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Le présent texte analyse les pratiques et les orientations du discours de trois institutions privées qui ont joué des rôles clés dans la promotion des idées (néo)libérales à l’échelle mondiale : la Société du Mont-Pèlerin, l’Institute of Economic Affairs (IEA) et l’Atlas Economic Research Foundation. La production et la diffusion mondiale des idées (néo)libérales sont reliées non seulement aux pratiques des acteurs sociaux transnationaux, mais aussi à celles des acteurs sociaux locaux et nationaux, et sont le résultat des relations transnationales qu’ils établissent entre eux. La présente étude vise à analyser les façons dont sont produites et communiquées socialement, dans une situation de complexes de relations transnationales, à l’époque actuelle de globalisation, les représentations sociales des idées socialement et politiquement significatives.

Les processus de production sociale de représentations des idées politiquement significatives, qu’elles soient (néo)libérales ou autres, sont des processus de construction de sens, de création et de circulation de significations, ainsi que des pratiques de resignification, auxquels participent des acteurs nationaux et globaux. Ces processus incluent le cas des idées et des politiques (néo)libérales, mais d’autres également, par exemple celles qui ont trait à la citoyenneté et à la société civile, à la culture et au développement, ainsi qu’aux identités et aux différences ethniques et raciales.

Les idées communément appelées « néolibérales[2] » constituent un élément central du sens commun de nombreux acteurs sociaux[3] qui jouent des rôles clés dans les processus sociaux contemporains. Il est nécessaire de dépasser les analyses simplistes qui affirment que ces idées sont imposées unilatéralement par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, et d’étudier comment elles font de plus en plus partie du sens commun, non seulement de nombreux économistes et politiciens de divers pays (voir, par exemple, Babb, 2003, 2005 ; Silva, 1994) et de certaines technocraties étatiques (voir, par exemple, Villalobos, 2005), mais aussi d’importants dirigeants sociaux et groupes de population au sein de différentes sociétés nationales.

Il existe des cas où les politiques économiques (néo)libérales ont été appliquées par la force (par exemple au Chili à l’époque de Pinochet). Ailleurs, la popularité électorale de ces idées peut aussi être reliée à l’application de politiques sociales compensatoires associées aux programmes d’ajustement (voir, par exemple, Dresser, 1991 ; Gutiérrez, 2005). Dans d’autres situations, les échecs de nombreuses expériences gouvernementales fondées sur des idées axées sur ce à quoi s’oppose précisément le libéralisme, soit l’intervention significative de l’État, ont joué un rôle significatif. Mais, sans diminuer l’importance de ces facteurs, mon analyse est basée ici exclusivement sur ce qu’ont fait les promoteurs des idées libérales pour en arriver là où ils sont parvenus.

Les façons de se représenter les expériences sociales qu’ont les différents acteurs sociaux constituent leur sens commun par rapport à des questions spécifiques. Dans toute société nationale, à n’importe quel moment de son histoire, le sens commun n’est pas univoque : il y a différents courants de production de sens et différents circuits sociaux de production et de communication de sens, ou, pour être concis, des circuits sociocommunicatifs. Cette diversité est encore plus vaste à l’échelle mondiale. En construisant leurs propres identités sociales et en produisant leur sens commun à partir de différentes perspectives, les acteurs participent à des conflits de sens, à des négociations et à des disputes qui font partie de ces processus de construction de sens. Les processus de production de représentations et de sens commun « néolibéral » sont résolument globaux. Cela est attribuable en partie, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, au fait que certains acteurs sociaux ont encouragé ces idées de manière très active et efficace à l’échelle mondiale, autant par le biais de leurs propres activités qu’au moyen de réseaux transnationaux d’acteurs sociaux dont ils ont favorisé la formation. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à promouvoir le sens commun « néolibéral » à un point tel que si celui-ci n’est pas le sens commun hégémonique de notre époque, c’est du moins celui qui prédomine, et ce, en ce qui concerne les questions non seulement économiques, mais plus généralement politiques et sociales.

Modalités d’action de certains acteurs globaux et des réseaux transnationaux de promotion des idées et des politiques (néo)libérales

La section qui suit sera consacrée à l’analyse des aspects des pratiques de trois institutions qui ont joué un rôle important dans la création et le développement de réseaux transnationaux de professionnels et de centres voués à la recherche et à la promotion des idées et des politiques (néo)libérales : la Société du Mont-Pèlerin, fondée par Friedrich Hayek, figure-clé du (néo)libéralisme, l’Institute of Economic Affairs (IEA) et l’Atlas Economic Research Foundation. Ces deux dernières ont été fondées par Anthony Fisher, l’un des partisans les plus visionnaires et proactifs des enseignements de Hayek, du point de vue politique, et des idées (néo)libérales en général. Ces trois institutions ne partagent pas que des idées, mais aussi des noms clés dans leurs directions et dans leurs programmes de conférenciers invités, en plus de s’être appuyées mutuellement de diverses façons au cours de l’histoire.

Une fois la Seconde Guerre mondiale terminée, Friedrich Hayek invita trente-six intellectuels, des économistes pour la plupart, bien qu’il y eut également des historiens et des philosophes, entre autres, à se réunir dans la localité de Mont-Pèlerin, en Suisse, afin d’échanger sur l’état et la destinée du « libéralisme, en pensée et en pratique ». Après dix jours d’échanges, ils décidèrent de se réunir de nouveau. C’est ainsi que le 10 avril 1947 ils signaient le document de fondation de la Société du Mont-Pèlerin, dans lequel ils exprimaient leur préoccupation, car « les valeurs centrales de la civilisation sont en péril » et parce que, dans de vastes contrées de la planète, « les conditions essentielles à la dignité humaine et à la liberté ont déjà disparu ». Ils soutenaient que cette situation avait été stimulée par une « baisse de la croyance dans la propriété privée et le marché concurrentiel », et que « sans le pouvoir diffus et l’initiative associés à ces institutions, il est difficile d’imaginer une société dans laquelle la liberté puisse être effectivement préservée ». Voilà pourquoi, croyant « qu’un mouvement idéologique doit compter sur des arguments intellectuels et sur la réaffirmation d’idéaux valides », le groupe concluait qu’il fallait aller plus loin dans l’étude d’une série de questions. La déclaration énumérait six thèmes, mais je n’en soulignerai ici que trois : a) les origines morales et financières de la présente crise, b) la redéfinition des fonctions de l’État pour rendre la distinction plus claire entre les ordres totalitaire et libéral, et c) la création d’un ordre international assurant la paix et la liberté et permettant l’établissement de relations économiques harmonieuses. Dans cette déclaration de fondation, le groupe soulignait qu’il ne prétendait pas créer une orthodoxie, ni former ou adhérer à quelque parti politique que ce soit, ou encore faire de la propagande. On y affirmait que le seul objectif serait de « faciliter les échanges de vues entre académiciens ayant des idées similaires, dans l’espoir de renforcer les principes et la pratique d’une société libre et d’étudier les succès, les vertus et les défauts des systèmes économiques du marché ».

Depuis 1947, la Société a tenu trente-deux assemblées générales et vingt-sept assemblées régionales. Elle existe actuellement dans quarante pays et compte 500 membres, parmi lesquels on retrouve de hauts fonctionnaires gouvernementaux, des Prix Nobel d’économie, des hommes d’affaires, des journalistes et des intellectuels. Le document de présentation soutient que la Société est composée de personnes inquiètes de certains dangers qui, à leur avis, sont encore présents « dans la société civilisée ». Même si leur interprétation n’est pas forcément commune au sujet des causes et des conséquences, ses membres se montrent inquiets du danger qu’entraînent l’expansion gouvernementale, les systèmes publics de bien-être, le pouvoir des syndicats et des monopoles, ainsi que l’inflation[4]. Il est intéressant de noter que, même si la Société du Mont-Pèlerin exclut expressément les activités de propagande, elle ne renonce pas pour autant à encourager la production, l’échange et la circulation des idées libérales dans le monde, comme on peut le constater dans les activités qu’elle organise, et qu’une grande partie de ses membres est constituée de concepteurs d’idées et une autre est représentée par d’importants décideurs.

En avril 1945, la revue Reader’s Digest publiait une version abrégée du livre de Hayek, intitulé La Route de la servitude, paru à Chicago en septembre 1944. Une anecdote reprise par de multiples sources (néo)libérales raconte qu’Anthony Fisher, quelques mois après la lecture de cette version condensée, aborda Hayek, qui était alors à la London School of Economics. Fisher raconta à Hayek qu’il avait l’intention de faire carrière en politique afin de lutter contre les initiatives d’étatisation de l’époque. Hayek recommanda à Fisher d’éviter la politique et d’insister plutôt auprès des intellectuels avec des arguments solides, et ceux-ci, à leur tour, influenceraient l’opinion publique, qui serait écoutée par les politiciens[5]. Cette anecdote porte à croire que les intentions de Hayek en créant la Société du Mont-Pèlerin n’étaient pas apolitiques et qu’il avait un intérêt à promouvoir les idées libérales.

Fisher crée deux institutions : l’Institute of Economic Affairs (IEA), qu’il fonda à Londres en 1955, et l’Atlas Economic Research Foundation, fondée en 1981 en banlieue de la ville de Washington (à Fairfax, en Virginie). Cette dernière fut fondée dans le but précis de soutenir la création d’autres centres de recherche et la promotion des idées et des politiques libérales dans le monde, y compris aux États-Unis. Cette histoire illustre la manière dont Hayek et ceux qui l’accompagnaient concevaient la façon d’influencer la production des idées et la formulation des politiques publiques, de voir comment ces personnes et leurs adeptes avaient travaillé à la construction d’un certain sens commun et, en se basant sur celui-ci et sur différentes formes d’action directe, à la formulation de lois et à la création d’institutions.

Le texte de présentation de l’IEA, dans sa page Internet, soutient que le but de l’Institut est « d’expliquer les idées de libre-échange au public, et même aux politiciens, étudiants, journalistes, hommes d’affaires, intellectuels, ainsi qu’à toute personne s’intéressant aux politiques publiques ». Selon ce même texte, les partisans du libre-échange croient que « les gens devraient être libres d’agir à leur guise pourvu qu’ils ne causent pas de tort aux autres » et que « la meilleure façon de régler les problèmes et les enjeux de la société est de le faire avec les gens et les compagnies en interagissant librement, sans que les politiciens et les États s’en mêlent ». Cela signifie que l’action gouvernementale doit être réduite à sa plus simple expression, que ce soit en matière d’impôts, de réglementation ou de lois. Pour y parvenir, l’IEA soutient des programmes de recherche ainsi que la publication de livres et d’une revue (Economic Affairs) portant sur diverses questions de politiques publiques. De plus, il organise chaque année de 100 à 150 activités, soit des séminaires, des congrès, des causeries et des conférences, et offre un programme s’adressant spécialement aux étudiants. L’IEA est financé par des fonds provenant de ces activités, en plus de dons qu’il reçoit d’individus, de compagnies et de fondations ; mais il n’effectue aucun contrat et n’accepte pas d’argent des gouvernements ni des partis politiques. Vers la fin de 1998, l’IEA avait des adhérents dans 55 pays, vendait dans plus de 65, et des personnes de plus de 50 pays avaient participé à ses activités. « Depuis 1974, l’IEA a joué un rôle actif dans le développement d’institutions similaires dans le monde entier. Il existe actuellement un réseau mondial dépassant la centaine d’institutions dans près de 80 pays ; toutes sont indépendantes les unes des autres, mais elles partagent la mission de l’IEA[6]. »

Parmi les membres et les conférenciers de l’IEA, on remarque la présence de plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie. Il en est de même à la Société du Mont-Pèlerin et à l’Atlas Foundation. Plusieurs de ces noms se retrouvent dans les trois institutions. Ce sont tous des partisans actifs des idées libérales.

L’IEA ne limite pas ses activités à expliquer « les idées du libre-échange » en termes exclusivement économiques. Au contraire, parmi les domaines où il développe par lui-même et où il favorise des activités, on compte aussi l’éducation, l’éthique, la sécurité sociale, la société civile et l’environnement. Ces deux derniers ont notamment suscité un tel niveau d’attention que dans la chronologie présentée dans sa page Internet figurent plusieurs événements marquants dans ces domaines. En mars 1994, l’Unité de l’environnement de l’IEA a publié son premier livre, intitulé Global Warming : Apocalypse or Hot Air ?, qui était épuisé au bout de six mois et a dû être réimprimé. En 1996, cette oeuvre a reçu le Sir Anthony Fisher International Memorial Award[7]. Les auteurs de cet ouvrage « examinent le dénommé “consensus” scientifique sur le réchauffement de la planète et affirment que le changement climatique représente un problème d’une grande complexité et que la façon dont il a été analysé ne permet absolument pas de soutenir l’idée que le changement climatique créerait des charges ou des dommages intolérables pour les générations futures[8] ».

Mais ce n’est pas là le seul texte publié par l’Unité de l’environnement de l’IEA ou qui ressort de la section des publications incluses dans sa page Internet, où sont établies les bases pour affirmer que les réglementations environnementales (de même que toutes les autres, du point de vue libéral), non seulement ne sont pas souhaitables, mais sont même indésirables, car elles peuvent avoir des effets pervers. Plusieurs autres textes vont dans le même sens, par exemple le livre coédité par l’IEA, dont le titre est Climate Alarmism Reconsidered, et dans lequel le Dr Robert L. Bradley Jr., président de l’Institute for Energy Research, à Houston, et chercheur à l’Université de Houston, affirme que l’effet de serre a certaines conséquences bénignes et que les réglementations sur l’émission de gaz reposent sur des hypothèses irréelles. Il affirme même que l’intervention gouvernementale en cette matière représente la plus grande menace à la durabilité énergétique, tandis que les politiques de libre-échange aident les communautés à mieux s’adapter au changement climatique (Bradley, 2003).

Sur des sujets tels que le réchauffement de la planète, le gaz, le pétrole, la pêche, les forêts tropicales, les exploitations forestières, les aliments génétiquement modifiés, ou d’autres sujets controversés, la page Internet de l’IEA contient des études et des commentaires de presse qui coïncident pleinement avec l’idée que, dans le domaine de l’environnement, il est fortement conseillé aux États de ne pas intervenir, mais plutôt de laisser le marché agir au bénéfice de tous.

En août 2000, l’IEA termine la conversion de ce qui avait été jusque-là son Unité de santé et de bien-être social (établie en 1986) en une organisation à caractère indépendant, qui s’est alors appelée Civitas. Le but de Civitas est que le public ait une meilleure compréhension du cadre légal, moral et institutionnel, rendant ainsi possible l’existence d’une société libre et démocratique. L’un des objectifs principaux des études est de parvenir à un meilleur partage des responsabilités entre le gouvernement et la société civile. Le terme « société civile » est utilisé ici pour souligner le fait qu’en ce qui concerne les affaires sociales les solutions de rechange aux services de l’État ne se limitent pas exclusivement aux services commerciaux : on y retrouve également des organisations religieuses et caritatives, en plus de l’aide spontanée de voisins et de membres de la famille. On y précise que les quatre principaux champs d’action de Civitas sont la santé, le bien-être social, l’éducation et la famille[9]. En reliant l’usage mentionné du terme « société civile » aux quatre sujets d’application indiqués et l’orientation des publications de Civitas sur ces sujets présentées sur Internet, il est plausible d’assumer que ce terme renvoie à la pertinence de réduire l’intervention de l’État dans la gestion des affaires sociales. De plus, cela est en harmonie non seulement avec la philosophie libérale qui inspire Civitas, mais également avec les politiques de réduction des dépenses publiques favorisées par le libéralisme et appliquées en Grande-Bretagne depuis le gouvernement de Margaret Thatcher.

Civitas soutient aussi les politiques sur le système d’enseignement ou sur la formation de l’opinion publique semblables à celles de l’Unité de l’environnement de l’IEA et, en général, à celles de cet institut. On observe là l’importance portée à des sujets tels l’environnement et la société civile, mais aussi celle qu’on accorde à leur influence sur les milieux universitaires, sur la presse et sur la formation de l’opinion publique. Cela rappelle le conseil donné par Hayek à Fisher selon lequel il faut influencer les intellectuels et la formation de l’opinion publique. Comme nous le verrons plus avant, l’Atlas Economic Research Foundation et plusieurs des organisations latino-américaines qui participent à ces réseaux travaillent de façon similaire.

Voyons justement le cas de l’Atlas Economic Research Foundation. Cette fondation a été créée en 1981 par Anthony Fisher, en banlieue de la ville de Washington (à Fairfax, en Virginie). Dans sa page de présentation sur Internet, cette fondation déclare que sa vision est « de parvenir à une société d’individus libres et responsables, basée sur les droits de propriété privée, un gouvernement limité, dans le respect des lois et de l’ordre du marché ». Sa mission est de « découvrir, développer et appuyer les intellectuels entreprenants dans le monde qui ont le potentiel pour créer des instituts indépendants des politiques publiques et des programmes qui y sont associés, faisant ainsi avancer notre vision, et fournir une aide soutenue pendant que ces instituts et ces programmes prennent forme ». Parmi les modalités de travail de l’Atlas Foundation, il y a lieu de mentionner les suivantes : inciter ces intellectuels et ces instituts à se consacrer à des thèmes de politiques publiques qui fassent progresser la vision de cette fondation ; encourager la diffusion de leurs travaux à des leaders actuels et potentiels d’opinion publique ; stimuler et apporter son appui aux leaders et au personnel de ces instituts, afin de développer chez eux des habiletés en gestion, en leadership et en collecte de fonds ; alerter ces instituts quant aux occasions d’obtenir des fonds et les informer sur le travail de leurs pairs, par le biais de réseaux, de publications et d’activités. « Atlas travaille avec plus de 200 think tanks dans soixante-sept pays. Plus de la moitié de ces organisations ont été soutenues par Atlas au cours de leurs années de formation, grâce à une aide financière ou à des services-conseils[10]. »

Il est intéressant de vérifier la liste de quatre-vingt-quatorze institutions ayant reçu une aide d’Atlas Foundation ou directement d’Anthony Fisher et qui ont été incluses dans l’annexe d’un livre intitulé Anthony Fisher Champion of Liberty (Frost, 2002 : 179-261). Des sujets tels l’environnement, la société civile, la santé et l’éducation font partie de l’agenda général de plusieurs d’entre elles, certaines s’orientant de façon prioritaire vers l’un ou plusieurs de ces quatre thèmes, ou encore vers d’autres, tels la promotion de la démocratie, la citoyenneté, la privatisation des entreprises et des services publics, l’énergie, la biotechnologie, la déréglementation de la publicité des produits du tabac, les systèmes de pensions, les réformes des impôts et de la justice (Frost, 2002 : 179-261).

En 2001, l’Atlas Economic Research Foundation, United Kingdom (portant le même nom que celle qui est basée à Fairfax, en Virginie, qui a également été fondée par Anthony Fisher, mais en Grande-Bretagne, cette fois) s’est transformée en une nouvelle institution dénommée The International Policy Network. Le terme anglais network est utilisé pour se référer à des « réseaux de travail », plus ou moins structurés, tandis que international policy s’applique, dans ce cas, aux politiques publiques importantes à l’échelle internationale. Les institutions faisant partie du « réseau » affirment produire et diffuser des théories et des connaissances pratiques destinées à énoncer des politiques publiques, ainsi que formuler et promouvoir directement des projets de loi exprimant juridiquement ces politiques. Cette nouvelle institution propose aussi d’apporter son appui logistique et, éventuellement, des fonds pour créer des institutions dans des « pays en développement » qui se consacrent à la promotion de politiques publiques ayant trait à un certain ensemble de sujets, entre autres, la biotechnologie, l’agriculture, la dégradation des sols, la sécurité alimentaire, la santé publique, l’énergie, la privatisation, la protection de l’environnement et la propriété intellectuelle (Frost, 2002 : 234).

Les croisements et les chevauchements entre ces sujets et ceux que nous avons signalés plus tôt comme propres à ce réseau transnational d’institutions offrent non seulement un certain profil de l’univers thématique du réseau, mais annoncent aussi les directions à venir. De plus, ils contribuent à soutenir une des idées exprimée au début de ce texte et reprise en analysant le cas de l’IEA, soit que ce réseau d’institutions ne se limite pas à produire et à diffuser des idées sur le sens restreint de ce qui est économique et de ce qui est politique et moral en général, mais qu’en plus il les applique et encourage leur application dans d’autres domaines.

Au-delà des noms spécifiques des institutions récompensées, la création de ces prix est un nouvel élément cohérent avec le commentaire de Hayek suggérant à Anthony Fisher que, pour faire progresser les idées libérales, il est préférable d’amener des arguments solides aux intellectuels afin que ceux-ci, à leur tour, influencent l’opinion publique, puis les politiciens.

Idées pour le débat

La brève analyse présentée dans ces pages peut être significative sous divers aspects. Tout d’abord, elle nous permet de tirer certaines conclusions en ce qui concerne le type de fonctionnement des réseaux sociaux analysés. À cet égard, en guise de brève synthèse, nous pourrions dire qu’en ayant recours à diverses ressources ces institutions appuient activement les idées (néo)libérales, non seulement par le biais des grands médias de masse (notamment imprimés, mais également la radio et la télévision), mais aussi de différents réseaux sociaux, déjà existants ou créés dans ce but.

Parmi les ressources les plus fréquemment utilisées pour concevoir et faire connaître les idées (néo)libérales qui orientent le fonctionnement de ces réseaux, on retrouve la production et la diffusion, par ces mêmes réseaux, de publications diverses, de travaux de recherche, de bulletins à circulation restreinte et de colonnes dans des journaux à grand tirage. Les réseaux organisent aussi des conférences et des séminaires, offrent des prix, des bourses et des fonds de recherche et encouragent la circulation de conférenciers, de dirigeants et de membres des organisations, par le biais des institutions associées, de divers types de réunions et de rencontres sociales. Il s’agit d’une combinaison complexe et efficace de stratégies de communication qui sont cependant peu étudiées en général.

La production sociale de représentations des idées (néo)libérales paraît reliée non seulement aux pratiques des acteurs sociaux locaux et nationaux, mais aussi à celles des acteurs sociaux transnationaux. En cette période de globalisation, les processus de production sociale de représentations d’idées politiquement significatives, qu’elles soient (néo)libérales ou autres, sont des processus de construction de sens, de création et de circulation de significations, de pratiques de resignification, auxquels participent des acteurs nationaux et transnationaux (voir Mato, 1996, 2001).

Dans les sociétés contemporaines, de nombreux processus sociaux ne se déroulent plus de façon exclusive à l’intérieur des frontières nationales. Pourtant, les études dans ce domaine sont souvent circonscrites à des espaces sociaux nationaux. Pour une compréhension plus globale des processus en cours, il serait nécessaire d’intégrer à l’analyse les modes et les sens de l’articulation entre les pratiques des acteurs sociaux locaux ou nationaux avec les transnationaux, ainsi que la participation des acteurs locaux ou nationaux dans des réseaux transnationaux. Les représentations et les pratiques des acteurs globaux entrent en relation avec celles des divers acteurs propres aux contextes locaux et nationaux où ils agissent.

Ce texte visait aussi à comprendre certains aspects culturels et communicationnels clés dans les transformations sociales contemporaines. L’analyse montre que les acteurs sociaux poursuivent leurs propres intérêts et que leurs programmes d’action progressent à partir de leurs propres interprétations de l’expérience sociale dans leur milieu local ou national et dans le monde. C’est sur cette base que s’établissent certaines alliances plutôt que d’autres. Entre acteurs transnationaux et locaux, il existe des convergences et des divergences, des associations, des négociations et des conflits. Les cas étudiés montrent des apprentissages mutuels, des prêts culturels, des transactions de convenance et d’autres formes de négociation, de conflit et de résistances, entre les intérêts des uns et des autres. Ces rapports complexes entre acteurs impliquent l’utilisation de ressources (financières, organisationnelles, d’accès à l’information, pour la diffusion, le maniement des réseaux de relations, des appuis gouvernementaux et autres). En général, les acteurs transnationaux et globaux comptent sur des ressources bien plus importantes.

De plus, comme ces acteurs, de par leur propre mission institutionnelle, ont intérêt à diffuser leurs propres représentations des idées clés qui donnent du sens à leurs pratiques, ils travaillent activement à la production de formes de sens commun autour de ces idées. Ils le font habituellement en produisant et en faisant circuler l’information organisée à cet égard, ainsi que par la promotion de réseaux et de rencontres où ceux qui y participent partagent l’information ainsi produite. Ce sont là leurs façons de construire l’hégémonie autour de leurs représentations, au moyen de leur naturalisation, par la production d’un certain sens commun, et non pas par la voie de l’imposition. On peut supposer que l’efficacité symbolique de ces formes non imposées est plus grande et plus soutenue que celles qui ont un caractère imposé.

En poursuivant ces études, mon intérêt ne se limite pas à constater qu’il existerait un certain sens commun qu’il faudrait assumer comme universellement hégémonique, mais à étudier comment se construisent certaines formes et éléments spécifiques de sens commun qui orientent les pratiques des acteurs sociaux significatifs à cause des rôles qu’ils jouent dans certaines transformations sociales contemporaines.