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Les mouvements ethniques ou nationalistes sont souvent associés à une forme de radicalité en politique à cause de leur remise en cause de l’ordre étatique par des demandes indépendantistes et l’usage de la violence (Brubaker et Laitin, 1998 ; Crettiez, 2006). Le repérage de tels discours et pratiques devient l’indicateur du degré de radicalité d’un groupe. Nous souhaitons considérer d’autres éléments que le séparatisme et le passage à la violence dans la radicalisation ; ils ont en commun d’instaurer une rupture entre un regroupement volontaire d’individus et le reste de la société, sur la base d’un projet politique de constitution d’une contre-société. La radicalisation d’un groupe est de ce fait comprise comme une évolution visant à séparer le groupe de l’univers social dans lequel il évolue habituellement par l’adoption d’un projet de subversion de l’ordre politique[1]. Cette conception de la radicalisation comme processus a des conséquences épistémologiques et méthodologiques. Elle implique une analyse du point de vue des trajectoires, attentive aux formes d’interdépendance et d’interaction qui les façonnent (Collovald et Gaïti, 2006), qui relève de la dynamique contestataire (Mc Adam, Tarrow et Tilly, 2001). Elle conduit à un changement d’échelle : celui-ci consiste à s’intéresser prioritairement aux composants d’un mouvement plutôt qu’au mouvement dans son ensemble[2]. Une telle échelle permet de comprendre la cohabitation de différentes formes de militantisme sous une même bannière en réfléchissant à l’articulation entre une identité collective commune et des « solidarités sectaires » (Saunders, 2008).

Le cas de la cause azerbaïdjanaise permet d’étudier la radicalisation comme une transformation de l’action collective liée à la mise en oeuvre de stratégies de démarcation à l’intérieur du mouvement azerbaïdjanais. Ces stratégies tendent à produire une rupture entre les militants de la cause azerbaïdjanaise et le reste de la société.

Souvent appelés Azéris dans la littérature orientaliste, les turcophones de la province iranienne d’Azerbaïdjan[3] forment le second groupe ethnique en Iran après les Persans. Même s’il est difficile d’évaluer précisément leur nombre, les estimations les plus sérieuses oscillent entre un cinquième et un tiers de la population, sur une population de 72 millions d’Iraniens. Leur religion est l’islam chiite, confession qu’ils partagent avec les Persans, alors que les autres groupes ethniques sont généralement sunnites. Leur religion et leur rôle central dans la vie économique et politique sont mis en avant pour expliquer la présence importante des Turcs dans l’élite iranienne, et plus généralement leur bonne intégration à la société (Ramezanzadeh, 1996). Au cours du xxe siècle, l’épisode le plus marquant de l’histoire de l’Azerbaïdjan iranien est la fondation d’un gouvernement autonome au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Avec le soutien de l’Union soviétique alors militairement présente en Iran, il remet ouvertement en cause le pouvoir de l’État central. L’expérience autonomiste dure moins d’un an et, dès décembre 1946, les troupes iraniennes reprennent le contrôle de l’Azerbaïdjan (Atabaki, 2000). Dans les décennies qui suivent, une petite fraction des classes moyennes éduquées turques mène une lente entreprise de refondation culturelle[4]. Grâce à la conversion d’anciens gauchistes et au parrainage d’islamistes pendant les années 1990, la refondation se mue peu à peu en un mouvement politique, faiblement structuré et multipolaire, demandant la reconnaissance de droits culturels et politiques pour l’Azerbaïdjan au nom d’une identité nationale spécifique. Dans les années 2000, la cause azerbaïdjanaise se diffuse dans de nouveaux groupes sociaux, notamment la jeunesse, et acquiert une importante capacité de mobilisation, comme le montrent les manifestations de mai 2006, qui ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans les rues des principales villes d’Azerbaïdjan iranien. Pendant cette période, les prises de position appelant à l’indépendance de l’Azerbaïdjan et à une lutte de tous les instants contre l’État central se multiplient, sans pour autant devenir hégémoniques en Azerbaïdjan iranien.

Dans le présent article, nous commencerons par dégager les logiques qui président à la radicalisation en resituant celle-ci dans l’arène des mouvements sociaux. Une fois ces logiques présentées, il est possible de saisir les stratégies de démarcation mises en oeuvre par des militants pour accumuler des ressources collectives et s’imposer dans le mouvement. Enfin, les transformations produites par ces stratégies sur le militantisme seront étudiées à travers l’exemple des jeunes militants radicalisés.

Les logiques de la radicalisation

Les logiques qui président à la radicalisation de la cause azerbaïdjanaise tiennent conjointement d’une transformation du rapport à l’État et d’une redistribution des ressources au niveau du mouvement.

Deux préalables sont nécessaires pour appréhender la modification du rapport à l’État : s’écarter de la conception psychologisante, selon laquelle la répression accentue la frustration et donc la mobilisation ; réfuter une approche réductrice de la mobilisation des ressources qui envisage la répression comme nécessairement dissuasive. C’est bien plus le contexte, l’historicité et la forme du mouvement qu’il faut prendre en compte : ils interviennent en raison du rapport entre la répression et le degré de structuration des groupes (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2003). Ce dernier est faible dans le cas de la cause azerbaïdjanaise puisqu’elle reste peu institutionnalisée et connaît un fonctionnement réticulaire (Riaux, 2012 : 215-222). En ce qui concerne la répression, celle-ci s’accroît envers la cause azerbaïdjanaise (et d’autres mouvements de revendication) avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs à partir de 2003. Une approche plus sécuritaire de la question ethnique se met en place, qui contribue à modifier le rapport à l’État. De nombreuses publications sont interdites, certains lieux de rencontre comme les petites librairies spécialisées dans les productions en langue turque sont fermés. La répression atteint aussi physiquement les militants dont un nombre croissant est arrêté à partir du début des années 2000. Lors de nos entretiens avec ces derniers, le passage par la prison est décrit comme une étape décisive dans la prise de conscience que « la lutte est sans merci ». De leur expérience d’enfermement, les militants conservent le souvenir d’une épreuve traumatisante. Il est possible de lui donner sens en l’insérant dans un récit de la cause azerbaïdjanaise construit à travers ses martyrs pour se penser comme une des dernières figures invoquées dans la longue litanie des victimes de l’oppression persane. Appelés à poursuivre la lutte, ces militants sortent renforcés dans leur conviction du bien-fondé du combat qu’ils mènent[5]. L’emprisonnement atteste de l’engagement des militants qui y gagnent une reconnaissance au sein du mouvement. De la même manière, les affrontements avec les forces de l’ordre qui émaillent les grandes manifestations servent à rappeler que l’État est prêt à tout pour empêcher l’expression des revendications ethniques. Les traces de violence sur les corps (plaies, contusions et autres cicatrices) sont autant de preuves exhibées, à qui veut les voir, de la répression d’État[6].

La diffusion d’un cadre dominant d’interprétation des rapports sociaux, postulant une attitude discriminatoire de l’État envers les populations non persanes, contribue aussi à une transformation du rapport à l’État. C’est ce que montrent les prises de position qui suivent la répression violente des manifestations d’étudiants de 1999 à Tabriz, la principale ville du nord-ouest de l’Iran. Plusieurs milliers de manifestants marchent dans les rues de la ville et s’en prennent à des bâtiments publics. Les affrontements violents avec les forces de sécurité font au moins un mort et plusieurs dizaines de blessés. Il s’en suit une vague d’arrestations parmi les étudiants ; 21 sont condamnés à des peines de prison allant de trois mois à neuf ans.

Les autorités sont accusées d’avoir couvert une répression particulièrement féroce à Tabriz et de refuser de juger les coupables par les organisations étudiantes[7]. Akbar ‘Alami, un député réformateur de Tabriz, se montre très critique dans une interview donnée un an après les événements : « Les autorités n’instruisent pas sérieusement l’affaire, la clique violente met la pression et l’atmosphère politique est pesante dans la province. » Il poursuit : « Les individus à l’initiative des troubles sont libres dans la ville et continuent d’exercer leurs menaces. Certains d’entre eux donnent des interviews à la presse et parlent fièrement de leur action[8]. »

L’année suivante, le gouverneur général de l’Azerbaïdjan oriental n’hésite pas à critiquer la gestion par les autorités judiciaires des incidents qui se sont déroulés à Tabriz. Il rejette l’immunité dont bénéficient ceux qui ont attaqué les résidences étudiantes et souligne le fait que la seule personne jugée coupable en juillet 2000 n’a toujours pas effectué sa peine[9]. En décembre, une amnistie est prononcée par le Guide de la révolution, ‘Ali Khamenei, en faveur des étudiants de Tabriz arrêtés à la suite des émeutes et parfois condamnés à de lourdes peines de prison. Mais elle ne parvient pas à calmer les esprits. D’après un journaliste de la ville, elle a même été contre-productive puisqu’elle enracine l’idée que le recours aux moyens extralégaux constitue la seule méthode efficace pour résoudre les problèmes dans la province, et donc que l’Azerbaïdjan n’est pas une province comme les autres en Iran[10]. Une explication de ce traitement différencié est proposée dans le journal Payam-e no, publié à Tabriz. Il y est écrit que le président de la République, Mohammad Khatami, n’a pas assez de ministres azéris : seulement trois, dont un seul, celui de l’Industrie, serait de quelque utilité. L’article poursuit en rejetant la faute sur le président de la République, mais aussi sur les députés de la province et les imams du vendredi[11] qui soutiennent peu les candidats de l’Azerbaïdjan. Le président de la République est sommé de prendre plus d’Azéris dans son prochain gouvernement, tandis qu’est rappelée aux députés « la bonne mémoire » des habitants de la région[12]. Une telle explication s’impose dans de nouveaux secteurs sociaux, notamment dans le monde économique[13]. La diffusion d’un cadre dominant d’interprétation des rapports sociaux, postulant une attitude discriminatoire de l’État envers les populations non persanes, contribue à légitimer une lutte pour défendre l’Azerbaïdjan contre les institutions étatiques. Comme le dit un étudiant de Tabriz : « Nous n’avons pas d’autre alternative que de nous défendre contre l’oppression[14]. » Finalement, la répression semble servir à justifier la radicalisation et à écarter d’autres stratégies. Le nouveau rapport à l’État contribue ainsi à l’émergence d’un régime de justification propre à la radicalisation. Il résulte conjointement de l’activation de la mémoire de la répression et de la diffusion progressive d’un cadre dominant d’interprétation des rapports entre l’État et la population.

La radicalisation de la cause azerbaïdjanaise s’explique également par la redistribution des ressources au sein du mouvement ethnique. Elle a lieu dans la République islamique et à l’extérieur du territoire iranien. En Iran, on observe une marginalisation des figures intellectuelles qui avaient contribué à la patrimonialisation de la culture azerbaïdjanaise. De plus en plus âgées, celles-ci abandonnent peu à peu leurs activités culturelles sans trouver d’héritiers capables de reprendre le flambeau. L’affaiblissement des positions dans le champ culturel se double d’une marginalisation des acteurs qui avaient tenté de porter la cause azerbaïdjanaise dans l’espace politique officiel. Ces derniers sont particulièrement visés par la répression. Mohammad-’Ali Chehregani qui s’était présenté aux élections législatives de 1996 est arrêté à plusieurs reprises et s’exile d’Iran en 2003. Le clerc ‘Azimi Qadim est aussi plusieurs fois emprisonné, avant d’être finalement défroqué ; il perd le droit de prêcher dans des espaces religieux officiels, ainsi que le prestige attribué à l’habit clérical en Iran. Les ressources qu’amenaient avec eux les acteurs issus des milieux islamistes se tarissent du fait de la délégitimation de la cause azerbaïdjanaise dans un contexte de gestion sécuritaire de la question ethnique. Finalement, les plus à même de maintenir leurs ressources sont les anciens militants de gauche reconvertis dans la cause azerbaïdjanaise dans les années 1990. Ils peuvent mettre pleinement à profit leur expérience militante dans un contexte de recrudescence de la répression. À l’extérieur de l’Iran, on assiste aussi à une reconfiguration de la distribution des ressources. Elle résulte d’une part de l’exil de militants de la cause azerbaïdjanaise. Ces derniers quittent l’Iran, souvent lorsque les autorités menacent leurs conditions d’engagement, voire d’existence. Le parcours classique les amène à passer d’abord par la Turquie et la République d’Azerbaïdjan, pays frontaliers de l’Iran et réputés sympathiques à la cause. Dans ces pays, l’exaltation de la turcité et l’irréductible différence entre groupes ethniques constituent des antiennes qu’il est utile de reprendre. Faire preuve de la pureté de son engagement pour la cause azerbaïdjanaise permet de s’attirer des sympathies et de s’insérer dans le champ militant.

L’exil incite donc à l’adoption d’une posture radicale et à la création d’organisations pour s’adjuger des ressources supplémentaires dans des champs politiques aux configurations totalement différentes de l’Iran. L’exemple le plus intéressant est celui du Güney Azerbayjan Milli Oynanish Harekati ou GAMOH (Mouvement de réveil national de l’Azerbaïdjan du Sud). Dirigée par Chehregani, qui s’était présenté aux élections législatives en 1996 à Tabriz, l’organisation apparaît publiquement en République d’Azerbaïdjan en 2002, par suite du départ de son leader pour Bakou ; auparavant, elle aurait existé sous une forme clandestine en Iran. Rapidement, le GAMOH ouvre une branche en Turquie et entre en contact avec les principales organisations panturquistes. Néanmoins, les contraintes des champs politiques azerbaïdjanais et turc limitent fortement les possibilités de militantisme pour les partisans iraniens de la cause azerbaïdjanaise. Ils sont plusieurs à faire le choix de poursuivre leur trajectoire migratoire en se rendant dans des pays occidentaux, notamment en Amérique du Nord et en Scandinavie.

Malgré la redistribution partielle des ressources de la cause azerbaïdjanaise et l’importance nouvellement prise par la question ethnique en Iran, on n’assiste pas à une transformation des circuits de distribution des ressources, comme dans le cas des mouvements kurde ou baloutche. L’absence de passage à la violence dans le cas azerbaïdjanais limite la possibilité d’accaparer des biens économiques ou de la notabilité, tandis que l’enjeu que représente une organisation bien structurée, comme espace privilégié d’accumulation des ressources collectives, est moindre. Si les perceptions que les protagonistes ont du conflit se trouvent modifiées, son déroulement concret à travers les interactions entre contestataires, adversaires et tierces parties concernées restent sensiblement les mêmes. Les raisons qui expliquent la spécificité de la cause azerbaïdjanaise par rapport aux autres mouvements ethniques sont à chercher dans la capacité et l’ambition inégales de l’État iranien à contrôler son territoire. Les institutions étatiques sont bien présentes dans les régions du nord-ouest de l’Iran peuplées de turcophones, et les possibilités d’y mener des activités de trafic transfrontalier y sont très réduites, comparativement aux frontières occidentales et orientales du pays. En outre, les armes circulent facilement en Irak, en Afghanistan et au Pakistan occidental dans les années 2000. Dans ces conditions, les possibilités pour les militants de la cause azerbaïdjanaise d’avoir recours à la violence sont beaucoup plus réduites que pour les Kurdes ou les Baloutches. Leur capacité à transformer la dynamique contestataire par la violence est donc limitée, ce qui nous conduit à considérer prioritairement la radicalisation comme un mode possible de subjectivation.

Une stratégie de démarcation portée par des acteurs faiblement dotée en ressources personnelles

La transformation du rapport à l’État et la redistribution des ressources de la cause azerbaïdjanaise entraînent une exacerbation de la concurrence au sein du mouvement. Elle conduit à des stratégies de démarcation par la sélection de marqueurs, tant au niveau du discours que des pratiques, pour affirmer la radicalité nouvelle de la cause azerbaïdjanaise. La radicalisation agit alors comme une manière d’accéder à une notabilité militante et de fédérer autour de soi. Afin de saisir cette stratégie de démarcation, il faut garder à l’esprit le fonctionnement réticulaire et la concurrence permanente qui règnent au sein de la cause azerbaïdjanaise. La radicalisation opère donc en pointillé à travers des groupes, ou plutôt des groupuscules, engagés dans des projets d’instauration d’une contre-société.

Dans les années 2000, on voit apparaître de nouveaux profils militants. Ils ne disposent plus des compétences qui jusque-là assuraient des positions prééminentes dans la cause azerbaïdjanaise, que ce soit le capital culturel des figures intellectuelles ou les ressources militantes des anciens activistes des organisations religieuses et de gauche. C’est le cas d’un boucher, ‘Abbas Lisani, qui devient une personnalité emblématique par suite de ses nombreuses arrestations et condamnations par les autorités. Elles sont l’objet de campagne de mobilisation pour défendre les droits des militants[15].

Une autre personnalité émerge de la radicalisation : l’ingénieur Qolam-Reza Emani. Il se construit une image de militant prêt à tous les sacrifices, dans l’espace de la cause azerbaïdjanaise, que sa mort prématurée ne fera que renforcer.

Grâce aux qualités qui leur sont attribuées, des individus comme Lisani ou Emani accèdent à une forme de reconnaissance auprès des militants et deviennent des personnalités de référence dans la mobilisation. Ainsi, une nouvelle forme de notabilité militante apparaît. Elle tient d’une présentation de soi mettant l’accent sur tout ce qui peut renforcer l’image d’un dévouement total à la cause. Elle montre le coût prohibitif que certains acceptent pour leur engagement résolu : ils subissent la répression mais ne renoncent pas. L’emprisonnement et les mauvais traitements en sont la preuve la plus courante. Ils sont invoqués pour confirmer la croyance résolue dans le projet politique porté par la cause azerbaïdjanaise. Ainsi se construit une posture d’avant-garde, qui apparaît comme le résultat d’une stratégie orientée vers le mouvement plutôt que vers le reste de la société. La dynamique du conflit en vient à acquérir une logique autonome où les interactions avec des tiers, mais aussi les adversaires, se réduisent peu à peu.

La radicalité, si elle apparaît dans l’engagement total qu’en viennent à représenter certains militants dépourvus de ressource initiale dans la phase de diffusion de la cause azerbaïdjanaise, procède aussi de l’imposition progressive d’une série de marqueurs discursifs d’une différence devenue absolue entre les militants et le reste de la société. La radicalisation résulte alors d’une sélection de ressources symboliques qui durcissent les frontières entre les militants et le reste de la société, et exacerbent le rapport obsidional à l’État, en assignant une fonction extraordinaire aux groupes de militants. Elle contribue in fine à placer les groupes dans un ailleurs social, autoréférentiel. La radicalisation discursive des années 2000 s’inscrit dans la continuité d’une conception clôturée et révolutionnaire de la cause azerbaïdjanaise. Elle conduit à faire de l’indépendance le seul moyen de faire face à « la politique d’assimilation conduite par les chauvinistes persans d’Iran », comme l’affirme le Güney Azerbayjan Istiklal Partisi ou GAIP (Parti de l’indépendance de l’Azerbaïdjan du Sud). Pour étayer ces revendications maximalistes, la syntaxe politique constituée en République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan est à nouveau mise à profit pour récupérer la matrice idéologique postulant l’homologie des deux Azerbaïdjan (Riaux, 2011). Par exemple, la figure de Sattar Khan, héros de la Révolution constitutionnelle mort les armes à la main, est de plus en plus mobilisée par les partisans de la cause azerbaïdjanaise. Ils y voient un opposant capable de prendre les armes pour lutter contre le pouvoir central, conformément à la vision développée en RSS d’Azerbaïdjan.

La radicalisation discursive ne procède pas uniquement de la sélection des ressources symboliques de RSS d’Azerbaïdjan les plus à même de servir une stratégie de démarcation conduite à l’intérieur de l’espace que forme la cause azerbaïdjanaise. Il est aussi question d’incorporer de nouveaux éléments et de contribuer à un enrichissement idéologique de la cause. La nouveauté la plus intéressante réside dans l’insertion de la dimension anti-arménienne du récit national de la République d’Azerbaïdjan. Plus qu’une marque de solidarité avec la République d’Azerbaïdjan, dont une partie du territoire est occupée par les forces arméniennes, le récit des affrontements interethniques est pensé comme un moyen de mobiliser la communauté contre un ennemi commun, ici arménien. Ce dernier est construit comme un agent allié à des puissances étrangères pour empêcher la reconnaissance de l’existence d’une nation azerbaïdjanaise. Ce registre apparaît de manière récurrente sous la forme d’une menace diffuse dans les discussions entre militants. Il sert à maintenir le groupe recroquevillé sur lui-même en créant un sas de sécurité, où seraient vérifiées les intentions de toute personne qui souhaiterait s’y intégrer[21]. Les frontières entre la société et les militants s’élèvent puisque ces derniers doivent se préserver d’un corps étranger qui pourrait mettre à mal leur mission. Dans ces conditions, pour se prémunir de l’extérieur et éviter une possible infiltration qui entraînerait la destruction du groupe, le groupe radicalisé doit se penser sur le mode d’une organisation (semi-)clandestine. Avec la construction discursive de la radicalité, le groupe doit perdre son ancrage social pour se situer dans un ailleurs qui fonctionne selon ses propres logiques. Dans le cas de la cause azerbaïdjanaise, cet ailleurs prend souvent la forme du panturquisme, qui s’inscrit là encore dans le cadre de ressources accumulées dans l’espace historique transnational. Il est repris et accommodé pour placer le groupe dans un vaste projet qui doit rassurer le militant sur la justesse de son engagement. Il n’est plus le membre d’un groupe isolé, mais participe à un mouvement rassemblant des individus de nombreux horizons, unis pour une même cause : la défense de la turcité. C’est ainsi qu’il faut lire le surgissement récent de nombreuses références panturquistes chez les militants. À ce renouvellement du registre de la mobilisation s’ajoute un prétendu marchandage entre l’État et la cause azerbaïdjanaise, du moins ses segments radicalisés : ils menacent de passer à la violence si l’État ne prend pas en compte leurs justes revendications, menaces proférées sans qu’elles soient suivies d’actes concrets[22]. Du fait de la maîtrise de l’État sur les provinces azerbaïdjanaises, les menaces tiennent plus d’une bravade que d’une véritable dissuasion.

Après avoir présenté la dimension discursive de la radicalisation de la cause azerbaïdjanaise, il faut s’interroger sur son articulation avec les modes d’action privilégiés. Il faut tout d’abord se départir de l’idée d’une relation mécanique entre radicalité idéologique et mode d’action violent ; elle n’a rien d’évident a priori. Le passage à la violence est rarissime et utilisé de manière très ponctuelle dans des contextes précis. En fait, ce qui distingue les modes d’action radicalisés de ceux habituellement développés dans la cause azerbaïdjanaise, c’est l’ambition de leurs promoteurs de démontrer jusqu’où ils sont capables d’aller, en se différenciant du répertoire d’action habituel du mouvement. Le travail effectué par les figures intellectuelles est respecté, mais les techniques qu’elles avaient mises au point sont jugées inefficaces pour que soient satisfaites les revendications politiques de la cause. Les nouvelles formes de publications, développées pendant la phase de politisation, apparaissent certes utiles mais restent suspendues à une censure qui se montre de plus en plus sévère. « Il est temps de passer à l’action », comme le dit un militant[23]. L’action est ici pensée comme l’opposé de la production écrite, qui a constitué la base du travail effectué par les promoteurs de la cause azerbaïdjanaise. Elle vise à montrer ce dont les militants radicalisés sont véritablement capables aux autorités et aux sympathisants de la cause. L’action la plus caractéristique est la manifestation anti-arménienne organisée à Tabriz en février 2006 pour commémorer le massacre de Khodjaly, commis en 1992 pendant la guerre du Haut-Karabagh. La manifestation se déroule devant l’archevêché arménien où se rassemblent en quelques minutes quelques centaines de participants[24]. Chantant des slogans nationalistes, les manifestants en appellent à lutter contre les Arméniens. Rapidement la manifestation dégénère et les protestataires tentent de forcer la porte de l’enceinte religieuse. Les forces de l’ordre arrivent rapidement sur les lieux, obligeant les manifestants à déguerpir dans le dédale des petites rues environnantes. Une quarantaine de participants sont rattrapés et arrêtés. Un tel rassemblement met en scène la dimension anti-arménienne qui s’impose dans certains segments de la cause azerbaïdjanaise en Iran, pour rendre perceptibles les menaces exercées sur la communauté. Un ennemi est désigné. À travers lui, il est possible de faire la preuve, sans grand risque, de l’extrémité jusqu’à laquelle on est prêt à aller.

La posture radicale qu’adoptent certains militants permet d’accéder à une forme de notabilité militante. La cause azerbaïdjanaise s’envisage alors comme une lutte totale demandant un investissement absolu de ses partisans. Ceci amène à prolonger la réflexion sur ceux qui en viennent à reconnaître ces formes nouvelles de leadership dans la mobilisation et à s’engager dans un militantisme radicalisé.

Le militantisme des jeunes radicalisés

La radicalité produit des effets au-delà d’une simple recomposition du leadership de la cause azerbaïdjanaise. Les groupes de militants sont également affectés par la posture d’avant-garde nouvellement prônée. La radicalisation concentre alors ses effets sur le fonctionnement interne des groupes de militants : ils cherchent à instaurer une rupture avec le reste de la société au lieu de s’intéresser à la conscientisation de la population Ce déplacement des enjeux du militantisme est plus particulièrement visible à travers l’imposition de pratiques spécifiques. Il apparaît dans une approche microsociale des groupes de militants radicalisés dont il faut préalablement donner quelques caractéristiques. Ceux-ci appartiennent principalement à la jeunesse urbaine des classes défavorisées. N’ayant souvent pas eu la chance de poursuivre des études supérieures, ils ont peu profité des transformations sociodémographiques intervenues sous la République islamique. Marquée par les formes de socialisation islamiste et les structures traditionnelles de la société iranienne, cette jeunesse se retrouve dans une conception radicalisée du militantisme qui se développe sur le modèle du Basij en décomposition (Khorokhavar, 1999 : 59-77).

Les jeunes militants radicalisés développent une stratégie orientée vers le groupe qui a pour effet pratique de se concentrer sur le noyau de l’organisation, sans s’intéresser réellement à la réception du discours. Elle conduit à envisager le fait de militer dans un tel groupe comme un projet totalisant, qui implique un dévouement total à la cause. Il signifie un mode de vie autarcique replié sur le groupe et la subordination de tous les intérêts personnels à la lutte de libération nationale pour s’inscrire dans l’action clandestine. Elle est justifiée par le besoin de se prémunir contre la répression et d’éviter l’infiltration par les services iraniens. En imposant des pratiques spécifiques, qui sont autant de signaux renforçant la cohérence et la consistance du collectif, le groupe marque la frontière le séparant du reste de la société. Divers signes de la main comme ceux des « Loups gris » de Turquie[25] sont utilisés comme symbole de reconnaissance. La mise vestimentaire, par sa sévérité et son austérité, doit servir à montrer le respect dévolu à une cause supérieure. Les pratiques langagières doivent attester d’un total dévouement à la cause azerbaïdjanaise autant qu’un rejet de la persanité. Les militants choisissent parfois un nom « authentiquement » turc en remplacement du leur, bien souvent à connotation islamique. Ces pratiques permettent de donner un sens à la vie des militants, l’impression de participer à un grand projet, celui de la libération de la nation azerbaïdjanaise.

Néanmoins, faute d’un passage concret à la violence et en l’absence d’une présence récurrente dans l’espace public, la clandestinité affirmée s’avère largement factice : si elle donne l’impression aux militants d’appartenir à une avant-garde combattante, constamment menacée d’une terrible répression, elle sert plus à renforcer des liens de solidarité entre eux qu’à se protéger des méfaits du régime. Cette stratégie profondément tournée vers le groupe lui-même tend à placer le militant dans un « hors-social[26] ». Son engagement apparaît alors comme une tentative de s’évader du quotidien, de marquer son irréductible subjectivité face à la marche du monde. Brandir l’étendard national face à la République islamique n’est pas seulement le moyen de se rebeller contre le pouvoir en place. C’est aussi affirmer sa propre subjectivité, bricoler un sens par lequel l’individu pourrait s’assumer. C’est pourquoi les groupes de militants radicalisés forment des espaces de socialisation où les jeunes peuvent s’affirmer en s’affranchissant de la tutelle des formes d’encadrement islamiste, mais aussi des pesanteurs des milieux traditionnels. Ces formes de subjectivisation semblent essentielles pour une jeunesse en proie à des problèmes majeurs et qui est en permanence associée à des formes de déviance. Son importance apparaît dans le recours permanent qu’ont ces militants à la comparaison avec leurs alter ego. Longtemps perçue en termes d’infériorité, la turcité n’est plus ressentie comme telle par rapport à la persanité qui exercerait une sorte de monopole sur les modes de vie valorisés. À leurs yeux, les jeunes « Persans » n’auraient aucun projet politique, ils seraient englués dans un défaitisme pathétique, ne trouvant que des solutions d’exit à leurs problèmes, que ce soit par l’immigration, la consommation de drogue ou le suicide[27]. Le fonctionnement autarcique permet aux groupes de militants radicalisés de transfigurer leur infériorité culturelle et sociale en une supériorité mentale assumée. Ainsi, s’intéresser à l’expérience vécue des jeunes militants amène à une compréhension plus fine du militantisme radicalisé. Elle met en lumière une logique double de déplacement des interactions sociales concrètes vers l’intérieur du groupe et de sublimation de celles-ci à travers la constitution d’un univers de sens différent de celui hérité de la socialisation initiale.

Aborder la dimension cognitive du militantisme radicalisé conduit à prendre acte de ce passage d’un univers de sens à un autre. La résolution des tensions qui procèdent de ce changement se fait principalement par l’intermédiaire des figures de l’ambivalence. Elles servent d’interface entre l’univers de sens que contestent les militants et celui auquel ils adhèrent, et permettent de réduire le coût intellectuel et affectif qu’implique l’adhésion à un tel mouvement (Dorronsoro et Grojean, 2004). Une première figure d’ambivalence tient des mythes auxquels se réfèrent les militants pour donner un sens au présent, se relier à un passé illustre et ouvrir le chemin d’un avenir radieux. Ils fonctionnent sur un mode similaire à ceux forgés par les islamistes. La figure de Babak, qui a mené une rébellion contre la domination arabe sur l’Iran au ixe siècle et dont le trépas fut épique, domine leur mythologie azerbaïdjaniste. Dans une esthétique proche de la dévotion populaire entourant les imams chiites, Babak est présenté sous des traits similaires à ceux de l’imam Hoseyn. Les militants sont invités à suivre son exemple dans sa lutte contre l’oppression arabe, à être prêts à se sacrifier pour la cause. Le martyr occupe une position centrale dans leur univers de sens : les militants doivent se rassembler autour de ceux qui ont donné leur vie dans la lutte de libération nationale. C’est bien la pratique politique moderne du chiisme révolutionnaire qui est reprise par les militants radicalisés. L’argumentaire religieux disparaît, mais le cadre idéologique reste semblable. Il faut abandonner la posture attentiste – voire quiétiste, pour reprendre un vocable religieux – et s’engager dans une lutte à mort contre le régime inique de la République islamique.

Sur cette mythologie du martyre se greffe le rejet de l’Occident comme deuxième figure de l’ambivalence dans le militantisme radicalisé. Là encore, il provient de la pratique politique moderne du chiisme révolutionnaire. Les militants, issus des milieux populaires, exècrent le comportement occidentalisé des jeunes des classes moyennes que dénonce le pouvoir islamiste comme la marque de l’occidentalisation de la société iranienne. Le discours culturel isolationniste des islamistes sert alors de figure d’ambivalence pour les militants radicalisés. Il leur permet de justifier le rejet d’une modernité en reprenant les pratiques pileuses ou vestimentaires prisées par le régime islamiste. Certains militants se taillent la barbe à la manière des militants islamistes et adoptent la couleur noire pour leur tenue vestimentaire. L’appartenance au groupe implique un comportement particulier en société, une sorte de code d’honneur remis au goût du jour. Les militants se font un devoir de faire preuve de courage en toute circonstance, de veiller à la protection des femmes de leur communauté, de faire respecter leur honneur qui lie le groupe. Là encore, la figure d’ambivalence sert d’interface entre l’univers de sens que contestent les militants et celui auquel ils adhèrent et elle contribue à réduire le coût d’un engagement pensé sur un mode radical. Ainsi, tout en rejetant en bloc la République islamique dans leur engagement pour la cause azerbaïdjanaise, les militants radicalisés reproduisent inconsciemment de nombreux schémas hérités de leur socialisation initiale. Les figures de l’ambivalence, qui permettent de couvrir les dissonances nées de la rupture avec le milieu d’origine produite par la radicalisation, rappellent l’hétérogénéité des expériences socialisatrices. Sans remettre en cause les approches dispositionnelles, elles soulignent la nécessité de rester attentif aux ajustements successifs entre l’individu et le contexte dans lequel il évolue (Lahire, 1998). C’est une exigence qui souligne la pertinence de l’approche de la radicalisation, rétive à une quête des causes. « L’hypothèse de la continuité », et son « pas à pas » vers le militantisme radicalisé (Collovald et Gaïti, 2006 : 32), apparaît bien comme le fruit d’une intrication complexe entre des trajectoires individuelles particulières et la trajectoire collective d’une cause, toutes soumises aux aléas et aux transformations d’une configuration mouvante.

En définitive, la radicalisation de la cause azerbaïdjanaise convient à des entrepreneurs dépourvus de ressources personnelles qui y trouvent les moyens de se démarquer dans l’espace du mouvement, et à des militants qui y découvrent des formes valorisantes de subjectivisation. Une telle entrée évite de lire la radicalisation uniquement en termes de sécessionnisme, même si les slogans qui s’y réfèrent existent ; les appels à l’indépendance ou à une autonomie élargie ne sont pas une réponse mécanique à l’attitude discriminatoire de l’État central. Ils participent pleinement à la dynamique contestataire portée par la cause azerbaïdjanaise, ce qui conduit à inscrire la radicalisation de celle-ci dans le continuum des rapports centre-périphéries en Iran. Penser la radicalisation comme une stratégie de démarcation apporte aussi un éclairage sur les conditions de formation de communautés charismatiques autour d’un leader nouvellement reconnu pour la vigueur de son engagement. Elle oblige à reconnaître, à côté de l’action affective, le mode instrumental comme central dans leur formation (Dobry, 2003).