Corps de l’article

Introduction

Alors que les discussions actuelles sur le policing dans la littérature anglophone portent en majorité sur les enjeux et les modalités de la « police 2.0 » (Schneider, 2016), les latino-américanistes se questionnent encore sur la possibilité d’implantation d’une police dite « démocratique » pour résoudre les problèmes d’insécurité et de violence. En Amérique latine, le concept de police « démocratique » est relativement nouveau et est généralement associé aux modèles de police communautaire ou de police de proximité (Dias Felix et Hilgers, à paraître). Cette approche commence seulement à être expérimentée, à la suite de la « troisième vague » de transitions démocratiques latino-américaines (Huntington, 1991) dans les années 1990-2000. Jusqu’alors, les approches répressives prédominaient.

Comme ce fut le cas en Angleterre et aux États-Unis, ce modèle émerge en Amérique latine pour répondre à la fois aux problèmes d’imputabilité policière et aux résultats plus que décevants des approches répressives/réactives en vigueur jusque-là (Davis, Henderson et Merrick, 2003 ; Davis, 2010). Plusieurs expériences de police préventive démocratique ont vu le jour dans la région, notamment au Brésil et au Mexique. Elles se heurtent à des obstacles caractéristiques de la région. Ainsi, plusieurs auteurs et autrices signalent que le passé autoritaire récent influe toujours sur les pratiques policières, qui reproduisent des pratiques violentes, abusives et non respectueuses des droits de la personne (Méndez, O’Donnell et Pinheiro, 1999 ; Hinton et Newburn, 2009 ; Uildriks, 2010). De leur côté, les tenant-es des approches d’économie politique soulignent combien il est difficile, dans un contexte socioéconomique inégalitaire, de mettre en place ce type de mesures. Les pratiques discriminatoires, pourtant contraires aux principes démocratiques d’un État de droit, seraient un fondement du travail policier (Gordon, 2005 ; Stringham, 2007 ; Kempa et Singh, 2008 ; Sharp, 2014 ; Moses, 2016), d’une part, parce que les institutions étatiques, forces de l’ordre comprises, sont construites sur des bases racistes, sexistes et discriminatoires (Pearce, 2010 ; González, 2017) et, d’autre part, parce que le processus de professionnalisation de la police s’accompagne d’injonctions managériales à la performance dont l’évaluation a pour effet de diviser la population entre groupes à protéger et potentiels agents d’insécurité (Boussard, Loriol et Caroly, 2006 ; Jobard, 2010 ; Bordes, 2013 ; Lévy, 2016). Enfin, la forte présence du narcotrafic et des groupes criminels organisés constitue un troisième défi de taille. D’abord, la stratégie de cooptation de ces derniers passe bien souvent par la corruption des membres de l’État — notamment les forces de l’ordre. Aussi, les rivalités entre gangs et les luttes de territoires mènent à des formes de violence pour lesquelles les policiers[1] communautaires n’ont aucun outil de contrôle ou de défense (Amorim, 2003 ; Alvarado Mendoza, 2012 ; Lucca, 2016 ; Lessing, 2017).

Bien que ces perspectives fournissent des éléments intéressants pour comprendre les enjeux des approches démocratiques de la sécurité publique en Amérique latine, elles ne permettent pas toujours de saisir la complexité des réalités empiriques. Premièrement, ces explications ont tendance à homogénéiser, voire à dissimuler l’expérience vécue par la police et par la population impliquée dans les programmes préventifs. Ensuite, elles analysent la mise en place de ce type de programmes depuis un continuum de succès/échec basé sur des facteurs exogènes normatifs (historiques, économiques et institutionnels), initialement développés pour l’analyse des cas nord-américains et européens.

Ainsi, en pratique, une police démocratique à succès serait celle qui, « en tant que fonctionnaire, répond aux plaintes des citoyennes et citoyens, est responsable et utilise un niveau minime de coercition, conforme aux principes d’un État de droit et, idéalement, conforme aux droits de la personne comme aux notions de justice et d’égalité[2] » (Bonner, 2019). Or, les nombreux manquements et scandales des diverses « polices démocratiques » du monde entier, occidentales y comprises, remettent en question ces prémisses. De plus, les grilles d’évaluation de la sécurité publique ne prennent pratiquement en compte que des données quantifiables dites « objectivables » (par exemple : taux d’homicides, nombre de vols de voiture, etc.). Les rapports différenciés police/population sont dès lors occultés. L’observation microlocale du fonctionnement des forces de l’ordre démontre d’ailleurs que, même dans les cas présentés comme des « succès », les pratiques non démocratiques sont chose courante.

Dans quelle mesure est-ce le cas en Amérique latine ? Pourquoi ces pratiques non démocratiques ne contribuent-elles pas à la remise en question de l’évaluation positive de ces programmes ? En quoi les facteurs limitant la mise en lumière de ces pratiques en Amérique latine peuvent-ils être liés à la nature même de la police en tant qu’institution ?

Voilà les questions auxquelles tente de répondre la présente étude. En utilisant une approche microsociologique et en s’appuyant sur deux études de cas, ceux de Rio de Janeiro au Brésil et de Nezahualcóyotl (Neza) au Mexique, l’analyse veut montrer que l’expérience vécue dans les programmes de police communautaire — ou de police démocratique — peut être différente de — voire contraire à — l’image générale dépeinte par les autorités publiques et les médias (Pearce, 2010 ; González, 2017). Ces deux villes ont été choisies pour plusieurs raisons. Dans les deux cas, un programme de police communautaire a été implanté et a été — ou est encore — considéré comme un cas de succès, ce dernier s’expliquant par sa pérennité (inédite), l’omniprésence de policiers sur le terrain (caractéristique centrale de ce type de police) et, surtout, la diminution des taux de violence et de criminalité (nombre d’homicides, de vols, d’agressions, etc.), clamée par les autorités publiques et relatée dans les médias. Ensuite, les caractéristiques divergentes entre ces cas permettent de confronter les explications contextuelles, institutionnelles ou historiques à des réalités empiriques complexes, soulignant celles qui se croisent dans les deux cas malgré leurs spécificités (Snyder, 2001). Par exemple, Nezahualcóyotl est une municipalité de l’État de Mexico, tandis que Rio de Janeiro est la capitale de l’État de Rio de Janeiro. La décision d’instaurer une police communautaire à Neza est directement liée à l’ascension de la gauche au sein du gouvernement municipal, alors qu’à Rio, c’est la tenue de plusieurs mégaévénements sportifs mondiaux dans la ville qui a été le principal élément déclencheur de ce virage préventif. À Neza, le programme est porté par la police municipale, tandis qu’à Rio, ce sont des unités de la police militaire de l’État de Rio de Janeiro qui en assurent la mise en oeuvre.

À l’inverse d’une perspective exclusivement théorique, cette perspective subnationale comparative entre deux pays permet de dévoiler des tendances et des mécanismes inscrits à même les pratiques et liés à la mise en place d’une politique publique, lesquels révèlent à leur tour les luttes de pouvoir en jeu. Aussi, dans le cadre de politiques de sécurité impliquant la police — et sa marge discrétionnaire — comme principale actrice de leur mise en place sur le terrain, c’est à l’échelle locale que les pratiques policières se donnent le mieux à lire.

À partir d’une enquête de terrain menée dans ces deux localités (cf. « Encadré 1 »), l’article entend démontrer que, bien que ces cas soient considérés comme des succès, des pratiques policières non démocratiques y subsistent, et qu’elles revêtent diverses formes. La première partie de cette contribution offre une définition de ce que serait un programme de police démocratique « à succès » selon la littérature, en mettant l’accent sur les pratiques attendues d’un tel programme ainsi que sur les indicateurs de sa réussite. La deuxième partie sera le miroir critique de la première : les limites de cette définition du succès y seront présentées, démontrant qu’un changement de focale dévoile les dessous non démocratiques des pratiques policières sur le terrain.

Qu’est-ce qu’une police démocratique « à succès » ?

Bien qu’il y ait un consensus dans la littérature sur ce que serait une police démocratique, il est difficile d’y trouver des critères clairs et définis établissant son succès. Selon ce consensus, une police démocratique serait : (1) respectueuse des principes d’un État de droit, auxquels elle serait soumise — plutôt que des règles arbitraires provenant du gouvernement ; (2) réactive aux demandes de la population ; (3) tenue de rendre des comptes, et donc responsable de ses actions ; (4) disposée à utiliser un niveau de coercition minime ; (5) respectueuse des droits de la personne comme des notions de justice et d’égalité (Bailey et Dammert, 2006 ; Manning, 2016 ; Bonner, 2019). Si ces caractéristiques fournissent quelques indices sur les critères de succès, cette liste correspond davantage à un idéal type qu’à des réalités empiriques facilement observables et évaluables (Manning, 2016). Elle ne renseigne pas non plus sur le degré de légitimité de cette police démocratique auprès de la population, ni ne dit si ce type de police bénéficie d’une légitimité plus grande que les polices « traditionnelles ».

Les indicateurs du succès d’une police démocratique

La caractérisation d’un programme de sécurité publique est intrinsèquement liée à la question de son évaluation ; les autorités policières, le gouvernement, les médias, la population évaluent le succès ou l’échec d’un programme en se basant sur certains indicateurs. Le tableau 1 résume les indicateurs de succès d’une police démocratique définis par la littérature :

Tableau 1

Synthèse de la littérature : indicateurs de succès de la police démocratique

Synthèse de la littérature : indicateurs de succès de la police démocratique
Source : Création propre à partir de Bailey et Dammert (2006), Manning (2016) et Bonner (2019)

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Parmi les cinq caractéristiques fondamentales considérées d’un programme de police démocratique, seules deux sont quantifiables : la réactivité aux demandes citoyennes, que l’on évalue par le calcul du temps de réponse moyen aux appels, par exemple ; et l’utilisation de la coercition, à travers le nombre de plaintes pour violence policière, le taux d’homicides policiers ou tout autre indicateur de violence policière. Pour les trois autres caractéristiques, difficiles à quantifier, d’autres mesures peuvent être utilisées comme contrepoids et donner une idée du taux de succès d’un programme, à travers l’analyse de sa réception et de sa perception au sein de la communauté à laquelle il s’adresse notamment. Ainsi, des mesures sur le sentiment d’insécurité (évalué par des enquêtes sur le sentiment d’insécurité de la population), la coordination des services (partage des informations, collaboration à des enquêtes, etc.) ou encore la relation avec la clientèle[3] (enquête de satisfaction des services policiers) sont fréquemment utilisées. Elles informent sur le degré de respect et d’obéissance à la loi de la part de la police, mais aussi sur la perception de la population quant à la probabilité qu’elle s’adonne à des pratiques corrompues ou discriminatoires (Ferret et Ocqueteau, 1998 ; Lasthuizen, Van Eeuwijk et Huberts, 2005 ; Cools et al., 2010 ; Nalla, Meško et Modic, 2018). L’évaluation de la perception de la population est primordiale, l’insécurité se construisant autant à partir de cette perception que des représentations sociales de ses « figures » (Roché, 1993 ; Garoscio, 2006 ; Carro, Valera et Vidal, 2010 ; Jobard, 2010). En bref, la perception définit ce qu’est l’insécurité, ou plutôt une insécurité puisque seule la perception d’une partie de la population est prise en compte (Jobard, 2010 ; González, 2017).

Ces différents indicateurs sont croisés avec les résultats des statistiques communément utilisés pour dresser un état des lieux de la violence : les taux d’homicides, les vols, les agressions, etc. (Goldstein, 1979).

Si l’on s’en tient à ce cadre de définition et d’évaluation, le cas des Unités de police pacificatrice (UPP) de Rio de Janeiro, à leurs débuts, et celui du modèle de police communautaire de Ciudad Nezahualcóyotl semblent être des succès, comme en témoignent leurs résultats étonnamment positifs.

Cas « à succès » brésilien : le cas des UPP cariocas dans la période précédant les mégaévénements

Alors que le Brésil s’apprête à recevoir deux mégaévénements sportifs (la Coupe du monde de football en 2014 et les Jeux olympiques en 2016), les grandes villes hôtesses révisent leur approche de la sécurité afin de montrer leur capacité à gérer la crise d’insécurité qui frappe le Brésil depuis les années 1990 (Machado da Silva, 2011 ; Pacheco, 2013 ; Larkins, 2013 ; Barbosa, 2016 ; Cano et Ribeiro, 2016). C’est dans cette logique que la politique de « pacification » est mise en place dans la ville de Rio en 2008, alors considérée comme l’une des villes les plus violentes du pays[4]. Le principal objet de cette politique réside en la création d’une trentaine d’Unités de police pacificatrice (UPP), une forme de police de proximité[5] ayant pour objectif de réduire les taux de violence et de criminalité au sein des favelas[6] — quartiers pauvres et majoritairement dépourvus de services publics —, implantées dans plusieurs zones stratégiques (zones touristiques, mais aussi proches des stades et d’autres infrastructures liées aux mégaévénements).

Si les UPP sont aujourd’hui vivement critiquées, elles étaient à leurs débuts, à travers le continent, le symbole d’un programme de police de proximité à succès (Arias et Barnes, 2017 ; Barbosa, 2016 ; Vilarouca et Ribeiro, 2019). En effet, Riccio et al. (2013) affirment par exemple, en se basant sur l’étude de deux favelas pacifiées — Dona Marta et Cidade de Deus —, que la perception et la réception du programme par les habitantes et habitants sont très positives. Illes se sentent plus en sécurité, plus à l’aise de circuler librement dans la favela, et observent même un changement de comportement des policiers et un plus grand respect des droits de la personne depuis la pacification, alors que la ville avait été historiquement marquée par les abus d’autorité et par la violence policière (Caldeira, 2002 ; Arias, 2006 ; Ahnen, 2007 ; Cano et al., 2012 ; Denyer Willis, 2015). D’autres auteurs et autrices montrent aussi que les UPP ont non seulement permis d’atténuer les conflits armés entre les différentes factions de narcotrafiquants (Amoroso, Brum et Soares Gonçalves, 2014 ; Vilarouca et Ribeiro, 2019), mais permettent également un changement de paradigme dans la lutte contre le narcotrafic qui, de « guerre contre les drogues », passe à combat contre la violence et l’intimidation (Cano et Ribeiro, 2016).

Sur le plan statistique, plusieurs études soulignent l’impact évident des UPP sur la criminalité : les taux d’homicides chutent dans les favelas pacifiées, de même que les vols (Cano et al., 2012). Par exemple, le taux de morts violentes passe de 4,9 par 100 000 habitant-es en 2003 à 1,7 dans les zones pacifiées en 2011, contre 2,2 dans les zones non pacifiées la même année (ibid.).

Ainsi, si l’on reprend le tableau 1, les indicateurs de succès sont positifs : les taux de violence diminuent de manière constante (1 et 5), le sentiment de sécurité au quotidien et la perception qu’a la population de la police s’améliorent considérablement (1, 2, 4 et 5), et les temps de réponse aux demandes citoyennes sont plus courts étant donné la présence des policiers sur le terrain (2). Les UPP pré-mégaévénements sont, en ce sens, citées comme des exemples de police communautaire démocratique en Amérique latine.

Cas « à succès » mexicain : le cas de Nezahualcóyotl

Au Mexique, l’une des municipalités les plus peuplées de l’État de Mexico, Ciudad Nezahualcóyotl (Neza), a décidé de mettre en place un programme de police communautaire — la policía vecinal — dès 2003. En effet, pour résoudre la crise de violence et d’insécurité qui faisait de Neza l’une des municipalités les plus violentes du pays[7], le gouvernement municipal de gauche du PRD (Partido de la Revolución Democrática, gauche mexicaine) place les enjeux liés à l’insécurité au coeur de ses préoccupations et propose une réforme en profondeur du corps de police municipale. Cela donne lieu à la création de la policia vecinal, qui existe et fonctionne encore présentement ; s’il a connu une brève coupure de trois ans (2009-2012), alors qu’un gouvernement du PRI (Partido de la Revolución Institucional) avait repris la présidence municipale, le PRD relance le programme dès son retour au pouvoir. Le territoire de Neza est alors divisé en 100 cuadrantes (c’est-à-dire 100 zones prédéfinies composées de quelques rues chacune) qui sont sous la supervision d’un binôme de policiers 24 h/24 et 7 j/7. Les principes centraux de la policia vecinal sont la proximité avec la population ainsi que la prévention, l’érigeant ainsi en modèle de police de proximité ou de police communautaire. Pour cela, des réseaux de voisinage (redes vecinales) sont mis en place à l’échelle des cuadrantes. Ils consistent en la mise en contact des voisins et voisines d’un cuadrante avec les policiers responsables de ce dernier. Le réseau se matérialise par la création d’un groupe WhatsApp réunissant le voisinage et les policiers du cuadrante d’une part, et à travers la tenue de réunions régulières des membres du réseau pour effectuer un suivi des problématiques du cuadrante d’autre part. Comme l’explique Jorge Amador Amador, directeur de la police de Neza, ces réseaux ont pour but de « faciliter la collaboration ainsi que la coproduction de sécurité à l’échelle microlocale » (Entretien avec Jorge Amador Amador, directeur du Département de sécurité publique de Nezahualcóyotl, 2018).

Les évaluations de ce programme sont très positives : d’après les statistiques de l’INEGI (Institut national de statistiques et de géographie), confirmées par le rapport México Evalúa (2017), les délits de haut impact diminuent de 64 % entre 2012 et 2016, et les vols de voitures connaissent le même sort : on en compte 7 494 en 2012, contre 2 595 en 2016. En se basant sur les résultats de l’Enquête nationale sur la sécurité urbaine (ENSU [2018]), Alvarado Mendoza et Padilla Oñate (à paraître) remarquent également que, non seulement la population déclare percevoir une diminution de l’insécurité (en ce qui concerne la visibilité des gangs, du vandalisme ou de la vente de drogue dans les rues notamment), mais elle accorde davantage sa confiance et son respect à la police, dont elle apprécie le travail, chose impensable jusqu’alors étant donné l’image négative de la police dans le pays, essentiellement associée à la corruption et à l’incompétence en matière de sécurité publique (Alvarado Mendoza et Arzt, 2001 ; Davis, 2006 ; Uildriks, 2010 ; Müller, 2012 ; Sabet, 2012 ; Tello, 2012). La réduction du temps de réponse des policiers était aussi visée par la réforme : ceux-ci doivent désormais répondre dans les minutes qui suivent un appel. La corruption n’est pas tolérée et est fortement sanctionnée (Entretien avec Jorge Amador Amador, directeur du Département de sécurité publique de Nezahualcóyotl, 2018). La policia vecinal de Neza est donc qualifiée d’expérience de police démocratique réussie à l’échelle nationale, mais aussi régionale.

Si les cas brésilien et mexicain, en apparente rupture avec les échecs des expériences précédentes, montrent des résultats très positifs suivant la définition de succès proposée par la littérature existante, c’est surtout parce que celle-ci présente des limites et des aspects problématiques à bien des égards. Ainsi, la suite de l’analyse montrera qu’un changement de focale, en dévoilant les dessous des pratiques policières, permet de mettre en lumière la coexistence de pratiques démocratiques et non démocratiques, nuançant l’évaluation généralement très positive de ces programmes.

Changement de focale : dévoilement des pratiques non démocratiques en coulisse

Bien que la définition et les indicateurs de succès présentés ci-dessus soient communément utilisés dans la littérature, ils n’offrent qu’une image partielle et biaisée des réalités empiriques. Une perspective sociologique sur les modalités d’évaluation d’une police démocratique, reposant sur des observations microlocales des pratiques quotidiennes d’un programme de police démocratique, informe sur les angles morts de cette définition du succès ainsi que sur les problèmes qu’elle soulève. L’étude ethnographique des deux cas présentés plus haut, qui sont ou ont été à un moment donné définis comme des cas de succès, permet d’éclairer ces limites et lacunes en dévoilant quelques-unes des pratiques déviantes, non démocratiques, observées sur le terrain.

Limites et lacunes de la définition du succès d’une police démocratique

En reprenant les caractéristiques présentées dans le tableau 1, voyons les limites et les lacunes de l’évaluation.

(1) Respect des principes d’un État de droit

Pour être conformes à la définition d’une police démocratique, les forces de l’ordre doivent remplir cette première caractéristique, évaluée en fonction des taux de violence ; lorsque ceux-ci sont bas, cela signifie que la police accomplit son rôle de protectrice de la population et de l’ordre public garanti par un État de droit. Il faut également que les résultats des enquêtes sur le sentiment d’insécurité indiquent que la population pense que la police n’est pas corrompue et qu’elle obéit aux lois. Enfin, de faibles taux de violence policière sont censés attester le respect des droits de la personne. Toutefois, les études sur la police ont démontré à plusieurs reprises que les policiers sur le terrain jouissent d’une grande autonomie dans la prise de décision (Jobard, 1994 ; Beck et Lee, 2001 ; Jobard, 2015), et que, bien souvent, les normes informelles prévalent sur les lois, notamment dans les espaces marginalisés ou stigmatisés (Davis, 2013 ; Denyer Willis, 2018).

Par exemple, bien qu’extralégaux, les cas de fouilles ou d’entrées dans les domiciles sans mandat par les policiers dans les favelas cariocas sont courants. Ainsi, Joana[8] m’a raconté qu’elle a vécu à plusieurs reprises des entrées par effraction ainsi que des fouilles de son domicile, sans mandat ni justification, par des policiers de l’UPP installée dans sa favela. Après l’une de ces entrées par effraction, elle en a discuté avec un policier qu’elle croisait en rentrant de son travail, à qui elle a exprimé son inconfort et son mécontentement ; elle a été surprise de se faire répondre qu’ils étaient dans leurs droits :

Un policier a été très grossier avec moi. Il a dit qu’ils avaient… qu’ils ont le droit de faire ça, oui. De même qu’ils ont le droit, en cas de poursuite, d’arrêter une personne en voiture et de prendre cette voiture pour pouvoir faire la course-poursuite

Entretien avec Joana, 2018

Que les taux de violence policière soient bas ne signifie donc pas nécessairement que les policiers utilisent moins la force ou abusent moins de leur pouvoir. Cela peut également indiquer qu’ils ont développé des stratégies d’instrumentalisation des taux de violence de façon à masquer des pratiques non respectueuses des principes d’un État de droit. Par exemple, alors que les taux d’homicides par la police diminuent à Rio de Janeiro lors des premières années du processus de pacification, ceux de disparitions grimpent : on passe d’une moyenne de 4 disparitions par mois en 2006 (avant l’implantation des UPP) à 12 en 2011, après environ trois années de pacification (Cano et al., 2012). Le cas de la disparition d’Amarildo, habitant de la favela Rocinha, est une illustration emblématique de cette vague de disparitions[9] : les policiers de l’UPP de Rocinha ont été reconnus coupables de son homicide, qu’ils avaient tenté de masquer par sa disparition.

D’après le récit de plusieurs habitantes et habitants de la favela Mangueira, une autre stratégie des policiers consiste à transporter une personne sur le point de mourir aux urgences de l’hôpital de sorte que ce soit comptabilisé comme un acte d’assistance à une personne en danger, même dans les cas où ils sont responsables de l’état de la personne. Selon les habitant-es, les policiers utiliseraient cette stratégie lorsqu’ils veulent se débarrasser de quelqu’un sans que cela apparaisse comme un homicide policier (Notes du carnet de terrain, 2014).

Enfin, si les principes mêmes d’un État de droit ne sont jamais remis en question, ils semblent plus ou moins applicables selon le contexte social et le degré de violence sociale vécue à l’échelle locale. Dans une même ville, en effet, les habitant-es des quartiers aisés n’ont pas la même expérience d’un État de droit que les habitant-es des quartiers populaires. En Amérique latine, ces derniers sont souvent tenus de cohabiter avec les activités liées au narcotrafic et leurs conséquences : violence entre gangs, violence avec la police, ou encore imposition de normes informelles régissant la localité, par exemple (Gay, 2005 ; Goldstein, 2013 ; Hilgers et Macdonald, 2017). Cela a inévitablement une incidence sur la forme que prend le travail policier, en particulier dans le contexte d’un programme de police communautaire censé promouvoir une collaboration étroite avec la population.

(2) Réactivité et rapidité de réponse aux demandes citoyennes

La seconde caractéristique, qui se confirme aux yeux des évaluateurs par des temps de réponse rapides ainsi que des sondages de satisfaction client positifs, soulève plusieurs questions. D’abord, si les temps de réponse peuvent effectivement donner une indication du taux de réponse aux appels et du temps d’action des policiers sur le terrain, ils ne renseignent en rien sur la qualité du service reçu, ni sur la résolution du problème ou sur son suivi.

Ainsi, lors de mes observations du côté de Nezahualcóyotl, j’ai pu constater que, si l’exercice du botón de pánico[10] (alarme) durant les réunions de cuadrante démontrait effectivement la rapidité de réponse des patrouilles, celles-ci arrivant généralement au lieu de déclenchement de l’alarme en moins de 4, voire de 3 minutes, rien ne semblait être mis en place pour mesurer la qualité de cette réponse ; il était d’ailleurs rare que les policiers prennent en note les problèmes soulevés par le voisinage. Ces réunions, pour la plupart, paraissaient davantage être utilisées par les policiers comme un espace où livrer un discours type sur ce qu’est la policía vecinal ; sans se montrer véritablement attentifs aux réelles préoccupations et demandes des habitant-es, les policiers y expliquaient le fonctionnement des redes vecinales et la manière dont la population était appelée à collaborer à la prévention du crime en devenant les « yeux de la police » (Notes du carnet de terrain, 2018). Or, souvent, lorsque les voisins et voisines soulevaient un problème spécifique ou un enjeu propre au cuadrante, plutôt que d’en discuter avec eux, les policiers leur demandaient d’appeler le binôme de policiers assigné à leur zone ou d’envoyer un message sur le groupe WhatsApp du cuadrante au moment de l’incident. Il y avait donc peu de place à la formulation de demandes ou encore à une véritable collaboration.

Ces indicateurs ne donnent pas non plus d’information sur les inégalités de traitement attribuables aux représentations sociales sur lesquelles se base le travail policier (Dias Felix, 2018). Pourtant, la littérature sur la culture policière[11] souligne que ses normes sociales informelles constituent une véritable fabrique de pratiques discriminatoires (Brownstein, 1996 ; Da Silva, 2011 ; Ratcliffe, 2016). Elles ont ainsi pour effet de diviser la population en deux catégories aux yeux des policiers : les potentiels criminels versus les innocents manifestes, chaque catégorie recevant de la police un traitement différencié (Dias Felix, 2018).

Par exemple, dans le cas de Mangueira, j’ai pu constater que les policiers avaient procédé à une division territoriale de la favela parce que, selon eux, certaines zones abritaient davantage de coniventes — c’est-à-dire des complices, voire des criminel-les —, alors que d’autres zones n’étaient occupées que par des conviventes — ceux qui vivent avec. Ainsi, le buraco quente (traduction littérale : « le trou chaud »), qui désigne une rue principale traversant une colline de bas en haut, parsemée de ruelles et entourée d’escaliers, était selon eux le berceau du narcotrafic et de toutes les « mauvaises graines » de la favela. À l’inverse, la zone dite de la Candelária abritait des citoyens et citoyennes « qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler », donc des gens « bien » (Notes du carnet de terrain, 2014). D’une zone à l’autre, des variations étaient observables dans le comportement des policiers, se traduisant notamment par des attitudes hostiles de provocation dans les zones identifiées comme « à risque » et, à l’inverse, par une politesse, par une amabilité manifeste ailleurs.

(3) Reddition de comptes et responsabilité

Une police est également jugée démocratique dès lors qu’elle est imputable et responsable de ses actes vis-à-vis des citoyennes et des citoyens. La perception de la population quant à la corruption des forces de l’ordre ainsi que les bavures policières servent à évaluer cette caractéristique, de même que la coordination des services, censée démontrer que la police est tenue de rendre des comptes aux autres services et ne peut donc pas dissimuler des informations. Or, bien que la mesure des perceptions citoyennes du degré de corruption et celle de la fréquence des actes policiers extralégaux puissent donner un indicateur de ces pratiques, l’opacité qui entoure l’institution policière permet de penser que ces données sont par avance tronquées (Westley, 1953 ; Monjardet, 1996 ; Klinenberg, 2001). En effet, les gestes d’hostilité ou de provocation de la part de policiers ne sont pas perçus ou rendus visibles, donc demeurent souvent non sanctionnés, même s’ils attestent un comportement irresponsable. Que ce soit au Brésil ou au Mexique, les occasions où provocation et hostilité des policiers ont pu être observées sont nombreuses ; par exemple :

Lors d’une de mes journées d’observation à Mangueira, j’étais dans la voiture de patrouille avec trois policiers, leurs fusils d’assaut dépassant des fenêtres. Nous sommes passés devant un groupe de jeunes adolescents qui fixaient la voiture et les policiers, ce que ces derniers ont perçu comme une forme de provocation. L’un d’eux a demandé au conducteur d’arrêter la voiture et de descendre avec lui. Le troisième policier est resté avec moi et tentait de capter mon attention en me posant des questions personnelles. J’ai tout de même vu les deux autres policiers provoquer le groupe de jeunes en s’approchant avec leurs armes. Les jeunes n’ont pas réagi comme ils le souhaitaient ; au contraire, ils rigolaient et se moquaient. Sans doute du fait de ma présence, les policiers se sont arrêtés là et sont revenus dans la voiture en marmonnant : « Ce soir, ils sont à nous ! »

Notes du carnet de terrain, 2014

Qui plus est, l’effectivité de la coordination des services ne garantit en rien l’imputabilité des policiers. En effet, si les différents organes des forces de l’ordre doivent en théorie collaborer et partager leurs informations, la réalité est tout autre, les dynamiques de pouvoir qui y sont à l’oeuvre donnant lieu à des luttes d’autorité interservices qui rendent difficile toute collaboration. Cela est d’autant plus vrai dans des États fédérés comme le Mexique et le Brésil, où les différents échelons de pouvoir se superposent (Alpert et Dames, 2011). Les objectifs des différents services étant parfois différents, voire opposés, cela mène non seulement à des conflits entre les services, mais aussi à l’obstruction du travail des uns et des autres.

Le Mexique est en ce sens très révélateur : puisque c’est un État fédéral, il y existe différents niveaux de juridiction policière. Ainsi, il arrive que la police municipale de Neza doive collaborer avec la policía estatal, notamment parce que Neza est à la frontière de deux États : l’État de Mexico et le District fédéral. Mes notes d’observation comme les entretiens effectués révèlent que l’opinion des policiers municipaux quant à la policía estatal est assez consensuelle : cette dernière est corrompue et elle travaille peu. Le même constat se pose concernant le Bureau du procureur général de la République : alors que celui-ci est censé assurer le bon déroulement des procédures judiciaires à la suite des arrestations faites par la police municipale, les policiers m’ont confié que l’un des plus grands facteurs de découragement dans leur travail est précisément de voir que les criminels qu’ils réussissent à arrêter, profitant d’arrangements informels avec le bureau du procureur, sont relâchés très peu de temps après (Notes du carnet de terrain, 2018).

(4) Utilisation d’un niveau de coercition minime, et (5) respect des droits de la personne et des principes de justice et d’égalité

Les deux dernières caractéristiques sont regroupées puisqu’elles sont directement liées — le niveau de violence employé par la police indiquant son degré de respect des droits de la personne, par exemple —, mais aussi parce qu’elles sont évaluées à partir des mêmes mesures ; de ce fait, leurs limites et leurs lacunes se recoupent. Une police démocratique doit faire preuve d’une faible utilisation du monopole légitime de la violence qui est le sien ; elle doit également veiller au respect des droits de la personne et des principes de justice et d’égalité. De faibles taux de violence policière ainsi que des résultats positifs, dans la section « travail policier », aux enquêtes sur le sentiment d’insécurité (au cours desquelles on évalue le degré de confiance dans la police, le degré de violence de la police, la présence de pratiques discriminatoires ou encore la satisfaction à l’égard des services policiers) démontrent, en théorie, que la police priorise des comportements non violents et respectueux des droits de la personne.

Cependant, comme nous l’avons précisé pour la caractéristique (1), l’instrumentalisation des taux de violence par les forces de l’ordre est pratique courante ; elle contribue bien sûr à masquer les comportements violents et abusifs dont auraient pu faire preuve les policiers. Dès lors, les taux utilisés étant inexacts, les résultats ne peuvent qu’être faussés. De plus, la stigmatisation des populations ciblées par les violences policières décourage les plaintes ou les dénonciations aux autorités.

Enfin, les mesures utilisées ne permettent ni de saisir les différentes formes de violence qui se manifestent au quotidien, ni de divulguer les pratiques discriminatoires pourtant connues et répandues dans les institutions policières du monde entier (Body-Gendrot, 2010 ; Fassin, 2011 ; Corsianos, 2012 ; Nalla, Meško et Modic, 2018). Or, la violence revêt différents visages, et dans les espaces marginalisés, elle est chronique et se croise à chaque coin de rue. Les cas de provocation ou d’intimidation mentionnés plus haut en sont des exemples. Mais il existe une autre forme courante de violence, invisible et omniprésente celle-là, et qui consiste à provoquer au sein de la population un sentiment constant d’incertitude et de danger imminent. Par exemple, Tiago m’a expliqué qu’il a développé des stratégies de survie :

Tu vois, quand je rentre tard des bailes, vers 6 h ou 7 h du matin, quand je commence à monter [la colline] pour rentrer chez moi, je me mets à chanter ou à siffler pour qu’ils sachent qu’il y a quelqu’un qui arrive et que je ne suis pas une menace. […] Parce que, tu vois, une fois, je rentrais et il avait plu, alors j’avais un parapluie dans la main, mais ils ont cru que c’était un pistolet, alors ils m’ont plaqué contre le mur, direct, et ont commencé à me pousser, à me taper […]

Entretien avec Tiago, 2018

Ce type de violence, pourtant vécue au quotidien, n’apparaît pas à travers les multiples taux et mesures, puisqu’elle ne correspond pas à la définition de l’insécurité utilisée dans les enquêtes et sondages.

Conclusion

Si les résultats positifs avancés par les médias et les autorités publiques concernant des expériences de police démocratique en Amérique latine peuvent sembler encourageants et donner l’espoir d’une réconciliation entre police et population, les mesures et marques de succès sur lesquelles se base l’évaluation de ces programmes sont critiquables. Les taux de criminalité et de violence, les enquêtes sur le sentiment d’insécurité ou les sondages de satisfaction donnent des indications sur l’état de la violence et les résultats de la police. Toutefois, ces mesures ont des limites et des lacunes qui invisibilisent tant les pratiques policières non démocratiques persistantes que les rapports différenciés police/population qui en découlent.

Ainsi, le cas des UPP pré-mégaévénements comme celui de la police de proximité de Nezahualcóyotl démontrent que, à l’inverse de ce qui se passe sur le terrain, les taux de criminalité et de violence peuvent être présentés de façon à mettre en relief des résultats positifs. De plus, les outils et mesures qui servent à évaluer la police ne prennent pas en compte la prévalence de l’illégalité sur le terrain : les fouilles de domicile sans mandat n’y figurent pas, les inégalités de traitement non plus (nombre de fouilles corporelles selon le profil socioéconomique par exemple). La violence est pensée selon une perspective strictement légale ; dès lors, la violence symbolique comme toute forme de violence physique qui ne rentrerait pas dans les cases légales se trouvent niées (intimidation, provocation, fouilles corporelles violentes, attouchements, etc.). Enfin, les évaluations mettent l’accent sur les résultats quantitatifs bien plus que qualitatifs, ce qui a pour effet de laisser dans l’ombre la qualité du service. Par exemple, plus la police répond vite aux appels, plus elle est considérée comme efficace ; toutefois, rien ne permet de vérifier concrètement ce qu’elle fait une fois sur place ni si un suivi est assuré.

Ces limites et lacunes ont été décelées à partir d’observations de terrains latino-américains, mais les mécanismes d’invisibilisation mis au jour sont universels. Ainsi, tout indique qu’ils sont davantage liés à l’organisation et à la nature même de l’institution policière. En effet, les évaluations de performance de la police, les mécanismes de définition de l’insécurité, de même que l’organisation interne propre à la culture policière, avec la place qu’y occupent les normes informelles et les rapports de pouvoir qui s’y jouent, sans parler de la nature opaque de l’institution, tout cela participe d’un processus d’invisibilisation.

Dès lors, puisqu’il semble que les caractéristiques mêmes de la police en tant qu’institution invisibilisent les pratiques non démocratiques, il est légitime de se demander dans quelle mesure leur présence dans des programmes de police démocratique est généralisée et, plus globalement, dans quelle mesure la police peut être démocratique.