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Introduction

Selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ, 2015), le nombre de Québécoises et de Québécois âgés de plus de 65 ans doublera entre 2014 et 2061 pour atteindre 2,9 millions, ce qui représentera 28 % de la population. Cette transition démographique vers un vieillissement de la population est étroitement liée à une transition épidémiologique caractérisée par un accroissement des maladies chroniques — ce type d’affections étant reconnu comme principale cause de mortalité et de morbidité au Québec (ISQ, 2015). Dans cette perspective, le nouveau Programme national de santé publique 2015-2025 du Québec souligne l’importance de l’acquisition de connaissances et de compétences en matière de saines habitudes de vie (SHV) tout en ciblant les groupes vulnérables (Gouvernement du Québec, 2015).

Le gouvernement québécois accorde une place grandissante au milieu de vie en tant que déterminant influençant l’adoption d’un mode de vie sain. En ce sens, les municipalités sont maintenant appelées à jouer un rôle en prévention par le biais du développement d’environnements favorables aux SHV. C’est dans un tel contexte que le programme « Municipalité amie des aînés » (MADA) (Gouvernement du Québec, 2016), vient maintenant participer aux dynamiques locales de concertation visant l’amélioration de la santé lors du vieillissement.

Les orientations actuelles en prévention des maladies chroniques soulèvent différents questionnements, notamment en ce qui a trait aux inégalités sociales de santé (ISS) et au bien-être des groupes vieillissants. À cet égard, l’interdisciplinarité en recherche constitue une opportunité d’envisager de tels enjeux sous de nouvelles perspectives (Van Riinssoever et Hessels, 2011). Cet article est ainsi le fruit d’un dialogue interdisciplinaire entre deux jeunes chercheurs du Centre de recherche sur le vieillissement de Sherbrooke au Québec amorçant une réflexion innovante sur différents fondements des discours de santé préventive orientés vers la promotion des SHV.

Les objectifs de cet article sont : 1) de mettre en lumière l’incompatibilité de certains éléments du discours de prévention des maladies chroniques avec l’expérience d’adultes vieillissants, dont ceux us de sous-groupes socioéconomiquement défavorisés (SÉD); et 2) d’illustrer comment ces éléments sont aussi incompatibles avec le développement des communautés. En conclusion, nous insisterons sur l’importance de la co-construction de l’action publique afin de sensibiliser les décideurs publics et les municipalités à des pratiques collectives d’amélioration de la santé de leurs communautés.

Prévention des maladies chroniques et promotion des SHV : un succès mitigé

Le discours de prévention des maladies chroniques tenu par les autorités sanitaires internationales, nationales et provinciales repose sur les liens scientifiquement reconnus entre certaines composantes du mode de vie et le développement de ces maladies (Bauer et al., 2014; Gouvernement du Québec, 2015). La prévention des maladies chroniques s’opère ainsi selon une logique descendante, désormais bien implantée au Québec, reposant en grande partie sur la promotion des SHV, celles-ci visant essentiellement : l’adoption d’une alimentation saine, la pratique régulière d’activité physique, le contrôle du poids et l’arrêt tabagique (Blanchet, 2014).

Malgré les efforts de promotion des SHV, leur succès demeure mitigé chez les groupes vieillissants. Un rapport récent de l’Institut national de santé publique du Québec atteste que seulement 38 % et 53 % des adultes de 65 ans et plus adoptent des pratiques conformes aux normes en matière d’alimentation saine et de mode de vie actif (Blanchet, 2014). Soulignons aussi que d’importantes inégalités sociales de santé liées au SHV persistent au Québec. Non seulement le mode de vie des groupes SÉD s’éloigne davantage des normes de santé préventive, ceux-ci continuent d’être plus susceptibles de souffrir de maladies chroniques et d’en mourir prématurément (Frohlich et al., 2008). Ces constats soulèvent d’importantes limites des stratégies préventives orientées vers les SHV lorsqu’il est question de bien vieillir. Nous proposons d’examiner deux prémisses théoriques sur lesquelles repose ce discours préventif : 1) la prévention des maladies chroniques constitue une priorité; 2) les individus et les communautés sont responsables et en contrôle de la santé préventive.

Première prémisse : La prévention des maladies chroniques, une priorité

Les autorités sanitaires québécoises accordent une importance accrue à la promotion des SVH afin de prévenir les maladies chroniques (Cazale et Dumitru, 2008; Gouvernement du Québec, 2015). Pour que ces stratégies soient effectives, il importe qu’elles soient aussi priorisées par les individus et les collectivités puisqu’elles impliquent un engagement de leur part. Il est ainsi convenu que les individus et les groupes sociaux prioriseront l’adoption d’un mode de vie sain afin d’éviter la maladie s’ils sont informés de ses bienfaits sur la santé (ASPC, 2010). Or, bien que peu d’études aient approfondi l’importance accordée aux SHV lors du vieillissement, d’importantes variations sociales ont été identifiées en ce qui a trait à leur place dans la hiérarchie des priorités de différents groupes sociaux, notamment les plus vulnérables (Savage, 2013; Dumas, Robitaille et Jetté, 2014).

Deuxième prémisse : Tous responsables et en contrôle de la santé préventive

Au Québec, les autorités sanitaires identifient les adultes vieillissants comme des acteurs : « sensibilis[és] à la prévention et […] responsables de leur santé » (Gouvernement du Québec, 2015 : 21). Pour cette raison, les interventions centrées sur la modification de comportements ont été jusqu’à maintenant privilégiées en santé préventive. Or, cette perspective centrée sur la responsabilité individuelle a été grandement remise en question. Divers auteurs ont souligné le fait que ce discours élude l’influence de la structure sociale et des inégalités socioéconomiques sur le mode de vie, et dénoncé ses effets négatifs sur les individus (Massé, 2009; Collyer et al., 2015). Tel que le mentionne Massé (2009 : 62), en Occident, les « [...] habitudes de vie [sont] désormais promues au rang de normes, voire de vertus ». Les écarts aux critères normatifs en matière de santé (ex. : obésité, tabagisme, malbouffe) peuvent ainsi s’avérer préjudiciables au bien-être des individus plus vulnérables, notamment par le biais de processus de stigmatisation sociale (Massé, 2009).

Est-ce que miser sur les municipalités serait la solution ?

Comme en témoignent les documents nationaux récents en santé préventive (Martin et Brahimi, 2014; Gouvernement du Québec, 2015, 2016), les instances de santé exposent désormais la nécessité de combiner les approches individuelles à des interventions sur l’environnement physique et social afin de favoriser un mode de vie sain. À cet égard, les municipalités et les municipalités régionales de comtés (MRC) sont maintenant présentées comme « partenaires des acteurs de santé publique » afin d’améliorer la santé de la population (Gouvernement du Québec, 2015 : 36).

Alors que les gouvernements semblent désormais transférer une part de la responsabilité liée à la prévention aux municipalités en les incitant explicitement à participer à la mise en oeuvre de stratégies préventives, la question de la persistance des en matière de SHV lors du vieillissement demeure pourtant entière. Tel qu’en fait état Proulx (2011), les disparités locales et régionales, tant sur le plan économique, démographique et social, renvoient à la nécessité de considérer la diversité des municipalités au Québec. Il est ainsi impensable d’envisager les stratégies de promotion des SHV de la même façon partout. Les municipalités possèdent-elles toutes le contexte et les ressources pour prendre ces nouvelles responsabilités qui semblent leur être attribuées par la santé publique ? Les écarts de ressources présents entre les municipalités ne risquent-ils pas de contribuer au développement d’inégalités entre ces dernières ? En réponse à ces questionnements, nous présenterons certains enjeux relatifs à l’interface entre le discours de prévention des maladies chroniques, l’expérience individuelle de Québécois vieillissants SÉD et celle de municipalités québécoises.

Deux études : perspectives individuelle et municipale

La réflexion critique que nous présentons découle d’une conversation interdisciplinaire autour de constats us de deux projets de recherche distincts financés par les Instituts de recherche en santé du Canada et réalisés au Centre de recherche sur le vieillissement de Sherbrooke. La mise en dialogue de certains résultats de ces deux projets distincts permet d’examiner d’une façon originale différents enjeux liés à la promotion des SHV, cela selon une perspective individuelle (étude 1) et une perspective municipale (étude 2). Une description de ces projets explicitera leurs cadres théorique et méthodologique respectifs.

Étude 1

L’une des études s’inscrit dans une perspective individuelle et examine l’influence des discours de promotion des SVH chez un sous-groupe de femmes vieillissantes de milieu défavorisé à travers l’approche socioculturelle de Pierre Bourdieu[1]. Le concept d’habitus de Bourdieu (1979) permet de concevoir les pratiques comme étant façonnées par la position sociale et les conditions d’existence (matérielles, familiales et sociales), plutôt que découlant d’un choix individuel rationnel. La pertinence de cette approche pour étudier les différences de classes liées aux pratiques de santé a été largement démontrée (Cockerham, 2013; Dumas, Savage et Stuart, 2013). Andrew Sayer (2011) complémente ce modèle en expliquant comment les émotions vécues (fierté, honte, culpabilité, envie) liées à la position sociale et aux structures faisant la promotion des valeurs dominantes (santé publique, médias, gouvernements) influencent les pratiques sociales telles que les SHV.

Méthode

Des entrevues semi-dirigées de 90 minutes ont permis d’analyser les trajectoires biographiques de 20 femmes (âge : 59,9 ± 3,0 ans) québécoises de milieu défavorisé. Les participantes résidaient dans la ville de Sherbrooke, parlaient français, étaient ménopausées (une transition considérée comme un moment clé du vieillissement féminin associé à une hausse du risque de maladies chroniques) et présentaient un surpoids ou une obésité (IMC : 34.0 ± 8,6 kg/m2). Une combinaison de critères permit de cibler des femmes SÉD : niveau de scolarité, trajectoire professionnelle, nécessité d’avoir recours à de l’aide financière et niveau de défavorisation matérielle et sociale du lieu de résidence (Gouvernement du Québec, 2006). Un questionnaire sociodémographique précédait chaque entrevue semi-dirigée. Celle-ci ciblait quatre thématiques : 1) caractéristiques de l’environnement socioéconomique et culturel; 2) perception des ressources matérielles, humaines et sociales liées aux SHV; 3) priorité accordée à la santé et à la prévention; et 4) influence des discours préventifs sur les SHV.

Étude 2

La deuxième étude est une recherche évaluative (Patton, 2011) dont le but est de comprendre comment le programme MADA au Québec (Gouvernement du Québec, 2009) génère des retombées sur les déterminants sociaux de la santé pour la population vieillissante.

Au coeur de ce projet se situe le programme MADA qui cherche à optimiser les possibilités de bonne santé, de participation et de sécurité (OMS, 2002), cela tout en visant la modification de différents aspects des environnements physique et social dans les municipalités. Les MADA au Québec identifient huit champs d’action (Gouvernement du Québec, 2012) : 1) transport, 2) habitat, 3) participation sociale, 4) respect et inclusion sociale, 5) engagement social et citoyen, 6) communication et information, 7) soutien communautaire et services de santé, et 8) espaces extérieurs et bâtiments. Récemment, le rapport du directeur national de la santé publique (Gouvernement du Québec, 2016) a identifié le programme MADA comme un moyen d’agir sur la participation sociale des aînés au Québec. Ce rapport considère également que la participation « […] joue un rôle crucial pour favoriser un vieillissement en santé » (Gouvernement du Québec, 2016 : 14).

Les champs d’action des MADA se concrétisent à partir d’initiatives locales ou régionales développées selon une démarche de programmation (Garon et al., 2015) en trois étapes : 1) un diagnostic social composé d’une consultation des aînés afin d’identifier leurs besoins[2]; 2) un plan d’action développé en collaboration avec l’administration municipale et les partenaires locaux; et 3) une mise en oeuvre qui met l’accent sur les pratiques de collaboration intersectorielle (Garon et al., 2014). Les personnes impliquées dans le programme se réunissent au sein d’un comité de pilotage qui encadre chacune des étapes[3]. Le programme MADA s’inscrit dans une approche de développement des communautés, soit un processus « […] d’action collective structurée sur un territoire donné qui, par la participation démocratique des citoyens et des acteurs sociaux, cible des enjeux collectifs reliés aux conditions et à la qualité de vie » (Bourque, 2008 : 1).

En résumé, le plan d’action élaboré dans le programme MADA découle des besoins des groupes vieillissants et illustre leurs attentes envers la municipalité. Les priorités sont établies en fonction des besoins identifiés et de la capacité d’agir collective.

Méthode

L’étude évaluative s’est appliquée à répondre à trois objectifs de recherche : 1) décrire les différentes dimensions du développement des communautés qui se conjuguent au sein des MADA; 2) comprendre comment les démarches et les actions contribuent aux interventions en promotion de la santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé des aînés; et 3) consolider les actions des MADA par le développement d’outils d’intervention collective et d’évaluation des démarches quant à leurs effets sur les déterminants sociaux de la santé.

L’évaluation s’est réalisée dans quatre municipalités de la Montérégie : le cas A — un essaim de sept villages autour d’une municipalité centre; le cas B — une grande ville au Québec; le cas C — une municipalité de taille moyenne en banlieue de Montréal; et le cas D — une municipalité en milieu rural. Les cas MADA sont des interventions sociales complexes se situant dans des contextes particuliers, avec des ressources variables et des intervenants différents. Les études de cas ont nécessité l’usage des stratégies de collecte et d’analyse qui prennent appui sur les exigences de l’évaluation évolutive (Patton, 2011). Les données collectées sont issues d’un processus itératif. Six stratégies de collecte des données ont été utilisées : 20 entretiens individuels auprès d’élus, de directeurs de services municipaux, de chargés de projet et d’organisateurs communautaires; 13 entretiens de groupe auprès des membres des comités de pilotage; 13 observations directes des rencontres des comités de pilotages; 38 questionnaires de collaboration; et 37 questionnaires de réseautage.

Au croisement des expériences individuelles et des démarches municipales

Le croisement des résultats observés dans chacun des projets de recherche illustre différentes incompatibilités entre les prémisses de santé préventive orientées vers les SHV, les expériences individuelles d’aînés SÉD et les démarches municipales MADA.

La santé préventive : une priorité chez les aînés ?

Expériences individuelles. Les résultats de l’étude sur l’expérience individuelle des discours préventifs montrent que l’adoption de SHV n’est pas reconnue comme prioritaire par les femmes SÉD rencontrées. Comme décrit par Luc Boltanski (1971), la défavorisation tend à façonner une vision « court-termiste » de la santé et une faible anticipation des maladies; les priorités ayant tendance à demeurer dans l’immédiat : « Je prends soin [de moi] étape par étape, je ne vois jamais ma journée au complet d’avance moi » (Thérésa, 60 ans); « les petits bobos, les maladies peut-être, je ne sais pas ce qui m’attend, je prends ça petit bout par petit bout » (Pierrette, 60 ans). Pour ces femmes, la précarité contribua au développement d’une priorisation de l’investissement dans l’immédiat, notamment d’une priorisation de la recherche de stabilité financière, de la satisfaction des besoins de base et des urgences du quotidien.

Bien que les participantes de l’étude reconnaissaient les bienfaits des SHV, elles manifestaient peu d’investissement dans l’acquisition de connaissances additionnelles en santé et adoptaient un mode de vie peu compatible avec les normes de santé préventive. Ces résultats soutiennent ceux d’études antérieures effectuées auprès d’autres sous-groupes défavorisés illustrant l’incompatibilité entre une vision « court-termiste » et l’investissement en préservation de la santé à long terme (Savage, Dumas et Stuart, 2013).

Démarches municipales. L’étude des démarches MADA met aussi en lumière les possibilités de tensions entre les priorités des aînés actualisées dans le plan d’action et les orientations de santé privilégiant la promotion des SHV. L’analyse des contenus des plans d’action, qui sont une synthèse des besoins exprimés des aînés et des capacités locales d’action, démontre que l’attention dans les plans d’action est accordée aux besoins prioritaires par les aînés exprimés lors des consultations. Ces besoins ne sont que très rarement formulés dans les termes des SHV, mais sont plutôt en lien avec les huit champs d’action MADA. Les actions ciblées rejoignent en grande partie les champs de la communication et de l’information (par ex. : informer les aînés des services offerts dans la municipalité), des espaces extérieurs et bâtiments (par ex. : améliorer l’accessibilité des lieux publics et des édifices municipaux) et de la participation sociale (par ex. : diversifier les activités de loisir, favoriser l’implication sociale et bénévole).

Ainsi, les plans d’action des quatre cas étudiés accordent peu d’attention directe aux SHV. Le tableau 1 expose le nombre d’actions qui traitent des SHV au sein des plans d’action analysés. Nous constatons que les actions associées aux SHV sont peu nombreuses en comparaison des autres champs d’action MADA.

Tableau 1

Nombre d’actions associées aux SHV sur l’ensemble des actions planifiées dans le plan d’action, selon le cas à l’étude

Nombre d’actions associées aux SHV sur l’ensemble des actions planifiées dans le plan d’action, selon le cas à l’étude

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L’exemple du cas A identifie une seule action en lien avec les SHV : « revoir les aménagements urbains selon les recommandations du rapport de la Direction de santé publique sur les SHV ». Toutefois, l’introduction de cette action repose sur l’expertise de la DSP régionale et non pas des préoccupations exprimées par les aînés dans ces huit municipalités. Dans le cas A, la Direction de la santé publique (DSP) de la région a réalisé une évaluation d’impact sur la santé (ÉIS) à l’intention du comité de pilotage MADA. Ce type d’évaluation vise à « estimer, à l’aide d’informations scientifiques et contextuelles, les effets possibles sur la santé et le bien-être afin de minimiser les impacts négatifs et de maximiser les impacts positifs »[4]. Le rapport ÉIS ne se limite pas seulement aux actions MADA et recommande également une série de nouvelles actions destinées aux municipalités. Concrètement, en plus de confirmer les retombées bénéfiques possibles d’une action MADA en aménagement urbain, soit l’installation de bancs au pourtour d’un lac, le rapport ÉIS recommande aussi l’installation de bancs devant l’église municipale; cette recommandation ne provient toutefois pas des besoins exprimés des aînés. Le processus d’ÉIS, puisqu’il n’a impliqué aucune collecte de données participative auprès de la population âgée, est potentiellement en contradiction avec une des caractéristiques de base de la démarche MADA, soit le développement d’un plan d’action en fonction des besoins exprimés par les aînés. Les représentants des municipalités ont accueilli favorablement le rapport ÉIS, modifié leur plan d’action et priorisé un nouvel objectif visant à « favoriser les saines habitudes de vie » suite aux recommandations reçues. De telles démarches pourraient conduire à imposer aux municipalités — et aux aînés — une préoccupation pour les SHV que les aînés ne semblent pas partager.

Le contrôle de la santé préventive : une responsabilité

Expériences individuelles. En accord avec les propos de Charlesworth (2000), la précarité des conditions d’existence des participantes SÉD contribua au développement d’une perception de manque de contrôle réduisant leur confiance en leur capacité à adopter des pratiques favorables à la santé. Plusieurs exprimaient un certain fatalisme quant à leur capacité à améliorer leur santé et à adopter des SHV. Cet exemple illustre bien cette réalité :

J’aimerais ça maigrir, mais de ce temps-là, je suis pas disciplinée. Je suis pas heureuse quand je mange pas, […] et je crois pas que ça va marcher, c’est-à-dire que je maigre.

Lucie, 54 ans

Plusieurs femmes rencontrées considéraient que leurs habitudes de vie étaient contingentes à des facteurs extérieurs sur lesquels elles n’avaient que peu d’emprise (par ex. : facteurs génétiques, prédispositions familiales, ménopause, âge). Nombre d’entre elles ont aussi évoqué la défavorisation économique et sociale comme limite les empêchant d’intégrer des SHV à leur quotidien :

Je mange très mal, des fois je mange pas de la journée, puis je mange à partir de 5 h. [Si je veux maigrir], ça serait d’essayer d’avoir des repas équilibrés, avec le guide [alimentaire] canadien. […] Quand mes finances vont se replacer, je pourrai.

Theresa, 60 ans

Selon Bourdieu (1979), la précarité des conditions de vie contraint les individus à se centrer sur la nécessité; signe d’une forme d’adaptation aux éléments perçus comme incontrôlables. Devant ce manque de contrôle sur leurs conditions de vie, plusieurs participantes ont exprimé une attitude de résignation orientée vers l’acceptation de soi, de leur santé et de la vie comme elle vient. Comme l’explique Sayer (2011), dans un contexte où des normes socialement valorisées, telles que les normes de santé préventive, sont hors de portée, l’acceptation de soi peut être vue comme une stratégie de préservation de la dignité. À cet égard, nos résultats illustrent les limites des stratégies de responsabilisation individuelle en prévention dans un contexte où la position sociale est déterminante sur la capacité à investir dans sa propre santé.

Démarches municipales. Selon les données des quatre cas MADA étudiés, la question de la responsabilité municipale liée à la santé préventive des aînés est contingente à la variation de deux importantes dimensions à la démarche : la collaboration intersectorielle locale et les ressources disponibles.

Une recherche antérieure sur sept projets pilotes MADA suggère que la responsabilisation des communautés face au vieillissement de leur population est un des effets à court terme des démarches MADA au Québec : les administrateurs municipaux et les élus prennent conscience du changement démographique et mettent en place des actions partagées avec d’autres acteurs du milieu (Garon et al., 2014). Les données des quatre cas à l’étude confirment la présence d’actions partagées entre l’administration municipale et les partenaires publics, communautaires et associatifs du milieu. Cette collaboration intersectorielle est au centre de la démarche MADA (Garon et al., 2014). Toutefois, les résultats des entrevues auprès de décideurs, d’élus et d’intervenants sociaux, de même que des groupes de discussions avec les comités de pilotage, montrent que la collaboration intersectorielle varie d’un milieu à l’autre. Prenons l’exemple du cas A, l’administration municipale et les partenaires locaux engagés dans MADA présentent une culture accrue en matière de développement des communautés, de même qu’une concertation de longue date avec le Centre local de santé et de services sociaux. Cette excellente condition de collaboration intersectorielle favorise le partage des responsabilités quant aux actions à mettre en oeuvre. Le plan MADA est ainsi mieux pérennisé puisque les acteurs engagés ont la capacité d’intervenir collectivement sur le milieu. À l’opposé, le cas D ne présente aucun antécédent en développement des communautés et la démarche MADA devient une première expérience de collaboration intersectorielle pour l’administration municipale. Nos analyses quant au potentiel de développement des communautés du cas D montrent que l’administration municipale éprouve des difficultés à intervenir en collaboration avec d’autres partenaires en raison de leur culture organisationnelle segmentée (c.-à-d. une pratique en silo). La responsabilité du plan d’action MADA reste cantonnée dans la municipalité et n’est pas partagée avec d’autres partenaires. Ces deux exemples attestent de l’importance de la collaboration intersectorielle dans le développement des communautés.

Dans le contexte des MADA, les résultats exposent une variation entre les cas étudiés quant aux ressources nécessaires au développement des communautés (par ex. : la mobilisation du milieu, l’engagement des citoyens, la collaboration intersectorielle), mais aussi sur le plan des moyens financiers permettant d’effectuer des changements visant l’amélioration de la santé des populations. Comme le programme MADA ne dispose pas de soutien financier pour la mise en oeuvre des actions ciblées, notamment celles liées aux SHV, les milieux doivent faire preuve de leadership afin de saisir les occasions de financement et d’assurer l’implantation de leurs projets. Par exemple, bien que le cas A présente des conditions favorables au développement des communautés, celui-ci dispose de peu de soutien financier. Ainsi, lors de la mise en oeuvre de ses plans d’action rattachés, il fallut interrompre l’implantation de certaines des actions, notamment celles visant les SHV par l’adaptation des aménagements urbains, cela malgré les recommandations du rapport de la Direction de la santé publique.

Les exemples précédents liés à la collaboration intersectorielle et aux ressources illustrent les liens existant entre la capacité des municipalités à agir, le contrôle et les ressources dont elles disposent, et la responsabilité qu’elles investissent lorsqu’il est question de santé préventive. De plus, ces constats démontrent l’existence d’inégalités entre les milieux locaux et régionaux au Québec lorsqu’il est question de ressources, celles-ci influençant la capacité de ces milieux à agir sur le plan de la santé préventive des aînés.

Conclusions et perspectives

Comme le résume le tableau 2, les résultats des deux études témoignent de l’incompatibilité des messages de santé préventive actuels orientés vers les SHV avec les expériences individuelles d’aînés SÉD et les démarches municipales MADA. Ces écarts nous amènent à interroger sous différents angles les stratégies de promotion des SHV et leur influence relative à l’amélioration de la santé et de la qualité de vie de tous les groupes vieillissants.

Tableau 2

Synthèse des expériences individuelles et démarches municipales en rapport au discours de santé préventive

Synthèse des expériences individuelles et démarches municipales en rapport au discours de santé préventive

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Quelques réflexions sur des nouveaux enjeux

L’écart présenté entre les prémisses du discours sur les SHV et l’expérience de femmes vieillissantes SÉD nous aide à mieux comprendre la persistance des liées au mode de vie et aux maladies chroniques chez les Québécois vieillissants. À la lumière de ces constats, les initiatives de santé publique proposant une combinaison d’approches individuelles, collectives et environnementales peuvent, de prime abord, sembler prometteuses. La responsabilisation des municipalités et la reconnaissance de l’environnement comme facteur déterminant des SHV pourraient sembler réduire la pression qui incombe à l’individu de prendre en charge son état de santé. Or, les observations issues des quatre cas MADA suggèrent que ce virage de santé publique soulève de nouveaux enjeux.

Un premier enjeu important réside dans la place accordée aux SHV chez les participants des deux études. Tant sur le plan de l’expérience individuelle des femmes SÉD que dans le cadre des démarches MADA, nos résultats attestent que l’adoption de SHV n’est pas au sommet de la hiérarchie des priorités identifiées par les Québécois vieillissants lorsqu’il est question de leur bien-être. Quasi absentes des plans d’action MADA des milieux étudiés, les SHV ne se retrouvent dans le plan d’action que suite à une intervention de la Direction de la santé publique visant à orienter la démarche MADA. Cette intervention est représentative de pratiques couramment utilisées en santé publique, soit celles d’intervenir de manière descendante (Yaya, 2009). Cette façon de faire tend à détourner le programme MADA de son objectif fondamental, soit l’élaboration d’un plan d’action à partir des besoins exprimés par les populations vieillissantes.

Un deuxième enjeu réside dans la normalisation et la valorisation des messages préventifs de santé axés sur les SHV. Tel qu’évoqué par Habermas (1973), en exerçant une pression à se conformer à des standards de santé scientifiquement appuyés et socialement valorisés, cette stratégie tend à éluder les besoins réels des individus; cela contribuant potentiellement au désinvestissement de ceux-ci envers d’autres déterminants influençant leur santé. Un exemple illustrant ce phénomène réside dans l’usage d’indicateurs visant à évaluer les habitudes de vie des individus en les comparant aux standards scientifiquement reconnus comme favorables à la santé. Au Québec, l’Indice cumulatif des facteurs favorables à la santé, ayant été utilisé auprès de groupes vieillissants (Blanchet, 2014), est un indicateur permettant d’évaluer des éléments ciblés du mode de vie en les comparant aux normes liées aux SHV. L’usage d’un pareil indice dans une démarche de développement des communautés risquerait de détourner l’attention des administrateurs municipaux et des élus des besoins réels des aînés dans les municipalités en mettant l’emphase sur les SHV. Dans l’étude des cas MADA, nous avons observé que les plans d’action tendent à répondre aux normes d’action favorables aux SHV telles que définies en santé publique. Ce changement de perspective risque de compromettre la satisfaction des besoins spécifiques et variés des groupes vieillissants. L’exemple le plus évocateur constitue le cas C, où les responsables politiques ont fusionné les divers comités municipaux (politique familiale, politique d’accessibilité universelle, politique MADA, etc.) dans un seul comité dont le mandat cible les SHV. Nous constatons que les besoins spécifiques de la population vieillissante identifiés dans le cadre de la démarche MADA du cas C sont dilués dans les intérêts divergents de ce nouveau comité. De plus, la responsabilité des SHV au sein des municipalités du cas C est du ressort de la direction des loisirs et de la vie communautaire. Bien que cette direction soit la seule dont la mission est de soutenir des liens sociaux avec la communauté, il est possible d’envisager que la force du discours sur les SHV fragilise les interventions sociales et communautaires en accordant une place accrue aux sphères du sport et de l’activité physique. À cet égard, soulignons que des représentants municipaux des cas C et D de l’étude ont exprimé des craintes face au risque de voir disparaître le volet vie communautaire de leurs services des loisirs.

Un troisième enjeu réside dans les limites des indicateurs globaux liés aux SHV lorsqu’il est question d’. Ces indicateurs ne permettent généralement pas d’identifier l’ampleur des inégalités liées aux SHV, de comprendre leurs causes, ni d’identifier les besoins spécifiques des groupes plus vulnérables. Ces outils pourraient plutôt tendre à dissimuler les inégalités de santé entre les sous-groupes au sein d’une même municipalité. Les acteurs interrogés dans le cadre de l’étude sur les MADA confirment tous leurs préoccupations quant à la difficulté de rejoindre les aînés les plus vulnérables et isolés de leur milieu. C’est un enjeu important aux yeux de ces acteurs engagés dans MADA. Selon ces constats, il est possible qu’une approche axée sur les SHV contribue à un éloignement accru des besoins et des priorités des sous-groupes vieillissants plus vulnérables.

Un quatrième enjeu concerne la disponibilité et la mobilisation des ressources matérielles, humaines et financières au sein des municipalités. Ces aspects s’avèrent décisifs lors de la prise en charge de la santé préventive des groupes vieillissants. Il est acquis au sein de la littérature sur le développement des communautés que la répartition des ressources entre les municipalités et les régions est inégale (Proulx, 2011). Certaines collectivités ont une culture de collaboration intersectorielle importante combinée avec un réel engagement politique, tandis que d’autres profitent d’environnements naturels ou bâtis favorables au développement des SHV ou d’une mobilisation accrue des groupes vieillissants. À l’heure actuelle, rien ne laisse croire que les nouvelles initiatives de santé publique tiennent compte des différences entre les municipalités. Les résultats us des quatre cas MADA suggèrent que la répartition des ressources influence les priorités des collectivités, ainsi que leur capacité à prendre en charge la santé préventive par le biais d’actions concrètes. Transférer une part de la responsabilité des SHV aux municipalités sans prendre en considération les ressources dont elles disposent risque d’accentuer les inégalités sociales au sein des municipalités, mais aussi entre elles. De plus, en accord avec la théorie socioculturelle de Bourdieu (1979), nos analyses démontrent que l’investissement des individus vieillissants dans les SHV ne repose pas strictement sur les connaissances acquises en matière de santé ou la présence d’environnements favorables. Cela nous amène à remettre en question les retombées positives anticipées des mesures de promotion de la santé initiées par les municipalités (par ex. : séances d’information sur la santé et aménagements d’environnements favorables), notamment lorsqu’il s’agit des sous-groupes plus vulnérables. Le fait d’insister sur des mesures environnementales et collectives liées aux SHV pourrait renforcer la norme sociale liée aux SHV ainsi que la responsabilité individuelle envers la santé préventive de façon indirecte et ainsi induire une pression accrue sur les individus de se conformer. Ce phénomène pourrait être particulièrement préjudiciable aux sous-groupes défavorisés moins en mesure de rejoindre ces normes de santé préventive.

Comment favoriser le bien-être des groupes vieillissants dans un tel contexte?

La réponse à cette question réside peut-être dans l’affirmation du spécialiste en épidémiologie sociale, Michael Marmot (2015 : 236) : « [Individuals] do not want an outside expert telling them what to do. [Their] values should determine their goals. » Plusieurs pratiques de la santé publique en lien avec les SHV suivent des modèles descendants et proviennent de priorités institutionnelles établies suite aux résultats de recherches scientifiques démontrant les liens entre maladies chroniques et mode de vie. Autrement dit, ces pratiques ne découlent pas des besoins identifiés par les groupes sociaux eux-mêmes. Afin de promouvoir la santé des groupes vieillissants, il serait crucial que les instances de santé publique travaillent de concert avec les populations vieillissantes des différents groupes socioéconomiques afin de co-créer de nouvelles stratégies préventives respectueuses de leurs besoins et conditions de vie. À cet égard, le programme MADA adopte deux stratégies pouvant interpeller les enjeux mentionnés ici. Dans un premier temps, il permet aux personnes vieillissantes de s’investir dans des priorités et des enjeux collectifs qui les rejoignent (Garon et al., 2014). Dans un deuxième temps, la démarche promeut les savoirs expérientiels (tant individuels que collectifs) comme complémentaires aux savoirs scientifiques et indispensables à la co-construction de stratégies visant le bien-être des populations (Carrier et al., 2013). De telles stratégies pourraient constituer des véhicules intéressants lorsqu’il est question des , puisqu’elles valorisent les forces plutôt que de mettre l’accent sur les vulnérabilités de sous-groupes considérés comme étant déjà fragilisés sur le plan de leur santé.

En guise de conclusion, soulignons que la santé des groupes vieillissants et le développement des communautés ne relèvent pas seulement des pouvoirs municipaux, mais aussi des autres paliers de gouvernement. Le gouvernement provincial joue un rôle central de soutien aux communautés locales et régionales. Or, des transformations majeures ont récemment été effectuées par le gouvernement québécois tant sur le plan du développement régional (par ex., la fermeture de Solidarité rurale Québec, l’abolition des Conférences régionales des élus et des Centres locaux de développement, etc.) qu’au sein du réseau de la santé et des services sociaux avec l’adoption de la loi 10 (c.-à-d., fusion des établissements, abolition des Agences de santé, création des Centres intégrés de santé et services sociaux). Dans un pareil contexte, il est difficile de concevoir la cohérence gouvernementale en santé publique et son appui tant au développement des communautés qu’à la prévention.