retour souligner les insuffisances des mécanismes de contrôle existants. Désormais, l’enjeu dépasse l’incident lui-même, c’est-à-dire ses causes et circonstances, pour englober l’ensemble du processus de traitement des incidents critiques. L’absence de mécanisme indépendant spécifique aux incidents critiques est décrite dans les médias comme problématique (Hogben, 2003). L’élargissement de la controverse provoque ainsi un changement de focale. Sous la pression de différents groupes de la société civile (autochtones et de promotion des droits de la personne), le gouvernement se voit périodiquement forcé de justifier son refus de déclencher une enquête publique, jusqu’en 2007, moment où il cède finalement après de nouvelles révélations sur l’affaire dans les médias.

Robert Dziekanski

Plusieurs caractéristiques de Robert Dziekanski permettent de le concevoir comme une victime innocente. Travailleur de la construction d’âge moyen, c’est un peu « monsieur Tout-le-Monde ». Vulnérable (premier voyage, barrière de la langue), il n’a pas reçu l’assistance nécessaire à son arrivée. Ses actes violents, qui déclenchent l’intervention policière, ne visent pas des personnes, mais des éléments du mobilier. En outre, les policiers décident rapidement d’employer un niveau élevé de force, alors qu’il ne leur oppose pas de résistance.

Cet incident critique se produit également dans une conjoncture particulière favorable à son passage vers l’événement focalisant : en effet, la commission Davies sur le décès de Frank Paul bat son plein, et l’intérêt pour le contrôle externe de la police est élevé. Il s’inscrit donc dans un contexte de méfiance envers les enquêtes de la police sur les incidents critiques. D’ailleurs, deux jours après le décès, le journaliste Ian Mulgrew du Vancouver Sun dénonce le fait que la GRC enquête sur elle-même (Mulgrew, 2007).

Toutefois, c’est l’utilisation du pistolet à impulsion électrique qui retient l’attention des groupes de la société civile dans un premier temps. L’enjeu de la controverse concerne les risques posés par cette arme intermédiaire et les modalités de son utilisation ; c’est d’abord autour de ce thème que se cristallise la demande d’une enquête publique sur l’incident critique. Ainsi, la question du contrôle de la police, qui ouvre la voie à une crise de légitimité, aurait très bien pu ne pas surgir du décès de Robert Dziekanski.

La situation change après la diffusion dans les médias de la vidéo de l’incident. Les images montrent que les agents ont rapidement utilisé le pistolet à impulsion électrique face à un individu qui ne présentait pas une menace pour leur sécurité ou celle d’autres personnes. Les incohérences entre la preuve vidéo et le discours officiel de l’organisation policière minent la crédibilité non seulement de l’enquête, mais également de la GRC, et déclenchent une crise politique (Theodore, 2007). Les efforts de la GRC, dans les jours précédant la diffusion de la vidéo, pour éviter son dévoilement ont également renforcé la conviction que l’organisation policière cherchait à cacher la vérité. À partir de ce moment, le décès de Robert Dziekanski focalise durablement l’attention sur le thème du contrôle de la police.

L’intérêt passe des circonstances de l’incident et des dangers liés à l’utilisation du pistolet à impulsion électrique au comportement de la GRC et, plus particulièrement, à sa prise en charge de l’incident, ce qui mènera ultimement à mettre en cause l’absence d’un mécanisme formel de contrôle externe. On observe ici aussi un changement de focale de la controverse qui permet de blâmer le gouvernement provincial pour le laisser-faire caractérisant le contrôle de la police en Colombie-Britannique. Bien que l’intégrité de l’enquête elle-même n’ait pas été contestée (l’échec de l’enquête n’est donc pas une caractéristique de ce cas), la confusion entourant la gestion administrative des suites de l’incident aura suffi à susciter un doute sur le bien-fondé de la politique publique. Le comportement de la GRC dans cette affaire est désormais pour plusieurs la preuve de la mauvaise foi de la police dans ce type d’enquêtes. En conséquence, une perception s’impose suivant laquelle les organisations policières ne doivent plus s’enquêter elles-mêmes dans ces situations.

De la focalisation de l’attention à la crise

Les affaires Villanueva, Paul et Dziekanski ont ceci en commun que, chaque fois, l’objet de la controverse est passé de l’incident en lui-même à son traitement politico-administratif. Or, la critique du processus d’enquête est porteuse de conséquences potentiellement plus lourdes que celle d’un incident isolé, dont l’interprétation est toujours indissociable d’un contexte particulier (Moreau de Bellaing, 2015). Comme on l’a vu, la question de la responsabilité ouvre la voie à celle de la légitimité policière ; ce déplacement de l’enjeu du débat est un premier élément témoignant du glissement vers la crise.

Les deux autres sont directement associés aux dynamiques de désectorisation et d’imprévisibilité observées par Dobry (2009) dans son analyse des crises en tant que conjonctures critiques. La désectorisation signifie que des questions ou problèmes qui étaient auparavant traités de façon étanche, limitée, par des acteurs bien définis (ex. : les autorités du ministère de la Sécurité publique, les chefs syndicaux et les directeurs de police) s’ouvrent à la participation d’autres personnes ou groupes. Cet élargissement du nombre de participants se vérifie dans chacun des cas qui nous occupent. À son tour, ce phénomène favorise l’imprévisibilité, un éloignement des routines habituelles, de sorte que le champ des possibles gagne en amplitude. Or, en ce qui concerne le cas particulier de la commission d’enquête, son déclenchement, qui est en quelque sorte l’aveu du gouvernement qu’une intervention hors des routines politico-administratives est nécessaire, traduit la reconnaissance d’une conjoncture de crise par ce dernier. Le gouvernement du Québec n’y a d’ailleurs pas cédé, optant pour l’enquête du coroner. Celui de la Colombie-Britannique s’y est quant à lui opposé pendant des années dans le cas de Frank Paul. Notons également que la commission Braidwood sur la mort de Robert Dziekanski, qui ciblait les actions de la police fédérale, donc relevant d’un autre palier gouvernemental, revêt un caractère d’exception supplémentaire.

Affaire Fredy Villanueva : forte désectorisation, mais refus de la commission d’enquête

Après le décès de Fredy Villanueva et l’émeute qui s’ensuit, le premier ministre du Québec demeure discret et se contente de soutenir son ministre de la Sécurité publique (Myles, 2009). Il en va de même pour les autres ministres, à l’exception de la ministre de l’Environnement, dont c’est le comté, qui va sur le terrain pour rencontrer les membres de la communauté. La gestion de l’incident continue donc d’être effectuée publiquement par le ministre de la Sécurité publique, son ministère et les organisations policières concernées (SQ et SPVM).

L’indice le plus évident de la désectorisation est l’implication de nouveaux acteurs. Ici, on observe la création de nouveaux groupes d’intérêt, comme Montréal-Nord Républik et la Coalition contre la répression et les abus policiers, des acteurs qui sont par la suite demeurés actifs dans la politique publique. Ces deux organisations font le plein de membres dans les jours suivant les événements d’août 2008 ; elles sont appuyées par des gens cherchant à changer les modalités de l’activité policière et de son contrôle. Dans un premier temps, les nouveaux acteurs sont essentiellement issus de la société civile. À partir de 2009, deux organismes gouvernementaux indépendants, le Protecteur du citoyen et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), décident de s’impliquer dans le débat sur les enquêtes criminelles lors d’incidents critiques impliquant la police. Le Protecteur mène sa propre enquête sur la politique ministérielle, dont il publie les résultats dans un rapport recommandant la création d’un mécanisme de contrôle fondé sur le modèle indépendant (Protecteur du citoyen, 2010).

Malgré l’émeute, l’affaire Villanueva n’échappe pas, dans les premiers mois, aux routines administratives typiques des autres incidents critiques impliquant la police, c’est-à-dire l’enquête criminelle en vertu de la politique ministérielle et l’investigation du coroner. L’annonce de la décision du Directeur des poursuites criminelles et pénales de ne pas poursuivre les policiers coïncide cependant avec celle de la tenue d’une enquête publique du coroner (Daoust-Boisvert, 2008), une façon de procéder qui est très loin des routines habituelles. Le gouvernement du Québec a néanmoins résisté à la demande de créer une commission d’enquête formulée par plusieurs groupes de la société civile, privilégiant une enquête publique du coroner. Cette dernière, bien que non routinière[9], est tout de même une procédure moins exceptionnelle que la commission d’enquête.

Une fois l’enquête du coroner lancée, on assiste à d’autres innovations. Ainsi, le boycottage de l’enquête publique par la famille Villanueva, les deux autres jeunes blessés dans l’incident et les groupes de la société civile reconnus comme parties intéressées force le gouvernement à assumer leurs frais d’avocats, une décision qui va à l’encontre du positionnement initial du ministre de la Sécurité publique. Ce revirement témoigne de la fluidité du milieu. On constate donc une certaine augmentation du champ des possibilités, même si les principaux processus mis en oeuvre dans la foulée de l’affaire Villanueva demeurent assez près des routines habituelles.

Affaire Frank Paul : résistance, révélations et commission d’enquête

Dans le cas Frank Paul, la désectorisation débute en mai 2002 avec les révélations du comité parlementaire chargé d’examiner le fonctionnement de l’OPCC, qui mettent fin au traitement en coulisse. La famille et des groupes autochtones font alors leur entrée dans le débat sur la politique publique. En juin 2003, cinq groupes autochtones (First Nation Summit, Union of BC Indian Chiefs, BC Assembly of First Nation, Native Courtworkers and Counselling Association of BC) s’unissent à la British Columbia Civil Liberties Association (BCCLA) pour former une coalition réclamant une enquête publique. Cette alliance survient lors de l’annonce de la réouverture du dossier par le nouveau directeur de l’OPCC, qui rend publique une vidéo montrant Frank Paul incapable de se tenir debout au moment où il est relâché pour la seconde fois du centre de détention. Quelques mois plus tard, en février 2004, l’OPCC interpelle publiquement le ministre de la Justice pour réclamer à son tour une commission d’enquête sur le décès de Frank Paul. Le rapport annuel 2003 de l’OPCC (Ryneveld, 2004), déposé au cours de la même période, sert également de tribune pour cette requête. Ces décisions de l’OPCC se situent hors des habitudes de l’organisation et témoignent d’une augmentation de l’imprévisibilité de sa part.

Néanmoins, le gouvernement résiste. Ce n’est qu’en février 2007, lorsque des personnes impliquées dans l’affaire[10] prennent publiquement la parole pour dénoncer sa position, qu’il cède à la pression (Hume, 2007a ; 2007b). Ainsi, la décision d’un employé du centre de détention de dénoncer le traitement du cas alors qu’il occupait toujours ses fonctions marque un tournant. La création d’une commission d’enquête provinciale consacre la situation de crise.

Affaire Robert Dziekanski : l’incident critique qui survient en contexte de crise

Dans l’affaire Dziekanski, la mobilisation suit en partie des lignes d’appartenance culturelle et ethnique ; des membres de la communauté polonaise se mobilisent pour appuyer la mère de la victime, notamment sur le plan juridique. La désectorisation s’illustre également dans ce cas par la présence d’un gouvernement étranger. En effet, quelques jours après le décès, le consul général de la Pologne à Vancouver déclare que son gouvernement a transmis une note diplomatique au ministère des Affaires étrangères du Canada pour l’informer de ses préoccupations à propos de l’incident et de l’enquête à son sujet (CBC News, 2007). Le 27 novembre 2007, le Globe and Mail révèle qu’un procureur de Gliwice, la ville où résidait Dziekanski, a décidé de déclencher une enquête sur l’intervention de la GRC (Bailey, 2007). La BCCLA, déjà mobilisée dans le dossier Frank Paul, s’implique également dans cette affaire, qui vient démontrer une fois de plus, selon elle, la nécessité de créer une agence d’enquête indépendante. Elle dépose notamment deux plaintes auprès de la Commission des plaintes du public contre la GRC, un organisme fédéral basé à Ottawa, en lien avec l’incident et sa gestion par la police fédérale.

Le sentiment d’urgence installé par l’affaire Frank Paul est rapidement transposé au cas Dziekanski, qui l’amplifie. Lorsque celui-ci meurt à l’aéroport de Vancouver, le domaine des enquêtes sur les incidents critiques se trouve déjà dans une « conjoncture fluide » (Dobry, 2009) dans la province. Cela explique pourquoi l’enquête publique est annoncée rapidement après le dévoilement des images de l’intervention. Ces deux affaires ne doivent donc pas être comprises isolément, mais en interaction. La pression en faveur du changement s’est accumulée d’un incident à l’autre, et d’une enquête publique à l’autre.

L’incident critique comme catalyseur de l’action publique

L’incident critique ne se produit pas dans un vide social ; il survient dans un contexte donné, au milieu d’acteurs et d’idées. Les éléments conjoncturels ayant été examinés précédemment, il importe désormais de dire quelques mots à propos des acteurs et des idées. Roycroft, Brown et Innes (2007), tout comme Birkland (2006), soulignent l’importance cruciale que revêt la présence d’un public prêt à se mobiliser à la suite d’un événement. Dans les trois cas étudiés, des groupes de la société civile étaient déjà des observateurs attentifs de ce type d’incidents. En Colombie-Britannique, la BCCLA avait participé aux consultations entourant la création du mécanisme de contrôle en matière de déontologie policière (l’OPCC). À l’instar de la Pivot Legal Society[11], elle était également très impliquée dans son fonctionnement, entre autres en aidant des personnes désirant porter plainte contre la police à le faire. Au Québec, la Ligue des droits et libertés et la Ligue des Noirs faisaient également partie du public intéressé par le contrôle de la police, leur action se situant cependant un peu plus à la marge. L’affaire Fredy Villanueva offre aussi l’exemple d’un cas où des groupes sont créés à la suite d’un incident spécifiquement pour tenter d’influencer l’action publique. Dans chaque province, la progression vers la crise montre en filigrane tout un travail de la part de ces acteurs, qui adaptent leurs interventions selon l’évolution du contexte.

En outre, l’incident a la capacité de se constituer le symbole d’un problème plus large (Innes, 2004), en particulier lorsque des acteurs s’efforcent de cristalliser autour de lui, en les associant au malaise diffus, certaines idées. La présence des caractéristiques identifiées par Roycroft, Brown et Innes (2007) facilite ce travail symbolique. Dans chacun des trois cas examinés, les acteurs en faveur du changement ont considéré l’incident comme une illustration de l’existence d’un problème systémique touchant au fonctionnement des dispositifs de contrôle de la police. Les principales composantes de ce problème — soit le manque de transparence, d’indépendance, d’impartialité, ainsi que l’incapacité alléguée de la politique publique à assurer que les policiers impliqués dans les incidents critiques répondent de leurs actions — s’opposent directement aux justifications traditionnellement avancées pour justifier le statu quo (Bernier, 2018 : chapitres 6 et 11). Cette confrontation permet une actualisation des idées et certaines d’entre elles, baignant dans la « soupe primordiale » des idées disponibles (Kingdon, 2003), apparaissent soudain comme étant « dans l’air de temps ». Or, les idées permettant de définir le problème, de même que celles concernant sa solution (la création d’un mécanisme d’enquête sur les incidents critiques reposant sur le modèle indépendant), se sont graduellement mises en place au cours des années 1990 et 2000 dans les deux provinces, notamment à travers les constats d’une succession d’enquêtes publiques (Bernier, 2018 : chapitre 7).

L’incident critique constitue donc une composante intégrante de l’action publique puisqu’il forme le substrat sur lequel s’arrime le travail de revendication des acteurs et fournit la matière première sur laquelle s’effectue le travail symbolique. En revanche, son rôle relève de la potentialité. En effet, le statut d’incident critique ne provoque rien de lui-même. L’émergence d’une crise de légitimité dépend de la façon dont les acteurs réagissent aux circonstances du moment, et personne, ultimement, ne contrôle ce processus (Rayner, 2007).

Ces éléments fournissent des indications sur la façon dont l’incident critique peut être pensé. Le terme « catalyseur » est approprié pour décrire métaphoriquement le rôle de l’incident critique dans l’action publique. Provenant de la chimie, il désigne un élément dont la présence provoque ou accélère une réaction ou un processus. De la même manière, notre analyse montre que l’incident critique contribue à la crise en agissant sur des éléments préexistants. Il capte l’attention, incite les acteurs potentiels à agir en leur en offrant l’occasion et permet un travail symbolique sur le plan des idées. C’est pourquoi il constitue une condition nécessaire, mais non suffisante pour que soient modifiées les politiques du contrôle externe de la police. Autrement dit, si l’incident critique apparaît crucial pour que s’amorce la dynamique menant éventuellement à une crise, l’actualisation de ce potentiel est étroitement liée à d’autres éléments, comme la présence d’un public attentif et capable de se mobiliser, des interventions des différents acteurs concernés et la disponibilité d’idées permettant de formuler le problème et sa solution.

Conclusion

L’incident critique est un élément incontournable de l’action publique entourant les réformes touchant au contrôle de la police. Cependant, comme le souligne cet article, il existe un écart conceptuel important entre celui-ci et l’événement focalisant, les deux termes traduisant des phénomènes qui ne sont pas équivalents. D’abord, bien que relativement rares, les incidents critiques surviennent tout de même avec une régularité qui s’accompagne d’un traitement politico-administratif routinier, lequel contribue à limiter leur impact potentiel sur le plan de la politique publique. Peu d’entre eux réussissent à focaliser durablement l’attention ; certains y parviennent néanmoins. L’examen des cas de Fredy Villanueva, de Frank Paul et de Robert Dziekanski montre que chacun d’eux possède plusieurs caractéristiques facilitant sa transformation en un symbole de la défaillance des dispositifs destinés à assurer la responsabilisation de la police. C’est par l’intermédiaire de ce travail symbolique des acteurs qu’il mobilise que l’incident critique focalise de manière durable l’attention sur les politiques publiques concernées.

En ce qui concerne la crise de légitimité elle-même, notre analyse montre également que l’une des conditions de son apparition est le déplacement de la controverse des détails spécifiques de l’incident à son traitement politico-administratif. Cet élargissement, qui amène la possibilité d’assigner un blâme au gouvernement concernant les processus de contrôle mis en place, constitue l’élément clé d’une remise en cause de la légitimité policière. Par la suite, la crise est à la fois confirmée et alimentée par des mobilisations diverses, lesquelles provoquent une augmentation de l’imprévisibilité des décisions et un élargissement du champ des possibles — le déclenchement d’une enquête publique étant l’exemple par excellence d’une décision non routinière. En définitive, lorsque, suivant des dynamiques (focalisation de l’attention, acteurs, idées) qui s’inscrivent — ou non — dans le temps, certaines conditions se trouvent réunies, l’incident constitue un catalyseur de l’action publique par sa capacité à provoquer un enchaînement de décisions et de coups stratégiques. C’est l’actualisation de cette potentialité qui en fait une variable du processus de réforme des politiques publiques associées au contrôle externe de la police.