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Récemment, des chercheurs montraient que les études sur les jeunes avaient tendance à projeter une image plutôt sombre de ceux-ci, qu'il s'agisse du travail ou des pratiques culturelles (Gauthier, 2000; Gauthier et de Singly, 2000). Effectivement, beaucoup d'études se sont centrées surtout sur les problèmes d'insertion professionnelle et sociale, sur les pratiques d'incivilité, sur l'exclusion sociale d'une grande partie de la jeunesse d'aujourd'hui. On connaît peu les pratiques de participation sociale et civique, d'engagement culturel ou politique des jeunes, notamment au Québec où aucune recherche, à notre connaissance, n'a porté spécifiquement sur ce sujet. Il faut se tourner vers la France pour trouver des enquêtes sur l'expérience politique des jeunes. Les résultats montrent, entre autres choses, la part toujours importante de la socialisation familiale dans l'intérêt et la participation politiques (Percheron, 1993; Passy, 1998) et une dissociation entre le domaine de la décision électorale et les autres formes d'implication (Muxel, 2001). Cependant, en plus d'être propres à l'univers politique français (clivage gauche-droite), ces études sont centrées surtout sur les conditions d'appropriation des repères de l'univers politique des jeunes plutôt que les pratiques mêmes d'engagement. À propos de celles-ci, il existe des données, mais elles ne sont pas spécifiques aux jeunes. Ainsi en est-il des enquêtes sur le militantisme associatif, dont l'un des apports est de mettre au jour le rôle de la vie associative dans la socialisation politique et l'intégration sociale (Barthélemy, 2000, 1994; Roudet, 1996). Enfin, ce qui frappe, dans les études sur l'engagement des jeunes, c'est le fait qu'on ne tienne pas compte du genre, l'image donnée étant celle d'une jeunesse asexuée ou plutôt « neutre ».

Pourtant, on sait que du point de vue de l'intérêt général pour la politique et le vote, une disparité existe chez les jeunes selon le sexe (Muxel, 2001; Galland, 2000). De plus, des études récentes sur les élus de tous âges montrent un rapport différent au politique selon le sexe (Tardy, 1995; Tremblay, 1999). Cela tiendrait au « processus de socialisation » et de construction de l'identité, différencié selon le genre (la féminité et la masculinité), ainsi qu'aux diverses « obligations imposées par les rôles selon les sexes » (Tremblay et Pelletier, 1995 : 13). Plus généralement, la prise en compte du genre nous paraît d'autant plus importante dans le champ politique que les concepts qui le définissent, comme celui de citoyenneté, sont basés sur une universalité abstraite qui fait souvent du masculin le seul référent (Pateman, 1988; Lamoureux, 2001).

Les recherches que nous menons actuellement sur l'engagement politique des jeunes femmes veulent d'abord faire valoir une autre image de la jeunesse que celle, souvent véhiculée par les médias, d'une génération soit a-politique ou dé-politisée, soit, inversement, engagée mais dans des pratiques d'incivilité (violence envers les personnes, saccages de biens etc.). Une part importante des moins de trente ans se situe en effet sur le terrain de la participation politique ou de l'action sociale ou civique (bénévolat). Ainsi, une enquête [1] sur le don, le bénévolat et la participation réalisée au Canada révèle que le taux de participation pour le groupe des 15 à 24 ans a presque doublé, passant de 18 pour cent en 1987 à 33 pour cent en 1997. Ce groupe d'âge représentait 18 pour cent de l'ensemble des bénévoles en 1997 comparativement à 13 pour cent en 1987.

Notre recherche vise aussi à faire connaître les parcours et perceptions de celles qui sont souvent oubliées dans ce champ d'études, à savoir les jeunes femmes [2] ayant choisi de s'engager politiquement, c'est-à-dire les militantes.

Ce numéro étant consacré à la responsabilité, sur un plan à la fois conceptuel et empirique, nous nous demanderons, dans ce texte, si l'engagement politique des jeunes femmes peut être lu comme une pratique de responsabilité, cette notion devant être spécifiée auparavant. C'est donc plus globalement à une interrogation sur le sens de l'engagement et sur la façon dont il se manifeste chez les jeunes femmes que nous convions le lecteur.

Quelques mots sur la recherche

La recherche que nous menons vise à dégager le sens que revêt l'engagement politique de jeunes femmes actives au sein de groupes ou de partis politiques, à analyser leurs motivations de même que la trajectoire les ayant amenées à militer et enfin à mettre au jour leurs perceptions de la société québécoise.

L'une des hypothèses orientant notre questionnement de départ est à l'effet que les motivations à s'engager et le sens même donné à l'engagement diffèrent selon les caractéristiques du lieu d'engagement : la mixité ou la non-mixité du groupe, le fait qu'il soit réservé aux jeunes ou multigénérationnel et la « cause » défendue (souveraineté du Québec, féminisme, environnement, etc.). Trois types de lieux ont été identifiés : les structures traditionnelles, souvent multigénérationnelles et mixtes (comme les partis politiques ou les syndicats), les structures de type associatif, parfois réservées aux jeunes (comme les associations étudiantes), parfois multigénérationnelles (comme les groupes de défense de causes et intérêts spécifiques : environnement, droit au logement, etc.) et les structures de défense des droits des femmes, non mixtes mais souvent multigénérationnelles (telle la Fédération des femmes du Québec).

Aspects méthodologiques

Compte tenu du caractère exploratoire et novateur, sur le plan sociologique, de notre projet, nous avons opté pour une méthode qualitative, celle de la théorisation ancrée (Paillé, 1994; Laperrière, 1982, 1998), qui consiste à construire inductivement une théorie, une interprétation, empiriquement fondée, d'un fait social peu étudié, ce qui est le cas de l'engagement politique des jeunes femmes. Il ne s'agit donc pas seulement de décrire les opinions ou les trajectoires des jeunes femmes, ni de brosser leur portrait socio-démographique, mais bien de dégager les processus sociaux sous-jacents à leur engagement ou fondateurs de leurs représentations (Bertaux, 1985; Kaufmann, 1996).

Le premier volet de la recherche a porté sur les jeunes femmes engagées dans les deux grands partis politiques du Québec, soit le Parti québécois et le Parti libéral du Québec [3], et dans une association consacrée à la promotion et à la défense des droits des femmes, la Fédération des femmes du Québec [4]. Des entrevues qualitatives en profondeur ont été menées auprès d'une vingtaine de femmes [5]. Les principaux thèmes abordés ont été : 1) La trajectoire de l'engagement (motivations, éléments déclencheurs, origines de l'intérêt pour le politique, etc.); 2) Le sens de l'engagement (définitions, représentations, etc.); 3) La pratique concrète de l'engagement (description des activités quotidiennes ou ponctuelles); 4) L'histoire de vie (parcours familial et scolaire); 5) La représentation du social (perceptions de la société québécoise, enjeux sociaux, etc.).

Les jeunes femmes rencontrées sont âgées de 18 à 30 ans, la moitié d'entre elles a un diplôme de niveau collégial, les autres en ont un de premier cycle universitaire. Leurs revenus varient entre zéro et 57 000 dollars, la moyenne se situant à 20 000 dollars. Les situations résidentielles sont variées : avec conjoint, seule, avec des colocataires, chez les parents. La moitié des jeunes femmes occupent un travail, l'autre est aux études et certaines combinent les deux activités. Deux de ces femmes ont un enfant. Certaines militent dans leur parti ou leur association depuis peu, d'autres depuis plusieurs années déjà.

Aspects théoriques

Sur le plan théorique, le concept d'engagement renvoie pour nous à « un passage à l'acte; s'engager politiquement consiste essentiellement à avoir une activité politique (des activités les moins intenses : inscription sur les listes électorales aux activités les plus intenses : adhésion à un parti) » (Perrineau et al., 1994 : 13). L'engagement implique donc en ce sens, pour les protagonistes, le désir de se mobiliser de concert. Il s'agit d'un « agir ensemble » qui « se développe dans une logique de revendication, de défense d'un intérêt matériel ou d'une “cause” » (Neveu, 1996 : 9). C'est donc un acte de prise de position dans le débat public et, sous cet aspect, il comporte une dimension identitaire, classant les individus aux yeux des autres et à leurs propres yeux (Neveu, 1996; Roudet, 1996; Passy, 1998).

Plus généralement, nous situons nos analyses dans le cadre général de la post-modernité, appelée par certains la modernité avancée (Beck, 1997; Giddens, 1991, 2000), construite sur les constats de l'affaiblissement des appartenances traditionnelles, de la montée de l'individualisation des modes de vie et du retrait vers la sphère de l'intimité (couple, famille). La modernité avancée produirait donc des trajectoires de vie plurielles, et, pour les jeunes, une multiplicité de choix à faire devant leurs projets de vie professionnels, personnels, conjugaux, choix n'impliquant souvent qu'eux-mêmes. Dans cette perspective, l'engagement doit être pensé autrement, il doit être défini non plus comme un acte d'adhésion à une idéologie d'un groupe spécifique (un Nous) mais comme un acte mû par un intérêt personnel (un Je) pour une cause pouvant devenir collective, comme un geste conçu d'abord sur le mode personnel (Ion, 1997; Baugnet, 1996; Schnapper, 2000). Ce qu'on appelle la crise de l'engagement est, pour nous, non pas le signe d'une désaffection du politique mais plutôt, comme le dit Perrineau (1994), l'expression d'une crise de mutation. Les anciennes modalités d'engagement, telles que l'adhésion aux partis, le clivage droite-gauche en Europe ou fédéralistes-souverainistes au Québec, meurent et de nouvelles cherchent à naître, notamment chez les jeunes : mobilisations ciblées et ponctuelles autour de grands enjeux (solidarité, exclusion, chômage, inégalités), adhésion à de nouveaux repères (question identitaire, éthique, libéralisme) (Filleule et Pichu, 1993; Perrineau, 1994; Ion, 1997; Duchênes, 1994; Schehr, 2000). Ce « qui se lit habituellement comme “dépolitisation” pourrait être une autre politisation » (Bouamana, 1993), l'affirmation d'un autre répertoire politique (Muxel, 1994). Plus encore, c'est le modèle même de la citoyenneté qui connaît une mutation : « au modèle communautaire du citoyen engagé succède le modèle sociétaire de l'associé » (Ion, 1997). Nous faisons à cet égard l'hypothèse que l'engagement des jeunes, même au sein des instances traditionnelles, sera ainsi marqué par un processus d'individualisation et de personnalisation et par le recours à des modes de participation de plus en plus directs.

Militer : une responsabilité de citoyenne

Avant de répondre à la question de savoir si l'engagement peut être lu comme une pratique de responsabilité, il nous faut définir brièvement cette dernière notion, qui a été peu théorisée en sociologie. En premier lieu, la notion de responsabilité recouvre à la fois l'idée d'un état (les parents sont responsables des dommages causés par leurs enfants), celle d'une capacité (la responsabilité est fonction du degré de discernement dont peut faire preuve l'individu) et celle d'une obligation. Être responsable c'est se porter garant d'une promesse, d'un engagement (spondero = je promets) [6]. C'est ce troisième sens de la notion qui nous intéresse dans la mesure où elle est d'emblée liée à celle d'engagement. Elle concerne en effet l'engagement au sens où elle est une obligation envers autrui, l'action de s'engager par une promesse ou une convention en vue d'une action précise ou d'une situation donnée [7]. Et inversement, l'engagement implique la responsabilité s'il est entendu comme une conduite, une « attitude qui consiste à assumer activement une situation, un état de chose, une entreprise, une action en cours. Elle s'oppose aux attitudes de retrait, d'indifférence, de non-participation. Elle doit, bien entendu, se traduire par des actes […] On peut distinguer […] trois composantes particulièrement importantes : l'implication, la responsabilité, le rapport à l'avenir » (Ladrière, 1997). Quelqu'un d'engagé est ainsi porté par le sentiment d'être impliqué dans ce qui se passe, de répondre de lui devant les institutions sociales; son comportement traduit objectivement ce sentiment et le lie de façon effective à la situation qu'il assume et à l'égard des autres. En ce sens, l'engagement est une prise de responsabilité à l'égard de la vie de la cité (Derrida, 1994; Muller, 1998).

Chez la plupart des jeunes femmes que nous avons interrogées, on retrouve une telle définition de l'engagement liée à la responsabilité définie comme obligation envers les autres et envers les institutions sociales. L'engagement implique en effet une responsabilité de citoyenne, pourrait-on dire, un devoir de citoyen :

Je pense que la pleine citoyenneté vient avec l'engagement. Moi je pense qu'on n'a pas misé encore sur la responsabilité du citoyen. J'aimerais […] que les citoyens soient plus responsables, qu'ils soient plus tentés de regarder ce qui se fait, quand ils votent, justement (Fanny, 21 ans, PLQ).

C'est un devoir. Je le vois vraiment comme quelque chose que je dois faire en tant que citoyenne (Caroline, 22 ans, PQ).

Mon implication, c'est une activité de citoyenne parce que je crois à un projet pour la société en général, donc pas juste par intérêt personnel (Florence, 24 ans, PQ).

L'engagement c'est donc, pour plusieurs jeunes militantes, l'accomplissement des devoirs de citoyen.

D'autres répondantes mentionnent également l'importance de faire leur part, et l'impression qu'en s'engageant de cette façon, elles peuvent se rendre utiles socialement. En ce sens, être responsable c'est aussi servir les autres, voire la société, et ce, de différentes façons : en s'informant et en informant les autres, en « conscientisant les gens aux problèmes criants de notre société », en « donnant de son temps », etc. Elles ont d'ailleurs toutes eu plusieurs expériences de bénévolat, au sein de divers comités d'école, d'associations liées à l'amélioration des conditions de vie des femmes, ou encore dans des partis politiques ou des groupes d'aide, avant d'être impliquées au sein de leurs groupes respectifs. Bref, pour ces jeunes femmes, l'engagement représente une pratique de responsabilité particulière, une participation à la vie de la cité, à la vie sociale et politique; il est synonyme de responsabilités civiques et citoyennes.

L'engagement comme responsabilité de se donner un avenir meilleur

Si militer est une pratique de responsabilité au sens de devoir de citoyen, elle l'est aussi au sens de possibilité de se donner, ainsi qu'aux autres, un avenir meilleur. En effet, on ne s'engage pas seulement par obligation ou par sens du devoir, mais aussi, et peut-être surtout, par désir de changer les choses, par exemple pour abolir les inégalités de sexe ou de classe. L'engagement est en effet, pour toutes les répondantes, un pouvoir d'agir pour un changement de société :

Plus ça a avancé, plus c'était un désir de prendre part aux décisions de notre société tout simplement (Nadia, 25 ans, PQ).

J'irai en politique pour le pouvoir, le pouvoir de changer les choses. Aussi la possibilité de réaliser quelque chose qui est nécessaire, c'est-à-dire que les femmes prennent la place qui ne leur a jamais été donnée à leur juste mesure (Gabrielle, 26 ans, FFQ).

J'ai toujours eu l'espoir d'un changement de société, ça fait que par l'entremise de ma militance, surtout au niveau de l'éducation, j'espère… au minimum que ce que je vais faire, oui, va mener vers un changement social (Geneviève, 21 ans, PLQ).

C'est en s'impliquant qu'on peut apporter un petit peu d'influence. C'est pas juste les politiciens qui peuvent faire changer les choses, c'est les gens qui veulent mettre la main à la pâte, puis qui veulent faire avancer les choses (Diane, 19 ans, PQ).

Mon implication, je la vois comme une façon de changer le monde. Moi je suis une grande idéaliste, je pense que c'est une façon d'avoir un monde plus juste, c'est très important pour moi, c'est que c'est pas contre les hommes […]. Je pense que ma vision du féminisme, c'est pour avoir un monde plus humain, plus juste dans le fond. Quand j'étais à la marche des femmes, je faisais bien attention, tous mes documents, ils étaient recto verso, parce qu'on dit qu'on veut avoir un monde meilleur : bien ça passe aussi par l'écologie, un monde meilleur ça passe aussi par le café équitable, ça passe aussi par l'achat de produits biologiques, donc c'est peut-être un gros « melting-pot » dans le fond (Sophie, 27 ans, FFQ).

La plupart des répondantes s'attribuent donc une responsabilité dans le devenir de la société. On retrouve chez elles la dimension prospective de la responsabilité, qui nous lie aux générations futures (Jonas, 1990) et, en posant la question de la durée, rappelle que l'engagement se définit sur le long terme et se situe de fait en deux moments : le passage à l'action (Bauman, 1998) et le respect des engagements pris (Ricoeur, 1999).

Le moteur de leur pouvoir d'agir est avant tout les convictions qu'elles ont, la cause à laquelle elles croient. Dans le cas des militantes des partis, cette cause est liée à un changement général de société, comme l'atteinte de la souveraineté, ou en tout cas touche un problème social global, telle l'amélioration des conditions de vie, notamment des jeunes. Dans le cas des militantes féministes, la cause est liée à la question de leur propre identité de femmes, elle est donc plus « ciblée ». D'ailleurs, même chez celles qui envisagent de militer éventuellement au sein de partis politiques, le moteur de l'engagement demeure la cause des femmes. Notre hypothèse à l'effet qu'un sens différent est donné à l'engagement selon le lieu de militantisme tendrait donc à se vérifier.

Par ailleurs, le parti ou l'association représente parfois seulement un moyen de parvenir à la défense de la cause mais non une fin, un but en soi :

Je ne milite pas présentement pour le PQ, je milite pour la Souveraineté (Émilie, 24 ans, PQ).

Le PQ souvent, euh… je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'ils font, pis en travaillant en politique je me suis rendu compte qu'il y avait bien des gens avec qui je travaillais, avec qui… j'étais pas du tout d'accord avec leurs idées, mais je me dis « bon, je suis prête à travailler avec tous ces gens-là pour arriver à quelque chose » (Caroline, 22 ans, PQ).

Comme on le voit, certaines jeunes femmes ne s'engagent dans un parti que parce que celui-ci leur offre le moyen de faire valoir leurs idées, que parce qu'il leur permet de se donner les moyens d'atteindre leurs idéaux. L'engagement ne procède donc pas d'une aliénation de la liberté individuelle mais bien de « la mise en conformité ou en compatibilité des orientations collectives de l'action et de la subjectivité personnelle » (Wieviorka, 1998 : 41). Autrement dit, bien qu'il se concrétise dans une structure collective, l'engagement reste un acte individuel et il implique que l'acteur individuel, qui se constitue en sujet de sa propre existence, demande à « être considéré dans son individualité. Il est disposé à une forte implication dans la mesure où elle résulte de son choix, et pour une durée qu'il maîtrise lui-même » (ibid. : 39). Pour toutes nos répondantes, le changement collectif dépend des efforts de chacun et de l'implication individuelle, il est conçu sur un mode personnel. Dans l'engagement des jeunes femmes interrogées, c'est donc bien l'identité personnelle qui est mobilisée et non l'identité collective du parti ou de l'association. C'est à chacun et chacune d'agir pour un changement, et ce peu importe la forme ou le lieu :

Une personne peut être engagée de différentes façons, elle peut en parler aux gens autour d'elle sans nécessairement être impliquée dans un parti politique. Une personne qui est engagée, elle peut être complètement contre tous les partis politiques existants, mais si elle donne ses idées puis discute de ce qu'elle a vu, de ce qu'elle a lu dans les journaux, de ce qu'elle a entendu ou de dossiers même dans son quartier, elle est engagée politiquement pour moi (Nadia, 25 ans, PQ).

Il y a des gestes qu'on pose quotidiennement qui sont très politiques, de prendre le métro plutôt que de prendre ton auto, ah d'acheter du café qui est pas équitable, de manger des clémentines du Maroc, c'est des gestes politiques (Sophie, 27 ans, FFQ).

Oui je voudrais continuer, mais c'est toujours de trouver comment puis où. Si je trouvais un groupe ou quoi que ce soit qui me rejoint, oui, moi je vois pas pourquoi, si un autre groupe me tentait justement (Mélissa, 24 ans, PLQ).

On peut donc dire que pour plusieurs jeunes femmes, l'engagement est un choix qui revient à chacun, choix de voter ou d'intervenir sur la scène sociale ou politique, par le biais ou non d'un parti ou d'une association. En fait, même celles qui militent dans des structures traditionnelles n'y adhèrent pas au sens traditionnel du terme : elles s'y associent, au sens où « il y a reconnaissance d'un lieu et où on laisse possible une distance » (Ion, 1994 : 36).

À cet égard, le recours à une définition traditionnelle du militantisme et de l'engagement politique contribue selon nous à projeter l'image d'une jeunesse dépolitisée et non participante, alors que la réalité est autre. En effet, les quelques études existantes confirment que les discours sur le désengagement des jeunes ne tiennent qu'en se fondant sur une conception étroite de l'engagement renvoyant au modèle traditionnel et qu'il convient de prêter attention à d'autres formes d'inscription civique (Ion, 1997 : 89). Il faut prendre en compte le fait qu'aujourd'hui, l'engagement a changé : il est un engagement plus distancié que militant, c'est-à-dire caractérisé notamment par le fait que les individus se sentent ou sont « déliés de leurs appartenances ». C'est ce qu'exprime bien une de nos répondantes quand elle dit : « il y a moyen d'avoir des valeurs et de croire à des choses quand même, de ne pas perdre son individualité au nom d'une ligne de parti » (Célia, 20 ans, PLQ).

Cet engagement distancié est aussi mû par autre chose que l'utopie : ce qui compte, selon nos répondantes, ce qui les motive à s'engager, c'est la possibilité de régler des choses immédiates :

Les grandes causes, les grands discours, j'embarque pas bien, bien. Je suis très terre à terre, très pragmatique, bon il y a un problème, réglons-le […] Pourtant je sais que c'est important, mais il y en a qui le font, tant mieux, ça en prend (Fanny, 21 ans, PLQ).

Ce qui m'intéresse, c'est d'aller à l'extérieur pour la condition des femmes, où il y a vraiment des choses à faire. À l'extérieur, c'est des trucs concrets, c'est des pays où il n'y a aucune égalité, où les petites filles ne vont même pas à l'école, des choses comme ça. C'est plus des projets concrets [qui m'attirent] pour que les femmes aient une meilleure condition de vie (Vicky, 25 ans, FFQ).

Même à l'intérieur de partis ayant de grandes orientations, on préfère donc se mobiliser sur des objectifs limités mais qui peuvent avoir une large portée. Sous cet aspect, nos répondantes ne se démarquent pas des jeunes en général, pour qui c'est souvent la volonté de faire quelque chose de concret qui prime (Muxel, 2001; Boy et al., 1994). C'est pourquoi, dans toutes les entrevues, l'importance de ce que les jeunes femmes appellent « le travail de terrain » revient comme un leitmotiv :

C'est ce que j'aimerais faire tout le temps, de la politique plutôt active, la théorie c'est moins ce que j'aime faire […] Je ne vais pas être d'avant-plan, je vais être plus « stratégie » et « terrain » qu'Assemblée nationale et tout ça. […] Il faut arrêter de rester dans les bureaux puis rejoindre les vieux puis les seniors puis… il faut aller, faut aller les voir sur le terrain, voir leur réalité à eux (Diane, 19 ans, PQ).

Rencontrer des gens, leur parler, les conscientiser, créer des liens sont pour elles à la fois ce pourquoi elles s'engagent et ce qu'elles retirent du militantisme.

Aux élections c'est sûr que nous, qui nous impliquons en politique, on fait beaucoup de travail de terrain. C'est-à-dire qu'on s'occupe de trouver des représentants puis des affaires de secrétaire pour toutes les tables d'élection, on fait des téléphones pour vérifier le pointage. Aux dernières élections provinciales, moi je donnais des formations, j'expliquais aux gens qui allaient travailler aux tables leur travail puis je leur expliquais la loi électorale provinciale (Nadia, 25 ans, PQ).

Cette valorisation de l'aspect pratique de la politique et du terrain nous amène à penser, à l'instar de plusieurs chercheurs, que les jeunes — et les moins jeunes également — souhaitent un rapprochement entre les citoyens et les élus, un renforcement de la démocratie directe. Pour nos répondantes, en effet, la citoyenneté est plus qu'un ensemble de droits et de devoirs; elle « siège aussi dans la pratique militante et se situe au coeur du débat politique dans ce qu'il a de plus vif et de plus fécond » (Le Pors, 1999 : 87). Bref, la citoyenneté a pour elles une dimension plus participative que juridique, elle est non pas un état mais une action. En fait, chez plusieurs jeunes militantes, l'engagement et la citoyenneté sont des termes équivalents :

Être citoyen, c'est s'impliquer dans son milieu, c'est prendre part à la démocratie, ça commence par aller voter, là, un petit geste. S'impliquer dans les processus de décision de ton milieu à différents niveaux […]. C'est penser collectif surtout (Vicky, 25 ans, FFQ).

Être un citoyen, une citoyenne, c'est donc pour elles non seulement avoir des droits et respecter les lois, mais c'est aussi intégrer une dimension participative et avoir une vision collective de ce que doit être la société (Beauchemin, 2000). Ce qu'elles valorisent, c'est une citoyenneté politique et active.

Conclusion : un engagement marqué par un processus d'individualisation

Rien ne l'obligeait à entrer au parti… Si, sa vocation : sa vocation de parfait militant. Il est né militant […]. Il consacre tout son temps, toute sa pensée, la totalité de son attention à l'action pour le parti, il ne garde pas une heure pour lui, il sacrifie a priori toute vie personnelle (Roger Vailland, Drôle de jeu, 1945, p. 162).

On est loin aujourd'hui de l'image du militant entièrement dévoué à son parti, absorbé tout entier par lui, que décrivait Vailland. Dorénavant, le parti ou l'association représente un support, un lieu permettant l'expression et la diffusion des idéaux des militants, mais non un carcan. Les jeunes femmes que nous avons interrogées, à l'instar des jeunes en général, refusent l'embrigadement et les étiquettes, et ce même lorsqu'elles militent dans un parti traditionnel. Elles ne se sentent pas liées à tout jamais au parti, elles l'utilisent plutôt pour atteindre leurs objectifs et certaines militent même dans plusieurs associations à la fois pour défendre la même cause. Cette expérience de « multimilitance » illustre bien le fait que ces jeunes femmes se situent plus sur le terrain de la défense de causes au nom de convictions que sur celui de l'adhésion en bloc à l'idéologie d'un parti ou d'une association. Elles refusent également d'ailleurs, avec force, ce que l'on appelle communément la langue de bois :

Dans le fond, t'es militant comme tout le monde, puis t'aurais ton mot à dire comme tout le monde, mais parce que la grosse machine pense comme ça, il faut que toi, petit citoyen, petit bénévole qui travaille fort, il faut que tu penses comme eux. Bien non, je regrette, ça ne marche pas de même. […] de me faire dire « regarde, là, y a un débat, samedi matin, bien ça serait mieux que tu décides ça, ça, ça, puis que tu parles pas trop de ça. Je trouve que… on a notre mot à dire, on a le droit de penser comme on pense, puis je trouve ça plate, être arrêté par le monde qui est plus haut. Parce que les autres sont payés à faire ça, puis parce qu'ils ont été élus, bien c'est nous autres qui les avons élus, puis… on a travaillé pour eux, pour qu'ils soient là, puis je pense qu'ils sont censés être là pour nous représenter, nous, et pas l'inverse (Caroline, 22 ans, PQ).

Ce refus d'une certaine unification de la pensée, ce besoin de liberté de parole, cette absence, pourrait-on dire, de fidélité absolue au parti, tout cela traduit bien les changements de sens de l'engagement politique, notamment chez les jeunes, et signifie « la contestation d'une parole d'organisation irréductible à l'expression spécifique des adhérents considérés individuellement. La langue de bois ne faisait en principe jamais que dire l'accord; on sait aussi qu'elle impliquait en fait le “nous” tout entier » (Ion, 1994 : 33). Ce qui est revendiqué aujourd'hui, c'est que le « Je » soit prédominant au sein du « Nous » et qu'il puisse même se désaffilier, sortir du « Nous ». L'engagement au sein d'un parti ou d'une association ne doit pas être celui de toute une vie, il ne crée que des « devoirs librement consentis » mais il « permet de rencontrer des gens, de parler avec eux, de coopérer ensemble » (Dubar, 2000 : 20). On peut dire d'ailleurs, à cet égard, que pour toutes nos répondantes, militer permet de créer des liens d'amitié et de solidarité, le groupe représentant pour elles un lieu de sociabilité important [8]. Bref, l'engagement des jeunes femmes illustre bien l'émergence de formes nouvelles de subjectivité dans le champ politique. C'est ce que Dubar appelle l'« identité pour soi », à savoir celle qui découle d'une

conscience réflexive qui met en oeuvre activement un engagement dans un projet ayant un sens subjectif […] C'est par exemple, l'engagement politique dans un mouvement choisi par conviction et qui constitue une « passion ». Cl'unité du Je qui est ici concernée, sa capacité discursive à argumenter une identité revendiquée et unificatrice, une identité réflexive (Dubar, 2000 : 11).

En conclusion, et pour répondre à la question que nous posions au début de cet article, on peut dire que oui, l'engagement politique des jeunes femmes met en oeuvre des pratiques de responsabilité envers autrui, envers la société mais aussi, et peut-être surtout, envers elles-mêmes.