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Introduction

Afin de mieux appréhender le processus d’informalisation de l’État comme développement d’un rapport flou et arbitraire à la loi, l’insertion professionnelle des jeunes latino-américains, et plus spécifiquement des jeunes argentins, constitue un phénomène heuristiquement révélateur. En sortant à la fois d’un discours d’homogénéisation et de victimisation des jeunes générations (Braslavsky, 1986), d’une approche qui lie l’informalité uniquement à la pauvreté (Souza et Tokman, 1995), et de l’éloge de ce phénomène (Hernando de Soto, 1990), cet article met l’accent sur le caractère multiple de l’informalisation à travers la description de ses manifestations dans le domaine de l’emploi des jeunes.

Garant des protections sociales, du droit du travail et de la formalisation des pratiques d’emploi, l’État argentin, bien que bénéficiant d’une société salariale assez robuste par rapport à ses pairs latino-américains (Lo Vuolo, 1997), n’a pas pu éviter la persistance de l’informalité du travail des jeunes. Cette dernière s’instaure en tant qu’expérience professionnelle première et durable de l’emploi, malgré des phases d’oscillation entre récession et croissance économique dans le pays (Barbeito et al., 2007).

L’informalité du travail des jeunes ne se présente pas pourtant de manière univoque. Elle se manifeste tout d’abord par sa forme la plus évidente : le travail informel « non déclaré ». Celui-ci constitue à la fois un élément qui structure le fonctionnement global du marché du travail et une épreuve, subie ou choisie pour la majorité des jeunes travailleurs, femmes et hommes, mais en tout cas plus particulièrement pour les jeunes les plus défavorisés. L’informalité émerge également au coeur de l’emploi formel et protégé dans des formes plus ou moins légales, difficiles à réguler pour l’État en raison de leur opacité, même s’il fait preuve d’implication à travers une longue liste de mesures. Cela dit, l’article vise à souligner que l’informalité est aussi susceptible d’apparaitre via l’action des programmes de l’État touchant directement ou indirectement l’emploi des jeunes. Ces actions ne concurrencent ni n’éradiquent toujours le travail informel en raison de l’informalisation des objectifs, définitions et procédures des interventions étatiques. Dans certains cas, elles contribuent au flou des frontières entre ce qui représente un emploi ou non, entre ce qui relève d’un emploi formel ou informel, et peuvent même avoir des effets imprévus comme paradoxalement pousser les jeunes à quitter le marché du travail.

Après un détour historique et conceptuel sur l’emploi non déclaré en Argentine, l’article décrira les différentes manifestations de l’informalité du travail des jeunes, en soulignant chaque fois le rôle que l’État joue dans leur reproduction. Différents exemples permettront d’illustrer ces manifestations à partir d’une recherche qualitative et longitudinale sur les parcours professionnels de jeunes en Argentine. Il ne s’agit pas ici d’une étude systématique de l’action publique à ce sujet, mais d’une exploration de la manière dont celle-ci est apparue en lien avec l’informalité du travail des jeunes argentins.

1. L’informalisation de l’État et son archétype : « l’emploi non déclaré » en Argentine

En Argentine, la période initiée dans les années 1930 et connue comme l’« industrialisation pour substitution d’importations » (ISI) a amorcé le développement de l’industrie et de l’emploi salarié urbain dans le cadre d’importantes régulations macroéconomiques et sociales. Ce processus, qui différencie l’Argentine de ses pairs latino-américains, a signifié la construction progressive tout au long de quatre décennies de processus de mobilité ascendante et d’une structure salariale homogène et stable. Dans le cadre de ce modèle, l’État a approfondi son intervention dans tous les domaines, édifiant un État « — providence », — social ou — centrique (Cavarozzi, 1999). L’État-providence en Argentine est le produit hybride de schémas de sécurité sociale associés aux corporations syndicales et à des institutions sociales-démocrates universelles, comme l’éducation et la santé publiques, d’accès libre et gratuites pour tous les citoyens (Lo Vuolo, 1997). Les fondements institutionnels de ce modèle ont été établis lors du gouvernement de J.D. Perón entre 1943 et 1955. L’intervention de l’État dans l’économie s’est traduite en parallèle par le développement de droits caractéristiques des sociétés salariales existants dans d’autres pays du monde : ceux-ci concernaient le salaire, la durée de la journée de travail, la stabilité, les congés payés, les protections des travailleurs contre le licenciement, l’organisation syndicale, les conventions collectives de travail, la sécurité sociale pour le travailleur et sa famille[1].

Les dictatures politiques des années 1970, concomitantes de la nouvelle phase de réorganisation du capitalisme mondial, ont impulsé un changement des fondements du modèle. Elles ont conduit à la concentration progressive du capital et de la richesse dans les secteurs les plus favorisés, à une réforme financière ouverte aux entreprises multinationales, à la destruction de l’industrie, au développement du secteur des services, à l’augmentation de la dette du pays, et à la libéralisation du commerce (Barbeito et al., 2007). L’apogée des réformes qui instaurent ce nouveau modèle a été atteint dans les années 1990, sous la responsabilité de gouvernements déjà démocratiques et nettement néolibéraux. Outre la fragilité institutionnelle héritée des dictatures, dans la dernière décennie du XXe siècle, des lois, des arrêtés gouvernementaux et des réformes directes de la structure de l’État ont été conduits[2]. Ces lois ont amené l’État à expérimenter la déstructuration, la réduction du budget public, la décentralisation des responsabilités sans décentralisation du financement, la privatisation des biens et des services publics. Cet ensemble d’éléments ont déclenché irréversiblement la crise économique, sociale et politique de 2001[3]. Lors de cette crise le chômage est monté à 20 %, la pauvreté a dépassé les 55 % de la population et le PIB a enregistré une forte chute (Perez, 2008).

En conséquence, et comme dans d’autres pays occidentaux, l’essor du néolibéralisme en Argentine a diminué les supports propres au rapport salarial réduisant ainsi l’accès à la sécurité sociale que garantissait ce rapport (Castel et Haroche, 2001). Des problèmes nouveaux ont découlé de la transformation du salariat depuis lors : chômage, instabilité et précarité de l’emploi. De plus, pour répondre à la nouvelle situation de l’emploi, une dérégulation du droit du travail et une flexibilisation de l’emploi ont été appliquées. Ces dernières étaient censées d’une part réduire les cotisations sociales et les indemnisations payées par les patrons et les employeurs, et d’autre part rendre possibles de nouvelles modalités d’embauche à travers la création de contrats flexibles à durée déterminée (par exemple contrat de nouvelle activité, période d’essai, contrat d’apprentissage, contrat de travail et formation, temps partiel, stages) inédits dans le pays, et destinés notamment à la population juvénile. La nouvelle phase massifie des problèmes comme celui du « travail informel » (emploi « non déclaré »), qui atteint en 2003 50 % de l’emploi (Ministerio de Trabajo, Empleo y Seguridad Social, 2007)[4], et augmente les inégalités sociales (Ministerio de Trabajo, Empleo y Seguridad Social, 2005c).

Passée la crise, 2003 marque un tournant : une nouvelle étape démarre avec des phases de croissance exubérante en raison des changements dans le régime macroéconomique et dans les conditions économiques internationales. En ce qui concerne l’emploi, des régulations visant à compenser la flexibilisation des années 1990 ont été mises en place. Par exemple la réduction de la période d’essai, l’abaissement de l’âge légal permettant de travailler dès 16 ans, la dérogation de certains des contrats flexibles, la promotion de l’emploi et des conventions collectives de travail, la régulation de l’emploi des coopératives et la promotion de l’inspection du travail, ainsi que la création du Système Intégré Prévisionnel Argentin (SIPA) qui supprime le régime de capitalisation privé pour les retraites, datant de l’étape néolibérale.

Si certaines de ces lois abordent des questions clés, dans l’ensemble, ces nouvelles lois ou leur modification ne changent structurellement ni le contexte d’insertion, ni la mobilité des travailleurs. Pas non plus de changement profond du côté du régime technologique et productif d’accumulation ou de modification de l’insertion du pays à l’échelle internationale (Barbeito et al., 2007). En ce qui concerne les jeunes, une nouvelle réforme éducative et des politiques sociales et d’emploi mettent l’accent sur l’éducation formelle, les systèmes de formation professionnelle, les programmes publics actifs de capacitation et d’emploi, l’employabilité et la socialisation des jeunes au travail. Cependant, ces interventions n’ont pas entrainé de changement qualitatif dans les résultats et l’on pourrait penser que les programmes deviennent parfois des formes subventionnées de flexibilisation et de précarisation de l’emploi, dans un cadre où l’inclusion dans l’emploi formel ne dépend pas uniquement du capital éducatif des individus. D’après Salvia (2007, 2013a, 2013b), les problèmes de l’emploi des jeunes n’ont pas pour principale raison la faible employabilité ni la flexibilité contractuelle — les deux visées principales de ces politiques — mais les limites structurelles de la demande d’emploi dans le cadre d’un système économique fondé sur des conditions d’accumulation et de régulation salariale qui exclut un excédent de la population.

Ainsi, même dans la période de réactivation de l’économie argentine (2009-2011), avec une croissance du PIB de 9 % et une récupération de l’emploi, des revenus et de la capacité de consommation des foyers, 20 % des jeunes sont sous-occupés et seulement 35 % des jeunes actifs obtiennent un « emploi décent » selon la définition de l’OIT (Salvia, 2013). Si depuis 2003 le taux de chômage des jeunes âgés de 16 à 24 ans a diminué, il se maintient autour de 19 % et quadruple encore le taux de chômage de la population adulte entre 25 et 64 ans. La proportion des jeunes salariés non couverts par la sécurité sociale est passée de 72 % en 2003 à 58 % en 2008. Si on rajoute pourtant à cet indicateur la quantité de travailleurs jeunes non salariés sans sécurité sociale, le taux total est descendu de 79 % à 65 % entre 2003 et 2008, mais il est remonté à 69 % en 2010. On peut donc constater que l’informalité du travail s’instaure en tant qu’expérience professionnelle première et durable de l’emploi chez les jeunes argentins.

L’étude de l’informalité du travail des jeunes est souvent limitée à une seule de ses manifestations, le « travail informel », bien que l’observation de cette manifestation reste peu aisée car la définition et la mesure statistique de ce qui constitue un travail informel n’est pas sans controverses.

En effet, les travaux qui portent sur l’informalité ne s’accordent pas complètement sur la définition à lui donner. D’après certains auteurs, le travail informel serait le résultat d’un excès de régulation bureaucratique de la part de l’État par rapport aux forces réelles du marché (Hernando de Soto, 1990). D’autres approches, davantage institutionnelles, ont suggéré que le secteur informel serait un excédent de l’économie formelle, un corrélat de l’incapacité du secteur formel à absorber la main-d’oeuvre disponible (Souza et Tokman, 1995). En Amérique latine, les activités à caractère informel sont liées au développement de la marginalité de certains groupes de la population par rapport aux activités dominantes et les plus productives. Ceci ne veut pas dire que l’informalité se réduit uniquement à la pauvreté, même si la probabilité de se retrouver dans des emplois informels est plus forte pour la population la plus démunie. Ne pas réduire l’informalité à la pauvreté ne nous conduit cependant pas à adhérer à l’idée soutenue par une troisième perspective, selon laquelle l’informalité serait une caractéristique structurelle du système capitaliste (Castells y Portes, 1990), incontournable ou immanente au système. Ces trois perspectives, appelées selon Portes (1995) respectivement « légaliste », « dualiste » et « structuraliste », ignorent une partie des sources d’informalité, comme nous le verrons dans la suite de l’article. Car le travail informel semble d’une part être la conséquence des politiques économiques qui segmentent la société en secteurs de haute compétitivité régulés par l’État, et en secteurs de basse productivité avec une capacité moindre d’accumulation, sans contrôle de l’État. Le travail informel est d’autre part le résultat de mécanismes adaptatifs des sociétés et des individus à des inégalités sociales croissantes (Roldan, 1990), et porte même la possibilité de stimuler la capacité d’organisation des secteurs populaires pour résoudre des problèmes urgents (Forni et Longo, 2007 ; Busso, 2009).

En ce qui concerne la mesure statistique de l’informalité, elle varie selon la définition théorique adoptée. Au début des débats, il était question de définir le travail informel en associant plusieurs critères proches des perspectives « dualistes ». Il se caractérisait alors par sa facilité d’accès, une séparation minimale entre capital et travail, une faible productivité, un investissement faible en capital, l’utilisation intensive de main-d’oeuvre et une division minimale du travail (Souza et Tokman, 1995). Cependant, depuis quelques années, les statistiques publiques en Argentine (voir l’Institut National de Statistiques ; Bertranou et Casanova, 2014) préfèrent une mesure davantage réduite mais plus directement observable, comme celle du nombre d’emplois non déclarés, c’est à dire, d’emplois « non enregistrés » à la sécurité sociale, sans cotisation pour la retraite ni protection ou droits reliés à l’emploi, parmi les travailleurs salariés et les travailleurs non salariés. Cette mesure est souvent assimilée à celle de la précarité, en raison de l’association entre travail informel et d’autres déterminants de la précarité comme les bas salaires, l’écart entre nombre d’heures travaillées et souhaitées, ou l’inclusion ou non dans une convention collective (Bouffartigue, 2008). Par ailleurs, outre les problèmes légaux et administratifs liés au non-enregistrement de l’emploi, le travail informel implique des conséquences sur les parcours individuels, moins perceptibles par les statistiques. L’incertitude et l’instabilité de la situation professionnelle, le manque de droits et l’ambigüité dans les rapports sociaux et professionnels, font que le travailleur se trouve dépourvu des ressources nécessaires à son autonomie et son développement professionnel.

2. Les figures manifestes de l’informalité de l’emploi

L’observation de l’informalité dans le domaine de l’emploi avec une définition qui dépasse sa simple mesure statistique permet d’y inclure davantage de situations et de constater des points habituellement ignorés par les études, notamment ce qui concerne ses sources. Les caractéristiques du phénomène du travail informel peuvent être ainsi étendues, car si l’emploi non déclaré est sa manifestation dominante, il n’est pas la seule. En effet, l’informalisation ne se restreint pas au secteur informel de l’économie : des positions et des situations d’informalité peuvent se trouver au coeur même du secteur protégé et formel de l’emploi.

2.1. L’emploi des plus pauvres

Comme mentionné plus haut, presque 7 jeunes sur 10 ont un emploi non déclaré à la sécurité sociale (Salvia, 2013a). Ce dernier représente donc une épreuve pour la majorité des jeunes travailleurs et travailleuses. Cette situation s’aggrave en fonction des inégalités associées à l’origine sociale : ce sont les jeunes de classes sociales populaires qui sont les plus touchés par le travail informel et ce, même lorsqu’ils détiennent le même niveau de diplôme que leurs pairs issus des classes sociales moyennes et aisées (Perez et al., 2013). Même si les données du panel n’ont pas été produites dans le but initial d’analyser l’informalité, la répartition des parcours des jeunes en fonction de cette variable s’est révélée incontournable tant elle différencie leurs cheminements. L’un des instruments de notre recherche, la liste d’emplois, listait tous les emplois occupés (ou activités que les jeunes considéraient comme des emplois) ainsi que leurs caractéristiques : tâche, durée, lieu, taille de l’établissement, horaires, existence ou type de contrat, salaire, voie d’accès à l’emploi. Selon ces listes, et si l’on classifie les emplois des jeunes en fonction du même critère que les statistiques, c’est à dire, en fonction de l’existence et du type de contrat (emploi déclaré ou non déclaré)[5], les parcours des jeunes du panel rejoignent la situation générale de l’emploi juvénile : la quasi-totalité des jeunes (72/85) a commencé à travailler dans un emploi non déclaré et un tiers (31/85) l’a occupé tout au long des vagues d’enquête[6]. Parmi ces derniers, deux tiers (20/31) sont d’origine populaire.

Le jeune Ricardo, dans le panel argentin, issu d’une famille populaire, illustre cette situation de manière exemplaire. Bien que conscient de la segmentation du marché du travail dans laquelle des emplois déclarés (« en blanco ») et non déclarés (« en negro ») non seulement coexistent mais sont aussi socialement distribués, ce jeune rêve pourtant d’un emploi formel qu’il pense ne pas pouvoir obtenir :

La plupart des emplois “en negro” sont les mêmes. Il suffit de t’y connaitre juste un peu et tu peux le faire. Les meilleurs emplois sont “en blanco”. Les emplois informels comme ceux auxquels je suis habitué, c’est du travail de force physique où tu n’as pas besoin de réfléchir mais davantage d’agir […] Dans le milieu de la pauvreté, il y a beaucoup de gens qui travaillent dans [la menuiserie] car c’est un moyen pour des gens comme moi, qui n’avons pas des ressources pour aller ailleurs […] Un contrat, travailler “en blanco”, ça c’est un vrai emploi.

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On observe donc avec les données du panel argentin, le cas du travail informel davantage subi par les jeunes latino-américains les plus pauvres, pour qui les offres d’emploi sont limitées du point de vue du territoire, des qualifications et des conditions d’emploi.

2.2. Les usages « tolérés » du travail informel

Cependant l’ampleur de l’expérience de l’informalité chez les jeunes ne se circonscrit pas au seul groupe des jeunes pauvres. Le constat de cette ampleur favorise de la part de l’État, et de la population plus largement, une forme d’indulgence publique et sociale vis-à-vis de ce type d’emplois, malgré un consensus sur la nécessité de les réduire. Du côté des jeunes, on constate une sorte d’intériorisation avec des usages variés, plus ou moins contraints, de l’informalité. Ces usages rejoignent ce qui a été étudié ailleurs comme les modalités juvéniles de réappropriation de l’instabilité professionnelle (Nicole-Drancourt, 1992) ou les débats sur la précarité dans des pays du Nord et du Sud (Bouffartigue et Busso, 2012) selon lesquels la flexibilité en termes de statut, de contrat, de durée, de temps de travail et de protections sociales pourraient être saisies comme de nouvelles ressources ou opportunités dans un contexte de mobilité (Vultur, 2010), plutôt que de constituer seulement des sources de précarité (Eckert, 2010).

Certains jeunes se servent par exemple du travail informel pour s’insérer doucement et avec un engagement moindre sur le marché du travail. C’est le cas de Camila qui démarre sa vie professionnelle dans un magasin de vêtements pour femmes, tantôt comme vendeuse, tantôt en distribuant des tracts du magasin sur la voie publique. Le caractère vague des horaires, de l’engagement, des tâches à accomplir lui conviennent, car grâce aux bonnes relations qu’elle entretient avec sa patronne, elle peut subordonner cette activité au fait d’étudier ou de se reposer.

Ce n’est rien de formel, j’y vais, elle me dit, et je distribue. Elle me demande “est-ce que tu viens la semaine prochaine ?”, et si j’y vais c’est deux ou trois jours. Ça dépend, parfois je n’y vais pas. Si j’ai des examens, je n’y vais pas : je préfère rester chez moi pour étudier ou juste rester chez moi. […] Je n’ai pas d’horaires. Moi je n’aime pas trop les horaires. Et comme ça, je suis bien. [...] Parfois, quand elle part, je reste dans le magasin, je vends, je donne les prix, tout. Je pense que c’est bien payé, parce que ça ne me demande pas beaucoup, tu comprends ?

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Le travail informel sert également de stratégie pour d’autres projets professionnels ou non professionnels à court ou long terme. Avec le projet de partir vivre dans une autre province, le jeune Rodolfo préfère passer d’un emploi déclaré de serveur dans une station essence à un emploi non déclaré, manuel, dans un atelier de sellerie. Conscient des vulnérabilités d’un emploi non déclaré, il les relativise à l’aune du meilleur salaire, de la facilité d’accès car il connait l’employeur et de la proximité à son domicile. Ces raisons l’amènent à accepter un emploi qui ne cotise pas pour sa retraite et qui représente pour lui de toute façon et à long terme, un emploi transitoire qui lui permettra d’accomplir son projet de déménagement.

On cherche toujours un salaire permettant de progresser, et un emploi dans la mesure du possible “en blanco”, parce que tu touches davantage, parce que “en negro” tu ne sais pas si tu vas toucher ou pas ton salaire, tu ne peux réclamer à personne. Je travaille avec mon ami parce que c’est mon ami. Je le connais depuis toute la vie : il ne va pas me tromper […] J’ai accepté cet emploi parce que je sais comment il gère les choses, l’emploi est près de chez moi, et en plus je n’avais pas à rester 1 ou 2 mois à l’essai, j’entrais et point.

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Ces manifestations du travail informel s’ajustent à la définition théorique qui le présente en tant qu’« ensemble d’activités qui génèrent un revenu mais qui ne sont pas régulées par l’État dans un environnement social où des activités similaires le sont » (Portes, 1995 : 123). Cependant, d’autres formes qui sont à la limite de l’activité professionnelle peuvent aussi être analysées comme du travail informel. Des jeunes travaillent gratuitement ou se font rétribuer par leurs employeurs autrement que par un salaire, une traduction « en nature » de la rémunération due par l’employeur au jeune travailleur. Rétribution en vêtements dans le cas de jeunes filles travaillant comme vendeuses dans des magasins pour femme, rétribution en baguettes de batterie pour un travail en studio d’enregistrement, rétribution en expérience, en contacts, « en apprentissage ». La frontière se floute non seulement entre ce qui doit et qui ne doit pas être payé, mais également entre ce qui relève et ce qui ne relève pas de l’ordre du travail. La banalisation de la rétribution en nature finit également par banaliser l’activité elle-même et constitue un cas extrême d’informalisation de l’activité professionnelle.

2.3. Les stratégies informelles des employeurs

Outre les cas où le travail informel est exercé en parallèle d’un emploi salarié formel (Sevilla, 2011), il existe des formes moins évidentes de travail informel qui passent par la coexistence au coeur de l’emploi déclaré et protégé de situations d’informalité plus ou moins légales. Ces situations sont paradoxalement difficiles à réguler de la part de l’État en raison de leur opacité, et elles ont été déjà repérées dans des milieux spécifiques, comme le travail rural (Lamanthe, 2008).

On retrouve par exemple des jeunes qui avouent qu’une partie de leur salaire ou des heures travaillées ne sont pas déclarés, ne figurent pas sur le contrat de travail. Il s’agit d’une stratégie des employeurs, visant à réduire les cotisations patronales et de retraite. Cette forme d’évitement se fait parfois avec le consentement des jeunes, victimes de cette illégalité, qui peuvent considérer tirer profit d’autres avantages des postes qu’ils occupent. Par exemple, le jeune Gustavo, issu du secondaire technique accepte ce continuum légal-illégal des emplois en correspondance avec leur diplôme, au nom de l’intérêt de la tâche et de la proximité à leur domicile.

En théorie je suis déclaré à moitié. Comme vendeur je suis à temps plein, mais je suis déclaré seulement à mi-temps. J’imagine que ça lui convient à lui […] Avant, quand je ne voyais pas le besoin d’être autonome, je ne le voyais pas d’un mauvais oeil. Par contre maintenant je le vois comme un blocage bureaucratique pour quand je ne serai plus dans cette entreprise […]. J’ai accepté cet emploi parce que c’était mon premier emploi fixe et que ça portait sur ce que j’avais étudié. C’est plus ou moins les conditions qui m’ont fait l’accepter : il était près de chez moi […] Un bon emploi, c’est de travailler dans ce que tu aimes, c’est ma priorité.

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Une autre manière d’introduire de l’informel dans du formel, davantage sinueuse, est de faire apparaitre le poste comme plus limité, avec des avantages et un salaire moindres que celui qu’occupe réellement le travailleur jeune. Il s’agirait d’une sorte de « déclassement salarial », c’est-à-dire d’emplois faiblement rémunérés non au regard du niveau du diplôme détenu (Nauze-Fichet et Tomasino, 2004) mais au regard du travail effectif réalisé. Il s’agit de nouveau d’une stratégie intentionnelle de la part de l’employeur, qui contourne les classifications des métiers à l’intérieur de l’entreprise afin de réduire les coûts du travail. Par exemple, la jeune Mercedes nous raconte ses efforts pour faire reconnaitre le poste effectif qu’elle occupait dans un laboratoire de parfums, qui se sont soldés par son licenciement. Elle naviguait alors entre le secteur de la production des parfums et le secteur commercial, elle occupait même à certains moments les deux postes, mais n’était payée que comme travailleur manuel (associé au premier poste).

Je suis passée au secteur commercial, mais ils ne m’ont pas dit “ton contrat va désormais dire vente”, ils continuaient à faire figurer “parfurmeuse”, me payer comme parfumeuse, en même temps que je faisais les parfums et la vente. Je travaillais dans les deux secteurs, une demi-journée dans un et l’autre demi-journée dans l’autre, et si je ne faisais pas tout dans une journée, je devais y retourner le lendemain et terminer. […] Ils ont dit que pour passer complètement au secteur commercial, je devais d’abord tout apprendre. J’ai dit “ok”, et en six mois j’avais déjà tout appris. Mais ensuite, l’excuse c’était que l’entreprise n’avait pas assez pour me payer. Moi j’y ai mis de la volonté, parce qu’au départ ils m’avaient demandé de l’aide parce qu’ils étaient dépassés, et j’ai bien voulu rester. Mais ce n’était pas possible de faire deux secteurs, deux boulots. J’étais en train de couvrir le poste de deux personnes et ils me payaient seulement pour une.

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L’informalisation de l’emploi par la sous-déclaration des salaires, des horaires ou des postes de la part d’une entreprise a des conséquences sur l’informalité au niveau de l’organisation même de la firme (recrutement, relations professionnelles, financement), rendant sa pratique illicite (Gradeva, 2009). Ceci accentue l’irréversibilité des comportements autour de l’informalité, tant au niveau de l’organisation puisqu’ils s’ancrent dans le fonctionnement de l’entreprise, qu’au niveau sectoriel et de fonctionnement plus global du marché du travail, dans un cadre où l’informalité se révèle massive. À l’inverse, des situations de formalité dans l’informalité existent aussi : il arrive que des employeurs reconnaissent des droits de l’emploi formel aux travailleurs informels sans contrat, par exemple des vacances ou une prime à la fin de l’année. Ces situations sont cela dit très minoritaires.

3. L’informalité assistée par l’État ?

Les manifestations du travail informel développées jusqu’ici constituent les sources les plus évidentes d’emploi informel chez les jeunes. Elles touchent plus directement les rapports entre les travailleurs et les employeurs, et l’État intervient directement dans la prévention, la solution et la sanction des situations d’informalité. Ainsi d’importantes mesures de l’État argentin (et plus largement des États latino-américains) visent 1) la simplification des procédures et des règles d’accès à la formalité[7] ; 2) la régularisation des travailleurs informels dans des entreprises formelles[8] ; 3) le développement de régimes spéciaux pour les populations sensibles — comme les migrants, les femmes de ménage, les travailleurs temporaires[9] ; 4) le renforcement de l’inspection du travail, notamment dans les secteurs critiques[10] (OIT, 2015). Par ailleurs, l’État a développé d’autres mesures qui, bien qu’indirectement, luttent contre l’informalité dans le but plus large d’améliorer la situation d’emploi des travailleurs — jeunes ou autres — et de compenser les désavantages individuels menant plus facilement à des postes informels (comme le manque d’expérience, de qualifications, de revenus). Ces mesures sont constituées notamment par des programmes de capacitation et d’emploi[11], d’employabilité[12] et d’inclusion sociale[13].

Tableau 1

Mesures de l’État de la lutte directe ou indirecte contre l’informalité

Mesures de l’État de la lutte directe ou indirecte contre l’informalité
Source : Synthèse élaboré par l’auteur à partir des informations. d’OIT, 2015 ; Salvia, 2013a

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La longue liste des mesures existantes montre que l’effort de l’État pour lutter — directement ou indirectement — contre l’informalité a été conséquent depuis la réactivation de l’économie. Cependant, un bilan récent signale que la réduction de l’emploi informel des dernières années semble obéir moins à la destruction nette de l’emploi non déclaré qu’à la création nette d’emploi formel (Bertranou et al., 2013). Notre hypothèse est que ces mesures, en particulier les programmes indirects de lutte contre l’informalité, se développent dans un cadre historique de transformation de l’État qui se caractérise par la « déformalisation », la « désubstantialisation » et la « procéduralisation » de l’action sociale et individuelle (de Munck et Verhoeven, 1997). La déformalisation réfère à l’abandon de la rationalité formaliste, où l’action sociale est guidée par des règles existant ex ante forment un code cohérent qui prévoit toutes les situations possibles, et où la norme, contrôlée de l’extérieur selon des mécanismes autoritaires, s’applique sans exiger de réflexion de la part des acteurs. La déformalisation laisse place à la rationalité substantielle, indissociable de la modernité, où la norme existe aussi ex ante, mais où elle passe du code abstrait à la pratique « vivante et concrète » dès lors que le contrôle transite de l’autorité externe aux dispositions personnelles et collectives des acteurs. L’État social résulte, selon de Munck et Verhoeven de ce deuxième modèle, et son démantèlement induirait la désubstantialisation des normes sociales, et l’apparition de nouveaux dispositifs fondés davantage sur des procédures locales que sur des normes universelles (procéduralisation). Par ces évolutions, l’État serait porter d’une régulation qui « débouche sur un “droit mou” (soft law), formulé en termes d’objectifs, directives, recommandations, et misant sur la dissuasion plus que sur la répression » (Chevallier, 2004). C’est dans ce cadre-là que certains des programmes de l’action publique peuvent susciter des positions plus ou moins floues, associées à des protections sociales moindres, qui se rapprochent des activités informelles d’emploi, de même qu’ils peuvent entrainer des conséquences non prévues qui vont à l’encontre de la formalisation de l’emploi des jeunes. Nous allons désormais explorer ces sources paradoxales d’informalité du travail des jeunes avec quelques exemples, sans pour autant affirmer que l’action publique dans son ensemble s’y est réduite.

3.1. Noir sur blanc

De manière incontestable et dans le but d’améliorer l’employabilité, l’État argentin a élargi le caractère informel de l’emploi des jeunes avec une série de dispositifs destinés à faciliter l’embauche flexible en échange de coûts moindres pour les employeurs et de l’affaiblissement des garanties pour les travailleurs. On se situe alors dans les années 1990, dans un contexte de chômage massif et de décalage entre les qualifications acquises et demandées sur le marché du travail. Malgré la compensation ou l’annulation de nombreux dispositifs dans les décennies suivantes[14], ces dispositifs n’ont pas été complètement éradiqués, et ils continuent d’avoir des effets sur l’insertion des jeunes. C’est le cas des « contrats d’essai » (contratos de prueba) ou des « stages » (pasantías). Ces derniers sont d’un côté utilisés par les jeunes pour acquérir des savoirs socioprofessionnels, développer des dispositions et se rapprocher de postes formels (Jacinto y Dursi, 2014). De l’autre côté, ils sont utilisés par les employeurs pour des emplois « temporaires » tout en réduisant les protections du travailleur (la relation salariale n’est pas reconnue et le salaire est nommé « contreprestation », par exemple) car ils profitent du caractère flou d’une pratique à cheval sur la formation et l’emploi (Adamini, 2013). Dans ces dispositifs, la stabilité n’est assurée ni dans l’entreprise, ni sur le marché du travail. Peu d’entreprises maintiennent les jeunes dans leur staff une fois le dispositif arrivé à terme, et peu d’efforts ont été faits avec les syndicats et les entreprises dans le sens d’une standardisation des compétences acquises lors de l’expérience individuelle (Salvia, 2013a). À certaines occasions, ces dispositifs sont mis en place « abusivement » car renouvelés de manière illimitée — ce qui est certes hors-la-loi —, instaurant alors des « formes paradoxales de la continuité » que l’on retrouve également dans d’autres contextes sociétaux (Eckert et Mora, 2008)[15]. Ces dispositifs ont donc des caractéristiques communes avec les emplois non déclarés, bien qu’ils relèvent d’un cadre légal et aidé par l’État. On observe d’ailleurs des situations similaires avec les composants d’apprentissage en entreprise ou de finalisation des études secondaires au sein de certains programmes de capacitation et d’emploi des jeunes. Même si certains sont pionniers et ambitieux dans leurs objectifs — comme le programme « Jóvenes con Mas y Mejor Trabajo » —, ils n’atteignent pas forcément les populations les plus vulnérables - majoritaires dans l’emploi informel – et leur incitation financière ne concurrence pas le salaire des emplois informels (Salvia, 2013a). Par ailleurs, ce type de programme prévoit des volets d’intermédiation professionnelle (pour la mise en lien entre les jeunes et les employeurs) mais les incitations à la demande ne sont pas très développées (OIT, 2015), et la responsabilité de la suite de l’insertion revient au jeune, même dans les cas les plus défavorisés où les voies d’accès à des circuits formels d’emploi sont réduites. Au total, à travers ces mesures qui facilitent certainement l’acquisition de compétences et d’expériences individuelles, la socialisation professionnelle des jeunes se fait pourtant dans un cadre d’instabilité et de flexibilité qui restent propices au marché du travail informel.

3.2. Les gris des positions professionnelles dans les programmes d’inclusion

L’intervention étatique contrecarre également son propre objectif de formalisation de l’emploi à travers la trop vague définition des positions et l’imprécision des missions à l’intérieur de certains programmes sociaux qui incluent des volets de création d’emploi. L’ambiguïté de ces programmes contribue parfois au flou des frontières entre ce qui relève et ce qui ne relève pas d’un emploi ou encore d’un emploi protégé, ce qui évoque le « halo des transitions » décrit par Gautié (2003) pour souligner le brouillage des frontières entre les différents « états » (emploi-chômage-inactivité-formation).

Cette caractéristique de l’intervention apparait comme l’une des principales évolutions dans les transformations de l’État. Elle émerge indéniablement de la reconnaissance étatique des situations d’exclusion sociale qui nécessitent un effort préalable d’amélioration des conditions de vie de base pour pouvoir ensuite développer des mesures d’emploi. L’ensemble de ces programmes vise à l’inclusion sociale, l’extension des couvertures sociales ou le transfert des revenus aux populations les plus vulnérables, mais ils ne s’articulent pas assez aux politiques d’emploi, en ce qui concerne la lutte contre le travail informel. L’ambition louable de développer des politiques transversales — tant du pont de vue des objectifs que des besoins individuels à combler — se heurte au manque de coordination des politiques sociales et d’emploi, créant des positions insuffisamment définies et des espaces flous dans le domaine de l’emploi et du travail. La coordination entre ces politiques et la lutte du travail non déclaré chez les jeunes fait partie de la première priorité accordée par le gouvernement, conscient du décalage, avec l’Organisation mondiale du Travail dans son dernier Programme d’emploi décent pour l’Argentine (OIT, 2013).

Un exemple de l’ambigüité mentionnée est la situation de la jeune Noëlle. Dans le cadre d’un programme de l’État visant l’inclusion sociale à travers la création de coopératives d’exécution de travaux d’infrastructure dans des quartiers défavorisés — programme « Ingreso social con trabajo » —, la jeune Noëlle est à la fois bénéficiaire d’une politique, travailleuse dans une coopérative, étudiante de premier cycle — professorat en physique —, formatrice en alphabétisation et référent politique du programme dans son quartier… Sa position professionnelle actuelle est floue et la suite encore davantage, car son but est de travailleur en tant que professeure de physique après l’obtention du diplôme qui l’habilite, et donc de se délier à terme de l’emploi créé à partir du programme. Sceptique au départ, la jeune femme suit des formations sur le coopérativisme lors du démarrage du programme. Elle participe à la création d’une coopérative, réalise des travaux de réfection (maçonnerie, peinture, plomberie) d’un club du quartier. En raison des études qu’elle a faites, elle devient un référent en matière d’éducation pour la population du quartier qui souhaite terminer l’école primaire ou secondaire grâce à un autre programme social. La jeune définit l’ensemble de ces activités comme son « emploi actuel », lors de la troisième vague d’enquête. Par le biais du programme, elle bénéficie d’une assurance santé[16] et participe — à travers un régime d’impôts particulier aux coopératives — à une cotisation « collective » pour la retraite (« Monotributo social »[17]).

[Mon papa] avai[t] appris que le gouvernement allait ouvrir des coopératives et il a inscrit mes frères, moi, mon mari au cas où il ne trouvait pas d’emploi. Mais les gens étaient sceptiques sur les programmes, et les mois passaient et nous croyions qu’ils n’allaient jamais nous appeler pour travailler […] Nous avons commencé à nous réunir à plusieurs pour constituer différentes coopératives, à nous former sur le coopérativisme avec les gens du Ministère du développement social, et par la suite ils nous ont groupés en différentes coopératives. Une fois réunis, ceux du même groupe, nous avons dû voter, choisir le président, le secrétaire, le trésorier pour constituer la coopérative […] En fait il ne s’agit pas d’un contrat. Normalement, l’État va nous donner la subvention dans trois ans, mais comme nous allons démarrer un projet productif, nous sommes en train de nous former, car nous allons faire un projet productif en maroquinerie et il y a quelques copains qui ont déjà commencé à se former. Nous rassemblons de l’argent tous les mois, nous faisons tous ensemble une petite caisse avec laquelle nous payons les déplacements et la formation des copains, pour qu’ils nous aident nous plus tard à nous former. Et c’est là que l’État va envoyer l’argent pour acheter les machines, et après nous allons devenir indépendants, à ce que je sais… Non, nous n’avons pas de contrat…

Noëlle, vague 3

C’est lors de l’entretien qu’elle réalise à la fois qu’elle ne dispose pas d’un contrat de travail, même si le programme a une durée limitée[18] et qu’elle ne connait pas les termes de son engagement. Son salaire est en partie partagé avec les autres membres, car la subvention pour développer le projet initial de la coopérative (un projet productif en maroquinerie) est promise pour dans trois ans ; le travail de référent n’est pas payé même si cela était prévu au départ, rendant sa situation floue par rapport à sa définition de ce qu’est un emploi.

3.3. La tertiarisation de l’informalité

Une autre source d’informalité dérivée de l’intervention publique est liée au fait que lors des dernières années, l’État a privilégié la mise en place de programmes sociaux à travers des acteurs territoriaux et la société civile. Ainsi les représentants locaux de nombreuses associations et fédérations (dans le domaine de l’eau, du logement, du travail par exemple), se sont vus transformés en acteurs de la mise en oeuvre de ces politiques dans les quartiers populaires et défavorisés. Ces programmes, visant notamment l’inclusion, n’ont pas toujours pu ou su coordonner leurs volets de développement productif avec les acteurs classiques de la sphère productive comme les syndicats ou les employeurs, plus institutionnalisés et davantage habitués à gérer des projets de l’État. La confiance dans les acteurs locaux affirmée dans les fondements de ces programmes répond positivement à une demande de participation directe de la société civile, dans un contexte de scepticisme vis-à-vis des institutions classiques d’engagement social, professionnel ou politique, particulièrement exacerbé chez les jeunes (Muxel, 2001). Cependant, cette responsabilité attribuée aux organisations est susceptible de se transformer parfois — en raison de la liberté discrétionnaire de ces acteurs — en pratiques de création d’emplois sans aucune régulation ni formalisation, comme l’exemple qui suit le montre. La récente régulation des problèmes de l’emploi par l’État a parfois conduit à ce que les politiques publiques créent de nouvelles inégalités là où elles sont pourtant censées les limiter, en raison de la dépendance et de la stigmatisation qu’elles font émerger ou des transferts sociaux vers les bénéficiaires qui en ont le moins besoin (Muller, 2011 ; Warin, 2006).

Un exemple de ce phénomène est celui d’une fédération pour le logement, qui grâce à sa proximité politique avec le gouvernement a pu gérer de nombreux programmes sociaux et subventions. Au niveau local, la gestion de ces programmes est mise en oeuvre par des leaders locaux dans une culture politique marquée par le clientélisme (Auyero, 2002). Par exemple, c’est par la voie de sa mère, coordinatrice de l’un des projets et de la coopérative qui les administre, que le jeune Ricardo a exercé un emploi de fabrication de briques selon un nombre d’heures fixes en échange d’un salaire, sans contrat ni sécurité sociale d’aucune sorte, à la différence de l’exemple précédent où le système simplifié de cotisations était appliqué. De plus, la participation dans la coopérative, et en conséquence cet emploi, « l’exhorte » à participer à des mobilisations du parti politique qui les soutient.

Eux, ils ont créé une cantine populaire, ils ont monté le projet et bâti l’endroit, parce qu’ils sont avec la fédération, et à travers ça ils ont réussi à obtenir plusieurs projets productifs et d’autres choses que le gouvernement offre. La tâche de ma mère est de s’occuper maintenant seulement du projet de production de briques, à partir duquel ils ont donné des machines pour faire des briques […] la cantine où nous sommes s’appelle “Rêves de quartier” et l’organisation qui est au fond de la cantine est représentée par XX. C’est à travers lui que beaucoup de choses se passent. Il est notre contact […]. C’est avec lui que nous allons partout, que nous supportons YY, tous ces gens, et c’est avec lui que nous allons aux manifestations politiques.

vague 2

Une dernière manière, extrême, de la non-régulation de l’utilisation des programmes sociaux de la part de l’État, se donne à voir dans quand des employeurs privés rémunèrent l’emploi des jeunes avec les indemnités des programmes. Officiellement bénéficiaires d’un programme dans une entreprise ou une association civile, ces jeunes deviennent en réalité les travailleurs permanents non déclarés de ces organisations.

3.4. La porte arrière du travail informel

Enfin, parfois c’est de la volonté régulatrice de l’État que se déclinent paradoxalement des conséquences non prévues, contraires aux objectifs des programmes de lutte contre l’informalité du travail. Ainsi, certaines politiques de formalisation de l’emploi, bien qu’elles cherchent explicitement à légaliser l’emploi informel, échouent à changer la culture des employeurs et des travailleurs vis-à-vis de l’utilisation discrétionnaire d’une main-d’oeuvre non déclarée, parfois victime de ces politiques mêmes. Nous avons traité cette situation une première fois pour observer l’évolution des rapports des jeunes à l’emploi comme conséquence de l’action publique (Auteur, 2014a).

Les actions de ces programmes sont spécialement mises en place à l’échelle de l’organisation du travail, de l’entreprise, car elles permettent une observation — inspection — directe et à l’improviste des établissements. Même si les inspections impliquent une entrevue in situ avec les travailleurs et les employeurs séparément afin de détecter des irrégularités et inciter à les rectifier[19], des situations de travail informel échappent évidemment au contrôle, car par définition elles sont masquées aux autorités pour éviter des sanctions juridiques et financières. Ces programmes n’arrivent donc à offrir ni protections ni solutions directes à l’insertion ou à l’emploi des travailleurs qui ne sont pas constatés par les inspecteurs. Les jeunes du panel pris dans ces situations ne réussissent pas toujours à se replacer ou à trouver individuellement un emploi déclaré, en risquant parfois leurs emplois et leurs seuls revenus au nom de l’emploi déclaré.

Par exemple, la jeune Gimena obtient enfin un emploi non déclaré d’un call-center après une longue période de chômage. En accord avec son patron, elle se cache chaque fois que les inspecteurs du travail visitent l’entreprise. Ceci dure un certain temps, jusqu’à que lassée de se cacher, la jeune décide de quitter son emploi et retourne à la situation initiale de chômage puis d’inactivité en attendant un emploi déclaré, ce qu’elle préfère à l’idée de retrouver un travail informel.

Je suis partie car les agents de l’AFIP [inspecteurs du travail et des impôts] venaient et je devais me cacher chaque fois. Mon patron me demandait de me cacher, de descendre en courant un petit escalier, vers la cave, parce qu’ils arrivaient. Je disais : “encore ? – Eh oui, de nouveau, tu te caches et tu fermes la porte pour qu’ils ne te voient pas, je te préviens quand tu peux sortir”. Tous nous courrions des risques, eux, moi… ils ne pouvaient pas me tenir comme ça. Les inspecteurs passaient poste par poste pour demander les pièces d’identité, ils faisaient un petit entretien selon ce que m’a raconté une collègue... Mon poste restait vide, mais il y avait mon sac, mes papiers, je laissais tout pour partir en courant.

vague 3

Même si la formalité est susceptible de persister dans le temps — 50 % des jeunes travailleurs informels continuent à l’être une année plus tard —, l’étude des transitions de l’informalité vers d’autres situations d’emploi se caractérise en Argentine par un passage prononcé — 17 % des transitions — vers l’inactivité professionnelle et seulement 15 % vers la formalité (OIT, 2015). Une étude approfondie des jeunes inactifs en lien avec l’informalité de leurs parcours professionnels pourrait nous éclairer empiriquement sur les liens et les effets des interventions publiques sur les choix d’activité des jeunes, et sur l’exceptionnalité ou pas du cas de la jeune Gimena.

4. Observations finales

Sans oublier que le travail informel est notamment le résultat du manque d’opportunités d’emploi et des conditions de choix restreintes pour une grande partie des individus, l’analyse des multiples manifestations de l’informalité et du rôle que l’État y joue permet de soulever d’autres points.

Tout d’abord, les différentes manifestations de l’informalisation de l’emploi présentés ici reflètent non seulement la complexité de ce phénomène mais également contredisent l’idée de qu’il s’agirait d’un phénomène uniquement « subi » par les acteurs. Outre les situations de marginalité et de pauvreté, le caractère informel du travail constitue une réponse active aux intérêts plus ou moins limités des acteurs : stratégie des jeunes travailleurs pour s’adapter et construire une insertion qui s’ajuste aux attentes et aux projets qu’ils souhaitent ; stratégie des employeurs pour réduire le coût du travail dans des contextes de croissance économique connaissant de fortes oscillations ; stratégies de l’État pour réduire le chômage ou compenser l’exclusion sociale dans un cadre de libéralisation de l’économie et de globalisation. Ainsi, le travail informel est certes le produit d’une dérégulation mais il est, dans le même temps, la conséquence même des tentatives de régulations de l’État (Lesemann, 2010) et des actions des acteurs qui profitent parfois de l’imprécision ou du flou des situations pour s’ajuster aux transformations de la société salariale. Notre approche permet de ne pas opposer l’État et le marché, et de ne pas non plus considérer la société civile comme immergée dans la passivité. Ces trois niveaux d’action sont actifs et construisent ou reproduisent des situations d’emploi entrainant une régulation et une protection variables et de plus ou moins grandes marges de manoeuvre pour les individus et les groupes sociaux. La problématique de l’informalité du travail nous permet donc de poser à nouveau — à l’aune des transformations actuelles — une question centrale aux sociétés modernes : les rapports entre l’État, le marché et la société civile.

Ensuite, afin de ne pas victimiser les jeunes pris dans ces situations, il nous faut constater que les différentes manifestations de l’informalité dans le domaine de l’emploi ont des conséquences contrastées sur les rapports des jeunes au travail et à l’emploi, laissant — on peut s’en douter — des traces différentes sur la construction future des parcours. Pour reprendre le cas des jeunes dont les histoires ont été citées plus haut, quelques conséquences ont pu être observées : 1) l’intériorisation des inégalités (« je ne pourrai jamais avoir quelque chose de fixe. Je n’ai pas de formation, je n’ai rien », Ricardo, vague 2) ; 2) la méconnaissance ou le non-recours aux droits sociaux (« je ne suis pas sûr que ça me convienne cette histoire des cotisations et des contributions », Ricardo, vague 2) ; 3) un sentiment d’injustice (« ça faisait deux semaines qu’elle avait commencé et elle gagnait deux fois mon salaire ! J’ai ressenti de l’impuissance », Mercedes, vague 3) ; 4) l’engagement dans des projets communautaires (« on nous a donné l’opportunité de faire quelque chose pour ensuite devenir autonomes, travailler directement, et non pour l’État », Noëlle, vague 3) ; 5) la responsabilisation et l’activation dans la recherche d’emploi (« pour ne pas rester sans travail, je me suis dit que j’acceptais cet emploi et si je vois que ça ne me plait pas, je continue à chercher et je pourrai ensuite partir », Gimena, vague 3). Ces conséquences sur les rapports au travail et à l’emploi réaffirment ou désinvestissent ainsi l’énergie que les jeunes fournissent dans leur activité professionnelle, les menant éventuellement a instrumentaliser le travail, ou à renforcer la recherche de la sécurité au détriment d’autres critères de l’emploi. L’informalité du travail décrite plus haut n’influence donc pas seulement les pratiques effectives, mais également les représentations (Auteur, 2014b). Elle apparait à l’heure actuelle comme une composante centrale de la socialisation professionnelle des jeunes générations, dont les conséquences sont à évaluer à moyen et à long terme.

Enfin, le problème de l’informalité est aussi celui de l’illégalité, à l’instar de ce que les approches « structuraliste » et « légaliste » ont soutenu depuis l’origine des débats à ce sujet. L’informel que nous avons décrit ici est souvent illégal. Mais comme l’illégal, l’informel ne se réduit pas à l’éloignement à la loi. Il se réfère également aux politiques qui ont intentionnellement cherché à flexibiliser l’emploi et à le libérer des régulations et des protections obtenues à l’issue de longues luttes sociales et syndicales aboutissant à donner un statut légal à certaines conditions de travail et de vie. L’informel découle aussi de la faiblesse des institutions dans les pays latino-américains, qui, à la suite des dictatures, s’est étendue aux pratiques concrètes des individus. Ceux-ci se servent désormais du continuum fomel-informel et légal-illégal pour détourner, contourner, surmonter leurs intérêts et leurs difficultés. Ce dernier point ne vise pas à faire considérer comme équivalentes la situation des jeunes stratèges qui se servent de l’informel pour initier leurs parcours d’insertion et celle des employeurs qui l’utilisent pour payer moins de cotisations. La marge de choix des uns et des autres est différente, car l’informalité implique des rapports de force inégaux entre les acteurs. C’est la raison pour laquelle même dans le cadre d’une compréhension de la complexité de ce phénomène, les efforts pour réduire les inégalités et les injustices qui dérivent inexorablement de l’illégalité dans l’emploi, voire de l’informalité, restent d’actualité