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Le débat actuel sur la pertinence d’imposer un cadre légal aux unions libres[1] s’est polarisé au Québec entre deux positions, l’une en faveur d’un encadrement légal des unions libres, qui se fonde sur l’idée de protection des conjoints économiquement plus faibles et de leurs enfants, et l’autre en défaveur d’un tel encadrement, qui se base sur le respect du libre choix des individus qui souhaitent vivre en dehors des cadres légaux du mariage (Goubau et al., 2003 ; Pratte, 2008). Le mariage, au Québec, notamment avec la Loi instituant le patrimoine familial, se situe assez nettement du côté de la protection, certains estimant même que le cadre juridique qui s’applique actuellement aux conjoints mariés au Québec est celui qui laisse le moins de latitude aux individus sur le plan contractuel au Canada. Peut-être afin de faire contrepoids à ce régime impératif, et en l’absence d’étude empirique sur les motivations des conjoints[2] de fait à ne pas se marier, le législateur a par ailleurs soutenu l’importance de préserver le libre choix des individus de vivre sans contrainte légale et la possibilité pour les conjoints de rédiger un contrat de vie commune sur mesure devant un notaire ou un avocat, ou d’opter pour l’union civile[3] (Roy, 2008).

La démarche proposée ici vise à pallier cette absence de matériel empirique et à examiner la notion de « choix » qui sous-tend ce débat, en confrontant les positions de l’État et du législateur avec le point de vue des couples, qu’ils soient mariés ou non, sur la vie conjugale[4]. Certains concepts utilisés en sociologie du droit, tels que l’internormativité, la conscience du droit et l’effectivité des lois, soutiennent cette analyse en permettant de préciser la nature des choix que font concrètement les couples lorsqu’ils prennent la décision de se marier ou non. De plus, comme ce débat s’inscrit d’emblée au coeur des rapports économiques conjugaux, l’analyse portera simultanément sur les arrangements financiers qui prévalent au sein des couples. En effet, en fonctionnant comme un indice de la place qu’occupe dans le couple l’individuel par rapport au collectif, les modes de gestion de l’argent permettent de constater dans quelle mesure les couples se considèrent eux-mêmes, comme le fait l’État, comme des unités économiques. Nous examinerons enfin les effets directs, indirects et symboliques de quelques interventions de l’État et du législateur sur les perceptions du droit par les personnes concernées.

Un survol du contexte social et juridique propre au Québec permettra d’abord de mieux situer le débat sur l’opportunité d’un encadrement légal de l’union de fait. Ensuite, un examen critique des principaux postulats qui soutiennent l’argument du libre choix tentera de mettre à jour les cadres théoriques et normatifs pluriels auxquels renvoie la notion de « choix » autour de cette question[5]. Notre propos, s’il se limite au choix de se marier ou pas, donne tout de même un aperçu de la façon dont le discours sur la liberté de choix en général postule des choix aux paramètres bien définis, qui sont en vérité assez éloignés des décisions concrètes qu’ont à prendre les individus dans leur vie quotidienne. L’amalgame vite fait entre « choix » et « liberté » masque ainsi l’influence persistante de normes et d’attentes sociales, d’inégalités ou d’opinions erronées qui rendent les choix en question beaucoup plus enchevêtrés qu’il n’y paraît au départ.

Contexte général

Au cours des cinquante dernières années, la société québécoise a vécu d’importants bouleversements dans les valeurs et normes familiales, ainsi que des réformes du droit social et privé. Un des éléments les plus marquants est que, d’une population où presque tous les couples convolaient en justes noces, le Québec se retrouve aujourd’hui avec le tiers des couples qui vivent en union libre (ou union de fait/cohabitant), soit la plus importante proportion de conjoints de fait au Canada, mais aussi dans le monde[6]. Désormais, la majorité des enfants naissent hors mariage au Québec. Les unions libres et les mariages s’y ressemblent de plus en plus : les premières y sont plus stables et plus fécondes qu’ailleurs au Canada et, inversement, les mariages y sont plus instables (Belleau, 2007). Le Québec devancerait largement les autres provinces au chapitre de l’institutionnalisation sociale de la cohabitation au pays (Wu, 2000). Comment expliquer cette désaffection du mariage et le choix de plus en plus fréquent de vivre en union libre, même après la naissance des enfants ?

Dans un tel contexte, on peut s’étonner de ce que le Québec soit la seule province canadienne qui n’ait pas encore procédé à un encadrement légal de l’union de fait (Leckey, 2009). Le Code civil du Québec, s’il définit les droits et obligations des conjoints mariés, reste en effet silencieux sur l’union de fait, en se contentant d’assurer l’égalité du père et de la mère en matière d’autorité parentale et l’égalité de tous les enfants, qu’ils soient nés dans le cadre du mariage ou non. Presque absents du Code civil, les conjoints de fait sont pourtant loin d’être effectivement hors la loi, étant explicitement assimilés (à certaines conditions) aux couples mariés dans plusieurs dispositions législatives à caractère social et fiscal et dans de nombreux programmes sociaux.

Les paradoxes du droit

Ainsi, au Québec, deux types de droit se font concurrence depuis déjà près de quarante ans en matière conjugale. Le droit privé, d’une part, que l’on retrouve d’abord dans le Code civil et qui régit les rapports des individus entre eux (rapports que l’on peut qualifier d’horizontaux), ne reconnaît pas de véritable statut juridique aux conjoints de fait. Ceux-ci n’ont ni droits ni obligations l’un envers l’autre sur le plan légal, notamment lorsque survient une rupture ou le décès de l’un d’entre eux. Indépendamment de la présence d’enfants ou du nombre d’années de vie commune, il n’y a pas de pension alimentaire d’un conjoint envers l’autre, bien qu’il puisse y en avoir d’un parent envers son enfant. En ce qui a trait aux biens, le droit ne prévoit aucune forme de partage : en principe, chacun repart avec ce qu’il a payé.

Le droit public, d’autre part, qui encadre les relations entre l’État et les citoyens (soit les rapports dits verticaux), assimile largement les conjoints de fait aux conjoints mariés, dès qu’ils ont eu un enfant ou vécu quelques années de vie commune (généralement un an ou trois ans). Ainsi, dès les années 1970, notamment avec l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne qui interdit la discrimination fondée sur l’état civil, la plupart des lois à caractère social des deux ordres de gouvernements, fédéral et provincial, traitaient les conjoints de fait comme des gens mariés. Soulignons d’ailleurs que sur le plan fiscal, notamment, les couples vivant en union libre sont tenus par la loi de se déclarer « conjoints de fait » après un an de vie commune.

D’un ordre public de direction à un ordre public de protection

Dans les législations entourant la vie conjugale, on a pu observer au cours des dernières décennies, au Québec comme dans de nombreux pays, le passage progressif en matière matrimonial d’un ordre public qui imposait une direction, le mariage, à un ordre public de protection. Ce dernier ne cherche pas à imposer un seul mode de vie conjugal, mais davantage à protéger le conjoint le plus vulnérable sur le plan économique. Deux modèles de vie commune, l’union libre et le mariage (ou l’union civile), sont alors possibles et la tendance serait de protéger, au sein du couple, la « personne qui serait victime de son choix » (Pineau, 1999 : 330). Jacques Commaille (2008) souligne le passage d’un droit-référence à un droit-ressource, où la justice devient un espace de délibération sur le plan politique et social. Le droit-ressource inscrit la négociation, et donc le choix des acteurs, au coeur de la régulation sociale. Dans le contexte du Québec, trois initiatives législatives manifestent particulièrement bien ce changement de posture, et le rapport ambigu qu’il entretient avec la « liberté de choix ».

La Loi instituant le patrimoine familial, adoptée en 1989, a contribué à réduire grandement ce qui était laissé au choix des conjoints mariés dans l’organisation de leurs rapports économiques. Visant à redresser les inégalités entre conjoints, la loi prévoit le partage égal entre les époux de certains biens acquis durant le mariage, peu importe le régime matrimonial pour lequel ils avaient opté. Ainsi, advenant une dissolution de l’union, la résidence principale et les résidences secondaires, les meubles et les voitures utilisés par la famille, de même que les droits acquis pendant l’union dans un régime de retraite et à la Régie des rentes du Québec seront partagés également entre les deux époux, que ces biens soient au nom de l’un ou de l’autre[7].

Par ailleurs, les conjoints vivant en union libre ont quant à eux vu s’ouvrir leurs possibilités de contracter et de jouir d’une très grande liberté dans le « choix » des termes de leurs contrats. En 1980, en abrogeant les dispositions de l’article 768 du Code civil du Bas-Canada qui interdisait les donations entre concubins, le législateur permettait aux conjoints de fait d’avoir recours au droit pour encadrer leur union, en négociant par exemple un contrat de vie commune[8]. Après trois décennies, cependant, force est de constater que ce nouvel espace de choix contractuel s’est incarné dans une pratique somme toute très marginale (Roy et Lemay, 2009)[9]. Pourquoi les conjoints de fait ne se prévalent-ils pas davantage de cette possibilité ou des contrats de vie commune ?

Enfin, depuis 2002, l’union civile[10] permet aussi aux conjoints de fait qui ne veulent pas se marier de choisir une autre institution qui demeure cependant très similaire au mariage sur le plan légal. Entre 2002 et 2009, moins de 2 000 couples en tout avaient choisi ce type d’union au Québec (dont 1 039 hétérosexuels[11]) contre environ 22 000 mariages enregistrés annuellement (ISQ, 2010). Cette faible popularité de l’union civile est-elle attribuable au fait qu’elle est trop peu connue, qu’elle est perçue comme un simulacre de mariage ou qu’elle est associée aux unions homosexuelles ?

Le débat actuel : le libre choix ou la protection des conjoints vulnérables

L’enjeu actuel d’une réflexion sur l’action législative concernant les rapports matrimoniaux n’est donc plus d’intervenir dans la quasi-totalité des situations de couple comme jadis, mais davantage de savoir si l’on doit laisser au libre arbitre de chacun la « décision » ou le « choix » de gérer sa vie conjugale et sa fin probable comme il l’entend (Goubau et al., 2003). Les rapports économiques entre conjoints sont la pierre angulaire de ce débat, puisque ce sont eux qu’il faut négocier, au moyen ou non d’un contrat formel, au début et au terme de l’union advenant une rupture.

Ce débat sur le libre choix trouve un écho actuellement du côté des tribunaux. Dans un jugement récent où elle devait se prononcer sur l’opportunité d’étendre aux conjoints de fait certaines protections légales accordées aux couples mariés, la Cour d’appel du Québec s’est interrogée sur la valeur que devrait avoir en droit de la famille cet argument de la préservation du libre choix[12]. Au coeur du litige se trouvait la reconnaissance d’une obligation alimentaire entre conjoints de fait, d’une part, et le partage des biens lors d’une séparation, d’autre part. Si la Cour a refusé d’accorder le partage des biens, elle a néanmoins accepté d’étendre l’obligation alimentaire aux conjoints de fait, sous prétexte qu’une telle obligation n’est pas de nature contractuelle, mais relève plutôt de la solidarité familiale[13].

Les postulats sur lesquels se fonde la position en faveur du libre choix

Pour cerner les termes du débat actuel et les positions des différents acteurs, la question du libre choix requiert d’être analysée sous plusieurs angles, notamment selon le sens accordé au mariage par les conjoints et les normes qui s’y rattachent (religieuses, familiales, affectives, etc.), le rapport des individus au droit (conscience du droit), et les enjeux économiques et juridiques liés à l’encadrement légal des unions libres. Cette analyse[14] prendra la forme d’un examen de quatre postulats sur lesquels s’appuie la position en faveur du libre choix quant à l’encadrement légal de l’union de fait, selon lesquels : 1) les couples en union libre ont une « liberté de choix » quant au statut légal qu’ils souhaitent pour leur couple, contrairement aux conjoints mariés ; 2) les questions légales entrent dans la décision des couples de se marier ou non ; 3) l’idée qu’il s’agit d’un choix « libre » pour les deux membres du couple ; 4) les conjoints connaissent les lois qui encadrent leur union et font un choix éclairé.

Premier postulat : Les couples en union libre ont une « liberté de choix » quant au statut légal qu’ils souhaitent pour leur couple, contrairement aux conjoints mariés

Le discours sur la liberté de choix des individus, loin d’être univoque, se présente comme un amalgame de différents registres théoriques, qui ne sont pas toujours parfaitement cohérents entre eux. L’insistance sur le choix « libre » s’ancre dans la théorie juridique, où l’autonomie de la volonté constitue le fondement de la liberté contractuelle. Ainsi, en droit, des sujets libres et égaux sont à même de négocier les ententes qui leur conviennent ; une fois leur consentement donné, ces ententes acquièrent pour eux un caractère obligatoire – elles prennent force de loi entre les parties. La liberté de choix, avec de tels échos en droit, s’offre comme un discours de légitimité : le législateur reconnaît et affirme l’importance de préserver l’autonomie des individus quant aux règles qui encadreront leur union.

Or, ce premier postulat qui énonce la liberté de choix des personnes vivant en couple en regard du statut légal qu’ils privilégient rencontre deux limites importantes dans la réalité québécoise. Celles-ci relèvent, d’une part, des mesures imposées par le droit social et fiscal aux conjoints de fait et, d’autre part, de l’imposition de la Loi instituant le patrimoine familial à tous les conjoints mariés du Québec, quels que soient leur régime matrimonial et leur contrat de mariage, le cas échéant. Dans le premier cas, le souci d’équité entre les individus ayant choisi de vivre dans une forme ou une autre d’union a conduit à limiter, sous certains aspects, le libre arbitre des individus vivant en couple, notamment en regard de leurs rapports économiques. Dans le second, c’est davantage les motifs de protection qui ont conduit le législateur à limiter la liberté de choix des conjoints mariés.

Imposition du statut de « conjoint » par les lois sociales et fiscales : de conjoints de fait à conjoints fiscaux

Bien que le législateur prétende vouloir préserver la liberté des couples quant à leur statut légal et à leurs rapports économiques, l’étude des lois sociales et fiscales québécoises montre au contraire l’imposition assez généralisée d’une assimilation des conjoints de fait aux conjoints mariés après une certaine durée de cohabitation – d’une année ou de trois années le plus souvent – allant de pair avec l’imposition d’un certain modèle de solidarité économique dans le couple[15]. En droit social, la définition large de la notion de conjoint, si elle s’appuie au départ sur des principes d’égalité, procéderait aussi de motivations économiques moins nobles (Goubau et al., 2003 : 10), comme le laisse deviner la comparaison de la durée de vie commune requise par les différentes lois. Ainsi, dans les lois qui définissent l’admissibilité à certaines aides de l’État sur la base d’un faible revenu (aide sociale, aide juridique, etc.), la durée de cohabitation est fixée à une seule année, ou dès l’arrivée d’un enfant. Cette courte durée sert de critère pour « imposer » une solidarité des conjoints de fait sur le plan économique, puisque la base de calcul repose alors sur le revenu cumulé des conjoints. Au contraire, dans les lois à caractère indemnitaire, qui prévoient par exemple le versement d’une rente au conjoint survivant (Loi de l’assurance automobile, Loi sur les accidents du travail, Loi sur le régime des rentes, etc.), on exige généralement une durée de vie commune plus longue, soit trois ans, ou un an en présence d’un enfant.

Cette reconnaissance d’une solidarité économique entre conjoints de fait, courante en droit social depuis les années 1970, a été reprise par l’impôt en 1993 par souci de traitement fiscal équitable des contribuables (Lareau, 1993)[16]. Ainsi, bien que le système d’imposition soit individuel au Québec et au Canada[17], de nombreuses mesures sociales utilisent la fiscalité pour aider les couples avec enfants et les personnes à faible revenu en se basant sur le revenu du ménage (ou revenu familial). Il est ainsi possible de considérer son conjoint de fait comme une personne à charge et de bénéficier d’une exemption d’impôt, le cas échéant.

Déterminer l’aide de l’État sur la base des revenus cumulés des conjoints de fait ne revient-il pas à présumer que les deux membres du couple mettent en commun leurs revenus, qu’ils ont le même accès à l’ensemble de l’argent du ménage, voire qu’il existe une certaine forme de redistribution entre conjoints lorsque les revenus sont inégaux ? Ces a priori trouvent pourtant peu d’appui dans la littérature sur les rapports financiers entre conjoints (Belleau et Proulx, 2010)[18]. En tentant de corriger certaines iniquités, l’État n’a-t-il pas privé les conjoints de fait d’une part de leur « liberté de choisir » la nature de leurs rapports pécuniaires ? L’aspect impératif des lois fiscales, l’obligation de se déclarer « conjoints de fait » après une année de cohabitation, n’est-il pas contradictoire avec l’idée même de « liberté de choix » ?

Les personnes rencontrées dans nos enquêtes en témoignent clairement. Une femme vivant depuis huit ans avec son conjoint disait :

Dans nos déclarations de revenus, ils nous demandent si on est conjoints de fait. Je me dis, ça donne quoi de dire qu’on est « conjoint de fait » si ça ne nous donne rien. Tu sais, Max et moi, on gère nos finances de façon individuelle. Et là, je ne comprends pas pourquoi il faudrait qu’on reçoive un retour de TPS[19] et de TVQ[20] à deux. J’ai mes affaires, il a les siennes. Je trouve ça con que, du point de vue administratif, le ministère du Revenu nous considère comme conjoints de fait parce que ça fait un an ou deux qu’on habite ensemble. Mais de nos jours, ce n’est plus on pige dans le même portefeuille [commun] puis on met toutes nos payes en commun et tout ça. Moi je pense qu’on ne devrait pas être obligés parce que du côté financier on vit un peu comme des colocataires…

Marise, union libre

À la question « Qu’est-ce qu’une union de fait pour vous ? », Simon répond :

Je trouve que c’est un terme assez juridique pour dire que tu habites avec ta blonde depuis un bout de temps. Je veux dire, j’ai choisi d’être avec ma conjointe. Je vois une nuance par rapport au mariage. […] En union de fait, j’ai choisi d’être avec elle, d’habiter avec elle, mais après un certain temps on est devenu « conjoints de fait » [face à l’État]. Tandis que, si je me mariais, j’ai le choix de le faire. Ce n’est pas le même choix dans le cadre d’un mariage que d’une union de fait. T’es avec une personne et à un moment donné, sur tes impôts, on te demande : « Es-tu conjoint de fait ? »

Simon, union libre

En somme, lorsque l’on considère l’ensemble des mesures sociales et fiscales qui assimilent les conjoints de fait aux conjoints mariés, il semble que l’État, pour diverses raisons, ait effectivement imposé les termes d’un contrat tacite de solidarité conjugale à des conjoints qui n’ont pas choisi ce mode de fonctionnement dans leurs relations économiques. Le terme « conjoints de fait » lui-même réfère, dans l’esprit de ceux qui vivent en couple, à cette étiquette apposée par l’État sur leur relation[21].

Le patrimoine familial : le mariage porteur d’un principe d’égalité

Si les conjoints mariés disposaient traditionnellement d’une grande liberté quant au choix de leur régime matrimonial, cette liberté fut grandement limitée avec l’imposition de la Loi sur le patrimoine familial, dans le but de corriger les déséquilibres économiques entre époux qu’avait créés la popularité des contrats en séparation de biens dans un contexte où les divorces se multipliaient. Ainsi, nonobstant les diverses raisons pour lesquelles les couples mariés avaient signé un contrat en séparation de biens, la loi a eu pour effet de modifier radicalement les termes de l’entente économique qu’ils avaient conclue. Au moment de son adoption, la ministre Monique Gagnon-Tremblay soulignait le principe d’égalité dont la loi se voulait porteuse :

Le meilleur moyen de conserver au mariage sa capacité d’attraction est d’en faire clairement le porteur du principe d’égalité entre les conjoints. C’est ce que tend à faire de façon visible et simple la création d’un patrimoine familial partageable par moitié. Placer cette institution entre tous les époux, c’est contribuer à ce que le mariage réponde aux aspirations et aux valeurs des générations montantes.

Québec, 1989 : 6191

Que l’on soit en faveur ou non d’une telle législation, force est de constater que l’argument du respect de la volonté individuelle et du libre choix fut clairement mis de côté lors de l’adoption de cette loi, au profit d’un idéal d’égalité.

Deuxième postulat : Les questions légales entrent dans la décision des couples de se marier ou non

Sans jamais l’avoir démontré empiriquement, plusieurs affirment que les couples prennent la décision de se marier parce qu’ils souhaitent bénéficier d’un encadrement légal et que le cadre fourni par le mariage répond le mieux à leurs besoins. Inversement, les couples vivant en union libre choisiraient de demeurer hors du cadre légal du mariage. Le choix ainsi conçu postule des fins bien définies et des moyens pour les atteindre, et accorde peu d’attention aux diverses contraintes qui peuvent limiter la capacité de choix des individus, non plus qu’aux exigences contradictoires auxquelles ceux-ci peuvent tenter de répondre simultanément.

Bien que le droit accorde une bonne place aux notions de liberté, de négociation et de consentement, la notion de choix elle-même s’ancre davantage dans la théorie économique. C’est en économie, en effet, que la théorie du choix rationnel a été érigée en modèle d’explication et de prédiction des comportements humains. Le choix y est conçu comme un comportement de maximisation des intérêts individuels, par lequel des acteurs pourvus d’une rationalité instrumentale retiennent les moyens les mieux adaptés pour l’atteinte des fins qu’ils poursuivent. Basé sur l’hypothèse d’un équilibre du marché, ce modèle postule aussi que la voie la plus sûre vers un équilibre optimal est de ne pas interférer dans les choix que peuvent faire les acteurs rationnels[22]. Ainsi, le discours sur le libre choix, dans ses résonances économiques, s’offre implicitement comme un discours d’efficacité et d’optimisation : les individus sont les mieux placés pour connaître leurs besoins et poursuivre leurs intérêts relativement à l’encadrement juridique de leur union. S’ils le souhaitent, les conjoints de fait peuvent rédiger une convention de vie commune afin de baliser leurs rapports économiques ou autres (Roy et Lemay, 2009). En imposant des contraintes aux choix individuels, le risque est de générer des effets indésirables. Bien qu’aucune étude ne permette de l’affirmer, selon cette logique, l’imposition de la Loi instituant le patrimoine familial serait l’une des causes du déclin du nombre de mariages et, par conséquent, de la diminution de la protection des conjoints vulnérables. Peut-on associer le déclin du nombre de mariages et inversement l’augmentation des unions de fait à cet encadrement légal désormais « trop contraignant », comme le soutiennent certains de ses détracteurs (Provost, 1994 ; Roy, 2000) ? Diverses sources de données ne permettent pas de l’affirmer. Comme le soutenait à juste titre Dominique Goubau en 1995 :

S’il est vrai que le nombre de célébrations atteignait un creux historique de 32 059 mariages en 1990, il ne faut par perdre de vue que le mouvement de la baisse de l’indice de nuptialité a commencé au début des années 70 et qu’il est constant depuis. D’autre part, soulignons également que, pour la majorité de ceux qui choisissent encore le mariage, cette institution semble représenter autre chose qu’une simple institution de droit civil, du moins si l’on peut se fier aux chiffres. Ainsi, en 1989 (année de l’adoption de la loi sur le patrimoine familial), 72 % des nouveaux mariés ont opté pour une célébration religieuse de leur mariage.

Goubau, 1995 : 479

Cette théorie du choix, appliquée au mariage, gagne selon nous à être replacée dans le contexte de l’internormativité : en faisant leurs choix, les individus s’efforcent aussi de concilier une panoplie de normes sociales, aux exigences plus ou moins cohérentes entre elles[23]. Le mariage se situe à un tel carrefour normatif – entre attentes sociales et projet amoureux, tradition religieuse et institution juridique – que le choix à son sujet peut difficilement être conçu comme une décision univoque. En sociologie du droit, la notion d’internormativité est parfois invoquée pour rendre compte de la diversité des ordres normatifs concurrents dans une même situation, en tenant pour acquis que la norme juridique n’est toujours qu’une norme sociale parmi d’autres[24]. Si les diverses normes d’une même situation tendent souvent à converger (comme lorsqu’une obligation légale est en même temps perçue comme un devoir moral), il arrive qu’elles se contredisent, laissant alors les acteurs aux prises avec un conflit de devoirs qu’ils devront résoudre d’une façon ou d’une autre (Carbonnier, 1977).

Pourquoi se marier ?

Pourquoi se marier aujourd’hui ? C’est l’une des questions qui fut soumise à tous les répondants de nos trois enquêtes dans le cadre d’entretiens qualitatifs. Le choix du mariage renvoie à une grande variété de motivations. Ces motivations, toutefois, n’ont le plus souvent rien de juridique. Les rares personnes qui évoquent les motifs juridiques ont soit déjà vécu un divorce, soit vivent en ménage recomposé, soit encore connaissent les lois en raison de leur proximité professionnelle avec le système juridique. Chez le commun des mortels, on observe plutôt que la distance entre le droit et la vie quotidienne est d’autant plus grande qu’ils n’ont pas eu à engager de procédure juridique formelle (Ewick et Silbey, 1998). Pour la majorité de nos répondants, l’amour, évidemment, vient en tête de liste des raisons pour convoler en justes noces. Elle est suivie par l’idée d’engagement et par la « tradition familiale ». La dimension religieuse du mariage, le caractère festif, rituel et romantique sont aussi souvent évoqués.

L’arrivée des enfants et le désir de les « protéger » en cas de décès d’un des parents demeure une raison importante pour plusieurs. On notera la référence au décès et non pas à une éventuelle rupture, de même qu’à la protection des enfants et non des conjoints eux-mêmes. Cette motivation révèle en creux, comme nous le verrons plus loin, les limites des connaissances légales qu’ont les principaux intéressés en la matière, mais sans doute aussi la présence d’autres normes importantes (altruisme, désintéressement et confiance) liées à la relation amoureuse, qui font taire celles que véhicule le droit.

Pourquoi ne pas se marier ?

Les raisons pour ne pas se marier sont aussi plurielles. Plusieurs conjoints de fait associent le mariage à l’Église catholique et le rejettent parce qu’ils ne sont pas croyants.

Ben, c’est sûr que, même si le mariage civil existe là, quant à moi le mariage a une connotation très religieuse… C’est sûr que les gens qui nous en parlent vont nous dire que c’est l’étape qui solidifie, qui confirme l’amour l’un pour l’autre, mais moi je ne vois pas ça de cette façon-là. Les personnes qui veulent se marier, je ne sais pas, c’est peut-être parce qu’ils ont des valeurs religieuses différentes des miennes, tout simplement.

Julie, union libre

Ce phénomène s’explique en partie par une des particularités du Québec où, pendant des générations, l’Église catholique a eu une grande emprise sur la population. Jusqu’à un passé pas si lointain, la dimension légale du mariage était littéralement enchâssée dans la cérémonie religieuse. En effet, ce n’est qu’en 1968 que le Québec a adopté une loi sur le mariage civil. Même après cette date, les nouveaux mariés ont pu célébrer leur union à l’église seulement, sans devoir conclure un mariage civil au préalable. Encore à ce jour, les officiers religieux dûment autorisés par l’État assurent la fonction d’officier de l’état civil. Il s’agit là d’un aspect important de la célébration du mariage, qui semble avoir accentué le caractère religieux de cette institution dans les représentations des Québécois, au détriment de son statut civil et de ses conséquences légales[25].

L’ampleur du phénomène du divorce, depuis l’adoption de la loi canadienne sur le divorce en 1968, a aussi changé radicalement le mariage. Plusieurs conjoints de fait associent en effet le mariage au divorce et, pour cette raison, préfèrent ne pas se marier, « puisqu’un mariage sur deux au Québec se termine en divorce ».

[D]es fois j’ai peur, du fait de me marier, il me semble qu’il y a du monde qui se marie, puis ça se met à mal aller à partir de ce moment-là. Je suis un peu superstitieuse là-dessus. Mon père me disait, la première raison du divorce, sais-tu c’est quoi, ben non, puis il disait, ben c’est le mariage (rires de l’interviewer), en voulant dire : « Ne te marie pas et tu n’auras pas de problème. »

Louise, union libre

À cette superstition s’ajoute parfois l’expérience douloureuse de la séparation des parents, qui conduit certains à mettre à distance le mariage, associé aux « chicanes d’avocats ». Se dégager de la dimension légale du mariage, potentiellement porteuse de conflits, permet de penser qu’on évitera, le jour d’une éventuelle rupture, les conséquences financières, matérielles et affectives du divorce, perçues comme menaçantes[26].

Sur le plan affectif, enfin, l’enfant issu du couple remplace chez plusieurs la promesse d’engagement. Au-delà des discours, on constate aussi que c’est souvent la présence d’enfants qui conduit les conjoints à mettre davantage leurs revenus en commun, et ce, qu’ils soient mariés ou non. L’investissement renouvelé et perpétuel de chacun dans la relation que véhicule l’idéal de l’amour contemporain paraît alors plus sain et viable que celui qui serait imposé de l’extérieur, une fois pour toutes, par l’institution du mariage.

[Q]uand tu te maries, c’est pour divorcer un jour aussi. Ça fait qu’en ne se mariant pas, on est sûrs de ne pas divorcer. Parce que s’il y a une chose qu’on ne veut pas, c’est prendre notre relation pour acquis. Le mariage, souvent, ça a un peu cette connotation-là.

Marc, union libre

Fixé au départ par un contrat immuable, le mariage apparaît contraire à ce leitmotiv d’une solidarité active et authentique entre conjoints (Roy et Lemay, 2009). Cette norme affective, que partagent les conjoints, mariés ou non, met en évidence le fait que la vie à deux est désormais conçue comme une affaire privée qui ne regarde ni l’Église ni l’État.

De ce constat, on conclut souvent que les couples ne se marient pas parce qu’ils choisissent de vivre en dehors des cadres légaux. La notion de conscience du droit (Ewick et Silbey, 1998 ; Noreau, 2007) montre les limites de cette vision en dégageant une variété de profils dans les attitudes qu’ont les individus envers le droit dans leur vie quotidienne. Différentes personnes ont ainsi du droit une perception plus ou moins symbolique, pragmatique ou hostile, ce qui ne peut manquer d’avoir une incidence sur la façon dont elles se servent des outils juridiques qui sont à leur disposition. Par exemple, la décision de ne pas se marier sous prétexte que la vie à deux relève de l’intimité du couple aura une signification bien différente selon qu’elle procède d’une méfiance à l’égard de l’institution juridique, d’une vision pragmatique des règles établies par le couple ou d’une croyance selon laquelle le droit offrirait de toute façon une protection universelle[27].

En somme, si l’on considère le mariage du point de vue d’une théorie du choix, les normes sociales doivent être comptées parmi les mécanismes motivationnels qui influencent le choix que font les individus (Elster, 1989). Les normes sociales complexifient ainsi le calcul auquel se livrent les individus qui font des choix en attachant des émotions variées aux diverses options disponibles, tout en ajoutant à celles-ci une couche de conséquences prévisibles – la réaction d’autrui au fait que la norme ait ou non été respectée. À ce chapitre, la très grande acceptation sociale de l’union libre au Québec et inversement la connotation négative du mariage parce qu’il est « traditionnel » et « religieux » sont des aspects incontournables de l’équation. En somme, il ressort de cette analyse que, contrairement à ce qui est largement véhiculé dans la littérature juridique et dans les médias, les aspects légaux entrent rarement dans la décision des conjoints de se marier ou non.

Troisième postulat : L’idée qu’il s’agit d’un choix libre pour les deux membres du couple

Nos études (Belleau et al., 2008) et celles d’autres auteurs (Lemieux, 2003) signalent qu’une proportion non négligeable de conjoints ne s’entend pas sur le « choix » de se marier ou non[28], et ce, pour une grande variété de raisons qui n’ont cependant rien de juridique. En effet, chez la moitié des couples rencontrés dans nos trois études (chez les conjoints tant de fait que mariés), l’un des membres souhaitait se marier plus que l’autre. Les conjoints ne s’entendent pas tantôt sur l’importance morale ou affective de se marier (« ça ne changera rien à la relation »), sur le type de mariage privilégié (civil ou religieux), sur la nature de la cérémonie (privée ou avec de nombreux convives), sur le coût à y investir, etc. Ces désaccords, relativement fréquents au sein des couples, parfois évoluent, parfois se résorbent avec le temps.

Dans nos trois enquêtes, les hommes mariés sont plus nombreux à dire que leur conjointe insistait davantage pour se marier, ce qui fait écho aux propos des femmes qui sont aussi plus nombreuses à dire qu’elles souhaitent davantage se marier que leur conjoint. On observe dans plusieurs cas que, malgré une vision différente des choses, l’un des conjoints montre une certaine ouverture face au désir de l’autre de se marier ou, inversement, se rallie à l’opinion de son conjoint sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de se marier. Par contre, dans d’autres situations, le refus de l’un conduit le couple à ne pas se marier, et l’union libre prend alors les allures d’un statu quo :

Il dit que c’est rien que des papiers. Moi j’ai dit : « Ce n’est pas rien que des papiers. » Ça dépend toujours comment tu entrevois la religion, tout ça. Tu peux t’unir par la religion, comme tu peux t’unir juste légalement […] Mais j’ai dit : « Ça renforcit. » Mais il dit que, pour lui, ça ne changerait rien. Pour l’instant, c’est comme ça qu’il le voit.

Michelle, union libre

Dans plusieurs cas comme celui-ci, si chacun tenait à ses positions, la rupture conjugale semblerait la seule issue possible. Or, si le mariage n’est plus désormais synonyme d’engagement, et si l’union libre est très acceptée socialement, le refus d’un des conjoints de se marier est-il un motif suffisant de rupture ?

Nous posons l’hypothèse qu’en regard du choix de se marier ou non la négociation qui devrait mener au choix d’un cadre juridique pour l’union entre en conflit avec les autres normes amoureuses et familiales, qui sont de loin plus déterminantes dans la décision des couples. Ainsi, l’amour, qui constitue la raison d’être du couple contemporain – sans amour, le couple est amené à se dissoudre –, peut être compris comme un code de conduite qui permet aux partenaires de communiquer entre eux (Belleau, à paraître a). L’une des règles d’un tel code exige de faire passer l’autre et le couple avant ses intérêts personnels, comme l’évoque l’expression « en amour, on ne compte pas ». Ainsi, pour éviter de mettre ses intérêts personnels en avant et risquer de compromettre le fragile équilibre amoureux, un conjoint pourra choisir de laisser en suspens son désir de protection, ou tenter de l’obtenir en le présentant autrement, d’une façon qui soit plus conforme aux normes amoureuses – en insistant par exemple sur le besoin de protection des enfants, un intérêt commun au couple.

Une autre règle du code amoureux postule la pérennité de la relation et s’oppose à ce que les couples planifient sérieusement la possibilité d’une rupture. Le conjoint qui, en contravention à cette norme, cherche manifestement à s’assurer une protection personnelle en cas de séparation risque de susciter chez l’autre une réaction négative, son geste pouvant être perçu comme un défaut de confiance face à l’autre et à la relation.

Mais en même temps, quand on prend autant de précautions [dans l’hypothèse d’une éventuelle rupture], c’est qu’on a peut-être l’impression que ça ne fonctionnera pas.

Patricia, union libre

Lorsque l’éventualité d’une rupture est abordée, la même norme semble pousser les couples à n’envisager qu’une rupture respectueuse de part et d’autre, désintéressée, où les conjoints parviendraient à s’entendre.

Enfin, il n’est pas inutile de souligner que le choix lui-même est devenu une norme très forte dans nos sociétés contemporaines. Dans ses travaux sur l’individualisation, Beck a ainsi mis en évidence cette contrainte à la réalisation de soi. Celle-ci conduit les individus à présenter, comme une décision qu’ils assument, une situation qu’ils ne contrôlent en réalité que très partiellement et où de nombreuses contraintes ont effectivement limité leur capacité de choix (Beck, 1998). Ainsi, les normes de solidarité conjugale et familiale qui influencent les individus, mais aussi le choix parfois imposé par l’autre de ne pas se marier, se doivent désormais d’être traduits en termes de libre choix individuel (Belleau, à paraître a). Il importe ainsi d’être prudent lorsqu’un des conjoints présente comme un choix personnel une situation qui peut lui être désavantageuse.

En somme, en ce qui concerne la décision de se marier ou pas, le « libre choix » des conjoints résulte d’une « négociation » aux règles bien particulières, où les normes amoureuses agissent comme un frein aux revendications individuelles et prescrivent la confiance quant au bon déroulement de la relation. L’amour, tant qu’il dure, maquille et estompe les situations parfois inégalitaires entre les conjoints, sans pour autant les résoudre. Dans ce contexte, le refus du mariage d’un des conjoints devient facilement le « choix » du couple de vivre en union libre.

Quatrième postulat : Les conjoints connaissent la loi et font un choix éclairé[29]

En voulant préserver le libre choix des conjoints de fait quant à l’encadrement juridique de leur union, le législateur présume non seulement que ceux-ci font le choix de ne pas se marier pour des motifs juridiques, mais aussi qu’ils font ce choix de façon éclairée, en toute connaissance des règles applicables[30]. La présomption d’une telle connaissance du droit, exprimée dans la maxime séculaire « nul n’est censé ignorer la loi », se situe au fondement de l’ordre juridique (Terré, 1966). Une telle fiction relève d’une nécessité d’ordre pratique, le système juridique ne pouvant pas tolérer qu’on échappe aux lois en alléguant simplement l’ignorance. Pratiquement nécessaire, cette fiction n’en est pas moins sous-tendue par un certain idéal juridique, soit par la foi en un droit unitaire, cohérent et aisément accessible.

Un tel idéal a été gravement mis à mal au cours du xxe siècle, où la prolifération accélérée des règles de droit et l’éclatement de l’ordre juridique en différents corpus de droits spéciaux ont rendu la maxime traditionnelle plus fictive que jamais. En ce qui concerne le droit applicable aux conjoints, à côté du Code civil et sur la base de règles distinctes de celles du droit commun, les programmes d’aide et de protection administrés par l’État se sont en effet multipliés. La fiscalisation des allocations sociales depuis la fin des années 1980 a aussi contribué à complexifier davantage la situation, en rendant très ardu pour le profane de calculer avec précision les allocations auxquelles il a droit, compte tenu de toutes les particularités de sa situation (Girard, 2001) – il serait ainsi faux de croire que les conséquences financières exactes d’un changement d’état civil s’évaluent facilement. Ainsi, lorsque, comme en ce qui concerne les règles applicables aux conjoints de fait au Québec, les différentes branches du droit prescrivent des droits et obligations qui ne se recoupent pas entre eux – les mesures sociales imposant une solidarité économique entre conjoints de fait que le Code civil ne prescrit nulle part –, une certaine méconnaissance de la loi apparaît au contraire comme l’hypothèse de travail la plus raisonnable (Belleau, à paraître b).

Il est intéressant d’examiner l’influence que peuvent avoir sur les conjoints les règles actuellement applicables à la vie conjugale. À cette fin, la notion d’effectivité du droit permet de prendre en compte l’ensemble des effets sociaux d’une règle juridique, y compris ses effets symboliques, à court et à long terme. Les interventions du législateur peuvent ainsi influencer non seulement les comportements, mais aussi les représentations des citoyens, leurs perceptions de ce qui constitue une situation « normale », ou la signification qu’ils prêtent à leurs propres actions (Demers, 1996). L’assimilation des conjoints de fait aux couples mariés qui s’est généralisée dans les lois sociales et fiscales a manifestement eu un effet symbolique sur les couples québécois, effet dont il importe de tenir compte dans l’étude de leur décision de se marier ou non.

Étant pratiquement absentes des raisons évoquées pour se marier ou non, les questions légales étaient néanmoins abordées directement par les interviewers dans nos trois études. Dans l’ensemble, il ressort clairement que la majorité des répondants méconnaissent les droits et obligations encadrant le mariage, qu’ils associent plus généralement à la vie conjugale et donc aussi aux couples vivant en union de fait. En effet, dans nos trois enquêtes, un bon nombre de conjoints de fait et de conjoints mariés pensent que les couples vivant en union de fait depuis quelques années (un, deux ou trois ans), ou lorsqu’ils ont un enfant, ont les mêmes droits et obligations advenant une rupture. À la question : « Croyez-vous que les conjoints de faits ont les même droits et obligations que les couples mariés advenant une rupture ? », cette conjointe de fait, mère de deux enfants et titulaire d’un diplôme universitaire, explique :

Bien moi, je pensais que quand tu avais des enfants, tu avais certaines lois qui te protégeaient, comme celles du mariage, entre guillemets. Pas complètement, mais par rapport à la séparation des biens. Mais je me trompe peut-être.

Sylvie, union libre

Cette répondante mariée civilement explique :

Oui, d’après moi […]. D’après moi, ils ont les mêmes droits, mais c’est quoi leurs droits ? Ah, mon Dieu ! Je pense justement, la répartition des biens, c’est la même chose, que tu sois en union de fait ou que tu sois marié. À part ça… Tu sais tout ce qui appartient pendant l’union… je ne sais pas vraiment c’est quoi les autres, sincèrement, là.

Anne-Claude, mariage civil

En témoigne aussi un sondage récent réalisé pour la Chambre des notaires, auprès de 805 résidents du Québec, qui montrait que 40 % des personnes vivant en union libre savent que peu importe le nombre d’années de vie commune les conjoints n’obtiennent pas le statut légal de personnes mariées ou unies civilement. Comme le soulignent les auteurs du rapport : « Cela signifie que pour 60 % des répondants, cette notion n’est pas connue, ou qu’ils pensent le contraire. » (Ipsos, 2007 : 35). Ce sondage rapportait également que 36 % des conjoints en union libre savent qu’advenant une rupture les biens acquis pendant l’union ne seront pas séparés nécessairement à parts égales. Qui plus est, seulement 23 % des conjoints de fait savent qu’en cas de séparation « le conjoint le plus pauvre n’a pas droit à une pension alimentaire ». (Ipsos, 2007 : 35).

Cette confusion autour des droits et obligations des conjoints mariés et de ceux vivant en union de fait tient, en bonne partie, aux signaux contradictoires envoyés par l’État. Le message réitéré chaque année par l’impôt semble avoir davantage prise dans la population que celui du Code civil, beaucoup plus discret et moins perceptible par les citoyens qui n’en prennent connaissance, généralement, que lorsque survient une séparation[31]. Une brève recherche bibliographique (Belleau, à paraître b) a permis de constater que plusieurs auteurs des milieux juridiques, communautaires et gouvernementaux signalent depuis plus de vingt ans la confusion qui règne au sein de la population en regard de l’encadrement légal des unions de fait, attribuable en partie aux statuts différents conférés aux unions libres par l’État québécois, dans le Code civil et dans les lois sociales et fiscales (Beaulne, 1997 ; Dubreuil, 1999 ; Jarry, 2008 ; Lefebvre, 2003 ; Lepage et al., 1992 ; Roy et Lemay, 2009). Du point de vue des citoyens, l’attitude du législateur s’apparente à un double discours qui entraîne des effets pervers (Lefebvre, 2003). Les conjoints de fait, se croyant « mariés » par l’État, ne prévoient pas l’issue d’une éventuelle rupture, et ce, malgré la profusion et l’accessibilité des informations sur les droits et obligations des conjoints de fait, qui ne semblent pas ici en cause.

En somme, nos observations ne permettent pas de conclure que les conjoints connaissent la loi et font un choix éclairé en se mariant ou au contraire en demeurant en dehors des cadres légaux. Du point de vue de l’effectivité du droit, on pourrait faire l’hypothèse d’une appropriation par plusieurs conjoints des représentations véhiculées par le législateur dans le domaine des lois sociales et fiscales. On pourrait croire, en outre, que les conjoints s’approprient d’autant plus spontanément ces représentations que le modèle de solidarité économique imposé aux conjoints de fait par l’impôt et différents programmes sociaux correspond finalement assez bien au sentiment de solidarité familiale qu’ils partagent par ailleurs. C’est à un tel sentiment que se réfère le juge Beauregard lorsqu’il évoque, afin de justifier la reconnaissance d’une pension alimentaire entre conjoints de fait, les obligations morales que doivent assumer ceux qui s’engagent dans la vie commune : « La liberté doit résider dans le choix de vivre maritalement et ne pas vivre maritalement ; non pas entre assumer les conséquences de son choix de vie et les éviter d’une façon artificielle[32]. »

Conclusion

Si les individus sont plus libres qu’autrefois, l’idéal moderne de la relation conjugale, définie à partir des normes d’égalité, de libre choix, mais aussi de rapports contractuels négociés entre personnes autonomes hors des cadres institutionnels, tout en étant présent dans le discours social ambiant (Cancian, 1987), reflète une partie seulement des réalités contemporaines (De Singly,1996 ; Jamieson, 1999). Certes, les transformations de l’intimité se sont accompagnées d’un certain recul des régulations institutionnelles (religieuses, juridiques, sociales, etc.) de la vie maritale (Coontz, 2004 ; Giddens, 1992 ; Beck et Beck-Gemsheim, 1995). Néanmoins, il importe de ne pas perdre de vue que les relations conjugales s’inscrivent encore dans un paysage social et normatif complexe où existent des inégalités structurelles, des rapports de genre, des attentes sociales, des devoirs et responsabilités qui limitent la capacité de « choix » des individus.

Lorsqu’ils sont pensés en termes de liberté de choix, les arrangements conjugaux sont au contraire perçus comme des ententes exemptes des rapports de pouvoir qui peuvent exister entre conjoints. Le droit pose ainsi a priori que les couples négocient entre eux et qu’ils arrivent à des ententes sur la base desquelles s’arriment leurs comportements au quotidien. Or, les relations intimes sont beaucoup plus complexes et reposent aussi sur des normes sociales qui affectent directement les choix des individus et les relations conjugales. L’amour, comme code de communication, oriente les dynamiques intimes selon un système de normes rarement explicites, qui parfois défie la rationalité des normes juridiques. Selon Jamieson (1999), par exemple, les individus parviennent à trouver un équilibre dans leurs relations au prix souvent d’un effort soutenu et créatif de conciliation de leurs multiples identités. L’énergie déployée pour soutenir une relation basée sur l’intimité en dépit des inégalités est souvent plus importante que celle qui vise à réduire ces inégalités.

Le discours sur le « choix » et la « liberté de choix » n’est-il pas en train d’individualiser des problèmes qui, au fond, sont bien davantage collectifs ? En ce sens, le débat sur l’encadrement légal de l’union libre se présente comme une des manifestations d’un discours politique axé sur la liberté et la responsabilité individuelles, qui se déploie actuellement dans plusieurs secteurs de la société. Les quelques pistes dégagées ici nous conduisent à penser qu’il faut impérativement mettre en contexte les « choix » que l’on nous expose souvent abstraitement. Ce qui est présenté comme un choix libre peut n’être qu’un compromis tacite, plus ou moins satisfaisant, plus ou moins durable, plus ou moins informé.

Peu d’études ont porté à ce jour sur l’interaction des normes familiales contemporaines avec celles qu’édicte le droit actuel. C’est une telle avenue qu’a voulu commencer à explorer la présente contribution. En ce qui concerne la décision de se marier, notre étude permet de constater que les discussions entre conjoints tournent généralement autour du coût qu’implique le mariage, de sa symbolique, de sa pertinence, mais aussi des questions religieuses. Les discussions portent rarement sur les implications légales ou sur l’impact financier d’une rupture sur les conjoints en tant que tels, bien que ces questions soient évoquées ou sous-jacentes aux propos tenus par quelques répondants. Qui plus est, de nombreux couples non mariés se pensent, à tort, aussi protégés que les couples mariés, tout en évitant l’institutionnalisation légale de leur union. On observe en effet que, bien qu’une coupure radicale persiste sur le plan légal entre union libre et mariage, les différents traitements législatifs et administratifs de l’union libre semblent conduire à une méconnaissance ou même à l’ignorance parmi la population québécoise des droits et devoirs qui lient les conjoints en union libre, et de ce qui distingue ceux-ci des couples mariés.

Dans la volonté de préserver la « liberté de choix » des conjoints en regard du cadre légal des unions, tout se passe comme si le législateur ne parvenait pas à tenir compte des dynamiques interpersonnelles plurielles qui se créent quand le couple devient famille : les changements dans les dynamiques conjugales qu’entraîne l’arrivée d’un enfant sont occultés par des règles juridiques qui se limitent aux relations dyadiques (un conjoint vis-à-vis de l’autre ; un parent vis-à-vis de son enfant) (Barsalou, 2008 ; Belleau et Martial, à paraître). En effet, l’idéal contemporain de la coparentalité, qui suppose une implication partagée, mais non interchangeable du père et de la mère, n’entraîne-t-il pas un réaménagement des attentes (encore souvent sexuées) des conjoints l’un vis-à-vis de l’autre lorsque naît un premier enfant de l’union ? De plus, peut-on réalistement penser que la pension alimentaire versée pour l’enfant suffira à empêcher que celui-ci soit directement affecté sur le plan matériel par la rupture de ses parents si le parent gardien se retrouve dans une situation de pauvreté liée à l’absence de cadre légal ?

En somme, alors que, dans le débat entourant l’encadrement légal des unions libres, on pose le plus souvent a priori que les individus ont fait le choix de se marier ou non en se fondant sur une rationalité en grande partie juridique, et que les couples vivant en union libre ont spécifiquement choisi de rester en dehors des cadres juridiques, une approche empirique guidée par la notion d’internormativité permet plutôt de mettre en lumière le fait que, dans la décision de se marier ou non, la norme juridique semble s’effacer devant d’autres sources normatives, telles que la famille, l’amour, la tradition… qui sont elles-mêmes en pleine redéfinition.