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Indubitablement, la question du savoir marque l’histoire des 40 dernières années de la revue. Depuis 1979, elle est non seulement ce par quoi a été abordée et analysée une grande diversité de terrains et d’objets d’enquête (l’éducation, le travail, la santé, le logement, la science, l’expertise, l’action associative et communautaire, les mouvements sociaux, etc.), mais elle est aussi au coeur du projet intellectuel de la revue. Celui-ci visait, selon les mots mêmes des éditeurs de 1979, à « définir un type de rapports sociaux dans lesquels la “communauté” lutte pour être à l’origine de l’élaboration de ses propres orientations » (Le Comité de rédaction, 1979 : 6). Ce double dessein de connaissance et de transformation du social par et avec la communauté se donne à voir tant par les choix de thèmes — éducation, recherche-action, société des savoirs — que par la réflexivité des éditeurs sur leurs propres pratiques. Les introductions de plusieurs numéros (Le Comité de rédaction, 1979 ; Martin et Saint-Martin, 2003 ; S.A., 1981) exposent ainsi les processus de sélection des expériences relatées dans les articles sur le social, tout en développant une réflexion sur les modes légitimes de production de la connaissance et sur l’engagement des chercheurs universitaires avec la communauté.

Rétrospectivement, extraire le sujet du savoir pour en retracer les variations épistémiques dans les archives de Lien Social et Politiques est un moyen heuristique de mettre en lumière certains déplacements de problématiques qui signent des changements plus profonds sur la manière dont les sciences humaines et sociales conçoivent et définissent leur rapport avec leurs environnements social et politique. Partant d’un point de vue critique sur l’accès inégal au savoir académique, la question du savoir ouvre, dans les années 1980, une réflexion sur une possible coproduction entre savoirs savants et savoirs pratiques ou populaires (Dubet et Wieviorka, 1981 ; Pineau, 1979 ; Thielen et Hotat, 1979 ; Zuniga, 1981). Cette coproduction du savoir devait viser, si ce n’est une transformation radicale, du moins une réforme possible de la société par l’alliance entre les sciences sociales et les acteurs sociaux, en particulier le monde associatif, les mouvements sociaux et les groupes d’éducation populaire. Ainsi, Pineau (1979) soutient que pour démocratiser le savoir, et ainsi contrer le compromis historique entre les universités, les syndicats et le patronat, il convient de développer un réseau plus dense entre les universités et les groupes des milieux populaires. Vingt-cinq ans plus tard, Lochard et Simonet-Cusset (2003) réitèrent la nécessité de reconnaître pleinement la légitimité des savoirs produits dans le monde associatif ainsi que leur rôle politique.

Le bilan critique de cette expérience d’articulation entre recherche et action (Franck, 1981) conduit alors à devoir réinterroger la place des savoirs scientifiques, dont ceux des sciences sociales, dans les processus de décision politique (Fisette et al., 1986). Le constat est sombre : loin d’être un facteur de démocratisation, le recours aux savoirs scientifiques, désormais cantonné à l’expertise, restreindrait l’espace de la participation populaire au profit de pouvoirs institués, qu’ils soient politiques ou industriels. Dès le milieu des années 1980, la revue en tire les conclusions nécessaires. Désarticulées du mythe du progrès, du projet démocratique et de l’horizon de l’émancipation populaire, les sciences sociales perdent leurs principes fédérateurs pour entrer en crise. Le savoir doit désormais s’écrire au pluriel. Au cours des années 1990, les préférences de la revue vont vers des textes qui interrogent de manière réflexive non seulement les conditions de production et de diffusion des savoirs de sciences sociales, mais qui proposent en outre une approche critique de leurs usages et des demandes sociales qu’ils suscitent. Ces enjeux se traduisent, dans la revue, par des textes qui interrogent le décalage entre la production de connaissances et l’action (Martin et Chopart, 1988). Nelkin (1986) analyse les ambigüités de la reconnaissance des scientifiques qui cherchent à participer à l’action publique : souvent critiqués par leurs pairs, ils font aussi face à la méfiance des décideurs. Pour Soulet (1986), cette question se décline selon trois modes : du plus distancié de l’action au plus impliqué, en passant par une posture de négociation constante de la différentiation entre recherche et action. Afin de maintenir une forme d’autonomie du questionnement des sciences sociales, les recherches publiées rendent visibles les articulations, les bricolages et les agencements de savoirs multiples qui sont au principe de nouvelles professions ou pratiques sociales à l’intersection de la science et du marché (les médecines douces, l’évaluation). En mettant en lumière ces bricolages, le travail de Fortin (Fortin, 1990 ; Sévigny et al., 1990) sur les médecines douces dénonce l’emprise du paradigme dominant de la recherche scientifique (néo) positiviste, qui empêche la reconnaissance des savoirs populaires et traditionnels.

En étant parvenue à sauvegarder l’originalité de son approche, la revue se donne, au début des années 2000, la possibilité de se saisir à nouveau de la question des usages politiques de la science et des enjeux démocratiques que ces usages soulèvent. Comprendre la « société des savoirs » (Martin et Saint-Martin, 2003) revient à s’interroger sur le rôle de l’expertise sous ces diverses formes — scientifique ou populaire, technique ou politique. Ce questionnement montre comment certaines configurations sociales entravent la production et/ou la diffusion des savoirs sur différents enjeux. C’est par exemple le cas lorsque Lesemann (2003) montre comment la structuration du financement public de la recherche au Canada façonne la production de savoirs dans et au-delà des seules universités canadiennes. Lochard et Simonet-Cusset (2003) soulignent, quant à eux, combien la production de savoirs dans les associations et les mouvements sociaux est contrainte par les savoirs institués — ce que d’autres articles du même numéro confirment dans des domaines aussi divers que la réforme des retraites, les politiques du handicap ou la gestion des risques OGM. Si les publications soulignent alors combien les savoirs sont centraux pour comprendre la structuration et l’engagement de collectifs plus ou moins organisés dans la conduite de l’action publique, elles font aussi apparaître des acteurs jusque-là peu étudiés. En effet, longtemps centrées sur les relations complexes entre l’État et la société civile, les sciences sociales doivent aujourd’hui prendre acte que l’analyse de ce que l’on nomme désormais la gouvernance du social, ne peut faire l’économie des logiques de marché incarnées par les différents financeurs de la recherche, que ce soit les organismes subventionnaires publics, agissant souvent en partenariat avec des financeurs privés (Lesemann, 2003), ou encore les fondations privées. La table ronde sur les frontières des milieux académiques et des organisations philanthropiques (S.A., 2011) donne à voir une vision également complexe des questions que pose la participation des universitaires à l’action transformatrice du social. Comment les savoirs scientifiques sont-ils produits et mobilisés par ces acteurs privés ? À quelles conditions les chercheurs s’engagent-ils auprès des fondations et comment composent-ils avec leur éthique professionnelle et le regard de leurs pairs (Lefèvre et Charbonneau, 2011) ? À la fois demandeur, financeur et producteur d’expertises et de savoirs concrets pour l’action, ce renouveau de la philanthropie ouvre des pistes inexplorées pour la recherche. En choisissant de les emprunter, souhaitons que les chercheurs et auteurs de sciences sociales puissent poursuivre un questionnement autonome et réflexif sur leurs propres savoirs.