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Le traitement des personnes souffrant de troubles psychiques graves a longtemps été surtout l’affaire de la psychiatrie hospitalière dont l’activité portait essentiellement sur le soin médical, l’insertion sociale étant renvoyée à l’horizon de la guérison. Avec la politique de déshospitalisation, la prise en charge s’externalise et se déporte en partie sur la question de la vie sociale des patients. Les dispositifs de protection sociale qui sont alors mobilisés sont censés permettre aux patients de préserver leur vie familiale, d’accéder aux biens sociaux (logement, travail, loisirs, etc.), d’être sécurisés dans leurs statuts et de s’engager ainsi dans une logique de « rétablissement ».

Se constitue alors progressivement un nouvel « espace politique » de santé mentale (Fassin, 1996) dans lequel s’articulent des professionnels de la psychiatrie, des travailleurs sociaux, des intervenants du secteur médicosocial, des acteurs de l’urgence sociale ainsi que depuis récemment des structures d’entraide mutuelle. Cette articulation s’appuie, entre autres, sur un principe fédérateur qui consiste à mettre au centre de l’action sanitaire et sociale la personne dans sa globalité afin que ses « projets » soient soutenus. Cette notion de « projet » qui est au coeur du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999) est largement mobilisée dans les politiques de santé et les politiques sociales au tournant du XXIe siècle en lien avec celles de « personne » et d’« autonomie ». Elle est en outre valorisée par les travaux qui fondent les principes de justice sur une définition du bien comme « projet rationnel » de vie (Rawls, 1997) ou par ceux qui attirent l’attention sur « les capabilités » comme condition de réalisation par les individus de leur projet de vie (Sen, 2000). Les nombreux programmes promouvant le recovery ou l’empowerment, apparus initialement en Amérique du Nord et se développant aujourd’hui en Europe, témoignent de cette orientation, notamment en Amérique du Nord (Floersch, 2002 ; Hopper, 2007 ; Davidson, 2010).

En France, le « projet » fait son entrée dans la terminologie de l’action sociale, une première fois dans le décret du 27 octobre 1989 sur l’accueil des enfants en établissement. Cette notion se répand ensuite dans de nombreux secteurs. Au niveau législatif, la loi du 2 janvier 2002 reconnaît le droit des « usagers » à prendre part à la définition de leur projet d’accueil et d’accompagnement. La loi du 11 février 2005[1] reconnaît le droit aux personnes handicapées de définir elles-mêmes leurs « projets de vie » (Vidal-Naquet, 2009). La notion de projet est par ailleurs centrale dans le plan « psychiatrie et santé mentale 2005-2008 » : « Le principe d’un projet global pour la personne doit permettre de coordonner projet de vie et projet de soins, et fonder l’évolution des réponses aux besoins de santé mentale en dépassant une approche centrée sur les structures et sur la dimension curative pour une approche centrée sur les personnes. » Le plan « 2011-2015 » présenté le 1er mars 2012 par le ministère de la santé confirme résolument cette orientation : « Les soins sont un ensemble d’actions s’inscrivant dans le projet de vie de la personne, ajusté régulièrement aux besoins et aux capacités de celle-ci. Ils visent à guérir la personne, à apaiser sa souffrance, lui apprendre à gérer et soigner sa maladie, réduire les manifestations de celle-ci, et permettre à la personne de mieux vivre avec. » De même, le plan définit l’accompagnement comme « une activité d’aide aux personnes en difficulté ou en situation de handicap, qui concourt à la réalisation du projet de vie ».

D’un point de vue pratique, cette focalisation sur le projet s’actualise par la mise en place de dispositifs qui recherchent une coordination des interventions afin de mieux servir les intérêts de la personne. On reconnaît en effet généralement que l’unité, l’intégrité et la dignité de la personne sont nécessairement malmenées par la parcellisation des interventions et qu’elles sont au contraire préservées dès lors que celles-ci sont mises en cohérence. La personne aidée aurait ainsi tout à gagner à voir les différents aidants entrer dans sa propre rationalité.

Reste à savoir cependant comment s’établit en pratique cette correspondance entre la rationalité des intervenants et celle des patients. Qu’en est-il notamment lorsque les facultés à se projeter dans le futur sont justement altérées du fait de l’existence de troubles mentaux ? Comment s’effectuent alors les ajustements entre, d’une part, des professionnels qui s’attachent à rendre possibles les engagements projectifs et, d’autre part, des patients qui précisément rencontrent beaucoup de difficultés à s’inscrire dans une telle problématique, notamment en raison de leur instabilité psychique ? L’intérêt de ce questionnement est multiple. Il est d’abord pratique, au sens où il doit permettre de documenter la façon dont est mobilisée la notion de projet dans des situations où la santé mentale des individus est en jeu. Il est ensuite plus théorique, puisqu’il invite à interroger une notion que les théoriciens de la justice sociale utilisent largement mais sans la référer aux projets des personnes malades ou handicapées. Rappelons par exemple que Rawls écarte la situation des personnes handicapées pour fonder sa théorie de la justice comme équité[2], alors que Sen prend toujours pour modèle le handicap « physique », et non pas la maladie mentale. Il est enfin politique, puisqu’il s’agit de s’interroger sur l’enjeu de cette notion dans l’espace politique de la santé mentale.

Pour éclairer la portée de cette notion, nous proposons de nous pencher ici sur le cas d’une personne souffrant de troubles psychiques. Cette personne – M. Altet[3] – a été soutenue par un programme d’aide à l’insertion professionnelle de malades mentaux. Elle fait partie d’une cohorte de vingt malades que nous avons suivis à l’occasion d’une recherche sur l’engagement professionnel de malades psychiatriques (Vidal-Naquet et al., 2007). Nous avons effectué ce suivi selon une démarche ethnobiographique qui s’inscrit dans le « tournant biographique » (Rustin, 2006) pris par les sciences sociales. Ce tournant valorise un raisonnement par cas, dans lequel il s’agit, non pas d’analyser des situations singulières en raison de leur représentativité, mais plutôt de penser à partir des singularités, qui offrent la possibilité de lire la manifestation concrète de phénomènes généraux.

Dans nos travaux, cette démarche s’appuie sur la reconstruction biographique d’un parcours, sous la forme d’une reprise narrative (Eyraud, 2012). Nous nous appuyons pour cela sur différents matériaux recueillis lors de l’enquête : entretiens, observations ethnographiques, consultations de dossiers.

Dans le cas de M. Altet, nous avons mené, à cinq ans d’intervalle, des entretiens avec lui ainsi qu’avec cinq professionnels qui l’ont soutenu. Deux dossiers ont pu être consultés, mais pas le dossier médical, la psychiatre ayant refusé de participer à l’enquête malgré l’accord du patient.

Nous nous attardons ici sur ce cas parce que M. Altet est considéré par les différents acteurs concernés comme étant emblématique de la « réussite » d’un programme fondé, en grande partie, sur la notion de projet. Hospitalisé en psychiatrie il y a douze ans, M. Altet est aujourd’hui fonctionnaire et père de famille de deux enfants. Il mène une vie « quasi normale », lui qui « vient de loin » comme il aime à le dire. La réussite de son parcours est aussi reconnue par tous les professionnels rencontrés pour qui M. Altet est une « référence ». Il s’agit donc d’un cas « exemplaire » que nous avons choisi pour sa valeur heuristique.

Un programme « d’aide à l’insertion professionnelle des malades mentaux »

Le projet d’insertion de M. Altet est soutenu par une structure spécialisée dans ce domaine. L’association REAS, porteuse de ce programme, est née en 1937 dans une petite ville de province. Elle gère une quarantaine de structures sanitaires, sociales et médicosociales, ainsi qu’un hôpital public psychiatrique, le Centre psychothérapique spécialisé (CPS). Depuis sa fondation, l’association a pour « ligne de conduite » de « tout mettre en oeuvre non seulement pour la guérison des malades, mais aussi pour le développement de leur personnalité et leur réinsertion dans la vie familiale, professionnelle et sociale[4] ». Soucieuse de lier le sanitaire et le social, l’association crée des services visant à favoriser l’accès au monde du travail. Elle a ainsi monté en 1985 un « atelier protégé » pour « la réinsertion professionnelle des malades du CPS », dans l’enceinte de l’hôpital, puis, dans les années 1990, à l’extérieur de l’hôpital. L’association crée ensuite une structure d’insertion, « REAS Insertion », dont la mission est de favoriser l’accès à l’emploi de malades mentaux.

« Projet de soin », « projet professionnel », « projet de vie » font partie de la culture commune des professionnels qui, à l’hôpital, sont sensibilisés à la question du rétablissement. Selon une infirmière : « Toute notre activité, c’est de porter l’histoire et le projet du patient ; nos annotations dans le dossier, c’est autour du projet, nos discussions ou nos réunions avec le médecin, c’est le projet, danstous les relevés, on parle du projet du patient, à chaque consultation, chaque réunion avec le médecin… c’est un projet de soin pour un projet de vie, et ça passe par le projet professionnel, c’est pour cela qu’on utilise parfois REAS Insertion, pour voir si le projet du patient et ses capacités, c’est en lien ! »

À REAS Insertion, l’évaluation et l’aide sont assurées par des conseillères à l’emploi, en général des psychologues de formation. La structure est financée en partie par l’hôpital psychiatrique (CPS), dans le cadre d’une convention de « délégation de services » concernant l’orientation professionnelle, par l’AGEFIPH[5] par des « prestations ponctuelles spécifiques », ainsi que par le conseil régional. Elle est emblématique de l’articulation du sanitaire et du social qui s’inscrit dans la longue tradition de la psychiatrie sociale (Arveiller et Bonnet, 1994) et qui est promue aujourd’hui dans le champ de la santé mentale.

En 2000, REAS Insertion se joint au réseau Galaxie qui rassemble à l’échelon national une vingtaines de structures inscrites dans un programme européen d’aide à l’activité professionnelle des malades mentaux. Depuis 2004, le réseau est fédéré autour d’une charte qui met l’accent sur la personne et ses projets. Selon cette charte, « la personne humaine reste première » et doit pouvoir « évoluer en fonction du libre choix de son projet de vie et de ses capacités ». En 2007, le réseau Galaxie et l’Unafam (Union nationale des amis et familles de malades mentaux) se sont engagés dans une expérimentation d’évaluation du handicap psychique (financés par le Fonds social européen et la Caisse nationale solidarité autonomie), dans le but de construire un outil susceptible de répondre de façon « adaptée et personnalisée aux besoins et au projet de vie de la personne en situation de handicap ». Cette expérimentation devait permettre de favoriser la généralisation des mesures d’accompagnement des projets professionnels des malades mentaux.

À REAS Insertion, le soutien au projet de vie se décline selon les séquences suivantes : exploration de l’histoire de vie de la personne, repérage de ses difficultés et de ses ressources ; définition du « projet d’insertion » ; mise en oeuvre et adaptation de ce projet au fil du temps. C’est un tel programme qui a été mobilisé pour M. Altet.

Le parcours de M. Altet

Tout commence à l’armée. M. Altet a alors 20 ans : « Je me suis levé un matin, j’avais rien dormi, j’avais entendu des voix, et j’entends l’adjudant qui m’appelle et j’entends opération Cobra. J’étais paniqué, […] j’ai fait une crise de délire aiguë, et là, c’était le cauchemar éveillé. » L’épreuve est difficile. Il raconte la suspicion de l’armée qui le prend d’abord pour un simulateur. Puis son passage en chambre d’isolement, sa proximité insupportable avec des gens « plus malades » que lui qui l’ont « vachement sali », et finalement son rapatriement à l’hôpital psychiatrique de sa ville d’origine où il rencontre la psychiatre qui le suit actuellement. Un souvenir douloureux dont il n’aime pas parler. Sa hantise, encore aujourd’hui, c’est une rechute possible.

Il tente néanmoins de comprendre l’origine de cet effondrement. Un manque d’amour et d’affection dès son plus jeune âge, peut-être. Mais surtout, à ses yeux, une rupture sentimentale. Peu avant son départ à l’armée, il rompt en effet avec l’amie avec qui il vit depuis ses 16 ans. Il quitte son travail de chauffeur, sa ville et part précipitamment à l’armée. Il perd tout : « mon amie, mes amis, ma région… » Il pensait pouvoir « tenir le choc ». Mais non, il sombre dans un délire aigu et se retrouve en psychiatrie.

Lorsqu’il quitte l’hôpital, les soignants cherchent à lui faire comprendre que pour s’en sortir « il faut accepter la maladie ». C’est la rencontre avec l’infirmière du Centre médico-psychologique (CMP) qui a su lui dire tout cela de façon très « diplomatique » qui provoque le déclic. Il essaye d’abord de connaître sa pathologie. Les psychiatres ne lui en parlent pas. « Les psychiatres, ils aiment pas donner des étiquettes. Le mot schizophrène, c’est moi qui l’ai trouvé tout seul, dans des documents, des magazines, les notifications de médicaments… En fait, je suis psychotique… Le mot psychiatrie, je ne savais pas ce que ça voulait dire. » Il n’hésite pas ensuite à s’afficher comme malade mental. Mal lui en prend, car il fait très vite l’expérience de la stigmatisation. « Au début, je me permettais de le dire : “Écoutez, je suis psychotique” et on me répondait : “Vous êtes en liberté ?” On se croirait à la préhistoire. Par exemple, tu vas nous attaquer avec une hache si tu es schizophrène… » Petit à petit, il accepte donc sa maladie, optant pour une hospitalisation libre quand il perçoit le retour de certains symptômes. Il adopte aussi des stratégies de dissimulation pour ne parler de sa maladie qu’à ceux à qui il fait confiance. Il arrive même à positiver sa psychose en en faisant un facteur de lien familial : « C’est un peu comme un secret de famille. Ça fera peut-être un lien dans ma famille, comme une complicité. Il faut en jouer. »

De la sortie de l’hôpital à l’acceptation de l’incapacité

Pendant la première année de sa maladie, M. Altet est incapable de travailler. Il bénéficie d’une pension invalidité de 500 e, ce qu’il juge très insuffisant. Après son passage devant la Cotorep, sa pension est complétée par l’AAH. Il se met en quête d’une activité professionnelle. Il entend parler par un ami de l’atelier thérapeutique du CPS. Il y est orienté par son médecin traitant, selon le cadre de santé de ce service. Ce même médecin l’adresse ensuite à REAS Insertion. Le courrier indique que M. Altet « souhaite établir avec le service un projet de réinsertion professionnelle ». Tout en restant dans l’atelier protégé, il commence donc son parcours d’insertion. Lors des premiers contacts, M. Altet fait part de ses aspirations. Son rêve, ce serait de travailler dans le secteur du livre. Il évoque, selon les dossiers consultés, son « projet d’être bouquiniste », si possible en montant sa propre entreprise. Les conseillers sont dubitatifs. M. Altet n’a pas de formation, il se fatigue vite. Et puis le créneau paraît plutôt restreint. L’un d’eux note qu’il faudrait l’orienter vers la « piste agricole ».

M. Altet vit mal son travail dans l’atelier thérapeutique. « Le fait de se retrouver en groupe, c’est pas évident, certains ont des pathologies assez graves. » Les relations hiérarchiques lui sont insupportables et, au bout de quelques mois, il claque la porte. Cette démission aurait dû entraîner la rupture du contrat d’accompagnement. Si le conseiller d’insertion note dans le dossier que M. Altet « déroge au cadre », il ne se résout pas à « fermer la mesure ». Il préfère poursuivre ce qu’il appelle un « travail de dégrossissement » et l’aider à définir « un projet professionnel », en lien avec ses aptitudes. Il s’agit de convaincre M. Altet d’abandonner le livre, mais sans exercer de contrainte sur lui. Un élément vient aider le professionnel. La formation envisagée a lieu à Paris, mais M. Altet ne se sent pas capable d’affronter la capitale. Il justifie après-coup : « Pour une personne malade, c’est beaucoup de stress, d’angoisse et c’est pratiquement impossible. » Il apprécie l’attitude du chargé d’insertion qui lui a laissé le temps de prendre conscience progressivement de son incapacité.

Éprouver ses capacités

À la suite de ce premier renoncement, le chargé d’insertion et M. Altet explorent de nouvelles pistes. Dans le passé, M. Altet a été chauffeur et a eu l’occasion de découvrir le monde agricole. Il évoque le « désir de devenir chauffeur à l’ONF », lit-on dans son dossier. Le psychiatre s’y oppose en raison de « ses problèmes de concentration et ses risques élevés d’hallucinations ». M. Altet s’inscrit quand même dans une formation en horticulture. Sa demande est rejetée par l’ANPE. Heureusement, le chargé d’insertion trouve une solution en lui proposant un Contrat Emploi Solidarité dans un « Jardin du Coeur ». Les liens entre les structures de soin (le CMP) et d’insertion sont nombreux. Sa nouvelle conseillère d’insertion explique ainsi : « Je téléphonais régulièrement à l’infirmière du CMP. Un peu pour savoir comment ça va, mais aussi pour qu’elle fasse un peu plus attention à lui. » Au final, M. Altet remplit son contrat. Cette réussite est importante pour lui, qui estime que cette expérience, quoique fatigante, lui a donné l’envie de relever le « défi du travail ». Il parle de la « niaque » que lui a procurée le fait de finir son contrat.

Reprendre pied dans la vie sociale

À la sortie du « Jardin du Coeur », il reste sans travail pendant un an. Certes, il s’est prouvé à lui-même qu’il pouvait travailler. Mais c’était dans le cadre d’un contrat aidé, et il ne sait pas s’il pourra vraiment affronter les conditions réelles de travail. Pendant cette période d’indécision, il change de mode de vie. Il sort beaucoup et fait des rencontres « sans lendemain », dit-il. Il n’a pas d’horaires et vit la nuit. Rétrospectivement, il pense qu’il avait alors besoin « de faire la fête, de s’évader ». Il passe aussi beaucoup de temps à dormir. Ses accompagnateurs désapprouvent son nouveau comportement qu’ils considèrent comme de « l’addiction sexuelle ». Ils le lui font savoir, mais ne le lâchent pas pour autant. M. Altet leur en est reconnaissant et compare cette présence sociale à un entourage familial : « ce qui a été important, c’est cet entourage familial de l’association, heu… cet entourage amical. » Pendant cette année surtout festive, il fait malgré tout quelques stages et travaille quinze jours dans une grande surface. Il obtient une promesse d’embauche qui ne sera pas confirmée. Trop lent et trop peu social, M. Altet n’est pas jugé apte. Il finit par être hospitalisé une nouvelle fois, à sa propre initiative.

Le soutien affectif

Juste avant cette hospitalisation, il rencontre celle qui deviendra son amie. Il venait juste de changer son point de vue sur la vie de couple, cela grâce à une parole de sa grand-mère, « quelque chose d’hyper simple… “La famille, c’est la vie” » lui a-t-elle dit, et il commente : « C’est trop simple… Mais en rencontrant ma femme j’ai compris ce mot […] et en même temps j’ai eu envie. » Cette rencontre est décisive. Elle lui apporte « stabilité, équilibre, espoir de recommencer [s]a vie, de construire une vie de famille ». La révélation de sa maladie ne semble pas porter ombrage à la relation : « quand je lui ai annoncé ce que j’avais, elle n’a pas tiqué. » L’infirmière du CMP l’encourage dans cette nouvelle relation : « c’est l’infirmière qui m’a incité à franchir le pas, car si ça avait été moi, j’aurais continué à vivre ma vie de patachon. » Il l’invitera à son mariage et elle viendra à la maternité à la naissance du premier enfant.

Lorsqu’il sort de l’hôpital, il préfère retourner vivre chez sa mère et non pas dans le logement de transition qu’on lui propose. Il cherche à emménager avec sa nouvelle amie, mais les bailleurs ne l’acceptent pas à cause de sa maladie. Finalement, les diplômes de son amie lui ouvrent les portes d’un logement. Il rencontre les mêmes barrages sur le plan professionnel. Il se tourne alors vers l’intérim puis fait les marchés. Cela ne lui convient pas. REAS Insertion l’oriente vers Cap Emploi[6] qui lui trouve une formation de chauffeur routier. Mais après une semaine de stage dans une entreprise de transport, il quitte la formation. Il est orienté vers une entreprise d’insertion pour travailler comme coursier. Il y reste un an, grâce à un changement de traitement médical. Il passe du Zyprexa à l’Abilifly dont il vante les mérites. Il pense alors avoir tenu le choc de la nouvelle inscription professionnelle et se sent « pousser des ailes ». Il obtient une promesse d’embauche. Mais la fatigue reprend le dessus et M. Altet demande un temps partiel. Le chef d’agence lui oppose un refus très net. Ce dernier ne croit pas au handicap de son salarié. Il impute sa fatigue à autre chose. La promesse d’embauche reste sans suite.

À la suite de cette expérience malheureuse, on lui propose un reclassement de deux ans dans une déchetterie, ce qu’il refuse. Il n’a alors plus de travail. Les offres d’emploi que lui présente REAS ne lui conviennent pas. Il finit par répondre à une télé-candidature de l’ANPE. Il réussit à se faire recruter à mi-temps dans une PME de huit salariés. Satisfait du travail réalisé, son employeur lui propose rapidement un CDI. M. Altet se décide alors d’annoncer qu’il est handicapé. Bien que mal perçue par son employeur, cette révélation tardive ne fait pas obstacle à son CDI. Il reste que cet affichage n’a jamais été simple : « Je ne lui ai pas dit tout de suite ; je lui ai dit quand j’ai su que d’autres personnes étaient travailleurs handicapés dans l’entreprise : ça s’est mal passé au téléphone, mais il a compris ensuite que j’étais pas malhonnête ; en fait, je l’avais caché partout que j’étais RQTH, à RVI, partout quoi ; je l’avais dit une fois dans un entretien d’embauche, et j’avais reçu une lettre comme quoi je n’étais pas apte. »

Épilogue

Aujourd’hui, près de six ans après la fermeture de son dossier à REAS Insertion, douze ans après sa première hospitalisation, M. Altet est marié et père de deux enfants, et accédant à la propriété. Il est fonctionnaire territorial et travaille depuis trois ans au service transport-logistique de la ville. Il voit sa psychiatre tous les deux mois et suit toujours le même traitement. Il est heureux de son parcours : « Dans ma vie, j’ai réussi à faire quelque chose de sympa… C’est pas mal, quand on a touché le fond. » Il se considère comme « stabilisé ». Il n’a pas recouvré l’ensemble de ses moyens, mais il accepte cette situation. « Je crois que je n’atteindrai pas le niveau au-dessus. Je crois qu’il y a la barre, là, et moi, je me situe un tout petit peu en dessous. J’ai une vie presque normale. Il y a la santé quand même, je l’ai perdue. La santé mentale, quoi. » Une petite préoccupation malgré tout, séquelle de sa maladie selon lui : son addiction au jeu. Sa psychiatre lui a conseillé une psychologue. Mais il ne l’a vue qu’une seule fois, car il n’aime pas parler de lui-même ni remuer le passé.

À REAS Insertion, le parcours de M. Altet demeure exemplaire de « l’âme » qui traverse la structure, « la centration sur la personne », selon les mots du directeur. Cette réussite n’a pas été prise en compte dans l’expérimentation menée, la mesure ayant duré quatre fois plus longtemps que le temps administrativement prévu. De toute manière, le travail de procéduralisation des mesures d’accompagnement a été stoppé et il revient alors au directeur de continuer « à tricher » un peu, « à dissimuler » au moment de rendre compte de son activité à ses financeurs, l’hôpital psychiatrique ou l’AGEFIPH. De leur côté, les conseillers ne « disent pas tout » non plus aux soignants, aux médecins, concernant l’accompagnement qu’ils assurent afin de ne pas donner l’impression qu’ils empiètent sur leurs prérogatives. Quant à M. Altet, qui a accepté sans difficulté aucune de revenir avec nous une nouvelle fois sur son passé, il nous confie, pour clôturer notre dernier entretien, ce poids que la parole n’allège pas : « Ça me fait des retours en arrière, je n’aime pas parler de tout ça. »

Le parcours adossé au projet de vie est une réussite. Certaines des conditions de cette réussite restent cependant très obscures…

Portées et limites du « projet »

Le cas de M. Altet se présente donc comme un exemple de réussite d’un programme d’insertion qui soutient sur le plan sanitaire et social la réalisation d’un projet professionnel et plus largement d’un projet de vie. Tous les protagonistes qui ont été impliqués dans le soutien de M. Altet ainsi que l’intéressé lui-même reconnaissent le rôle joué par la mobilisation de la notion de projet dans cette réussite. L’histoire de ce parcours, que nous avons présentée, nous donne quelques indications sur un tel enjeu. Elle nous montre notamment selon quelles modalités une personne atteinte d’un trouble psychique important s’est inscrite – par le projet – dans une certaine « rationalisation » de sa trajectoire de vie. On verra plus loin que cette réalisation n’est pas entièrement imputable au projet et à la rationalité de celui-ci, qu’on pourra qualifier avec Max Weber d’« instrumentale ». Des facteurs beaucoup plus interpersonnels et affectifs peuvent aussi expliquer la réussite du programme.

En mettant le projet au centre de leurs interventions, les professionnels entendent répondre aux attentes des personnes qui, d’une part, sont autonomes au sens où elles sont libres de faire les choix qui leur conviennent, mais qui, d’autre part, sont empêchées dans l’accomplissement de leur autonomie. Autrement dit, les professionnels créditent les individus « d’une autonomie comme condition » (Ehrenberg, 2010) et, à ce titre, présument que ceux-ci sont porteurs de projets quand bien même ils ne l’expriment pas de cette manière. Leurs interventions consistent alors à traduire en termes de projets ce qui relève de l’aspiration, du désir, de l’envie, et à permettre l’appropriation de ces projets par les personnes elles-mêmes.

Traduction, appropriation

M. Altet a tout d’abord une « aspiration négative », celle de connaître à nouveau cette « détresse indéfinissable », faite de « délire », d’« hallucinations » et, encore une fois, de ne plus être maître de lui-même. « Je sais que ça peut revenir, c’est une épée de Damoclès », dit-il encore douze ans plus tard. Cette « aspiration négative » est fondatrice, mais elle n’est pas encore traduite en termes de projet. Ce sont les professionnels qui se saisissent de cette aspiration pour persuader le patient d’accepter sa maladie et de s’engager dans un projet de soin. Ainsi convaincu, M. Altet parviendra à gérer sa maladie, à la mettre à distance aussi bien pour lui-même que vis-à-vis de son milieu. Aux uns il avouera sa schizophrénie, alors qu’il la cachera aux autres. Bref, il fait sien le projet qui lui a été proposé.

Ayant accepté son projet de soin, M. Altet est orienté par l’équipe médicale vers des structures d’insertion afin qu’il puisse construire un projet professionnel. Les aspirations de M. Altet, comme celle de démarrer une entreprise pour assouvir sa passion des livres, sont considérées comme utopiques aux yeux du conseiller d’insertion qui, en vertu du principe d’autonomie, ne s’y oppose pas frontalement. Il parlemente, propose de différer la mise en oeuvre de ces aspirations et parvient à infléchir son projet initial. En multipliant les stages et les emplois de courte durée, en mettant à l’épreuve ses capacités (Martucelli, 2006), M. Altet rabat ses prétentions et passe de l’utopique au raisonnable. Huit ans après sa première hospitalisation, et de proche en proche, il devient fonctionnaire territorial. Il n’affiche plus son statut de travailleur handicapé. Il est, selon ses propos, « comme les autres ».

Ainsi, le projet fait le lien entre le bénéficiaire du soin et les différents professionnels qui interviennent auprès de lui. Il permet la transformation de la nature de l’aide qui lui est portée et son appropriation par l’intéressé. M. Altet compare les structures qui l’assistent à des « cannes » sans lesquelles il ne pourrait pas avancer. En même temps, il évoque le risque de la protection : celui de faire perdre leur autonomie à ceux qui sont bénéficiaires de l’aide. Le rabattement de la protection sur l’assistance au projet de la personne, quand bien même celle-ci n’a pas (encore) de projet, semble une fiction nécessaire qui rappelle en permanence la visée de l’autonomie. Si, bien souvent, il semble que les actions menées par M. Altet relèvent de projets dont l’initiative revient aux professionnels, tous jugent que ces projets relèvent in fine du projet de vie de M. Altet.

Mise en récits et mise en réseaux

Au-delà de ce travail de « traduction » et d’appropriation, le projet engage un autre type d’opération. Il rend possible l’articulation des temporalités et joue un rôle de construction biographique. M. Altet ne sait pas trop où il va au sortir de sa première hospitalisation. Il n’a que quelques velléités, des aspirations négatives ou utopiques. Il ne peut guère s’investir que dans des projets de très courte portée. De leur côté, les professionnels accompagnent de tels projets. Cependant, en créditant M. Altet d’un projet de vie quand bien même il n’est pas encore ébauché, ils rendent possible l’inscription des multiples actions fragmentées dans une continuité, une durée et une finalité, celle de l’insertion socioprofessionnelle et plus largement encore celle du projet de vie. Par le projet, ils permettent à la fois une certain séquentialisation de la vie de M. Altet sans laquelle il n’y aurait pas d’actions et la continuité entre ces séquences. D’une certaine manière, ce type de « montage » permet a posteriori à M. Altet de percevoir sa biographie et d’énoncer le sens de son parcours. L’acceptation de la maladie et les rechutes, la vie de patachon et l’engagement de couple, les démissions et la stabilisation professionnelle s’emboîtent comme si les expérimentations négatives étaient des points d’appui pour affermir une volonté orientée par un souci d’accomplissement de soi. Les événements parcellaires de vie sont ainsi articulés les uns aux autres à partir de la visée d’accomplissement que constitue le projet de vie. Dans ces conditions, celui-ci est l’opérateur qui rend commensurables des tranches de vie qui a priori ne le paraissent pas.

Enfin, le projet joue un rôle fédérateur entre les différents acteurs qui forment un réseau autour de M. Altet. Leurs implications se déclinent sous des formes variées, thérapeutiques, sociales, professionnelles, personnelles. Leurs logiques ne sont pas les mêmes, mais les différences sont, sinon gommées, du moins articulées par la place que joue le projet et les échanges que celui-ci génère.

C’est par conséquent autour de la notion de projet que s’organisent les différentes parties prenantes impliquées dans la trajectoire de M. Altet. Le projet joue ainsi un rôle de cristallisation et introduit une certaine rationalité dans le parcours de l’intéressé, au sens d’un ajustement entre la fin et les moyens. La fin, c’est-à-dire le projet, et les moyens pour porter ce projet ne cessent en effet d’être négociés et redéfinis au fil du parcours. Cet ajustement entre la fin et les moyens est la forme concrète que prend le mouvement de personnalisation du soin, de l’accompagnement et de l’insertion.

La place du circonstanciel et du discret

Toutefois, la normalisation de la trajectoire de M. Altet ne procède pas uniquement d’un ajustement fondé sur la rationalité. Nombre de bifurcations ne relèvent pas d’une quelconque programmation mais sont surtout attribuables aux circonstances, aux aléas, aux rencontres fortuites. La personnalisation du parcours de M. Altet se réalise aussi lors de moments de rencontres non projetées.

Les liens qu’il tisse dans sa vie privée lui permettent de trouver un emploi, plus tard de trouver un logement, autant d’occasions qui sont des points d’appuis imprévisibles dans la construction de son projet. Un simple mot d’un proche, la confiance de sa compagne sont vécus comme des éléments décisifs de son parcours. Autant de paroles et de gestes discrets qui, au hasard des échanges, légitiment certains de ses désirs et révèlent à M. Altet ce qui au fond « lui importe » (Frankfurt, 1988).

Les liens affinitaires qu’il noue avec certains professionnels sont tout aussi importants. L’engagement de ces derniers dans des rapports interpersonnels se situe en marge des relations d’aide classiques. M. Altet ne voit pas les intervenants de REAS Insertion uniquement comme des professionnels. Il les compare à une « famille » ou à des « amis ». L’infirmière qui le suit au CMP intervient dans sa vie privée, en donnant des conseils, en acceptant des invitations. Le cas de M. Altet souligne la place prise par le care, entendu comme « attention véritable à autrui » (Laugier, 2009), pouvant conduire à modifier la nature de la relation d’aide et brouiller la polarisation classique entre professionnels et bénéficiaires du soin.

Ces liens affinitaires et affectifs autorisent d’ailleurs les professionnels à donner parfois dans la transgression, par exemple en dérogeant aux règles de la durée légale des mesures. Or M. Altet bénéficie de ce « privilège », comme il le souligne lui-même, de rester en relation avec ses accompagnateurs bien au-delà du temps administratif. L’affinité potentialise la transgression… au risque évidemment de l’arbitraire.

Ce que nous apprend donc la réussite de ce programme d’insertion, c’est que le parcours de M. Altet est balisé, d’une part, par la construction méthodique d’un projet de vie et, d’autre part, par des événements fortuits dans lesquels la dimension affective joue un rôle majeur. En d’autres termes, se mélangent dans ce programme des éléments qui relèvent de la « rationalité instrumentale » et qui peuvent faire l’objet d’une reproduction ainsi que des éléments qui, eux, restent imprévisibles et sur lesquels il ne saurait y avoir de prise, excepté sous la forme d’une mise en récit singulière.

Nous proposons en conclusion de tirer les enseignements d’un tel constat dans le champ des politiques de santé mentale actuelles.

Conclusion

Parce qu’elles sont actuellement centrées sur la réinsertion sociale et professionnelle des patients, sur leur rétablissement, les politiques de santé mentale mobilisent largement la notion de projet pour penser les modalités de leurs inscriptions sociales. Notre étude de cas, focalisée sur l’examen d’un parcours qualifié de réussi par tous les protagonistes, nous permet de revenir sur les enjeux, épistémologiques et politiques, liés à la notion de projet.

En retraçant ce parcours, nous avons montré que le projet était investi d’un très grand pouvoir d’attraction, celui-ci étant en mesure de fédérer les énergies d’où qu’elles viennent, « d’assembler » (Brodwin, 2008 et 2010) des justifications pratiques, des partenaires, des reconstructions après-coup ou encore des prescriptions thérapeutiques ou gestionnaires. La tentation est forte d’imputer au projet le succès de ce parcours, et par conséquent de lui assigner le statut de « méthodologie ». Autrement dit, le projet serait un mode d’approche que les accompagnateurs devraient intégrer, grâce à de bonnes pratiques qu’il s’agirait alors de recenser, de procéduraliser et de généraliser. L’organisation asilaire était censée autrefois générer de la réorganisation psychique chez les aliénés. Aujourd’hui, l’instrumentalisation du projet jouerait d’une certaine manière peu ou prou ce rôle, non pas dans une perspective de guérison mais plutôt dans une perspective de réhabilitation. Dit autrement, c’est autour de la perspective d’un projet de vie à construire que les personnes souffrant de perturbations mentales pourrait rationnaliser leur trajectoire de vie et accéder ainsi au raisonnable.

Toutefois, en nous penchant sur ce qui relève du fortuit, de l’émotionnel ou de l’affinitaire, nous constatons qu’une partie décisive du parcours de M. Altet ne peut faire l’objet d’aucune rationalisation ni modélisation. Certes, il est toujours possible d’affirmer que c’est la mise en perspective que procure le projet qui permet d’intégrer le hasard et de lui donner sens. Mais un tel geste reviendrait à enrôler dans la ligne du projet des éléments d’irrationalité qui tendent à s’en échapper. Il participerait à la dynamique de rationalisation des parcours de vie inhérente à cette notion et risquerait finalement de réduire la personne placée au centre des politiques de santé mentale à la part de rationalité conforme au modèle de l’individu rationnel.

L’analyse du cas de M. Altet montre en effet que l’efficience de la notion de « projet » ne provient pas seulement de sa dimension instrumentale, mais aussi de sa mobilisation comme un principe moral permettant de faire symboliquement le lien entre les acteurs engagés dans l’action de réhabilitation. Plus qu’un instrument, le projet est alors un « opérateur de sens ».

Des enseignements politiques peuvent être tirés de ces analyses qui soulignent la portée de cette notion en même temps qu’elles invitent à la vigilance.

Indéniablement, par sa plasticité, cette notion rend possible son usage aussi bien par des cliniciens, soucieux de la dimension thérapeutique et incarnée de la relation de soin, que par des gestionnaires, plutôt soucieux d’impératifs de justice sociale et de bonne répartition des ressources. La promotion de l’insertion sociale de personnes ayant des troubles psychiques et le succès de la notion de « handicap psychique » témoignent de la fécondité d’un tel rapprochement entre soucis clinique et gestionnaire. Institutionnellement considéré comme compensation individualisée, l’accompagnement clinique à la réalisation du projet de vie des personnes souffrant de troubles psychiques semble en effet participer d’une prise en compte de ce type de handicap dans une perspective d’égalité des chances.

Cela dit, les préoccupations cliniques focalisées sur la personne et son itinéraire singulier ne manquent pas d’entrer en tension avec les logiques gestionnaires plus centrées sur la dimension économique et sociale des interventions. Ces tensions s’actualisent notamment à propos de la question de l’allocation du temps. Ainsi que nous avons pu l’observer dans cette étude de cas, la réussite du parcours est, entre autres, largement tributaire du temps, ce qui peut alors interpeller les logiques gestionnaires. La résolution de ces tensions inévitables semble devoir esquiver deux écueils.

Le premier écueil consisterait à durcir la procéduralisation de la notion de projet dans une perspective de standardisation, au risque d’en faire disparaître l’intérêt clinique. Cette tentation existe aujourd’hui lorsque, par exemple, les évaluations s’attachent à mesurer l’efficacité des procédures au regard de leurs résultats quantitatifs. L’une des conséquences de ce durcissement serait de conduire à différencier les personnes en fonction de la rationalité et de la faisabilité de leurs projets et à les répartir, pour les plus cohérentes, dans des filières d’accompagnement, et pour les plus déraisonnables, dans des espaces où les formes d’intervention sont beaucoup plus centrées sur la sécurité et la défense sociale.

À l’inverse, le second écueil consisterait à laisser l’usage de la notion du projet aux seuls professionnels chargés de l’accompagnement de proximité dans une perspective clinique[7]. Mobilisés au cas par cas, selon la situation de chacun, le projet et sa personnalisation pourraient justifier une allocation du temps et des moyens sans référence aux objectifs de justice sociale. La réduction du projet à sa pertinence clinique serait alors une manière de légitimer l’arbitraire dans les politiques de santé mentale.

Rendre compte des exceptions à la règle du côté clinique et autoriser au cas par cas ce type d’exception du côté gestionnaire, ce que des praticiens nomment « transgression validée » (Furtos et Taradoux, 2006), serait à cet égard une manière d’éviter ces écueils et de prendre au sérieux l’horizon d’action ouvert par le souci du projet de vie.