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La littérature scientifique sur l’informalité en Amérique latine intervient après les études sur la marginalité dont Alejandro Portes signalait au début des années 1970 qu’elles consistaient pour beaucoup en un regard normatif déformant (Portes, 1972). La notion d’informalité véhicule également pour partie l’idée d’incomplétude et de système social en devenir, en lien avec la notion de sous-développement, ou de rattrapage du Sud. Elle est alors entendue comme un résidu à éliminer parmi des sociétés inscrites dans la marche inéluctable de la modernisation. Le travail liminaire du Bureau international du Travail, pourtant effectué sur la base de contributions d’anthropologues (Hart, 1973), concourt à faire de l’informalité une catégorie d’évaluation (liée surtout à l’économie ou au monde du travail) à l’aune de laquelle est mesurée la réalité sociale.

Face à cette sensibilité pour la norme, des travaux développent des compréhensions alternatives de l’économie urbaine et du fonctionnement de l’espace, notamment au Sud. C’est le cas de Milton Santos, géographe brésilien qui, à travers deux circuits économiques (supérieur et inférieur) parallèles et connectés, donne une place centrale aux arrangements ou à l’informalité dans le fonctionnement économique et la structuration de l’espace (Santos, 1975).

Au début des années 1990, si les débats économiques opposant l’infor-malité comme résidu à éliminer et comme dimension constitutive du social sont toujours animés, les travaux de Bruno Lautier reconnaissent la dimen- sion structurelle et structurante de l’informalité dans le fonctionnement des sociétés du Sud (Lautier et al., 1991). Et les sciences sociales font une place importante à l’informalité au Nord (Marcelli et al., 2010), la constituant comme une catégorie de compréhension d’un social complexe.

Ce glissement heuristique d’une catégorie normative vers une catégorie d’analyse est doublé d’une évolution idéologique de son usage. À partir du milieu des années 1980, l’assimilation de l’informalité au symptôme de la dérive bureaucratique des États latino-américains occupe une place grandissante dans les arènes scientifiques et politiques. L’informalité serait le fait d’institutions publiques inutiles et pesantes hypothéquant la libre marche de la société et des échanges (de Soto, 1986 ; Oszlack, 1991). L’informalité reste constitutive du social, mais sert la critique libérale d’une organisation sociale et de l’État. Cette critique est portée par l’idéologie dominante dans la région entre la fin des années 1980 et les années 2000 qui vise à libérer les forces de la croissance, lever les entraves à l’investissement, ou atténuer les cadres contraignants d’États aux prérogatives démesurées. C’est l’époque des prêts conditionnés (du Fonds monétaire international, de la Banque interaméricaine de développement) et de l’action déterminante d’institutions nationales gagnées par l’imaginaire monétariste et libéral consécutif à la décennie 1980 (marquée par le tandem Thatcher-Reagan).

Les États de la région entretiennent avec l’informalité un rapport qui évolue au fil de sa charge idéologique et qui dépend de la façon de la mobiliser. Ainsi, l’informalité est tantôt l’effet collatéral du progrès (que l’on peut tolérer ou combattre), tantôt la marque d’un développement différencié (qui appelle une réponse sociale), tantôt le symptôme d’institutions publiques démesurées (dont il faut réduire le nombre et la portée).

Des liens existent entre les théories de l’État et les conceptions de l’informalité d’une part, et l’évolution des rapports sociaux, de force et de production d’autre part (Thwaite-Reyes, 1999). Ces liens renvoient à une économie politique qu’il est important de connaitre, i.e. à la manière dont les rapports sociaux et de pouvoir s’organisent au regard de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. La pertinence du rapprochement entre l’évolution de l’informalité et celle de la figure de l’État dans la région est relevée par le contexte du virage à gauche opérés à la tête d’États d’Amérique latine dans les années 2000 (Contreras Osorio, 2007). On pose ce contexte comme un moment singulier dans une économie politique dominante marquée par l’approfondissement de la raison libérale et de fortes recompositions de l’État (Brenner et Theodore, 2003 ; Peck et Tickell, 2002 ; Wacquant, 2010, pour les sociétés « avancées » ; Thwaite-Reyes, 2012, en Amérique latine).

De là, comment le virage à gauche, et la place changeante de l’État, peuvent-ils éventuellement accompagner l’informalité dans une économie politique qui n’est pas conforme à celle du grand récit libéral ? Ce questionnement principal est décliné sur la base de deux points spécifiques. Il s’agit d’une part de voir comment le retour de l’État (consolidation des pouvoirs publics ou réaffirmation des souverainetés nationales) peut consolider, perturber ou remettre en question la place et les lectures libérales de l’informalité. Il faut d’autre part être attentif à la dimension performative des discours sur l’informalité, i.e. à la manière dont ils rendent compte de, mais aussi font exister une forme de société.

Les idées développées dans les pages qui suivent ne sont pas à une étude ponctuelle et finement renseignée des relations entre État et informalité, ni de leur évolution réciproque. Il s’agit plus modestement de réflexions généralistes, mais élaborées à partir de plus de 10 ans de recherche en Amérique andine sur les risques et leur gestion ; de quatre années de terrain au Venezuela, en Équateur et dans une moindre mesure au Brésil entre 2002 et 2015 ; et d’une attention constante portée aux évolutions sociopolitiques dans une perspective de recherche en sciences sociales. Les réflexions proposées reposent également sur la mobilisation de contributions sur l’informalité, et sont attentives à la responsabilité sociale et politique des sciences sociales, notamment la façon dont elles s’emparent de leurs objets.

On reviendra tout d’abord sur la mise en échec d’États forts initiée dans les années 1970 et sur l’évolution des liens entre informalité et État durant la période. Ce tableau synoptique sélectif permettra ensuite de mieux souligner les particularités du virage à gauche pour la réaffirmation de certains États. On développera enfin ce retour des États qui met différents grands récits sociaux en tension alors que l’informalité dans ce nouveau cadre est très marquée par la globalisation libérale. Elle correspond à une économie politique bien différente de celle des États forts en vigueur jusqu’aux années 1970.

1. Des État forts et intégrateurs redéfinis par la dette

Suite à la crise des années 1930, on voit naitre en Amérique latine, puis se consolider après la Deuxième Guerre mondiale, des régimes nationalistes populaires inégalement attentifs aux intérêts de communautés nationales récemment affirmées. Des pouvoirs publics fortement intégrateurs se dotent d’institutions et de cadres réglementaires supportant des interventions directes dans l’économie nationale ou, pour partie, à vocation sociale pour la population. Il s’avère néanmoins que l’action de l’État, corporatiste, protège de grands secteurs économiques qui oeuvrent massivement dans son propre intérêt. C’est le cas du Brésil de Gétulio Vargas, du Mexique de Lázaro Cardenas, ou de l’Argentine de Juán Perón.

Par la suite se déploie dans la région une stratégie étatique de développement endogène dite d’industrialisation par substitution d’importations[1] (ISI), destinée à renforcer l’autonomie, l’appareil productif ou le développement de chaque État, voire de blocs régionaux (Assidon, 2002). Ce modèle politico-économique dans lequel l’État occupe une place de poids s’enraye à la suite des années 1970, au moment de l’exacerbation de la guerre froide et de la transformation de la nature économique de la globalisation. Les sociétés changent profondément, la place de l’informalité aussi.

1.1. Les années 1970 puis le tournant de la dette

Alors que le modèle ISI vise à consolider des productions nationales, le choc pétrolier signe un fort ralentissement du commerce international. Dans le même temps, on assiste à une flambée de certaines économies portée par les hydrocarbures. Le Mexique et le Venezuela sont inondés de pétrodollars durant la première moitié des années 1970 pendant que d’autres pays voient leur croissance ralentir (Thorp, 1998). En parallèle, l’exacerbation de la guerre froide et les luttes contre les foyers de guérilla dans la région précipitent le basculement vers des régimes militaires autoritaires dans nombre de pays.

L’énorme quantité de devises transférées en Amérique latine durant le choc pétrolier est canalisée par des institutions financières du Nord. Cela donne lieu à des politiques d’investissement et de dépenses publiques (en fait d’endettement auprès de ces institutions) sans précédent. Les conditions de marché transforment les économies nationales jusque-là marquées par une intervention soutenue de l’État.

La bulle (et les capacités de financement) créée par l’endettement considérable garanti par les pétrodollars éclate au début des années 1980, obligeant les États à délaisser progressivement des fonctions qu’ils assuraient sans intermédiaires dans le passé (qu’il s’agisse d’emploi, de santé, de logement, etc.). La chute des prix de l’énergie hypothèque les possibilités de remboursement des dettes contractées auprès d’institutions financières acquises aux logiques de marché. Durant la « décennie perdue », soit les années 1980, les solutions de refinancement ont lieu à condition d’ajustements structurels, parmi lesquels figure une révision drastique du statut de l’État et de son rôle économique et social. C’est l’approfondissement d’une logique libérale qui gagne la région jusqu’au virage à gauche qui marque les années 2000.

Mais la logique libérale précède les premiers signes de l’effondrement. Au milieu des années 1970 déjà, des régimes autoritaires restructurent les économies nationales au profit de secteurs privés, mais surtout abandonnent la vocation « populaire » ou sociale assumée par l’État, comme dans le cas du Chili de Pinochet, alors acquis aux Chicago boys. En outre, dans le Venezuela démocratique du social-démocrate Carlos Andrés Pérez, le secteur du logement est largement restructuré. On passe d’un État constructeur, à travers l’institution du Banco Obrero créée à la fin des années 1920 à un État facilitateur de bonnes conditions d’entrée sur le marché du logement (Rebotier, 2011). Au milieu des années 1970, la construction des logements est inexorablement transférée au secteur privé. La crise de la dette entérine donc une marche contre les forces d’intégration d’États nationaux populaires largement amorcée dans le courant des années 1970.

1.2. L’informalité à la marge, entre hostilité et indifférence des États

Dans cette trajectoire structurante d’économie politique, la crise de la dette constitue un seuil dans la façon de considérer l’informalité. Jusqu’aux années 1980, elle s’avère d’une importance marginale dans l’agenda politique. Tantôt combattue, tantôt ignorée, elle apparait comme accessoire, vouée à disparaitre. Bâtis sur un grand récit de développement national et d’ordre, les régimes nationaux populaires ne laissent que peu de place aux alternatives ou aux obstacles sur le chemin du progrès qui s’annonce.

Une nuance se dessine néanmoins au regard de l’informalité, entre les régimes autoritaires et les régimes démocratiques. Pour les premiers, l’informel est à combattre, à éliminer. C’est une tache à effacer sur le tableau du développement national. De fait, au Venezuela, le dictateur Marcos Pérez Jiménez fait la « guerre aux barrios », ces quartiers d’habitat spontané qui font tache dans le paysage de la ville moderne (Castillo D’Imperio, 1990). Certains de ces quartiers sont substitués par des barres de plusieurs étages d’habitat collectif, comme le quartier 23 de enero en donne un exemple dans les années 1950.

Durant la démocratie en revanche, l’informalité est moins une tache qui dérange qu’un résidu, toujours, mais voué à la disparition, du moins à l’invisibilité. C’est le cas dans le Venezuela du début des années 1970, durant la — très riche — période dite de « l’exceptionnelle démocratie » (Ellner et Tinker Salas, 2007) et des rêves de grandeur du pays pétrolier. Malgré des entrées considérables de devises, Caracas n’a jamais accueilli plus d’habitants dans les barrios de ranchos que durant la période dorée du choc pétrolier (De Lisio, 2001). Mais tout était alors possible, et pour « l’État magique » (Coronil, 1997) qui connait pendant 25 ans les plus hauts revenus par tête du continent jusqu’au début des années 1980 (Thorp, 1998), l’informalité n’est pas un problème. C’est à peine si elle fait question.

La crise de la dette signe la fin d’une économie politique dans laquelle les États forts organisent et intègrent le social. Les logiques et situations d’informalité s’intensifient et se multiplient pour jouer un rôle primordial parmi des sociétés lourdement frappées par la dette. L’informalité, accessoire et marginale, devient centrale et incontournable.

1.3. L’informalité au coeur des sociétés, de problème à opportunité ?

La situation sociale délétère durant la décennie 1980 rend incontournables les figures de l’informalité : débrouille, arrangement, improvisation (Pedrazzini et Sanchez, 1992). L’augmentation des indices de pauvreté accompagne la hausse de l’informalité, notamment dans les domaines de l’économie et de l’emploi. C’est le cas du Venezuela où l’économie informelle devient prépondérante au tournant des années 1990 (Gauvain, 2008).

Dans la littérature scientifique, on reconnait l’informel comme constitutif du fait social depuis le début des années 1970 au moins (Portes, 1972), mais l’interprétation qui en est faite évolue au fil du temps. Des approches culturalistes de la pauvreté, et à certains endroits, de ce que l’on peut considérer comme informalité (Lewis, 1963), laissent place à des lectures plus contextuelles et sociohistoriques (Lautier et al., 1991). Les dynamiques de l’informalité deviennent aujourd’hui pour certains une caractéristique des sociétés et de l’urbain latino-américain (Duhau et Giglia, 2008), voire des sociétés du Sud (Roy et Alsayyad, 2004).

Mais le grand récit libéral qui accompagne les ajustements structurels des années 1980 pèse sur le statut de l’informalité. Non plus un obstacle au développement, à réduire ou à ignorer, l’informalité devient une ressource dont il est possible de tirer parti. Ce sont l’État, ses dérives bureaucratiques et l’étendue de ses prérogatives qui constituent le problème. D’une notion boudée dans l’action publique, l’informalité devient un symptôme révélateur, puis un levier à valoriser dans les années 1990. La flexibilité, les arrangements, la négociation et l’émergence de nouveaux interlocuteurs légitimes accompagnent les processus de décentralisation alors préconisés, l’émergence de la société civile et la mise en place de partenariats public-privé guidés par les mantras de participation et de bonne gouvernance.

C’est le sens de L’autre sentier (De Soto, 1986) ou de l’idée d’une ville qui se « mérite » (Oszlak, 1991). Ainsi, le petit commerçant réduit à l’informalité, tant la réglementation ou le respect des normes peut être problématique, devient un entrepreneur dont il faut reconnaitre les spécificités. Le statut d’informel est le signe de l’entreprise, de la prise en charge de soi-même par soi-même, et porteur également de la figure de l’individu faible entravé par un État toujours trop présent.

C’est dans le contexte d’une économie politique propre à la région que les processus d’informalisation des sociétés montent en puissance à partir des années 1980, mais aussi que la littérature scientifique investit cet objet disputé. D’une notion marginale dans l’action publique, l’informalité devient centrale après les années 1970, et parfois même l’instrument d’un agenda idéologique dominant. La figure de l’État se recompose au même rythme, sans disparaitre, dans un continent qui, entre « ombres et lumières » dans les années 1990, se redresse lentement et inégalement (Ocampo et al., 2001). Au tournant des années 2000, les crises économique, sociale et politique précipitent des séismes électoraux en chaine, qui illustrent la réaffirmation de la figure de l’État et de sa vocation de protection sociale.

2. État et question sociale : virage à gauche et revirement idéologique ?

L’arrivée des gauches latino-américaines à la tête d’exécutifs nationaux dès 1999 trouble l’économie politique régionale qui se dessine depuis les années 1970. Certaines formes de la globalisation libérale, notamment liées à la recomposition de l’État, s’y trouvent mises au défi. Le virage à gauche s’accompagne d’initiatives économiques, politiques ou institutionnelles aux échelles nationale et régionale (Contreras Osorio et al., 2007), qui peuvent donner lieu, au-delà de la seule question de l’informalité, à une lecture des sociétés plus sensible aux questions de justice, d’inégalités et de domination que dans le seul cadre d’un grand récit libéral néanmoins toujours prégnant.

2.1. Retour de l’État, les conditions d’un virage à gauche

Aux crises économiques et sociales de la « décennie perdue » s’ajoute une crise politique, de représentation et d’exercice du pouvoir. La défiance envers les élites politiques se double du manque de confiance de larges secteurs sociaux à l’endroit des pouvoirs publics pour résoudre les problèmes d’inégalité et de détresse sociales. Ce triple processus économique, social et politique signe par exemple la faillite des formes héritées de gouvernement au Venezuela, en Équateur ou en Argentine.

Durant la crise argentine, fin 2001, quatre présidents se succèdent en dix jours, avant une longue période de gouvernement des Kirchner (Néstor, puis Cristina) initiée en 2003. En 1998, année d’élection présidentielle au Venezuela, Hugo Chávez est candidat, au même titre qu’Irene Sáez, ancienne miss Venezuela et miss Univers, un temps investie par les démocrates chrétiens tant le panorama politique est brouillé et la confiance dans les partis traditionnels est effritée. En Équateur, après les crises économique et sociale de la fin des années 1990, et la dollarisation survenue en 2000, Lucio Gutiérrez incarne en 2003 le rebond social et se fait élire sur un programme d’intérêt national avec le soutien des mouvements sociaux. Mais il ne rompt pas avec les alliés libéraux, et se fait déposer en 2005 par la grogne des secteurs sociaux qui le soutenaient précédemment. C’est en 2006 que Rafael Correa remporte les élections présidentielles sur la base d’un discours social et antisystème, de retour de l’État, et d’affirmation de la souveraineté nationale. Son élection repose sur un agrégat de mouvements sociaux, PAIS, alors à rebours de l’organisation en partis (Ramírez Gallegos, 2010). La convocation d’une assemblée nationale constituante en 2007 fait écho au travail réalisé par le MVR[2] au Venezuela en 1999, débouchant là aussi sur l’adoption d’une nouvelle Constitution qui consacre la place de l’État dans l’organisation de la société.

La question sociale qui revient en Amérique latine en tête des agendas politiques nationaux dans les années 1990 (Chalmers et al., 1997) heurte une crise politique tenace des modes de gouvernement. Si depuis la fin des années 1980, la démocratie se diffuse dans la plupart des pays qui ont connu la dictature militaire, les pouvoirs publics ont vu dans le même temps leur capacité d’intervention largement diminuer. La démocratisation et la décentralisation du pouvoir et des compétences (lorsqu’il ne s’agit pas simplement de déconcentration) ne suffisent pas à répondre à la dérive économique structurelle ni à la détresse de larges secteurs sociaux, en dehors du périmètre d’action de quelques grandes villes (à l’image d’initiatives sociales pionnières comme à Lima, au début des années 1980).

Si les chronologies et les contextes sont différents, l’arrivée de présidents dits de gauche à la tête de la Bolivie (2005), du Brésil (2003), du Paraguay (2008) ou encore du Honduras (2006) définit un mouvement régional de réaffirmation de la souveraineté nationale et de retour d’un rôle significatif et direct de l’État en lien avec les crises économique, sociale et politique du moment.

2.2. Quelques traits politiques et institutionnels du virage à gauche

Le basculement à gauche de nombre d’exécutifs nationaux, bien que plu-riel, se caractérise par des traits politiques et institutionnels qui rompent avec la logique libérale (Brenner, 2004). En Équateur, c’est l’épisode de la Révolution citoyenne, marquée notamment par une consolidation des institutions publiques, une reprise des politiques fiscales, et une systématisation et un élargissement des politiques redistributives (Ramírez Gallegos, 2010). Le discours politique met en avant l’exercice de la citoyenneté, l’autonomie et la souveraineté nationale, et le retour de l’autorité de l’État, notamment autour de sa vocation sociale, de redistribution et d’émancipation.

Les mêmes éléments étaient présents dans le discours de la Révolution bolivarienne qui s’est consolidée et radicalisée progressivement au Venezuela. Après le coup d’État d’avril 2002 et un lock-out patronal de plusieurs mois consécutifs à une série de décrets-lois intéressant l’accès aux ressources (pêche artisanale) ou la propriété des terres (grands domaines latifundiaires), le Président Chávez procède à la reprise formelle de l’autorité de l’État sur l’entreprise de pétrole PDVsa en cours de privatisation (Compagnon et al., 2009). Le processus consistait en une internationalisation progressive de l’entreprise sous la forme de son découpage en filières puis de l’externalisation de leur exploitation et de leur propriété durant les années 1990 (Mommer, 2001). La confrontation est violente et le pouvoir chaviste se sépare d’environ 17 000 employés sur plus de 30 000 que comptaient PDVsa. L’enjeu est crucial, le noeud de l’autorité et de la capacité d’action de l’État vénézuélien se trouve bien dans le contrôle de la rente sur laquelle est bâti le pays depuis un siècle.

Sur la base de cette reprise de contrôle, l’État chaviste mène des initiatives parallèles aux institutions existantes, et connues sous le terme générique de misiones. Ces dernières sont censées solder la dette sociale historiquement contractée auprès des plus faibles de la société en pratiquant une redistribution élargie de la rente pétrolière. La santé, l’alphabétisation, ou encore l’alimentation ou la formation sont assurées par des dispositifs parallèles à ceux déjà en place (qu’il s’agisse de ministères ou de fondations). Ainsi, depuis 2003, sans défaire les institutions existantes, l’action de l’État chaviste, ponctuelle, passe par des opérations « coup de poing » (operativos). Ces opérations sont plus ou moins pérennes et vident de leur substance des institutions traditionnelles qui pourtant ne disparaissent pas. Le rôle de l’État chaviste est considérable dans la réponse à l’urgence sociale du tournant des années 2000, mais ne s’avère pas pour autant exclusivement descendant. Si les corps intermédiaires ou les institutions traditionnelles du fonctionnement de l’État vénézuélien ont été pour beaucoup court-circuités, ses nombreuses actions volontaristes ne s’exercent pas sans contre-pouvoirs citoyens qui, à leur tour, prennent des formes alternatives aux exercices traditionnels de la représentation démocratique (Bracho, 2015). Des pratiques politiques plurielles trouvent alors une place centrale dans le fonctionnement de l’État.

2.3. La dimension régionale du virage à gauche

Sur l’avant de la scène géopolitique latino-américaine, on voit réapparai-tre des États qui portent un discours anti-impérialiste et défendent une souveraineté et une autonomie qu’ils jugeaient dévoyées au fil des dernières décennies. Le projet géopolitique correspond à une forme de régionalisme multipolaire dans une globalisation libérale de l’ère post-guerre froide. Malgré la Pax Americana[3], qui a dominé un temps l’hémisphère occidental, l’hégémonie économique et politique étatsunienne est ouvertement contestée par des pays latino-américains où l’expression du nationalisme est parfois difficile à comprendre depuis l’Europe, alors qu’elle est doublée d’un processus d’intégration régionale (Sader, 2015). Cette réaction à une forme d’impérialisme, si elle a pu être incarnée par la figure caricaturée d’Hugo Chávez, a néanmoins été assumée par d’autres pays dans la région, notamment le Brésil et l’Argentine.

Les initiatives d’intégration sont la traduction de cette posture. Certaines sont symboliques[4], d’autres ont une portée limitée[5], d’autres enfin comptent désormais dans le paysage géopolitique[6]. Dans tous les cas, il s’agit de faire place à une perspective étatsunienne du sous-continent, traduite par des institutions telles que l’Organisation des États d’Amérique, dispositif diplomatique qui marque fortement la Pax Americana dans l’hémisphère occidental[7]. À ces intégrations politiques s’ajoutent des initiatives commerciales régionales (comme l’élargissement du MERCOSUR, ou la vente préférentielle du pétrole vénézuélien, par exemple, à travers l’alliance Petrocaribe).

En définitive, le retour d’États qui se réaffirment et défendent un discours de souveraineté sans équivoque se traduit dans le paysage géopolitique régional par la formalisation de nouvelles arènes diplomatiques, mais aussi par des initiatives politico-institutionnelles qui changent le rapport entre sociétés et États. Dans les faits, les conflits qui sourdaient dans les années 1990 (pourtant durant la Pax Americana, entre l’Argentine et le Chili, ou entre le Pérou et l’Équateur) ne sont plus. De même, les menaces qui pèsent encore sur l’ordre démocratique parfois récent (fin des années 1980 pour le Brésil, ou le Chili) sont prises en charge par la voix régionale collective de l’UNASUR[8] sans intervention d’organisations internationales dominées par des intérêts extrarégionaux, et considérée comme une ingérence.

De toute évidence, le redéploiement de l’État aux échelles nationale et régionale n’est pas un retour aux stratégies étatiques nationales populaires ou développementistes d’avant la crise de la dette et le basculement libéral. Elle intervient dans un contexte marqué par une économie politique libérale diffuse, doublée d’une intensification (et parfois d’une valorisation) de l’informalisation des sociétés. Cette réaffirmation de l’État se conjugue à un processus certain de démocratisation qui s’étend à l’ensemble du continent et qui marque de façon significative la pratique des pouvoirs centraux a priori redevenus forts, et qui doivent composer avec d’autres formes aujourd’hui indépassables de légitimité. La tension est donc forte entre une démocratie ancrée à grande échelle, et la poursuite d’un agenda politique national ambitieux. L’informalité et la lecture qui en est faite subissent également les tensions de ce contexte.

3. Des États sur le retour et toujours en tension

Avec la démocratisation, les processus de décentralisation et la montée en puissance des pouvoirs locaux, le paysage de l’action publique est rendu complexe. Gouvernements locaux, ONGs, mouvements de citoyens interviennent dans l’élaboration de la décision au titre de l’idéal du modèle de gouvernance qui marque le continent durant la décennie 1990. C’est dans ce nouveau contexte de puissantes légitimités alternatives que le statut de l’informalité peut s’avérer inédit, tant auprès des États que parmi les sociétés latino-américaines.

3.1. Tensions partisanes et échelons politico-territoriaux

Les pouvoirs publics centraux ou les institutions nationales fraichement réaffirmées sont parfois mis à l’épreuve par des pouvoirs locaux, notamment urbains, dont la ligne politique se révèle parfois en — forte — concurrence. Il n’y a là rien de spécifique au virage à gauche, mais aucun retour en force de l’État n’a lieu sans contestation significative de gouvernements locaux de poids (comme Guayaquil en Équateur, ou Caracas au Venezuela, jusqu’au redécoupage politico-territorial de la capitale en 2009[9]).

Outre les aspects politico-territoriaux, les contestations sociales sont importantes, et l’atmosphère est à la conflictualité politico-sociale, malgré les dispositifs démocratiques formels (multiplication des élections et des consultations nationales). Le Venezuela est un exemple permanent de la mise en tension partisane d’un État fort, mais l’Argentine voit son degré de conflictualité — et de forte innovation — sociale augmenter durant les deux années qui ont suivi le sommet de la crise, en 2001 (Rodríguez, 2009). Le Brésil s’illustre également dans ce sens, à la faveur des grands événements sportifs globaux et de la mise en question des priorités (sociales et d’infrastructures) de l’État fédéral ou des États fédérés.

Ainsi, la décentralisation et la démocratisation complexifient la réaffir-mation d’États qui se déploient aujourd’hui d’une part dans un univers de contestations significatives, et qui doit d’autre part compter sur la multiplication des échelons politico territoriaux et des acteurs légitimes dans l’exercice politique. Mais cette mise à l’épreuve de l’État va au-delà de la mosaïque partisane. Elle véhicule une tension plus profonde qui a trait aux modes de fonctionnement de l’État et de la société : le dilemme entre souveraineté de l’État et autonomie des différents secteurs sociaux.

3.2. L’informalité et les tensions entre souveraineté et autonomie

L’arrivée au pouvoir de forces dites progressistes met en scène la tension entre un exercice centralisé et fort du pouvoir d’un côté, et l’autonomie de forces contestataires ou des pouvoirs locaux de l’autre. En d’autres termes, quelle place est faite aux particularismes dans l’exercice de l’autorité d’un État au sein duquel l’unité et la souveraineté nationale sont réaffirmées, voire même sont le support du projet politique ?

Sur fond de rivalités politiques héritées, cette tension laisse penser que l’État qui revient en force est amené à composer avec les différents foyers de contestation et de légitimité. Au Brésil, de façon simultanée à l’arrivée du Parti des travailleurs au pouvoir (à l’État fédéral et au gouvernement de São Paolo), le mouvement social urbain organisé (qui prend le nom de O Movimento) voit son registre d’action évoluer (Rebotier et Rivière d’Arc, 2014). Après les occupations et les squats de logements vides, il est question pour le mouvement social d’investir les nouvelles arènes de décision municipales dans une logique de lobbying auprès d’un pouvoir politique a priori plus réceptif aux revendications populaires. La tension existe donc entre des pouvoirs publics plus volontaristes et des mobilisations pouvant relever de l’informel, et qui font la légitimité de ces pouvoirs publics.

L’État vénézuélien s’avère aussi régulièrement mis à l’épreuve par une base électorale avec laquelle il doit composer. Au milieu des années 2000, la misión identidad permet à plusieurs millions de Vénézuéliens d’obtenir des papiers d’identité et d’intégrer ainsi la communauté citoyenne. La dimension participative et organisée du pouvoir dit populaire n’est pas seulement rhétorique au Venezuela, mais elle aussi parfois s’incarne très concrètement dans certaines luttes politiques. Des conseils communaux sont constitués et reposent sur la volonté et les ressources de l’État pour exister. Ils ne sont pas pour autant seulement des rouages de l’exercice du pouvoir assujettis par l’État central. Des manifestations sont organisées, des mairies sont parfois occupées (sans égard aux couleurs politiques des élus), des fonctionnaires ou des institutions parfois dénoncés (la bureaucratie et la corruption étant mises en cause). Si le secteur du logement repose sur les organisations populaires pour l’exercice de la politique nationale (Bracho, 2015), c’est en revanche moins le cas pour le secteur industriel et productif (clé de voûte de la souveraineté et de la capacité d’intervention de l’État).

Ainsi, si l’action de certains États devient résolument volontariste, bien des aspects de la société, de l’économie ou des territoires échappent à une autorité étatique loin d’être écrasante. En ce sens, on ne peut que faire la différence avec l’État fort de la période nationale populaire (Couffignal, 2012). La légitimité des États du virage à gauche est même conditionnée à la possibilité d’expressions alternatives. Ce qui est parfois décrit comme une forme de populisme ou une dérive autoritaire personnaliste[10] ne s’avère pas être un processus inéluctable ni un horizon fatal. On est plutôt en présence d’une tension sans cesse retravaillée et renégociée dans les relations fines entre des représentants ou institutions porteurs de la figure de l’État et la multiplicité des autres sources légitimes de pouvoir et de décision.

Ainsi, la diversité des interactions possibles entre société et État n’est absolument pas réglée. En cela on pourrait retrouver une logique d’informalisation du fonctionnement de l’État qui ne se réduit pas à l’arbitraire d’un acteur dominant, et qui semble faire écho à la généralisation des situations d’informalité (et de leur reconnaissance) en cours en Amérique latine depuis plusieurs décennies. L’informalité (ce qu’elle recouvre et ce qu’on en dit) semble donc bien installée au moment du virage à gauche. Et le retour des États ne permet pas de présumer de la façon dont l’informalité intervient parmi les sociétés ni dans le projet politique (d’autonomie et de souveraineté) du virage à gauche. C’est là l’occasion pour le regard de sciences sociales de s’illustrer sur la question de l’informalité : parvenir à identifier les effets d’encastrement de l’informalité tant dans les processus politiques en cours parmi les sociétés que dans la lecture et l’usage de la notion qui peuvent être faits.

3.3. Situer l’interprétation pour dépasser la lecture manichéenne de l’informalité

La confrontation entre d’une part des États réaffirmés et d’autre part de multiples formes de légitimités alternatives correspond plus largement à une tension entre unité et dispersion. Pour le premier point, la garantie de l’unité de l’État expose à la dérive autoritaire que peut illustrer la période nationale populaire, et porte par exemple à ignorer, nier, voire combattre, des expressions de l’informalité. L’épisode contemporain du virage à gauche correspond pour certains à des dérives populistes tant il se traduirait par un exercice écrasant du pouvoir à l’encontre des secteurs sociaux alternatifs, considérés comme concurrents. La réalité s’avère bien plus complexe et doit être finement documentée. L’affirmation de l’unité nationale et de la souveraineté passe également par un horizon d’intégration régionale. En outre, elle n’a pas lieu d’une façon implacablement autoritaire. L’ajustement est constant, et des manifestations de l’informalité semblent même gagner bien des aspects du fonctionnement de l’État, même des États forts du virage à gauche.

Pour le second point, la dispersion d’une autorité d’État peut faire écho à la tendance libérale à rendre floues les figures et institutions collectives pour laisser le champ libre aux individualités. La dérive de la notion d’empowerment suit par exemple en cela le grand récit libéral. À l’origine, le mot désigne une redistribution des pouvoirs entre acteurs dans le cadre de rapports asymétriques. Il s’agit d’améliorer les capacités de décision ou de délibération d’acteurs traditionnellement dominés. Avec le temps, la notion ne désigne plus que de vagues pratiques de participation (sans qu’on s’attarde beaucoup sur leur portée), voire même correspond à la glorification des capacités individuelles qui valorisent la prise en charge de soi-même par soi-même, signant l’échec des solidarités collectives (Jouve, 2006).

En Équateur, l’élaboration et la mise en place de la politique nationale de gestion des risques traduisent cette tension entre d’une part l’unité réaffirmée de l’État, de ses prérogatives et de sa vocation de protection des populations et du territoire national, et d’autre part la dispersion d’un État dont on attendrait simplement qu’il orchestre l’autonomie (parfois la plus radicale) des pouvoirs locaux et des acteurs de terrain dans leur capacité à gérer les risques. En effet, dans la mise en place du système national décentralisé de gestion des risques, deux postures traversent autant l’action de l’État et des institutions nationales que celle des acteurs locaux et des organisations et acteurs de la coopération. La politique nationale est partagée sans que ce dilemme ne soit posé comme un véritable enjeu politique entre la consolidation et la montée en compétence des institutions publiques de gestion des risques, de planification des territoires et de protection, et la préparation de différents groupes sociaux, la formation, l’entrainement et l’équipement d’institutions publiques locales naissantes (dans un contexte de décentralisation) loin d’une réponse collective, nationale et coordonnée (Rebotier, à paraitre). Les logiques de planification publique d’une part et de résilience des communautés d’autre part peuvent être complémentaires à bien des titres. Mais elles peuvent relever de postures politiques orthogonales en termes d’organisation de l’État, des pouvoirs publics et de conception de la société.

L’expérience des recompositions des États durant le virage à gauche dans la région met en avant le poids des perspectives — idéologiques — qu’il semble important d’identifier pour bien comprendre l’informalité et le rôle qu’elle peut jouer parmi les sociétés latino-américaines contemporaines.

Conclusion

La dialectique opposant unité et dispersion de l’État semble être le lot commun du virage à gauche de nombre de pays d’Amérique latine depuis les années 2000. La négociation entre des trajectoires fort différentes est difficile à saisir, se glisse dans les interstices fins des pratiques de l’action publique et dans des rapports de force plus structurants à d’autres échelles. Elle intervient dans un contexte social, politique et économique profondément renouvelé qui ne correspond pas à celui des États nationaux populaires antérieurs aux années 1970, et met en scène des relations ambigües entre sociétés et États.

Cependant, dans ce nouveau contexte, et au sein d’États dits forts, on ne constate pas nécessairement plus de contrôle des situations d’informalité (pour garantir l’unité d’un projet national, souverain), ni au contraire plus d’encouragement de ces situations (pour selon qu’elles seraient l’expression d’un fonctionnement dit populaire, plus spontané). À l’inverse, il ne semble pas qu’on trouve dans les États les plus gagnés par les logiques libérales les situations d’informalité les plus manifestes, pour selon qu’elles seraient l’expression de moindres entraves et de dispositions de résilience à cultiver. On n’y trouve pas non plus les fonctionnements sociaux les plus établis et rigoureusement formalisés, pour selon que l’exigence de transparence et de confiance pourrait y être importante.

Avec le recul, tant dans la littérature que sur le terrain, les pistes sont vite brouillées lorsqu’on essaie de comprendre et de donner du sens aux situations ou aux dynamiques de l’informalité. Les évolutions récentes de l’État dans la région montrent combien il est important de dépasser une lecture dialectique simple, certes utile, mais qui, si elle est trop chargée d’intentions ou de perspectives idéologiques, empêche de mesurer la finesse et la complexité des réalités sociales observées[11], parfois contradictoires, souvent contre-intuitives. Le grand récit libéral peut imprimer une orientation de poids à l’informalité et à la façon dont elle s’inscrit dans le fonctionnement des sociétés. Des lectures de la résilience peuvent aller dans ce sens aujourd’hui (Chandler, 2014). Les travaux de terrain via l’étude attentive des mécanismes concrets et des dynamiques sociales à grande échelle s’avèrent cependant incontournables. L’intérêt d’un travail de sciences sociales sur l’informalité réside plus que jamais dans la prise de distance critique entre d’une part la réalité décrite et son processus de production, et d’autre part les conditionnements à travers lesquels la connaissance est produite et la notion d’informalité (mais aussi d’État !), considérée et interprétée.