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Cet essai est dédié à l’homme ordinaire. Héros commun. Personnage disséminé. Marcheur innombrable. En invoquant, au seuil de mes récits, l’absent qui leur donne commencement et nécessité, je m’interroge sur le désir dont il figure l’impossible objet.

Michel de Certeau, 1990 : 11

Être dans l’idéologie, c’est croire que le réel est transparent à lui-même. Qu’il est donné en soi, immuable. Qu’on peut le saisir une fois pour toutes, sans l’interroger constamment. En ce sens, être radical, ou interroger la racine des choses, signifie remettre en question ces évidences données du réel. Et cette remise en question, dans sa forme la plus cohérente, se présente sous la forme du vécu quotidien de ceux et celles qui la réfléchissent et en prennent acte. C’est pourquoi des mouvements paysans comme le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre au Brésil (MST, selon son acronyme portugais) doivent être considérés parmi les plus radicaux. Ils remettent en question, malgré les nombreuses embûches, le sens commun des sociétés libérales capitalistes, socle normatif sur lequel reposent les relations humaines. Ils créent au quotidien une réalité souvent considérée comme inimaginable ou utopique. Ils ouvrent des possibles politiques en dévoilant les multiples facettes du réel.

Si le leadership du MST conteste explicitement le système capitaliste, ce mouvement met également en avant des alternatives possibles, ici et maintenant. Et contrairement à d’autres mouvements sociaux, les paysans du MST expérimentent quotidiennement ce qu’ils revendiquent. Leur vie privée et leur vie publique se confondent, faisant en sorte qu’ils participent constamment à la définition et à la mise en oeuvre des normes et des pratiques qu’ils défendent et vivent collectivement, avec le lot de frustrations et de questionnements que ces processus impliquent. À travers des initiatives économiques comme les coopératives de production, le MST promeut un modèle agricole diversifié et plus respectueux de l’environnement et des communautés rurales qui a fait ses preuves[1]. Les multiples écoles et formations du MST permettent de bâtir et de partager les connaissances techniques et sociopolitiques en considérant les besoins, les expériences et les savoirs des participants, et en les instituant dans un social basé sur la coopération, la solidarité et la réciprocité. Ses mécanismes de prise de décision et d’organisation, son langage particulier, ses rituels, sa façon de travailler sont autant d’exemples permettant de construire un ensemble politique, au sein même de la société capitaliste brésilienne, qui éclate l’imaginaire politique dominant. Bref, sa force est de montrer, dans un vécu quotidien, qu’il existe des façons de faire qui contrastent radicalement avec une certaine réalité homogénéisée propre aux sociétés occidentales.

Bien sûr, le processus d’affirmation et de mise en application de normes sociales, souvent aux antipodes des normes dominantes, est laborieux et souvent douloureux. Contrairement à ce qu’avancent certains penseurs, les paysans n’ont pas une propension naturelle à la coopération ou au vivre ensemble. Selon Wilder Robles, alors qu’il présentait les « Principes fondamentaux pour la transformation sociale et économique du Brésil rural » débattus lors du congrès du MST de 2000 :

[The MST’s political praxis] has contributed to the conceptual articulation of community as an autonomous space where the poor and destitute learn how to transform relations of exploitation and oppression into relations of solidarity and liberation.

2001 : 147

Robles soutenait alors que le projet de transformation sociale du MST s’opposait aux principes de compétitivité et d’individualisme ambiant en proposant ceux de coopération et de solidarité, ouvrant des « espaces alternatifs afin d’articuler une mobilisation politique efficace » (idem.). C’est ce processus de transformation et de radicalisation des subjectivités et relations sociales que nous voulons ici explorer davantage. Instituer une communauté basée sur la solidarité et le partage demande un effort individuel et collectif considérable. À partir d’une recherche terrain auprès de coopératives et de communautés rurales du MST au sud du Brésil[2], nous rendrons compte du discours et des pratiques de ces paysans engagés, tout en examinant l’aspect politique et radical du mouvement. Nos observations ne doivent toutefois pas être généralisées à l’ensemble des communautés du MST puisque nous avons explicitement choisi d’analyser les mécanismes qui ont permis de mettre en pratique les principes de solidarité et de coopération au sein de certains territoires du MST. Il s’agit donc d’expériences à succès qui méritent d’être mieux connues.

Que signifie être radicalement opposé au système social dans lequel nous vivons ?

« Radical » renvoie étymologiquement à la racine des choses. « Être » signifie une manière d’habiter le monde. C’est pourquoi être radicalement opposé au système dans lequel nous vivons aujourd’hui équivaut à une manière d’habiter le monde qui se fonde sur des pratiques et des principes bien différents de ceux de la société libérale capitaliste et patriarcale. Pour bien comprendre l’enjeu que l’appel à une telle posture subjective implique, il est important de saisir les socles normatifs sur lesquels s’édifient nos sociétés occidentales actuelles ayant hérité, dans le cas du Brésil rural, d’un passé colonial esclavagiste et sexiste dont les impacts persistent. Pour ce faire, nous emprunterons dans un premier temps les analyses de Jean-Claude Michéa, tirées de son ouvrage L’empire du moindre mal, afin de saisir non pas les idéaux du libéralisme, mais plutôt ses effets actuels. Nous insisterons particulièrement sur les deux piliers régulateurs de nos sociétés, soit le droit et le marché, qui sont gouvernées par des subjectivités individualistes[3]. Dans un deuxième temps, nous explorerons les pratiques et les normes qui organisent les communautés du MST à l’étude afin de démontrer comment celles-ci remettent en question certaines normes dominantes des sociétés libérales, notamment l’individualisme, tout en constatant les limites de ces pratiques.

L’individualisme au coeur du libéralisme

Michéa pose la question suivante :

Comment échapper à la guerre de tous contre tous si la vertu n’est que le masque de l’amour-propre, si l’on ne peut faire confiance à personne et si l’on ne doit compter que sur soi-même ? Telle est, en définitive, la question inaugurale de la modernité, cette étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entrepris de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles.

Michéa, 2007 : 191

La réponse libérale est « l’intérêt des individus », ce principe qui « ne ment jamais » (191). Pour Michéa, le projet libéral est celui de l’autorégulation de la société qui reposerait sur les seuls mécanismes et principes du « Droit » et du « Marché » (libéralisme politique et économique, respectivement), laissant tomber la nécessité de faire appel à la vertu des sujets, vertu qui reposait autrefois sur « la foi religieuse, la coutume, la morale, l’idéal civique ou l’esprit du don » (32). Ces principes sont considérés comme nuisibles à la réalisation de l’idéal libéral de la « société tranquille » (33), celle où tous jouissent d’un désir naturel que constitue la poursuite du bonheur personnel. En effet, le libéralisme se rapproche des postulats de Hobbes pour qui la loi sociale est celle qui affirme que « l’homme est un loup pour l’homme », expliquant les guerres civiles et religieuses : « Comme Hobbes l’avait clairement perçu, l’institution imaginaire des sociétés modernes procède, avant tout, d’une défiance radicale envers les capacités morales des êtres humains et, par conséquent, envers leur aptitude à vivre ensemble sans se nuire réciproquement » (89). À cet égard, le « deuxième » John Rawls est l’héritier contemporain le plus fidèle à ces postulats libéraux de base. En effet, dans Libéralisme politique, Rawls soutient que la doctrine libérale a émergé du souci de trouver un mode d’organisation sociale dans lequel prévaudrait la coexistence pacifique des sujets dans un contexte de guerre des religions. Ronald Beiner (2009) explique l’importante distinction conceptuelle dans l’exposé rawlsien, à savoir celle entre une doctrine compréhensive et une doctrine politique. La première, la doctrine compréhensive, atteste de la préoccupation libérale du postulat de méfiance naturelle et réciproque des individus. Selon Rawls, une doctrine compréhensive est une vision normative substantielle de l’existence humaine ou de la vie bonne qui souvent est incommensurable avec d’autres doctrines du même type, et donc source historique de conflits violents. En revanche, une doctrine politique telle que le libéralisme n’aurait d’autre prétention que de permettre à des individus aux doctrines compréhensives distinctes d’habiter un même espace sans recours à la violence pour régler leurs divergences. C’est pourquoi, dans l’incarnation philosophique libérale contemporaine, nous retrouvons toujours la place centrale accordée aux libertés individuelles ainsi que la logique d’abdication volontaire d’une partie de cette liberté au profit de l’État régulateur des comportements subjectifs, au nom de la sécurité et du bonheur personnel.

Le libéralisme politique prétend régler le problème de la violence toujours latente dans la coexistence humaine en proposant une doctrine « axiologiquement neutre », basée sur la privatisation des croyances morales et religieuses, au nom de la liberté individuelle et sécuritaire. Les individus sont ainsi engagés séparément dans la recherche de leur bonheur privé et les institutions sociales sont censées protéger ces libertés afin de leur permettre de coexister pacifiquement en définissant certaines règles communes par le Droit : « Une théorie libérale de la justice ne doit donc engager, par principe, aucune réflexion philosophique particulière sur ce que pourrait être la meilleure manière de vivre. Elle se limite, au contraire, à définir les conditions techniques d’un simple modus vivendi » (36). L’État libéral n’est plus un « gouvernement des hommes », mais, comme l’écrit Michéa en empruntant de Saint-Simon, il est devenu une simple « administration des choses » (37).

Un problème advient immédiatement. La légitimité du Droit libéral découle de la protection des libertés individuelles désormais devenues la norme centrale à défendre. Le mode de fonctionnement du libéralisme se contente d’arbitrer le comportement des individus en leur montrant les interdits, car la logique du libéralisme repose principalement sur les « exigences des libertés elles-mêmes » qui se résument à « l’exigence de ne pas nuire à autrui ». Lorsque Rousseau affirme que « [l]’homme est né libre, et partout il est dans les fers », il illustre bien notre propos, certes sous un ordre d’idées différent (2001 : 42). Pour Rousseau, ce n’est plus le droit naturel, mais le droit positif qui régit notre vivre ensemble. L’auteur du Contrat social montre que les sociétés sont organisées par des conventions humaines appelées droit et que ces dernières sont arbitrées par une autorité centrale, même quand cette autorité est issue de la volonté générale. Nul doute donc que le droit occupe une place centrale dans la stabilité de l’ordre établi même si cet ordre est au service du plus fort : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau, 2001 : 44). Une telle société est démunie pour se défendre contre l’émergence d’un « peuple de démons » (37) ou contre la tyrannie de la majorité, pour paraphraser Tocqueville (1981). Des questions difficiles émergent : « […] sur quelle base décider que le fait de critiquer une religion […] ne nuit pas à l’exercice de la liberté bien comprise des citoyens ? » (38). Face à ce type de problème, le libéralisme, s’il veut demeurer cohérent, doit entreprendre une « régulation massive de tous les comportements possibles et imaginables » (39) menant à l’extension perpétuelle des droits individuels, faute de quoi nous risquerions une « nouvelle guerre de tous contre tous » (41).

Cette logique entraîne la judiciarisation du politique. Le juridique se borne désormais à « enregistrer passivement la variation incessante des différents rapports de force qui travaillent l’opinion et la société » (42). La société libérale doit légaliser, exclure et interdire (43) en ayant d’abord recours au sens commun de la liberté individuelle et du droit à poursuivre son bonheur personnel. Comment alors assurer une coexistence à partir d’une normativité partagée qui légitime les comportements sociaux ? La réponse libérale est la main invisible censée harmoniser la poursuite des intérêts particuliers vers le bien collectif. L’économie vient donc parer au défaut philosophique de la pensée libérale, en permettant de bâtir une société pacifique, individualiste, mais aussi « solidaire », en s’appuyant sur la justification au moins théorique de servir le bien commun. Michéa conclut en affirmant que « [p]our un libéral intégralement cohérent, l’autorité doit, certes, rester dans ses limites en se contentant d’être juste[4]. Mais c’est à l’Économie de nous rendre heureux et, dans la foulée, fraternels et bons » (51).

Autrement dit, la source philosophique des institutions modernes a été la pacification des sociétés. Pendant les Lumières, ce projet a été systématiquement lié au potentiel infini de pacification créé par l’économie, et en particulier par le commerce. En effet, nombreux étaient les penseurs qui croyaient, d’une manière ou d’une autre, à la paix commerciale ou à la paix engendrée par la régulation juridico-économique des comportements : Kant et son Projet de paix perpétuelle dans lequel les relations commerciales constituaient un facteur politique important de pacification ; Adam Smith et La richesse des nations où la poursuite des intérêts économiques individuels oeuvraient au bien collectif ; Benjamin Constant qui affirmait que « le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle [et] subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs sans l’intervention de l’autorité » (1874 : 267) ; le pari de pacification sociale par le « doux commerce » que fait Montesquieu dans De l’esprit des lois ; et enfin des théoriciens libéraux contemporains, comme Michael Doyle, qui affirme que « [t]he very constitutional restraint, shared commercial interests, and international respect for individual rights that promote peace among liberal societies can exacerbate conflicts in relations between liberal and non-liberal societies » (1983 : 324-325. Italique originale). Bref, « [r]amené à ses principes essentiels, le libéralisme se présente donc comme le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et l’Économie, le contenu » (75, c’est nous qui soulignons).

Les concepts de checks and balances (que développe Locke) et de mécanisme autorégulateur, qui organisent toutes les constructions idéologiques du libéralisme, doivent d’abord être compris comme la matérialisation philosophique de cette méfiance originelle envers les capacités morales de l’humanité.

Michéa, 2007 : 92

Les « valeurs morales et culturelles partagées » (75) sont désormais jugées non nécessaires ou nuisibles au fonctionnement d’une société efficace et réduite à son plus petit dénominateur commun : ce que Michéa nomme la « moins mauvaise société possible » (91) dirigée par les principes de « l’empire du moindre mal », car, ajoute-t-il, « [l]a logique libérale […] implique objectivement la destitution de tous les montages normatifs construits en référence explicite à une loi symbolique, au profit des seuls dispositifs “axiologiquement neutres” du Marché et du Droit » (174, c’est nous qui soulignons).

George Orwell avait bien vu, comme le rapporte Michéa, qu’une telle société rend impossible un vivre en commun basé sur ce que l’auteur de 1984 appelait la common decency (Bégout, 2008), ou décence ordinaire, c’est-à-dire « un minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » (55). En l’absence de ce noyau commun normatif, il ne reste qu’une société de « vivre et laisser mourir » (55). L’État se désengage moralement pour laisser place au réglage juridico-économique, donnant lieu à une société où, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi (1957), l’économie est « désencastrée » du social.

Selon Polanyi, la déconnection des liens qu’entretenait l’homme avec la terre et ses instruments de travail est l’une des conditions au développement du capitalisme. Mais ce processus a exigé l’intervention de l’État afin de privatiser la terre et de créer un « marché du travail ». Le postulat de certains libéraux affirmant que l’humain est un être méfiant et égoïste a été réfuté sociologiquement par des études qui prouvent que la confiance envers autrui est aussi naturelle que l’est la suspicion (Godbout, 2007). Dans certaines sociétés traditionnelles, la confiance joue un rôle central dans la logique du don : «  [la confiance] implique la primauté du cycle ou de la relation sur les individus eux-mêmes […] obligeant ainsi à inscrire au coeur du sujet humain lui-même cette dimension d’endettement symbolique qui constitue l’un des fondements essentiels de son incomplétude constituante » (Michéa, 2007 : 133-134, c’est nous qui soulignons la première partie). En ce sens, Michéa soutient que le cycle du don, moment fondateur des sociétés prémodernes, ressemble à la décence ordinaire chez Orwell. Ce dernier voulait « enraciner au plus profond de la pratique socialiste les vertus humaines de base […] » (135). Ces vertus, autre nom pour la décence ordinaire, ne sont rien d’autre que nos capacités à donner, à recevoir et à rendre, « dispositions psychologiques et culturelles à la générosité et à la loyauté » (135). Le point crucial à retenir ici est que ces vertus humaines n’équivalent pas à une « idéologie du Bien » (152), garnie d’une morale absolutiste, comme le pensent plusieurs tenants du libéralisme.

L’analyse des fondements du libéralisme nous a permis de constater la place centrale de l’individualisme et des normes sociales qui en découlent, encadrés par le Droit et les mécanismes du Marché. Comme nous le verrons dans la prochaine section, les pratiques et les normes qui orientent les leaders et militants du MST offrent une alternative radicale à ce modèle. Dans un contexte de luttes sociopolitiques et de précarité économique, ces acteurs du quotidien, à travers l’occupation d’un territoire, en viennent à valoriser la coopération, la réciprocité et la solidarité, des normes au coeur du projet d’émancipation qu’ils promeuvent. Évidemment, comme nous le soulignons ci-dessous (voir aussi Caldeira, 2009 ; Deere, 2003 ; Pacheco, 2008), les héritages colonial, esclavagiste et patriarcal de la société brésilienne sont autant de structures sociopolitiques qui affectent les communautés rurales, y compris les organisations paysannes luttant pour la justice sociale et la décence ordinaire. Ces héritages et ces structures sociopolitiques posent également des défis et des contraintes aux pratiques du MST.

Contexte agraire brésilien et émergence du MST

Au sortir de la période coloniale (1822), les rapports de force liés au genre, à la race et aux classes sociales se sont perpétués, voire renforcés, avec la mise en oeuvre de normes et de politiques (néo)libérales. Le Brésil est certes une puissance économique montante, entre autres en raison de son immense territoire, de ses ressources naturelles et de sa production agricole, responsable d’une part significative de l’entrée de devises étrangères au pays. Cependant, ce pays demeure l’une des sociétés les plus inégalitaires quant à la répartition de la richesse, situation en partie due au problème historique de la concentration foncière. En effet, selon le recensement de 2006, moins de 3 % des grands propriétaires possédant plus de 1 000 hectares détiennent plus de 43 % des terres agricoles cultivées au Brésil, tandis que les petits producteurs possédant moins de 10 hectares (un peu plus de 50 % des exploitations) se partagent une infime proportion de ces terres et contribuent de façon très significative à l’emploi et à l’alimentation des Brésiliens, (Russo, 2012). Depuis la période coloniale et l’esclavagisme, le pays porte lourdement les traces de son passé. Femmes, communautés autochtones et quilombolas (communautés d’ex-esclaves) demeurent largement marginalisées, la loi et de nombreuses pratiques les ayant systématiquement empêchées d’accéder à un titre foncier (Deere, 2003 ; Caldeira, 2009 ; Pacheco, 2008). En effet, la structure agraire et les normes sociales (hérédité, classe, sexisme, racisme) ont historiquement favorisé l’attribution de grands domaines pour les sujets de la couronne portugaise et leurs descendants. Puis, en prévision de l’abolition de l’esclavage (1888), on a également limité l’accès à la propriété foncière des plus démunis en promulguant la Loi de la terre en 1850, attribuant à l’État toute terre non utilisée pour l’agriculture et créant une première privatisation-marchandisation de la terre. Désormais, toute terre devrait être achetée par celui qui la convoite plutôt que par l’hérédité ou la redistribution à ceux qui y vivent. Cette structure agraire demeura jusqu’à la dictature militaire qui adopta la première législation permettant une réforme agraire limitée, sous la pression de la menace socialiste (Wright et Wolford, 2003 ; Stédile et Fernandes, 1999).

C’est donc dans ce contexte général, et particulièrement celui d’un régime militaire en perte de vitesse, que le MST a été créé en 1984 pour lutter pour l’accès à la terre, la réforme agraire et l’avancement d’un projet de société plus juste et solidaire, en particulier pour les millions de paysans sans terre vivant sous le seuil de la pauvreté[5]. Le MST demeure aujourd’hui un mouvement social politiquement influent qui s’oppose à ce modèle agro-industriel et aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), tout en proposant des alternatives concrètes d’articulation et de cohésion sociale, sans toutefois intégrer systématiquement les enjeux raciaux et de genre au coeur de ses luttes.

Le MST a été examiné dans ses multiples dimensions par des sociologues, politologues, économistes, géographes et historiens, entre autres. Plusieurs études ethnographiques et thèses se sont penchées sur divers aspects de l’expérience de ses participants dans différentes régions du pays. On s’est intéressé notamment à ses origines et influences politiques (Stédile et Mancano, 1999 ; Mancano, 2000 ; Wright et Wolford, 2003 ; Brandford et Rocha, 2002 ; Konder-Comparato, 2004), au réseautage transnational (Baletti et al., 2008) et à la viabilité économique des assentamentos (Meideiros et Leite, 2004). Certains ont remis en question les pratiques internes du MST en lien avec la structure du mouvement, son processus décisionnel, ou les discriminations liées au genre, à la race et aux classes sociales (Brenneisen, 2005 ; Navarro 2010 ; Caldeira, 2009 ; Deere, 2003). À travers l’occupation de la terre et la mise en oeuvre de communautés rurales productives permettant la reproduction sociale, nous voulons ici poursuivre dans la lignée des travaux de Loera Rangel et de Wittman afin de mettre en lumière certains des mécanismes qui ont permis l’émergence de normes et de pratiques alternatives, privilégiant la coopération, la solidarité et la réciprocité entre les participants, ainsi que les obstacles qui limitent encore les avancées du mouvement.

Nous nous intéresserons au processus de politisation[6] qui permet l’émergence de sujets et d’imaginaires politiques alternatifs participant à une radicalisation des acteurs du quotidien. Pour plusieurs participants et participantes du MST, et de façon très pragmatique, l’occupation de la terre afin d’en exiger la redistribution représente une opportunité unique d’accès à la terre et à une forme alternative d’économie qui permet d’assurer leur survie tout en leur procurant du travail et un chez-soi bien à eux. Néanmoins, ce n’est pas plus « naturel » pour les sans-terre de s’engager dans un processus collectif d’occupation de terre et de production économique alternative qui implique de longues luttes et une remise en question des normes sociales dominantes (Brenneisen, 2005) que pour d’autres catégories de la population. Pour comprendre pourquoi celles-ci y arrivent, nous proposons de décortiquer les pratiques d’occupation, leurs significations et les conditions qui favorisent la consolidation de ces communautés paysannes.

Planifier l’occupation : mobilisation, communication, réseautage

Le MST est devenu une organisation très bien structurée[7] qui ne laisse pas au hasard les actions à entreprendre ou le message à diffuser. Avec le temps et les multiples expériences de répression, de criminalisation et de gains divers, le MST a développé ses propres moyens de communication et réseaux d’alliés. Ils peuvent ainsi eux-mêmes faire connaître leur version des événements et faire valoir leur mission, leurs actions et leurs intentions. Au-delà de l’utilisation de médias alternatifs (Jornal Sem Terra, site et listes de distribution Internet, documentaires et publications), le MST investit considérablement dans ses communications internes, en informant ses militants des succès et des échecs, des opportunités et des innovations des différents campements. On favorise ainsi la politisation des membres et le renforcement d’un sentiment d’appartenance. Avec les années, l’accès à Internet s’est d’ailleurs répandu et est valorisé comme moyen de s’informer sur les luttes politiques de la région et d’ailleurs dans le monde, ainsi que pour garder le contact entre participants. Le processus communicationnel du MST s’installe dès les premières rencontres, notamment au cours d’échanges face-à-face, à travers le frente de massa, appellation donnée au groupe régional de militants et militantes en charge du recrutement de nouveaux participants.

Durant des semaines, voire des mois, ces militants circulent dans les campagnes avoisinantes où une occupation est prévue, invitant les sans-terre à une réunion d’information. On mobilise également au sein des milieux urbains défavorisés partageant un sentiment d’injustice, ce qui contribue à la formation d’une identité commune vers un projet politique plus large de transformation sociale pour l’ensemble de la société brésilienne. Le porte-à-porte et les premières rencontres sont cruciaux afin d’inciter les gens à réfléchir au projet d’occupation et aux multiples exigences qui en découlent. On utilise beaucoup les histoires de vie où d’autres sans-terre expliquent les raisons qui ont motivé leur choix, les difficultés de la lutte, mais aussi les succès, les joies et les différentes victoires[8].

Pendant ce temps, les leaders du MST, appuyés par des avocats et d’autres alliés, planifient minutieusement l’occupation, déterminant quelles grandes propriétés sont admissibles à la réforme agraire et quelles justifications devraient être mises en avant[9]. Les cadres du MST usent de leurs réseaux afin d’obtenir des appuis et de l’information de certains bureaucrates sympathisants par exemple, tout en s’appropriant des outils de l’appareil judiciaire (fonction sociale de la terre, titres de propriété et/ou acquisition frauduleuse de la terre) comme tactiques afin de promouvoir la réforme agraire et d’obtenir un titre légal de propriété au profit des sans-terre[10]. En effet, la Constitution brésilienne reconnaît une « fonction sociale » à la terre, stipulant que toute terre fertile sous-utilisée peut être réclamée pour redistribution à ceux et celles qui veulent travailler la terre et en vivre (Wright et Wolford, 2003). Ainsi, le MST utilise également les outils juridiques liés au projet libéral afin de faire respecter les lois au profit des moins nantis dans un contexte où les rapports de force existants privilégient toujours les grands propriétaires – majoritairement masculins – et les géants de l’agro-industrie.

Afin d’obtenir des titres fonciers[11], les cadres et conseillers du MST ont également recours au sentiment d’injustice pour dénoncer une histoire coloniale marquée par l’oppression et l’exploitation incessante des travailleurs ruraux – un mode de résistance morale dont Michéa soulignait la nécessité. Ils ont ainsi attiré la solidarité et le soutien de nombreux alliés de la gauche brésilienne et internationale[12]. Le MST tente donc constamment de se réapproprier les règles de l’ordre établi dans lequel ses membres évoluent. Sans pouvoir changer de lieu ni se dissocier d’une société capitaliste basée principalement sur la propriété privée individuelle et la démocratie libérale, on apprend à tirer son épingle du jeu, sans se laisser bercer par l’illusion d’un renversement prochain de cet ordre. Néanmoins, l’espoir d’une vie digne qui s’appuie sur les gains partiels et les succès déjà réalisés demeure essentiel pour soutenir la capacité d’action et de mobilisation du MST.

Vie quotidienne dans les campements : radicalisation et changement de rationalité

Plusieurs chercheurs (Loera Rangel, 2010 ; Stédile et Fernandes, 1999) et membres du MST ont souligné le processus de politisation et de radicalisation qui survient avec chaque occupation de terre. En effet, dès le moment où les sans-terre posent le pied sur un territoire qu’ils revendiquent, il y a à la fois action directe, prise de parole, revendication de droits et organisation collective. Des mois, voire des années, de lutte et de pressions politiques sont souvent nécessaires avant que les sans-terre obtiennent gain de cause. Entre-temps, les familles et militants du MST doivent s’organiser face à l’adversité ; ils luttent pour leur sécurité physique quotidienne. La terreur qu’ils tentent de repousser à tout prix, c’est celle venant de l’insécurité alimentaire, étatique et privée. Ils craignent l’État – ou la justice d’en-haut, quand juges et magistrats sont « tentés » de privilégier les grands propriétaires terriens – et les milices privées engagées par ces mêmes acteurs, afin de protéger leurs terres, souvent en leur absence.

C’est donc en regroupant leurs forces et en occupant la terre convoitée en masse que l’on tente d’assurer la sécurité du collectif plutôt que la sécurité individuelle. Chaque occupation est soutenue par le plus grand nombre, y compris femmes et enfants, et par la présence de militants convaincus de la justesse de leur lutte et de leurs revendications afin de faire pression sur les autorités pour la redistribution de terre et éviter la répression et les massacres qui ont déjà touché tant de militants paysans. Ils occupent souvent en famille, durant la nuit, montant rapidement leurs tentes de plastique noir, aujourd’hui symbole de la lutte du MST. Les femmes sont souvent en première ligne, cherchant à rendre visibles leur contribution et leur intention de lutter conjointement, avec leurs alliés masculins. Fuyant très souvent la misère et la violence urbaine ou conjugale, elles revendiquent tout autant leur droit à la terre et à une vie digne. Cependant, comme l’indique Rute Caldeira (2009), la discrimination envers les femmes demeure présente au sein du MST. Malgré un discours basé sur l’abolition du capitalisme patriarcal et son discours axé sur la solidarité, l’égalité et la justice sociale, les femmes du MST sont trop souvent reléguées à la sphère domestique avec bien peu de temps et d’énergie à consacrer aux multiples formations et réunions du mouvement.

L’étape qui suit toute occupation est l’organisation de la vie quotidienne dans cette communauté naissante. En effet, bien que familles et amis prennent part conjointement à une occupation, la plupart des participants ne se connaissent pas et peuvent venir de différentes régions. Afin d’éviter l’éviction et les attaques, et assurer la sécurité physique du groupe, ils doivent avant tout bâtir la confiance et apprendre à compter les uns sur les autres. Ce sont les campements qui relèvent ce défi de taille qui ont de meilleures chances de consolider une communauté d’entraide. Voilà un exemple de principe qui oriente les différentes manifestations d’agir des individus au sein des communautés émergentes et qui défie les normes d’individualisme, de suspicion et de peur de l’autre. Malgré leurs expériences, leurs valeurs et leurs objectifs de vie souvent très diversifiés, les participants partagent un sentiment d’injustice. Ils doivent désormais unir leurs forces et apprendre à vivre et à travailler ensemble, au quotidien, pour assurer leur survie et répondre à leurs besoins : alimentation, abri, eau potable, connaissance du milieu, des populations avoisinantes et des risques potentiels[13].

Chaque expérience des campements est unique, et le processus organisationnel est en soi extrêmement stressant et apte à créer de nombreuses confrontations entre les participants et avec l’extérieur. Le froid, la pluie, les chaleurs intenses, le manque d’eau et de nourriture, la méfiance, le favoritisme, la compétitivité pour les rares ressources et la division de la terre, toutes ces difficultés s’accumulent et découragent certains individus ou membres d’une famille, divisant les gens et réduisant les effectifs afin de défendre le territoire conquis. Toutefois, cette reconquête de l’espace incite ou oblige les sans-terre à remettre le collectif au coeur de l’action et des possibilités politiques. Une acampada de la région de São Paulo affirme ainsi que bien qu’elle ait perdu des liens avec ses collègues et amis d’avant l’occupation, elle est convaincue du mieux-être pour elle et ses enfants dans le campement. Alors qu’elle passait très peu de temps avec ses enfants, elle affirme : « Quand on est arrivés [au campement], nous étions un peu sous le choc. On ne connaissait rien à la campagne. Mais une semaine après, les enfants étaient déjà si heureux. Ils couraient dans les champs du matin au soir. […] Mon fils s’est lié d’amitié avec ce cheval [qui vient nous saluer dans la cuisine extérieure où nous discutons] […] ». Elle soutient que les liens d’amitié et les valeurs qu’elle a adoptées grâce à son engagement au sein du MST ont grandement contribué à donner un sens à sa vie (entrevues, São Paulo, 2009 ; 2011). Une autre mère célibataire d’un campement du Paraná affirme que pour rien au monde elle ne quitterait son campement et ses nouveaux compagnons de lutte. Elle a d’ailleurs convaincu d’autres membres de sa famille de se joindre au MST parce qu’il s’agit d’une grande famille qui lutte et permet aux plus démunis de cesser de dépendre d’employeurs qui ne cherchent qu’à les exploiter (discussion informelle, Paraná, 2009). Cette femme dans la jeune trentaine participe aux activités du campement et insiste sur la solidarité et l’entraide qui permettent à chacun de vivre une vie meilleure. Dans une société du chacun pour soi, cet agir collectif remet en question une base fondamentale des sociétés modernes, donnant naissance à un sentiment de capacité du groupe à changer l’ordre établi.

Les campements sont donc des espaces privilégiés de résistance, d’action et d’amitié en construction entre participants et avec les leaders et alliés du MST. Cette réalité agit comme mécanisme d’intégration sociale qui permet l’émergence de leaders au sein du groupe et de relations de réciprocité basées sur l’échange de services. L’expérience de la communauté en action permet également la revalorisation et la mise en oeuvre de nouvelles normes et pratiques, telles que l’entraide. On peut ainsi arriver à bâtir des liens durables entre participants, non seulement dans leur revendication commune d’accès à la terre, mais aussi à travers un imaginaire politique commun permettant de percevoir les contours d’une communauté solidaire qui se construit dans la pratique et repose sur une décence ordinaire. Mais ce processus est loin d’être automatique ni facile.

Les processus d’organisation collective reposent d’abord sur une nécessité. Dès l’instant où ils occupent la terre, les participants doivent prendre des décisions qui les affectent toutes et tous : où chaque famille et individu installera sa tente ? Quel groupe sera responsable de l’approvisionnement en nourriture, en eau ? Combien de personnes devront monter la garde du campement et pendant combien d’heures avant d’être remplacées ? Qui s’occupera des enfants, de l’éducation, de la logistique d’ensemble ? On assiste à la construction d’une nouvelle communauté dont le mode d’action repose sur la participation. Le MST encourage fortement l’engagement de chacun, y compris femmes et enfants, afin de promouvoir un sentiment d’appartenance, d’entraide et de réciprocité. Les nombreuses assemblées et les comités (éducation, sports et loisirs, santé, résolution des conflits, etc.) sont également essentiels au bon fonctionnement du campement pour s’assurer que les décisions répondent aux besoins et aux valeurs du groupe et qu’elles reposent sur un consensus assez large. Chaque comité est ensuite responsable de traduire en gestes concrets les décisions prises par l’assemblée, ainsi que de faire respecter les règles établies (ex. : interdiction de drogues et d’alcool, aucun individu ne peut négocier seul ni s’exprimer au nom du groupe, on ne peut abattre aucun arbre en santé, sous peine d’expulsion).

Cette participation constante permet à la fois de créer des liens et de « passer le temps », souvent long et pénible dans les campements précaires et isolés. D’ailleurs, l’expérience des campements peut s’avérer particulièrement douloureuse pour les chefs de familles monoparentales, surtout des femmes, isolées dans leur baraque à tenter de survivre (Caldeira, 2009). Ainsi, les inégalités sociales persistent au sein des territoires du MST puisque certains arrivent au campement avec davantage de ressources : tracteur et outils, vêtements chauds, semences, cuisinière, mais aussi connaissances agricoles et surtout réseaux sociaux permettant de traverser les moments les plus difficiles. Ainsi, lorsque l’on doit assurer une présence permanente au campement, les familles monoparentales peuvent difficilement compter sur un membre de la famille pour travailler à l’extérieur et rapporter un salaire ou de la nourriture. C’est une des exigences que le MST tente d’assouplir afin de ne pas amplifier les sources d’exclusion et d’inégalités entre les participants (entrevues et discussions informelles, Paraná, 2011).

Chaque campement suit des principes organisationnels généraux venant de la direction du MST, mais développe également ses propres règles, sur la base des activités et des initiatives du collectif. Les participants deviennent ainsi coresponsables du bien-être et de la sécurité du groupe, ce qui implique également une responsabilité envers le milieu naturel dont ils dépendent. Apparaît dès lors un nouveau sens du commun ; ce que Hannah Wittman a identifié comme une « citoyenneté agraire ». Ce concept fait référence aux pratiques paysannes qui rejettent le modèle agro-industriel et priorisent une « rationalité écologique » afin de « reconnecter l’agriculture, la société et l’environnement à travers un système d’obligations mutuelles » (2009 ; 2010 : 91, 94, c’est nous qui soulignons). Comme certains participants l’affirment avec force : « La terre, c’est tout pour moi. J’y obtiens mon pain quotidien, tout comme ma famille et mon troupeau », ou encore « La terre, c’est la richesse ; ça représente la vie » (cité dans Brenneisen, 2005 : 11). Pour certains, c’est une continuation ; pour d’autres, c’est une transformation des subjectivités d’avant l’occupation, alors que les participants s’approprient de nouvelles valeurs et façons de faire. L’interaction quotidienne fait émerger de nouveaux rôles, statuts et normes qui permettent à chacun d’influencer et de donner forme à cette collectivité. La solidarité et la coresponsabilité peuvent ainsi s’enraciner, guidant les comportements individuels pour le bien vivre du collectif. Le succès ou l’échec des campements et de la consolidation de telles valeurs communes dépend en bonne partie de l’implication de chacun et du type de leadership qui émerge parmi les participants et participantes.

Leadership

Le type de leadership préconisé par le MST s’inspire de la « pédagogie des opprimés » de Paulo Freire, de la théologie de la libération, des communautés ecclésiales de base (CEB) et d’un marxisme latino-américain, traditions émancipatrices qui négligent toutefois les discriminations de race et de genre. Le MST se construit aussi en réaction au paternalisme et au clientélisme des syndicats et des partis politiques dont les leaders dépendaient très souvent de l’État, distribuant certains bénéfices à leurs membres plutôt qu’organisant les travailleurs vers un projet de transformation sociale. Le MST refuse donc de dépendre d’un parti ou de l’Église et il insiste pour former ses cadres et ses leaders, du niveau local jusqu’au national, afin d’assurer l’autonomie et la pérennité du mouvement. Ainsi, au sein de chaque campement et territoire permanent, et bien que plusieurs alliés comme la Commission pastorale de la terre (CPT) jouent un rôle crucial d’appui et de conseiller auprès du MST, ce sont les sans-terre eux-mêmes qui décident collectivement et font valoir leurs droits et priorités en ce qui concerne le fonctionnement de leurs communautés. La rigidité des règles et de la discipline qui émergent du Secrétariat national dépend donc en bonne partie de l’appropriation qu’en font les militants et militantes de la base ainsi que leurs leaders locaux et régionaux, responsables de la mise en pratique de ces mêmes normes. La question qui nous intéresse particulièrement est la suivante : comment le leadership national du MST, malgré les nombreuses critiques, la violence, le dénigrement et la répression vis-à-vis de ses membres, a-t-il réussi à se maintenir et à consolider un modèle alternatif d’organisation sociale basé sur le collectif et la solidarité ?

Une partie de la réponse semble résider dans cet engagement du MST envers la formation et la participation continues de tous ses membres. On facilite ainsi l’émergence de leaders au sein de chaque région, de chaque territoire conquis, de chaque noyau de famille et de chaque secteur organisationnel, multipliant les espaces de prise de parole et d’action, et donc la force vive du collectif. En réaction au leader tout puissant et à l’individualisme, on favorise et récompense le leadership conciliateur et facilitateur émergeant de la base, qui repose sur l’initiative permettant de consolider la qualité de vie et l’organisation du groupe au quotidien, tout en défendant les valeurs du MST et en participant à la construction d’un projet de « société décente », ici et maintenant. C’est donc très souvent au sein même des campements qu’émergent les leaders du MST, qui demeurent présents et (plus ou moins) actifs dans leurs communautés locales, mais très souvent promus au niveau régional et/ou national[14]. Certains sont des leaders charismatiques, d’autres sont respectés pour leur formation académique ou leur longue expérience en agriculture, et d’autres ont un talent particulier pour la communication et la résolution de conflits. Ainsi, alors que des participants et leaders régionaux du MST dénonçaient la domination et la violence d’un leader qui fragilisait énormément un campement de l’État de São Paulo, des conversations multiples insistaient sur le rôle central de certains dirigeants locaux. Par exemple, au Rio Grande do Sul, un dirigeant d’un établissement permanent, ayant promu la mise en place d’une coopérative de production aujourd’hui florissante et valorisant une agriculture écologique, est également devenu leader d’une coopérative régionale et membre de la coordination du MST de son État (notes de terrain, 2005 ; 2009 ; 2011). Selon le style et les tactiques privilégiés, les leaders locaux peuvent jouer un rôle rassembleur, amenant les participants à s’engager davantage au sein du collectif et à promouvoir de nouvelles normes et pratiques solidaires, ou bien ils peuvent accentuer les divisions et les conflits. Certaines formes de leadership sont également plus discrètes mais essentielles. Plusieurs militants et militantes jouent un rôle clé au sein de divers comités locaux, permettant de souder les liens, de partager des connaissances (production, irrigation, informatique, alphabétisation, médecine douce par les plantes…) et des valeurs, ou de résoudre les conflits.

« Temps de campement »

Le travail de Nashieli Loera Rangel (2010) a démontré de façon éloquente le rôle du « temps de campement » dans le processus de politisation des participants et dans l’émergence d’incitatifs favorisant le militantisme, la loyauté et l’engagement politique. Selon cette auteure, les mois et les années de sacrifices, de souffrance et d’engagement corps et âme agissent comme mesures du statut social chez les participants du MST. Ainsi, ce n’est pas uniquement sur la base des ressources matérielles et humaines, mais aussi l’engagement envers les idéaux du MST, ainsi que le temps et les efforts consacrés à la lutte des sans-terre (principe d’ancienneté) dans les campements qui sont valorisés. Plus on remplit nos obligations envers le mouvement, en participant par exemple aux réunions et à l’organisation quotidienne des tâches, au recrutement de participants ou au maintien du moral des troupes, plus ces efforts ont des chances d’être récompensés au moment de répartir les lopins de terre d’un processus de réforme agraire ; plus on est « reconnu » et plus on a de possibilités de gravir les échelons à l’intérieur du MST. Au-delà d’une « mesure quantitative du temps », le temps de campement devient un marqueur du statut social des participants qui organise les relations sociales au sein des communautés (Loera Rangel, 2010).

Par contre, tensions et animosité apparaissent lorsque certains individus obtiennent un lopin de terre sans avoir « souffert et fait leur temps » dans les campements. Des militants du MST affirment alors que les « nouveaux venus » ne partagent pas les mêmes valeurs puisqu’ils n’ont pas été politisés à travers le processus d’organisation, de résistance et de vivre ensemble pour conquérir leur droit à la terre. D’un autre côté, il existe des expériences remarquables d’entraide et de réciprocité, malgré les conditions extrêmement précaires des occupations. Des relations d’amitié se développent, et plusieurs refusent d’être séparés de leurs compagnons de lutte lors de la légalisation des terres. Ainsi, par exemple, le couple Placotnik s’est battu et a accepté une parcelle de terre délaissée par les autres occupants afin de demeurer à Sarandi, dans le Rio Grande do Sul. Exemple significatif de solidarité et de réciprocité, tous les autres membres du nouvel établissement sont venus les aider à nettoyer la terre en piteux état. Depuis lors, les Placotnik se sont engagés à célébrer tous les ans, à l’occasion d’une fête religieuse, l’obtention d’un lopin en invitant les compagnons qui font désormais partie de la famille (Wright et Wolford, 2003). Ils ont ainsi développé un système de relations sociales très similaires à ce que Marcel Mauss (2007) a appelé des « systèmes de dons et contre-dons » dans lesquels les gens doivent « donner, recevoir et rendre » des objets ou des services d’entraide. Ce système ne fonctionne pas exclusivement sur la base de forces structurales contraignantes, mais aussi sur celle de gestes individuels spontanés et volontaires. Ainsi, les luttes quotidiennes des acampados produisent différents imaginaires politiques qui donnent naissance à de nouvelles normes et comportements.

L’établissement permanent : espace d’enracinement des nouvelles normes et pratiques

Comme nous venons de le souligner, les discussions et la « formation politique et idéologique » qui se déploient entre les membres d’une occupation jouent un rôle crucial. En effet, plusieurs analystes et membres du MST soutiennent que c’est dans les campements que certains deviennent convaincus du bien fondé et des avantages du travail collectif et de la coopération, devenant à leur tour des promoteurs d’un modèle économique alternatif qui « grandit » et prend racine dans les établissements ou assentamentos (entrevues, coordonnateurs du MST, São Paulo, 2005 ; 2009). C’est à partir de leurs propres normes qui se traduisent en pratiques concrètes et qui, en articulant les raisons de leurs conditions socioéconomiques de dépossession, peuvent ensuite se déployer lors de la légalisation du territoire autour de divers modèles de coopération.

Bien que toutes les coopératives du MST ne soient pas aussi efficaces en matière de production agricole et de consolidation des communautés agraires, notre recherche terrain s’est particulièrement intéressée à quelques expériences à succès afin de mieux comprendre les conditions et les mécanismes qui ont permis la mise en oeuvre de certains principes liés à l’économie sociale et solidaire (ÉCOSOL, selon son acronyme en portugais). Ainsi, plutôt que de définir l’ÉCOSOL comme un type d’organisation économique reposant sur des caractéristiques légales, nous nous intéressons aux principes qui favorisent des pratiques solidaires : autodétermination, formes collectives d’autorité et de prise de décision permettant de renforcer les capacités de la communauté ; promotion de l’égalité, coresponsabilité, réciprocité et coopération (Quijano, 2008 ; Gaiger, 2007 ; Corragio, 2011). Ces éléments nous semblent centraux dans la consolidation de pratiques démocratiques et de réalisation du plein potentiel des individus et des collectivités, qui contrastent avec les normes dominantes des sociétés libérales patriarcales.

Bien entendu, ces principes ne sont pas tous partagés et systématiquement mis en oeuvre par les communautés à l’étude et, comme nous l’avons signalé, les inégalités liées au genre et à la race persistent. Il s’agit donc d’idéaux types aidant à clarifier ce que nous désirons investiguer afin de saisir comment l’adoption de normes alternatives participe à un processus de radicalisation des imaginaires qui se traduit dans de nouvelles pratiques chez les acteurs du quotidien. Les coopératives à l’étude présentent en effet une histoire et des efforts explicites de mise en oeuvre de certains de ces principes qui ont permis de faire valoir et de consolider d’autres modèles économiques et agricoles dans un contexte particulier. Nous voulons aussi préciser que, contrairement à d’autres études, plusieurs des femmes rencontrées jouent un rôle de leadership important et s’investissent dans la poursuite des idéaux de solidarité et de coopération du MST. Cela s’explique certes par une étude de terrain de trop courte durée pour permettre de recenser les points de vue de la majorité des participantes des communautés visitées. Il nous semble toutefois que des efforts récents ont été faits au sein du MST pour réduire les obstacles et les inégalités envers les femmes[15].

Les expériences positives des coopératives de production du MST jouent un rôle crucial dans les processus de mobilisation et de mise en oeuvre de pratiques alternatives au sein du MST. C’est à partir de ces succès que plusieurs peuvent continuer leur engagement et traverser les difficultés en imaginant l’atteinte d’objectifs réalistes d’amélioration de la qualité de vie et de travail, d’abord pour leurs proches, mais également pour les autres sans-terre et la société dans laquelle ils évoluent. Les dirigeants du MST insistent en effet sur cette coresponsabilité et sur le besoin de solidarité afin de poursuivre la lutte jusqu’à ce que chacun ait droit à une vie digne. Notons également qu’après plusieurs échecs et le rejet du modèle de production et de propriété collective par les membres du MST, le mouvement a cessé d’insister sur le fait que le modèle 100 % coopératif soit nécessairement le plus approprié (entrevues, Curitiba, Porto Alegre, São Paulo, 2009 ; Gonçalves, 2008). Par contre, la coopération sous différentes formes demeure un objectif primordial et un principe normatif qui influencent la vie au quotidien :

Il y a les associations et la coopération pour l’achat de machinerie, pour les corvées communautaires et les mobilisations collectives, et… les coopératives régionales… qui travaillent avec plusieurs établissements. […] Par exemple ici la coop régionale fournit des services, fait de la commercialisation, de la formation… La coopérative de production proprement dite est un modèle plus avancé de coopérationElle exige un degré de formation, de prise de conscience, de disponibilité et de volonté nettement supérieur aux autres. C’est pour cela que ce ne sont pas toutes les familles qui veulent travailler là-dedans. Mais l’important, c’est que d’une façon ou d’une autre, il y ait de la coopération, pour un tracteur, un achat, une vente, mais qu’il y ait de la coopération, et c’est ça que défend le mouvement.

entrevue, leader du MST, Porto Alegre, 2009

Ce leader soutient que pour arriver au niveau le plus avancé de coopération l’individu doit aussi acquérir un haut niveau de prise de conscience, de formation et d’engagement. On associe engagement politique et spirituel afin de traduire dans des activités quotidiennes une forme de coopération et de coresponsabilité au sein des communautés rurales. Ainsi, bien que le MST affirme avoir quelque 450 à 500 associations basées sur la coopération et 130 coopératives légales (Previattelli, 2012 ; entrevue, São Paulo, 2009), les coopératives de production sont peu nombreuses. Néanmoins, la coopération et l’esprit coopératif s’implantent sous diverses formes.

Dans les États du Rio Grande do Sul, du Paraná et de Santa Catarina, ce sont surtout les coopératives régionales de transformation et de commercialisation qui se sont multipliées comme moyen d’accroître l’autonomie et l’autogestion des petits producteurs, d’augmenter la valeur de leurs produits et de conserver la majorité des revenus à l’intérieur des établissements et du MST. On peut ainsi réduire la dépendance vis-à-vis les intermédiaires et les grands de l’agro-industrie, tout en défiant la concentration déjà énorme des marchés de l’alimentation (entrevues, membres du MST et notes de terrain, divers campements et établissements, Nova Santa Rita, Porto Alegre, Paranacity, Curitiba, Lapa, São Paulo, 2009 ; 2011). En étant propriétaires et en gérant eux-mêmes leurs petites et moyennes agro-industries, les familles et associés du MST contrôlent la répartition des bénéfices, des risques, des obligations et des investissements. L’une des dirigeantes nationales du secteur production explique :

Une de nos stratégies est ce que vous avez vu dans les établissements, c’est que les gens tentent d’acquérir toute l’autonomie possible, de la production à l’agro-industrialisation de tous nos produits. Nous mettons beaucoup d’efforts pour que les établissements ne fassent pas que produire la matière première pour la vendre à n’importe qui, mais que nous implantions dans nos territoires les industries pour transformer et pour que nous n’ayons pas seulement un produit au marché, mais un produit qui vient avec une charge idéologique. Donc, pas seulement vendre des semences, mais vendre et produire des semences écologiques qui sont produites d’une manière correcte, tant du point de vue de la gestion écologique que de l’être humain qui travaille et les produit… Ça, c’est une de nos grandes bannières (« bandeiras ») de lutte afin que nous puissions gagner cette autonomie, ce qui n’est pas facile.

entrevue, São Paulo, 2009

Ces pratiques démontrent comment les normes dominantes sont appropriées et transformées à travers la lutte des sans-terre afin de mieux répondre aux besoins et aux valeurs du MST et de ses membres. S’enracinant dans un discours normatif de justice sociale et environnementale, les pratiques de coopération deviennent une « forme de praxis » de l’ÉCOSOL. Bien que l’on maintienne une division du travail et que l’on produise pour la subsistance des familles et pour les marchés capitalistes traditionnels où les petits producteurs doivent être compétitifs et « garantir un revenu financier », ils ont en partie subverti les processus de production afin que ceux-ci répondent à leurs propres normes et priorités.

Leur lutte pour « conquérir de nouveaux marchés » tente constamment de déstabiliser les bases mêmes de cette économie de marché en cherchant à redistribuer la richesse de façon plus équitable. Cette rationalité économique est de plus en plus assortie à une rationalité écologique et sociale, valorisant une forme de production agroécologique qui assure une meilleure qualité de travail, de vie et de reproduction sociale, tout en créant des agro-industries et des coopératives de commercialisation. Ces dernières sont retenues par les petits producteurs eux-mêmes, qui sont pleinement conscients de l’influence et de la pénétration du discours économique dominant et des contraintes matérielles auxquelles ils doivent répondre dans un contexte politico-économique qui favorisent toujours les grands producteurs industriels. Cependant, ils arrivent à mettre en oeuvre leurs propres tactiques, en coopérant, en réunissant la production de plusieurs établissements de paysans, en réduisant le nombre d’intermédiaires et en contrôlant pratiquement chaque aspect de la chaîne de production alimentaire. Ils peuvent ainsi accroître leur revenu individuel et collectif à l’intérieur des territoires du MST, contribuant ainsi à renforcer le mouvement et son influence politico-économique.

Conclusion

Avec leur slogan Occupons, Résistons, Produisons, les sans-terre ont opté pour l’action directe, au sein d’une société individualiste, patriarcale et consumériste marquée par des inégalités extrêmes, afin de créer eux-mêmes d’autres types de communautés, des « sociétés décentes » qui reposent sur davantage de solidarité, de coopération et de réciprocité. Le slogan nous rappelle l’engagement d’individus et de familles qui choisissent d’unir leurs forces au sein d’un collectif, le MST, qui lui, rejette ouvertement le modèle de développement agro- industriel dominant, axé sur la compétitivité et le profit. Il y a radicalité dans cet engagement de départ, mais encore davantage dans les pratiques quotidiennes des militantes et militantes qui dénoncent les lois et mécanismes du marché et du commerce international au nom de la justice et de la dignité humaine. Il y a aussi pratiques subversives et radicalité dans la reconquête de la terre et des ressources naturelles, et dans la recherche de modèles socioéconomiques plus respectueux des rythmes et des besoins des sociétés et de leur environnement. À travers la lutte, ces acteurs engagés en viennent à partager des normes et une responsabilité collective qui les poussent à rejeter les bases d’un libéralisme qui a fait de l’individualisme, du droit et du marché les normes principales des sociétés occidentales, au détriment de la solidarité et du mieux-être collectif.

Être membre du MST permet à ces secteurs défavorisés de la société brésilienne de former une identité propre et de retrouver leur dignité à travers la lutte et la construction du mouvement, vers une plus grande autonomie. Il existe ainsi une fierté de se dire sans-terre, même après avoir officiellement obtenu une terre. Comme le souligne Léandro Vergara-Camus, être sans-terre ce n’est pas uniquement appartenir au MST mais surtout « vivre durant une période de temps relativement longue au sein d’une communauté ayant ses propres normes, valeurs et objectifs » (2009 : 182). Ce sentiment d’appartenance prend racine à travers la participation à une ou plusieurs occupations et implique à la fois certains bénéfices et obligations. En tant que groupe membre d’une organisation large, il devient plus facile d’avoir accès à diverses formes d’expertise et de faire pression sur les politiques gouvernementales pour bénéficier de programmes d’aide, de subventions, d’accès au crédit, etc. Le MST compte aussi sur la loyauté de ses membres et sur leur participation constante afin de renforcer le mouvement et d’appuyer les nouvelles occupations et actions jusqu’à ce que chaque sans-terre puisse accéder à la terre. On compte donc sur la réciprocité, la confiance et l’entraide au sein du mouvement, principes parfois très difficiles à enraciner lorsque persiste un sentiment d’injustice, de méfiance ou de discrimination. Comme nous avons tenté de le souligner, l’expérience vécue au sein des campements ainsi que le style de leadership adopté peuvent faire une différence majeure entre les communautés qui arrivent à créer un sentiment d’appartenance fort et celles qui échouent. Les inégalités envers les femmes et les tensions raciales demeurent elles aussi des défis de taille dans le processus de « radicalisation », c’est-à-dire de remise en question constante des normes établies, non seulement du discours, mais aussi des pratiques du quotidien au sein du MST. Force est de constater que malgré les contraintes et les crises multiples l’implication et la formation constantes au sein du MST ont permis d’assurer la cohésion et la longévité de ce mouvement, source d’espoir et de pratiques alternatives qui s’enracinent et se transforment.

Les attentes envers ceux et celles qui rejoignent les rangs du MST sont tout de même élevées, et certains refusent de continuer à se battre après des années de souffrance et de sacrifices lorsqu’ils ont enfin obtenu leur lopin de terre (Brenneisen, 2005). Pour d’autres, au contraire, c’est une obligation qui les anime et les motive au quotidien, comme un endettement symbolique envers le mouvement en reconnaissance de toutes ces actions et formes d’appui, mais aussi parce qu’on a développé ce sentiment fort d’appartenance et de fierté à travers la lutte et la participation : une manière d’être radicale qui fait voir le réel autrement. Cette manière d’être continue aujourd’hui de nourrir un imaginaire politique qui privilégie l’engagement individuel et collectif vers une société plus juste, solidaire et inclusive, aux antipodes des principes qui orientent le quotidien de tant d’individus et que l’on considère souvent comme inéluctables.