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Villes et santé

Si vous vivez à Montréal, votre espérance de vie est de 81,3 ans en moyenne selon les données de 2006-2008. Elle est un peu plus élevée si vous êtes une femme (83,6 ans), et encore meilleure si vous êtes une femme riche (85,3 ans) (Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, 2011 : 14-15). Sociologues et épidémiologistes démontrent depuis longtemps l’effet du sexe et des écarts de revenus sur la santé et l’espérance de vie (Marmot, 2015; Wilkinson, 1996). Mais saviez-vous que votre espérance de vie sera écourtée de 10 ans si vous vivez à Hochelaga-Maisonneuve (74,2 ans), un ancien quartier industriel défavorisé, plutôt qu’à Ville Saint-Laurent (85 ans), un arrondissement beaucoup mieux nanti (Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, 2011 : 16) ? La mise en évidence de tels écarts d’espérance de vie entre les microterritoires d’une même ville concourt à la réémergence d’une idée ancienne : les villes contribuent à la santé de la population.

Au cours de la deuxième moitié du 19e siècle, la santé des habitants des villes s’est considérablement améliorée grâce à des transformations des conditions de vie et de l’environnement bâti, en particulier avec la construction de réseaux d’égouts, d’installations de traitement des eaux usées et la collecte des ordures ménagères (De Swaan, 1995; Frioux, 2013; Murard et Zylberman, 1996). L’âge d’or de l’hygiénisme municipal est riche d’exemples témoignant des effets positifs de ces innovations sur la santé, y compris la célèbre histoire de John Snow. Ce médecin britannique a mis fin à l’épidémie de choléra qui sévissait à Londres en 1854 en fermant la pompe d’un puits municipal qui approvisionnait le quartier en eau potable. Outre le fait d’avoir identifié la transmissibilité du choléra par l’eau, son action fait état de l’importance de l’environnement urbain sur la santé de la population.

Plus près de nous, on sait désormais que les personnes vivant à proximité d’une autoroute à Montréal risquent davantage de souffrir de problèmes de santé respiratoire et de maladies cardiovasculaires. La superposition d’une carte de la qualité de l’air (présence de particules fines) et d’une autre de la prévalence des maladies cardiovasculaires illustre le lien entre les deux phénomènes (Reeves, 2011). Les îlots de chaleur, ces zones urbaines fortement bétonnées, peu protégées par la canopée et qui emmagasinent la chaleur du soleil, sont aussi responsables de malaises cardiaques et respiratoires, parfois mortels pour les plus jeunes et les plus âgés (Smargiassi et al., 2009). On sait également que l’inactivité physique cause près de 200 000 décès par an aux États-Unis, et qu’elle y est la deuxième cause de mortalité prématurée (Gordon-Larsen, Nelson et Beam, 2005; Killingsworth, Nazelle et Bell, 2003; Sallis et al., 2004). Une augmentation de l’activité physique, aussi minime que de marcher de courtes distances pour se rendre à l’école ou au travail, peut avoir des conséquences positives sur la santé (Giles-Corti et al., 2010; Killingsworth, Nazelle et Bell, 2003).

Alors, qui sont les responsables du (mauvais) état de santé des urbains et des urbaines ? Les particules fines, les bactéries et l’accès à un médecin de famille, certes, mais aussi le revenu, l’accumulation de béton, la ségrégation spatiale entre les riches et les pauvres, les difficultés d’accès à des aliments frais, l’absence de pistes cyclables ou de trottoirs adéquats, les logements insalubres, etc. En somme, la santé des urbains (et des ruraux) est en grande partie créée en dehors du système de soins, sous l’influence de ce que l’on nomme les déterminants sociaux de la santé (Marmot et Wilkinson, 2006). L’urbanisation massive des dernières décennies conduit à ce que la santé publique revienne à ses préoccupations premières pour reconsidérer sérieusement la capacité des villes à agir sur ces déterminants sociaux pour améliorer la santé, le bien-être et l’espérance de vie des populations urbaines (De Leeuw et Simos, 2017; Rydin et al., 2012; Who, 2012). Si des travaux récents se sont intéressés à l’articulation entre santé et territoires en insistant notamment sur les enjeux de soins soulevés par les expositions environnementales locales (Calvez, 2016), la prise en compte du niveau municipal dans le périmètre des politiques de santé publique reste encore marginale (Bergeron et Castel, 2014). Or, bien qu’elles aient rarement la possibilité d’accroître l’offre de soins, les municipalités peuvent contribuer à l’amélioration de l’état de santé de leur population en utilisant leurs compétences en matière de logement, de transport, d’aménagement urbain ou encore de développement économique et social local. Par ce biais, elles peuvent intervenir sur les déterminants sociaux que sont le revenu, l’emploi, l’insécurité alimentaire, le logement, l’exclusion sociale, la qualité de l’air ou la sédentarité (Clavier, 2013).

Ce numéro de Lien social et Politiques explore trois grands enjeux des rapports entre politiques urbaines et santé des populations : comment la santé devient-elle, ou non, l’objet des politiques municipales ou celui d’autres actions publiques opérant à l’échelle des villes ? Quels instruments d’action publique permettent la prise en compte de la santé dans les politiques urbaines (études d’impact, comités intersectoriels, concertation, zonage, etc.) ? Comment les populations réagissent-elles face à des politiques urbaines qui tentent de contrôler ou de s’ingérer dans leurs comportements au nom de la santé ? Avant de présenter ces trois thèmes plus en détail, une mise en contexte et la discussion de préoccupations transversales aux différents articles qui composent ce numéro nous semblent nécessaires.

Politiques urbaines favorables à la santé, expertise et biolégitimité

L’action des villes sur les déterminants sociaux de la santé s’inscrit dans une approche de promotion de conditions de vie favorables à la santé qui se développe depuis le milieu des années 80. La première condition de possibilité de l’action urbaine en santé est l’abandon progressif d’une conception essentiellement biomédicale de la santé, centrée sur l’absence de maladies et sur les soins individuels, pour aller vers une conception positive de la santé comme « un état de complet bien-être social, mental et physique » (OMS, 1948). Il ressort de cette définition que la santé n’est pas produite d’abord et avant tout dans le système de soins, mais en dehors de celui-ci, ce qui ouvre la voie à des actions favorables à la santé passant par des politiques publiques d’aménagement urbain, de transport ou de revenu, comme nous l’avons mentionné plus haut. Dans ce numéro, Vignes s’interroge sur la manière dont ces « autres » politiques publiques peuvent compléter les manques, voire combler les vides, dans l’offre de soins de certaines villes ou quartiers.

Après les travaux pionniers de Trevor Hancock (1985) et ceux de Nancy Milio (1981), qui ont attesté les effets sur la santé des politiques agricoles, sociales ou de défense, la Conférence d’Ottawa sur la promotion de la santé de 1986 a marqué le lancement de la stratégie de création de politiques publiques favorables à la santé. Celle-ci devait « [inscrire] la santé à l’ordre du jour des responsables politiques des divers secteurs en les éclairant sur les conséquences que leurs décisions peuvent avoir sur la santé, et en leur faisant admettre leurs responsabilités à cet égard » (World Health Organization, 1986). En 2006, un rapport de la présidence finlandaise de l’Union européenne a durci cette approche en faisant de la santé une préoccupation pour toutes les politiques publiques (Staahl et al., 2006). Ce concept renvoie surtout à des arrangements institutionnels spécifiques pour que les préoccupations à l’égard de la santé et de l’équité en santé soient prises en compte de façon systématique dans l’élaboration de toute politique publique. Dans cet esprit, l’article 54 de la Loi sur la santé publique (Québec) permet — avec un succès mitigé — au ministre de la Santé de conseiller les autres ministres et leurs ministères quant aux conséquences sur la santé de certains projets de lois et règlements de grande envergure (Gagnon, Turgeon et Dallaire, 2008). Bien d’autres gouvernements nationaux, provinciaux ou locaux se sont dotés de telles approches au cours de la dernière décennie, en Australie, en Californie ou en Europe (Baum, Lawless et Williams, 2013; Kickbusch, Mccann et Sherbon, 2008).

Le mouvement initié avec la Charte d’Ottawa, et visant à prendre en compte la santé au sens global et dans une perspective écologique (i.e. dans tous les milieux de vie fréquentés par la population), a donné naissance à des approches telles que les villes en santé, les hôpitaux promoteurs de santé ou les municipalités amies des aînés. Ces mouvements se caractérisent par la volonté de transformer les milieux de vie pour les rendre plus favorables à la santé. Pourtant, les discours portés par ces mouvements, malgré leurs bonnes intentions, peuvent entrer en contradictions avec les conditions de vie des personnes visées. C’est ce que soutiennent Audet et ses collègues à partir de deux études impliquant des personnes vieillissantes dans différentes municipalités du Québec.

Le foisonnement de la réflexion et des expériences politiques visant à intégrer la santé dans toutes les politiques publiques — y compris les approches moins systématiques visant l’intégration de diverses actions sous un chapeau « santé publique » — s’accompagne du développement d’outils et d’une expertise particulière (Crespin, 2014). Les études d’impact sur la santé (Lock, 2000), un processus d’estimation prospective des impacts sur la santé d’une politique ou d’un programme public que présentent Jabot et Roué-Le Gall dans ce numéro, sont l’un des instruments dont disposent les villes pour prendre en compte la santé dans leur action. Pour les exécutifs de différents paliers, en particulier pour les villes qui n’ont pas de personnel spécialisé dans leurs administrations, vouloir agir sur la dimension santé des politiques publiques nécessite de recourir aux services de professionnels extérieurs à l’administration municipale. Se développe alors, parmi les professionnels de la santé publique, un nouveau domaine de spécialisation qui requiert des connaissances et un savoir-faire particulier. On observe que la professionnalisation de ce type d’expertise qu’est la mesure des impacts sur la santé s’inscrit à l’interface entre la science (élaboration de politiques publiques appuyée sur des données probantes, dans la lignée de l’evidence-based medicine), la participation citoyenne et le politique, qui passe commande, cadre et tire des conclusions opérationnelles du travail d’évaluation prospective. Le défi de cette expertise réside alors non seulement dans sa capacité à objectiver les effets d’interventions spécifiques dans un environnement complexe, mais aussi dans la confrontation entre cet effort d’objectivation et la complexité du processus d’élaboration des politiques publiques.

L’élaboration de ces politiques locales de santé publique s’accompagne également du développement d’une expertise de la concertation et de la mise en lien de divers acteurs autour de l’objet « santé ». Ces acteurs intermédiaires doivent composer avec des logiques sectorielles spécifiques (comment faire travailler ensemble spécialistes du transport, du logement et de la santé ?), mais aussi avec des logiques de gestion municipale et de travail associatif souvent peu compatibles. C’est le travail de ces acteurs intermédiaires qu’analyse Mariette dans son texte sur les agents locaux au service de la politique de santé publique dans une municipalité de la banlieue parisienne. Lonceint, quant à lui, s’intéresse aux conflits auxquels donne lieu l’élaboration d’un plan local de santé à Rennes, élaboration qui se fait en rassemblant sous le titre de « plan de santé publique » des actions et programmes menés par d’autres services municipaux. Ainsi, le recours à une expertise de santé publique, qu’elle soit plutôt caractérisée par des connaissances techniques ou par des capacités relationnelles et stratégiques (Clavier et al., 2012), ne se fait pas sans tensions, ambiguïtés, voire à-coups, entre experts, élus, employés de l’administration publique et populations.

Agir sur les déterminants sociaux pour améliorer la santé des populations urbaines conduit inévitablement à des conflits de légitimité entre les objectifs de santé publique et ceux d’autres politiques. Comment sont-ils résolus ? Les acteurs d’autres champs d’action publique sont-ils amenés à définir leurs actions en termes de santé pour les rendre acceptables et avec quelles conséquences (Gilbert et Henry, 2009) ? À partir de quels éléments cognitifs et rhétoriques s’élabore le cadrage de la pertinence des interventions et des préconisations des acteurs (stratégies d’influence, utilisation des données probantes, etc.) ? Pourquoi l’argument « santé » est-il si central dans l’élaboration et la justification des choix collectifs ? Les décisions prises par les autorités publiques au nom de la protection de la santé peuvent-elles servir d’autres objectifs, par exemple de contrôle des populations ou des comportements déviants ? La santé, selon Didier Fassin, est le « dernier langage du social » (Fassin, 1998). Si les inégalités entre les classes et la pauvreté ne mobilisent plus, reformuler les problèmes sociaux dans les termes de leur emprise sur la santé peut offrir des éléments de solution pour susciter l’adhésion et rendre l’action possible. Fassin cite l’exemple français de l’insalubrité des logements qui n’a trouvé de résolution que lorsqu’il a été rendu public que la plomberie et la présence de plomb dans la peinture rendaient les enfants malades de saturnisme (Fassin, 1998). En écho à cette recherche, Goyer présente dans ce numéro, comment le comité logement d’un arrondissement de Montréal cadre les problèmes d’insalubrité auxquels font face les locataires dans les termes de la santé publique : punaises, moisissures et défauts d’étanchéité deviennent les causes directes de problèmes de santé. Le meilleur allié de ce comité logement, pour les aspects politiques comme financiers, est aussi la Direction de santé publique.

Mais cette reconnaissance de principe accordée à la santé — la biolégitimité (Fassin, 1998) — ne va pas de soi. Elle suscite des résistances multiples qui en soulignent les limites. Dans le cas de la politique de lutte contre la drogue à Rio de Janeiro qu’analyse Brum Schäppi dans son texte, les associations locales et leurs membres résistent aux mesures qui associent drogues et santé mentale, et utilisent ce prétexte pour institutionnaliser ceux que la politique définit comme déviants. Somparé montre qu’à Conakry en Guinée, face à l’épidémie d’Ebola, les populations résistent aux normes sanitaires qui imposent un isolement strict entre, d’un côté, les biens portants et, de l’autre, les malades et les morts. Ainsi, tout en étant fondées sur des connaissances biomédicales des modes de transmission de l’épidémie, ces normes sont contestées et finissent par échouer, car elles sont mises en oeuvre sans explication et surtout sans prendre en compte les pratiques sociales et culturelles locales.

Les résistances à des politiques urbaines qui pourraient avoir des effets positifs pour la santé ne sont pas seulement le fait de comportements individuels ou de stratégies de quelques groupes fortement mobilisés. Ces résistances sont aussi — et surtout — construites dans les systèmes politiques, sociaux et de gouvernance des villes. Ainsi, Nikiema et ses collègues établent que la faiblesse de la politique de sécurité routière à Ouagadougou tient certes à des choix paradoxaux d’aménagement du réseau routier (les mesures d’apaisement de la circulation sont implantées sur de nouvelles voies rapides), mais aussi à l’incapacité de la ville à réguler les comportements des automobilistes et, enfin, à la faiblesse des financements pour aménager des espaces urbains qui soient plus propices à la sécurité routière. À propos du cas d’Ottawa, Saidla, quant à lui, centre son analyse sur les facteurs politiques qui contraignent le développement de la politique de transport actif, tels que la répartition des circonscriptions électorales entre centre-ville et périphérie urbaine, ou encore la prégnance de l’idéal nord-américain d’une banlieue accessible quasi exclusivement en automobile.

D’autres exemples développés dans ce numéro montrent que les politiques urbaines n’ont pas à être formulées dans les termes de la santé ni à associer des acteurs de santé publique pour avoir un impact important sur la santé de la population. Blouin et ses collègues discutent dans leur texte de différentes stratégies d’action pour favoriser la consommation d’une alimentation saine ou l’activité physique. Il est clair, dans le cas étudié par Saidla, que la santé publique n’est pas l’enjeu le plus central de l’histoire de la politique de transport actif à Ottawa et pourtant, les décisions de la ville de renforcer le réseau de transports en commun et le réseau de pistes cyclables contribuent à améliorer la santé des urbains. De même, les mesures proposées par Blouin et Robitaille en faveur d’une alimentation saine et de l’activité physique relèvent des secteurs de l’aménagement urbain ou des sports et loisirs bien plus que de celui de la santé publique. L’agriculture urbaine est un autre domaine dont les liens avec la santé sont souvent affichés ou revendiqués, que ce soit pour souligner ses bienfaits en termes d’alimentation plus saine car produite localement ou pour attirer l’attention, comme le font Rémy et ses collègues, sur les risques sanitaires liés à la contamination des sols. Or, dans ce cas, il est frappant de voir que la controverse publique comme les actions déployées pour répondre aux risques se déroulent largement en dehors du secteur de la santé publique.

Quand la santé se diffuse dans une mosaïque de politiques publiques

Un premier ensemble d’articles s’intéresse aux différents processus par lesquels la santé chemine et s’intègre dans les objectifs de politiques publiques pouvant avoir une influence sur les déterminants sociaux de la santé. En adoptant des angles d’analyse très différents, les contributions donnent à voir des possibilités d’actions urbaines favorables à la santé, des conflits potentiels entre la santé et les visées d’autres politiques publiques ainsi que les limites que rencontrent les villes pour faire de la santé un dessein partagé par l’ensemble des politiques municipales.

Chantal Blouin, Éric Robitaille, Yann Le Bodo, Nathalie Dumas, Philippe De Wals et Johanne Laguë comparent la mise en oeuvre des mesures d’aménagement du territoire favorables à un mode de vie actif et à une alimentation saine, adoptées au Québec avec les recommandations de la littérature scientifique internationale. À la suite de ce retour évaluatif et réflexif, et d’un travail délibératif avec des experts et des acteurs engagés sur le terrain, les auteurs proposent de recentrer les efforts des municipalités et de la province autour de mesures considérées comme étant les plus prometteuses pour accroître l’activité physique et une alimentation saine.

L’article d’Elisabeth Remy, Philippe Branchu, Marine Canavese et Nathalie Berthier montre comment émergent des controverses sur la qualité des sols urbains à la faveur de l’intérêt croissant pour la pratique de l’agriculture urbaine. Les auteurs décrivent et analysent ces controverses à partir des différentes formes d’expertises publiques qui se déploient sur ces questions à Paris et Toronto. Dans ces deux villes cohabitent deux formes d’expertise : la première privilégie une approche de précaution afin de limiter les risques de contamination des aliments et leurs conséquences pour la santé humaine, la seconde s’avère, quant à elle, moins restrictive et plus engagée en faveur de l’agriculture urbaine.

Renaud Goyer étudie, dans une perspective microsociologique, la façon dont le comité logement d’un arrondissement de Montréal cadre la lutte contre l’insalubrité des bâtiments et les conditions de vie des personnes les plus pauvres dans les termes de la santé publique. L’auteur interroge l’identité collective du groupe de défense des intérêts des locataires et, en analysant leurs pratiques et leurs discours, montre que tant son identité interne que la façon dont il entre en relation avec les autres acteurs de la politique du logement à Montréal sont traversées par des questions de santé.

Aude Nikiema, Emmanuel Bonnet, Salifou Sidbega et Valéry Ridde ont étudié la distribution spatiale des accidents de la route à Ouagadougou pour documenter les liens entre ces collisions et les caractéristiques de l’aménagement urbain. À partir de leurs résultats, ils repèrent et analysent les limites que rencontre la municipalité pour parvenir à déployer des actions capables de modifier l’environnement urbain, d’attribuer des ressources pérennes à la sécurité routière et de changer les comportements d’usagers de la route se déplaçant en voiture, en deux-roues ou à pied. Pour autant, ces limites n’empêchent pas l’action, car ce sont les résidents qui prennent en charge l’organisation d’une partie non négligeable de la régulation de la sécurité routière.

Les instruments d’action publique urbaine : par quoi passe la santé ?

Les contributions rassemblées dans cette partie interrogent les instruments par lesquels la santé devient, ou non, un enjeu des politiques et de la gouvernance urbaine. Elles soulèvent au moins deux enjeux principaux : le premier concerne la gouvernance urbaine de la santé et les interactions entre des acteurs publics, privés ou non gouvernementaux us de secteurs d’action publique distincts agissant souvent à des échelles différentes; le second renvoie à l’usage d’instruments vecteurs de la santé dans les politiques urbaines (études d’impact, comités intersectoriels, concertation, zonage, etc.).

Dans leur article, Françoise Jabot et Anne Roué Le Gall prennent appui sur leur expérience d’accompagnement de municipalités françaises lors de la réalisation d’études d’impact sur la santé (EIS) pour interroger le potentiel de cette démarche pour la formulation de politiques urbaines plus favorables à la santé. Si les principes d’évaluation globale et systémique des effets, d’hybridation des savoirs et de participation citoyenne au coeur de la démarche idéale des EIS se retrouvent en partie dans la pratique des cas étudiés, et s’il reste encore une marge de progression pour rendre les principes de l’EIS pleinement opérants, l’article conclut que cette démarche peut renforcer la prise en compte de la santé dans les politiques urbaines.

Romain Lonceint analyse les modalités d’élaboration et de mise en pratique d’un autre instrument d’action publique, à savoir : la planification d’une politique locale de santé publique à Rennes. Il montre comment ce travail donne lieu à des bricolages visant à associer les actions et les mesures des politiques d’éducation ou de logement à des objectifs transversaux pour améliorer la santé de la population locale. L’auteur montre notamment qu’au sein de la municipalité rennaise, la fabrique et la définition des modalités d’usage de cet instrument est aussi un moyen de légitimation professionnelle pour les acteurs municipaux chargés des sujets de santé publique. Or, une telle recherche de légitimité provoque des résistances de la part des autres services municipaux, ce qui peut entraîner des conflits plus ou moins ouverts.

L’article d’Audrey Mariette contribue aux questionnements sur la gouvernance urbaine de la santé par une analyse centrée sur les pratiques des agents chargés de mettre localement en lien l’action municipale avec celle des associations et des résidents. L’enquête menée dans les quartiers populaires d’une grande municipalité de la banlieue parisienne donne à voir le travail d’équilibriste de ces agents intermédiaires qui doivent sans cesse composer avec des contraintes et des logiques différentes que sont, par exemple, les rapports hiérarchiques au niveau municipal, les injonctions à la « participation » venues du palier national ou les idéaux d’approche globale et d’équité de la santé publique émanant d’organismes internationaux.

L’étude de la politique de transport actif de la ville d’Ottawa que propose Karl Saidla dans son texte éclaire une autre dimension de la gouvernance urbaine de la santé. Il met en lumière les différents obstacles politiques qui contraignent le développement d’une politique publique susceptible d’être favorable à la santé de la population. Ses obstacles tiennent, d’une part, au contexte social et culturel de l’Amérique du Nord, qui donne depuis longtemps la priorité à l’automobile dans l’aménagement urbain, participant ainsi à entretenir l’idéal d’un mode de vie pavillonnaire en banlieue. L’article pointe ainsi les logiques politiques (poids électoral des circonscriptions de banlieue) et financières (modes de financement des municipalités canadiennes) pour rendre compte de la permanence des choix urbains caractéristiques de cette « culture nord-américaine ».

Les populations face aux politiques de santé urbaine : résistances, critiques et tactiques de contournement

Sur la base d’études de terrain réalisées au Québec, au Brésil, en France et en Guinée, les articles rassemblés dans ce dernier thème s’intéressent tous à la façon dont des populations, organisées ou non, résistent, critiquent ou contournent les politiques de santé urbaine.

Sous la forme d’un journal de bord de l’épidémie d’Ebola en Guinée, l’article d’Abdoulaye Wotem Somparé éclaire les raisons multiples qui ont entravé la régulation des parcours thérapeutiques des populations touchées de Conakry. Son récit et son analyse soulignent que les politiques de décentralisation de l’offre de soins, qui devaient reposer sur la participation de la population, n’ont pas été pensées en fonction de la structure urbaine, des pratiques traditionnelles face à la maladie et à la mort, ou de l’existence d’un réseau de soins privés. L’auteur montre ainsi que les choix thérapeutiques des patients ne répondent pas (ou très rarement) aux anticipations de la planification et de la prévention sanitaires, mais à un ensemble de stratégies définies selon la position que ces patients occupent au sein de réseaux familiaux et socioculturels complexes.

Maguelones Vignes étudie les parcours thérapeutiques de patients atteints de maladies chroniques, en l’occurrence le VIH/Sida, afin de comprendre ce qui détermine leurs déplacements pour accéder aux divers soins et services dont ils ont besoin, parfois quotidiennement. Une attention particulière est portée sur l’agencement entre l’organisation sociospatiale des soins et les besoins de ces patients urbains. L’auteure fait ainsi valoir que d’autres politiques urbaines — en particulier les politiques de logement — pourraient mieux prendre en compte les besoins spécifiques des patients atteints de maladies chroniques, notamment en favorisant le plafonnement des loyers dans les zones proches des hôpitaux ou en attribuant des aides spécifiques pour pouvoir se loger à proximité des centres de soins.

L’article de Paula Brum Schäppi analyse la manière dont un groupe de citoyens conteste une politique de la ville de Rio de Janeiro visant l’internement forcé des utilisateurs de substances psychoactives, dont le crack. Ces citoyens sont des militants du mouvement antimanicomial, qui défend la prise en charge dans la communauté de la santé mentale. Par l’analyse cartographique de leurs mobilisations, le texte met en évidence les liens entre politique de santé mentale, politique des drogues et revendications de justice sociale. Il donne également à voir les résistances suscitées par l’utilisation de l’argument de la santé pour justifier une politique municipale niant les droits des populations vulnérables de Rio.

Mélisa Audet, Mario Paris, Suzanne Garon et Alex Dumas proposent enfin une analyse critique du discours dominant sur la promotion de saines habitudes de vie au Québec, en particulier lorsqu’un tel discours vise les personnes vieillissantes et défavorisées au plan économique et social. À partir de deux études, l’une portant sur des femmes vieillissantes de milieux défavorisés en Estrie et l’autre portant sur quatre démarches Municipalités amies des aînés en Montérégie, l’article montre que les programmes visant l’adoption de saines habitudes de vie se fondent rarement sur les besoins exprimés par les personnes concernées. Le risque est alors qu’en cherchant à imposer des objectifs souvent perçus comme inatteignables, ces programmes tendent à renforcer le sentiment d’isolement des personnes âgées les plus socialement démunies.