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Édicté par les Nations unies en septembre 2000, l’objectif numéro 7 du Millénaire consiste à « assurer un environnement durable » et à « réussir, d’ici à 2020, à améliorer sensiblement la vie d’au moins 100 millions d’habitants de taudis ». Toutefois, les moyens préconisés restent fidèles aux recommandations internationales d’obédience néolibérale : limitation du rôle de l’État à une fonction facilitatrice, partenariats public-privé et public-associatif pour pallier les difficultés de l’intervention publique, décentralisation, démocratie locale et actions de proximité, expérimentation de dispositifs visant à « solvabiliser » la demande.

Dans les pays en développement et au Maghreb en particulier, la production publique de logements ayant principalement touché la classe moyenne et les fonctionnaires, les groupes sociaux pauvres et vulnérables se sont massivement repliés sur filières informelles d’autopromotions fon­cière et immobilière. En réponse à ce problème structurel, la sécurisation foncière et les mécanismes de financement du logement représentent aujourd’hui deux priorités concomitantes – au détriment des parcs locatifs de logements sociaux, de l’auto­cons­truction / autoproduction de logements et de la régularisation des quartiers d’habitat spontané. D’un côté, la sécurisation foncière est censée apporter les garanties nécessaires aux organismes de crédit logement. D’un autre côté, la généralisation du crédit hypothécaire, la formalisation des modes non bancaires de financement, la promotion de l’épargne solidaire et la vulgarisation de la microfinance sont destinées à financer l’accession à la propriété pour les ménages pauvres.

Dans cette nouvelle approche de l’habitat social[1], la gouvernance des projets s’appuie sur les partenariats multi-acteurs, l’intermédiation sociale et la participation de la société civile. Divers instruments sont expérimentés par des associations et agences de développement social qui bénéficient du soutien des bailleurs internationaux, de la bienveillance des pouvoirs centraux et de l’appui de certains acteurs locaux : maîtrise d’ouvrage social et accompagnement social pour le renforcement des organisations communautaires de base, microfinance pour la promotion des activités génératrices de revenus et le recouvrement des coûts, etc.

À travers une lecture critique des mots d’ordre volontaristes et des dispositifs normatifs, cet article essaie d’analyser les politiques du logement et leurs instruments au regard des concepts stratégiques, des pratiques mises en oeuvre et des résultats obtenus au Maghreb : Algérie, Maroc, Tunisie[2]. Alors que les nouveaux partenariats et la participation des habitants sont censés contribuer à un processus plus inclusif, plus équitable et plus efficace que les modes stato-centrés de pilotage de l’action publique (Jouve, 2006 ; 2005), les programmes de résorption de l’habitat insalubre, les configurations institutionnelles et organisationnelles ils donnent lieu, ainsi que les nouveaux dispositifs d’ingénierie sociale se heurtent en pratique à de multiples défis d’ordre socioéconomique, organisationnel et politique.

Une première question débou­che sur une approche chronologique des politiques du logement au Maghreb. Quelles déclinaisons locales de stratégies nationales elles-mêmes orientées par un ordre global ? Cette réflexion interscalaire du global au local articule recommandations internationales, stratégies étatiques et mise en oeuvre à l’échelle locale. L’hypothèse du compromis renvoie à une hybridation des modèles de gouvernance, avec des conceptions gestionnaires évolutives et des dispositifs composites. À travers l’identification des logi­ques gestionnaires dominantes, la déconstruction des montages institutionnels et des instruments de l’action publique permet de montrer des innovations, recompositions, sédimentations, reconversions et recom­binaisons instru­mentales souvent plus complémentaires que substitutives (Verdier, 2008 ; Lascoumes, Le Galès, 2004 ; Boyer, 2004). Ainsi, la première partie de cet article dresse une rétrospective des politiques du logement au Maghreb, en distinguant deux volets et deux phases successives : la prévention et la résorption de l’habitat insalubre. D’une part, depuis les années 1960 jusqu’au début de la décennie 1980, le volet « prévention » des programmes d’habitat social renvoie à un objectif de fidélisation des classes moyennes, objectif décliné de deux manières : logements sociaux subventionnés en Algérie et crédit logement en Tunisie et au Maroc. D’autre part, le volet correctif des politiques de lutte contre l’habitat insalubre correspond à la résorption des bidonvilles et à la restructuration des quartiers d’habitat spontané ; pendant les années 1980 et 1990, les crises socio-économiques conduisent les États à réagir, notamment suite aux plans d’ajustement structurel et aux émeutes du pain, puis face aux mouvements islamistes.

Une seconde série d’interrogations porte sur la mise en oeuvre des projets d’habitat social et sur les interactions avec les habitants et les acteurs locaux. L’hypothèse du décalage et de la distance – entre le contenu théorique des interventions publiques et les pratiques sur le terrain, entre les objectifs et les résultats des programmes de logement, entre les référentiels de l’action publique et les aspirations des personnes dites acteurs ordinaires du quotidien – guide une réflexion empirique sur le développement participatif. Quels sont les pratiques et les impacts des dispositifs d’ingénierie sociale dans les territoires périphériques des agglomérations du Maghreb ? Les politiques publi­ques intégrant la participation de la société civile sont porteuses d’espoirs et témoignent d’un processus d’apprentissage démocratique. Cependant, à l’épreuve des faits, les diverses initiatives mettent en évidence une greffe difficile des procédures participatives importées, notamment dans des milieux sociopolitiques marqués par la pauvreté et par des relations de protection et des obligations réciproques de type clien­téliste (Dahou, 2003). La deuxième partie de ce texte focalise donc sur l’ingénierie sociale et la participation de la société civile dans les projets d’habitat social : dispositifs top down en Algérie, pilotage « par le haut » au Maroc, non-participation en question en Tunisie.

Évolutions des politiques du logement et hybridation des modèles de gouvernance

Un premier niveau d’analyse permet d’identifier des points communs dans les évolutions des politiques du logement des trois pays étudiés. Tout d’abord, les années 1960 et 1970 sont celles des programmes publics destinés aux classes moyennes : accès à la propriété à travers le crédit logement en Tunisie, habitat économique dans des lotissements réglementaires au Maroc, logements sociaux locatifs en Algérie. Ensuite, la décennie 1980 correspond à la poussée des quartiers non réglementaires dits clandestins, bâtis en dur sans autorisation officielle. Ce type d’habitat irrégulier – sur les plans foncier et urbanistique – représente une alter­native, une filière de substitution, une forme de régulateur face à l’inadéquation tant quantitative que qualitative entre l’offre de logement et les besoins des catégories sociales à bas revenus. Schématiquement, puisque rien n’est fait par l’État pour le logement urbain des populations pauvres et vulnérables jusqu’au début des années 1980, ces couches sociales dont les contingents grossissent en raison de l’accroissement démographique et de l’exode rural vont rejoindre les quartiers d’habitat spontané des périphéries urbaines. Pendant les décennies 1980 et 1990, en réaction à ce phénomène grandissant d’habitat spontané et en vertu des recommandations internationales, les États engagent des actions de restructuration et de régularisation : reconnaissance des occupations illégales, intégration in situ à travers l’équipement en services essentiels, normalisation urbanistique et régularisation foncière. Cela se traduit par la création ad hoc de nouvelles structures : Agence de réhabilitation et de rénovation urbaine en 1981 en Tunisie, Agence nationale de lutte contre l’habitat insalubre en 1984 au Maroc ; en Algérie, le ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme (MHU) conserve la haute main sur les prérogatives qui relèvent du logement. En 1996, le sommet international Habitat II (Istanbul) anticipe sur l’affirmation du droit au logement et à la ville : reconnaissance voire légitimation des filières populaires et informelles d’autopromotion foncière et immobilière, restructuration et régularisation des quartiers spontanés. Cependant, en dépit de la déclaration du Millénaire pour le développement, les principes néolibéraux vont prendre le relais de ce courant social et humaniste. En 2001, Habitat II+5 (New York) réaffirme le bien fondé de la libéralisation des forces du marché dans le domaine du logement : crédit hypothécaire et épargne solidaire, principe de recouvrement des coûts, etc. Finalement, la parenthèse humaniste – forcée par les urgences de la crise et par les effets négatifs des plans d’ajustement structurel – débouche sur une réorientation des options développementalistes, avec une multiplication des injonctions à la démocratie locale, au renforcement de la société civile, et à l’accompagnement des mouvements associatifs qui dépendent de l’aide publique au développement (APD).

Un second niveau d’analyse permet de distinguer des particularités nationales. En Algérie, le subventionnement d’un important parc public de logements sociaux locatifs dans des ensembles d’habitat collectif fait figure d’exception par rapport aux pays voisins. La genèse de ce parc locatif à la fin des années 1960 s’inscrit dans la planification centraliste et l’économie administrée « socialisante ». Le régime algérien des « biens vacants » est aussi une exception : au cours des années 1960, alors qu’on assiste aux déguerpissements des bidonvilles au Maroc et des gourbivilles en Tunisie, l’Algérie connaît une forme de mobilité résidentielle particulière, avec un processus de mobilité par substitution à travers la « récupération » du parc immobilier abandonné par les Français à l’indépendance. En Tunisie, le marché apparaît plus déterminant que l’interventionnisme étatique : les stratégies économiques de cette nation émergente induisent la constitution d’une classe moyenne qui accède à la propriété grâce au crédit logement[3]. Néan­moins, après avoir favorisé la classe moyenne, l’État tunisien lance des actions de réhabilitation des quartiers dits anarchiques qui étaient délaissés jusqu’au début des années 1980 (Chabbi, 2005). Cette régulation orchestrée par l’État vise à contrer les islamistes qui gagnent du terrain dans les territoires défavorisés ; la puissance publique répond au mécontentement des populations pauvres, en cherchant à maintenir le contrôle social pour éviter la récupération par les groupes islamistes. Ce raisonnement vaut aussi pour l’Algérie, où l’État centraliste tente de reprendre le contrôle d’un terrain social perdu pendant la crise des années 1990, et pour le Maroc qui a lancé le Programme Villes sans bidonvilles (PVSB) en réponse aux attentats de Casablanca le 16 mai 2003[4]. Enfin, le Maroc renvoie à un modèle ni complètement administré ni complètement marchand. Tout en maintenant différents modes d’intervention publique[5], le royaume chérifien articule la logique marchande avec l’ingénierie sociale et l’approche participative : foisonnement d’associations pilotées « par le haut ». En dépit du mouvement de décentralisation débouchant sur de multiples arrangements locaux et bien que les orientations politiques générales s’inscrivent dans les grandes lignes internationales, le pouvoir central marocain semble rester maître de la régulation entre ces trois composantes : marché, intervention publique, société civile.

Algérie : l’État rentier et la distribution de logements sociaux

Deux éléments apparaissent déterminants pour expliquer les évolutions des politiques du logement en Algérie : la planification collectiviste après l’indépendance et le renflouement récent des caisses de l’État (rente pétrolière et gazière). L’ajustement structurel accepté entre ces deux temps, dans un contexte de crise et sous la pression des bailleurs internationaux, débouchera sur un « faux désengagement de l’État » (Safar Zitoun, 2009). Aujourd’hui, la manne des hydrocarbures permet de maintenir l’interventionnisme étatique et le subventionnement des programmes d’habitat social.

Le cas algérien montre que la distribution clientéliste de logements sociaux est difficilement compatible avec la marchandisation – même si on voit se dégager un secteur purement marchand du logement en Algérie, avec de nouveaux programmes destinés aux classes moyennes et aux ménages solvables : promotion immobilière privée, logements sociaux participatifs, location-vente. Les logiques clientéliste et politico-administrative qui prévalent dans l’attribution des logements sociaux expliquent indirectement le déficit d’entretien de ce parc immobilier par les bailleurs sociaux. En effet, en vertu de la soutenabilité sociale et de la stabilité politique, la distribution de logements par la puissance publique revient à acheter la paix sociale et dérive en cercle vicieux : les occupants des appartements ne paient pas les loyers parce que les immeubles et leur environnement sont dégradés, voire parce qu’ils considèrent que c’est un dû de la part de l’État, tandis que les ensembles d’habitat collectif ne sont pas réhabilités puisque la majorité des locataires ne paient pas les loyers. Les offices publics de gestion immobilière ne font pas appel aux mesures d’expulsion malgré les loyers impayés : le taux de recouvrement des loyers des logements sociaux locatifs n’atteint pas 40 % en 2007, avec plus de 80 % de loyers impayés dans certaines villes (données du MHU). L’appro­priation des logements sociaux par les locataires officiels renvoient à des modes informels d’accès de facto à la propriété. En outre, le clientélisme et la spéculation qui animent les attributions et réaffectations des appartements font du parc locatif hérité des périodes coloniale et socialiste une rente pour certaines catégories de ménages bénéficiant des largesses de l’État.

Maroc : une stratégie nationale, un programme d’éradication des bidonvilles et des négociations « localistes »

En Algérie et au Maroc, les bidonvilles font l’objet de relogements / recasements et les lotissements clandestins sont progres­sivement restructurés / régularisés in situ : deux types de quartiers auxquels correspondent deux modes d’intervention publique.

Les projets de résorption des bidonvilles donnent lieu à des formes de compétition entre les habitants et les pouvoirs publics. L’objectif inavoué de ces projets est de récupérer des terrains devenus convoités et à haute valeur foncière : derrière une opération de relogement justifiée par des préoccupations sociales, il y a souvent un projet d’aménagement urbain, voire des pratiques spéculatives orchestrées par les autorités locales (Navez-Bouchanine, 2002). Conscientes de ces enjeux de reconquête foncière, les populations bidonvilloises font monter les enchères et cherchent à négocier au mieux leur éviction. Cela soulève des aspects brûlants sur la question des ayants droit aux lots subventionnés de relogement, avec des formes de marchandage entre les autorités et les bidonvillois.

Sur le terrain des quartiers non réglementaires de Casablanca, les travaux d’Aziz Iraki (2006 ; 2002) montrent des modalités d’intervention publique négociées localement en l’absence de normes centralisées pour la restructuration de ces quartiers. L’absence de référentiel d’action, de dénominateur commun, revient de la part de l’État à des formes d’abandon et de marginalisation des quartiers clandestins, ce qui conduit à des régulations circonstanciées et des négociations « localistes ». L’équi­pe­ment des quartiers clandestins dépend de la diversité des arrangements locaux, résulte de rapports de force entre les habitants et les autorités locales, varie selon la capacité de mobilisation de la société civile et/ou selon la dépendance vis-à-vis des notables.

Après les remaniements ministériels de 2002 et les attentats de Casablanca, le PVSB a replacé l’éradication des baraques en prio­rité par rapport à la restructuration des quartiers non réglementaires. Pour l’équipe istiqla­lienne[6] aux commandes du ministère de l’Habi­tat depuis 2002, l’expérience du gouvernement d’alternance (1998-2002) a montré que l’intervention de l’État dans les quartiers non réglementaires revient à accorder des avantages à des notables locaux spéculateurs, aux lotisseurs clandestins et à une partie de la société en situation illégale. Aujourd’hui, le PVSB se traduit par la mise à disposition d’un patrimoine foncier de l’État cédé au moindre prix aux groupes immobiliers nationaux, avec des architectes aux ordres, des entreprises du secteur BTP en surchauffe, cimentiers en tête, et une série d’intermédiaires intervenant dans les circuits clientélistes entre les opérateurs publics et privés de l’habitat, les autorités locales et les demandeurs de logement.

Tunisie : l’émergence et le contrôle social

En Tunisie, les programmes de logement réservés aux classes moyennes représentaient une priorité des politiques publiques pendant les années 1960 et 1970. Les logements privés étaient finan­cés par des crédits bancaires, avec une partie des taux d’intérêts bonifiée par l’État. Ces incitations destinées aux cadres de l’administration visaient à constituer une base sociale fidèle au pouvoir central. Les programmes immobiliers étant réservés aux classes moyen­nes et aux ménages solvables, les populations défavorisées ont illégalement loti des terrains publics : l’habitat spontané représente un tiers du parc de logements en Tunisie.

Ensuite, en réaction à la crise politique à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980, l’État s’est penché sur le sort des quartiers spontanés, perçus comme une menace pour la stabilité nationale : influence des islamistes dans des socio-espaces défavorisés. À la suite d’émeutes populaires sanglantes en 1978, le pou­voir central a décidé de réhabiliter les quartiers d’habitat spontané. L’enjeu était d’assurer le contrôle des quartiers périphériques et d’éviter les débordements sociaux, tout en prenant en considération les revendications des habitants quant à l’équipement de leurs espaces de vie. Dans le contexte du plan d’ajustement structurel (PAS) lancé en 1986, l’État a maintenu les subventions destinées à l’habitat social parce qu’il en allait de la sécurité et de la stabilité politique et sociale. Paral­lèlement, en recentrant ses efforts sur l’équipement des quartiers défavorisés, l’administration s’est désengagée vis-à-vis des classes moyennes ; désormais, la puissance publique laisse faire le marché pour les catégories sociales intermédiaires.

Finalement, deux logiques carac­térisent le cas tunisien. D’une part, à travers la promotion immobilière privée et l’accès au crédit logement, la priorité est donnée à la classe moyenne pour la fidéliser à l’État-parti : métissage entre marché et clientélisme d’État. D’autre part, des subventions exceptionnelles ont vocation à apaiser le mécontentement des populations défavorisées : l’intégration par l’équipement des quartiers spontanés vise à maintenir le contrôle social sur un mode clientéliste et de patronage politique.

Les évolutions des politiques du logement au Maghreb renvoient à plusieurs manières de domestiquer les injonctions des bailleurs de fonds : la rente des hydrocarbures qui permet à l’État algérien de distribuer des logements sociaux, l’émergence de la Tunisie dirigée par « l’État-parti néo-patrimonial » (Chabbi, 2005), la régulation centrale et les adaptations locales au royaume du Maroc qui internalise les recommandations internationales à son système sociopolitique générateur de stabilité[7].

Outre les injonctions internationales visant à libérer les forces du marché dans le domaine de l’habitat social, les donneurs d’ordres exhortent les pays du Sud à développer la participation, supposée inclure la société civile dans les processus de décision. Quid de cette approche participative du développement et des instruments d’ingénierie sociale urbaine au Maghreb ?

Approche participative du développement et dispositifs composites d’ingénierie sociale

Dans le cadre des politiques de lutte contre la pauvreté, divers instruments d’ingénierie sociale sont mis en oeuvre par des structures publiques et non gouvernementales pour promouvoir la démocratie de proximité et accom­pagner la participation de la société civile. Cette montée en puissance de la participation comme principe d’action publique et comme référent idéologique majeur a vocation à normaliser les modes de gouvernement, voire à discipliner les sociétés du Sud (Legros, 2008). Sché­matiquement, dans les territoires émergents (d’Asie notamment), les États forts et parfois autoritaires ne s’embarrassent pas avec la participation : c’est apparemment le cas en Tunisie. Inver­sement, les nations en développement qui n’émergent pas dans la nouvelle division internationale du travail (Afrique en particulier) sont implicitement con­traintes d’accepter les dispositifs importés d’ingénierie sociale qui conditionnent l’APD et fournissent des emplois ; le personnel des ONG correspond à une nouvelle forme de filet social qui remplace les emplois en surnombre dans la fonction publique. L’Al­gé­rie et le Maroc présentent des situations intermédiaires. Les États algérien et marocain s’accommodent des nouveaux mots d’ordre, ils internalisent le nouveau cadre de référence et l’adaptent à leurs appa­reils politico-administratifs garants de divers équilibres – équilibres préservés par le clientélisme et la distribution de rentes de situation, ce qui apparaît difficilement compatible avec la participation proprement dite.

La participation et l’ingénierie sociale sont souvent perçues comme des complications dans la mise en oeuvre des programmes de logement. En Algérie et au Maroc, les Agences publiques de développement social créées à la fin des années 1990 se retrouvent souvent pieds et poings liés dans des projets montés à l’avance et supervisés par une administration habituée à des interventions techniciennes, rigides et routinières. Dans la mesure où les procédures top down sont plus faciles à mettre en oeuvre que les dispositifs bottom-up, la création ex nihilo des structures participatives et les méthodes descendantes font recette au détriment de la consolidation et l’accompagnement des organisations com­munautaires de base. Après l’en­thousiasme des premières initiatives, l’approche participative peine à dépasser le stade des expérimentations, alors que l’on envisageait de répliquer et généraliser les « bonnes pratiques ».

Ingénierie sociale : une sémantique trompeuse

En Algérie, les « cellules de proximité » de l’Agence de développement social (ADS) s’apparentent à des bureaux d’aide sociale qui distribuent des indemnités aux populations démunies. Ces cellules contribuent avec beaucoup de difficultés au montage de projets participatifs en milieu urbain : faible technicité, résistance du MHU qui considère que l’on empiète sur ses prérogatives. Au Maroc, on appelle « cellules d’accompagnement social » des projets de résorption des bidonvilles, les équipes locales des « opérateurs sociaux » chargés des missions d’accompagnement social : la maîtrise d’ouvrage social est déléguée par l’opérateur national de l’habitat (Al Omrane) à l’ADS, aux ONG et aux bureaux d’études. En Tunisie, les « comités de quartier » créés en 1988 après l’élection de Zine el-Abidine Ben Ali, président de la République depuis plus de vingt ans, dépendent du ministère de l’Intérieur. « Plus de 4  000 comités (contrôlés par l’État) ont été constitués dans 250 villes, grâce aux efforts combinés de l’administration et du (parti) RCD, qui en a choisi les membres les plus influents. Ils constituent des courroies de transmission entre l’administration centrale, d’une part, et les communautés urbaines, de l’autre » (Barthel, 2008 : 16). Ainsi, malgré la normalisation du vocabulaire de l’ingénierie sociale, l’apprentissage et l’assimilation des nouvelles normes du développement ne vont pas de soi.

Expériences participatives et programmes de développement communautaire en Algérie

Pour l’État algérien, les métho­des participatives et les actions de proximité représentaient « une parenthèse forcée » et répondaient à un double objectif pendant la décennie noire : répondre aux injonctions internationales pour obtenir l’aide des bailleurs de fonds, ce qui correspondait à un sacrifice accepté « du bout des lèvres » par l’Admi­nistration, et reconquérir un « terrain social local perdu, investi et encadré par des groupes et associations travaillant “hors et contre l’État” » (Safar Zitoun, 2009). Pendant la crise que l’Algérie traversait au cours de la décennie 1990, le gouvernement était contraint d’adopter le PAS recommandé par le FMI (1994). Parallèlement, la création de l’Agence de développement social en 1996 visait à atténuer les effets de ces réformes à travers un dispositif d’assistance aux populations défavorisées. Les programmes de développement communautaire visaient surtout le milieu rural et les territoires où la crise frappait le plus fort, où le pouvoir central devait rétablir son autorité, la sécurité et le contrôle social. En allant vers le monde rural pauvre plutôt que dans les quartiers urbains réputés difficiles, l’Administration a évacué les sites à problèmes des grandes villes, tout en cherchant à (re)cons­tituer une clientèle sociale à travers les faveurs de l’État. Les interventions publiques se sont cantonnées à des missions basi­ques d’assistance aux populations démunies et « la grande ambition d’ingénierie sociale participative de l’ADS s’est alignée sur un profil de fonctionnement beaucoup plus traditionnel et routinier » (Safar Zitoun, Ibidem).

En Algérie et au Maroc, plutôt que d’accompagner des organisations préexistantes, l’Adminis­tration préfère créer ex nihilo des instances dites participatives ou appuyer l’émergence de telles instances dès lors qu’elle les maîtrise et les contrôle. Les mobilisations collectives sont particulièrement actives dans les périphéries urbaines, avec des formes de con­testation vis-à-vis de l’État et des groupes de pression habitués aux rapports de force avec l’autorité – même si cette contestation se manifeste par une revendication et une opposition rétives aux réformes imposées par le politique, voire par un militantisme exacerbé par des convictions extrémistes. L’ingénierie sociale va donc se nicher là où l’organisation communautaire et les mobilisations collectives n’existent pas. Quand ces mobilisations sont actives, mais que l’ingénierie sociale ne parvient pas à les canaliser, elle ne s’en embarrasse pas et fait le vide autour d’elle. Ainsi, les accompagnateurs sociaux mandatés en tant qu’intermédiaires entre les populations et les maîtres d’ouvrages des projets d’habitat social, ne font pas longtemps bon ménage avec les associations et amicales de quartier préexistantes. In fine, les approches participatives telles qu’elles sont actuellement déclinées en Algérie et au Maroc peuvent apparaître aux antipodes du discours des bailleurs de fonds et des ONG internationales qui préconisent de canaliser les mobilisations collectives, de soutenir l’évolution des organisations communautaires de base, de s’y greffer pour les consolider et qu’elles deviennent un acteur à part entière du développement local, de les accompagner à prendre le relais des structures parapubliques ou non gouvernementales. L’ingénierie sociale importée préfère l’ex nihilo, quitte à briser l’existant, plutôt que de s’encombrer avec des groupes contestataires ; l’exogène se substitue à l’endogène alors qu’il était supposé le renforcer pour le faire évoluer vers la participation active aux prises de décision…

Accompagnement social des projets de résorption des bidonvilles au Maroc

L’étude d’Olivier Toutain (2008) montre comment le holding d’amé­nagement Al Omrane tente d’inscrire la dimension sociale dans ses activités. L’opérateur de l’habitat dispose de compétences techni­ques et commerciales indéniables, mais « le social » ne relève pas de ses métiers. C’est pourquoi, dans le cadre du PVSB, le holding fait appel à des opérateurs délégataires de missions d’accompagnement social et d’assistance à maîtrise d’ouvrage. Cette présence ensemble « opérateur technique et opérateur social » est un gage de réussite des relogements et recasements. Toutefois, l’implication des différentes parties prenantes dans les projets d’habitat social est variable selon les contextes locaux.

D’une part, la préfecture con­serve un rôle prépondérant dans la coordination et la gestion des affaires locales. Avec l’aide de subalternes performants qui suivent en permanence les opérations sur le terrain, l’intervention du gouverneur est déterminante : elle facilite la concertation et la prise de décision. Si le ministère de l’Intérieur poursuit sa transition du sécuritaire au développement humain, avec plus de con­sidération pour les questions sociales que par le passé, l’autorité nommée par l’État contrôle toujours la communication avec la population. Cette suprématie conduit à des tensions avec les opérateurs sociaux, ou à des situations d’asservissement de ces derniers.

D’autre part, le dispositif d’accompagnement social dépossède les élus locaux d’une partie de leurs prérogatives habituelles. D’ailleurs, les élus refusent souvent le consensus partenarial qui leur est défavorable et ils peuvent soutenir et entretenir la contestation et les revendications des habitants. Des notables et élus locaux, chefs d’amicales de quartiers, sont aujourd’hui concurrencés par de nouveaux inter­médiaires et entrent dans des formes de compétition avec les ONG propulsées par l’État et financées par les bailleurs internationaux. Alors que les nouveaux agents de développement et ONG irriguées par l’APD se spécialisent en intermédiation sociale, les communes qui devraient être mises en situation d’apprentissage semblent dépossédées de ressources et de pouvoirs ; or les élus demeurent des acteurs incontournables dans la mesure où ils dialoguent avec les habitants des bidonvilles.

Les accompagnateurs sociaux sont présentés comme des « révélateurs de problèmes » : ils identifient les contraintes au cours des opérations de résorption des bidonvilles, mettent en lumière les situations de blocage sur le terrain, jaugent les réactions des bénéficiaires des projets, ce qui permet d’anticiper sur l’action. Face aux problèmes récurrents dans les interventions publiques en bidonville (Navez-Bouchanine, 2002), les opérateurs sociaux font preuve d’un militantisme éclairé et pragmatique qui se traduit par un travail de sensibilisation tant auprès des habitants qu’en direction du maître d’ouvrage, des autorités et des partenaires locaux. Ils facilitent le dialogue entre les acteurs, en évitant de prendre parti, en recherchant le compromis dans le but d’éviter les conflits et de fédérer les efforts. Cette intermédiation se révèle particulièrement utile dans des contextes dépourvus d’une longue expérience des pratiques démocrati­ques, où il existe une tradition revendicative, de doléances auprès des puissants, voire d’opposition à tout ce qu’impose le politique. Cependant, l’accompagnement social n’inclut pas suffisamment la participation des habitants dans la définition des projets ficelés à l’avance par l’Administration : il est difficile de faire adhérer et participer des bénéficiaires à des actions définies en amont sans qu’ils soient consultés avant les décisions ni associés aux prises de décision.

D’un côté, en l’absence de responsable réellement identifié sur les questions sociales, Al Omrane et le MHU assument « par défaut » des prérogatives ne relevant pas de leurs compétences. D’un autre côté, bien que l’ADS revendique un rôle de partenaire à part entière dans les projets d’habitat social, tout en souhaitant être traitée sur un pied d’égalité avec Al Omrane et non en tant que prestataire de services, cette agence publique prend conjoncturellement ses distances vis-à-vis du PVSB, en s’engageant davantage auprès des collectivités locales et des préfectures dans le contexte de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). L’ADS passe donc d’un délégataire à un autre : d’Al Omrane sous la tutelle du MHU aux préfectures et collectivités locales sous contrôle du ministère de l’Inté­rieur ; l’INDH lancée par le roi en 2005 (re)donne la main au ministère de l’Intérieur en matière de développement humain. Ce débat sur la légitimité d’Al Omrane dans le domaine social renvoie à la question de la politique de la ville. Au Maroc, la lutte contre l’habitat insalubre relève encore d’une approche hygiéniste et « constructionniste » (Abouhani, 2000). Appréhender l’habitat social sous l’angle de la politique de la ville appellerait à une refondation du PVSB sur la base d’un programme interministériel, en impliquant les services extérieurs du MHU et des autres ministères : éducation, santé, emploi, transport, jeunesse et sports, culture. Cela reviendrait à rassembler les différentes composantes du développement humain dans un programme de fabrication urbaine. L’éradication des bidonvilles n’étant pas une fin en soi, les projets de territoire ne sauraient être limités au transfert des bidonvillois dans des périphéries éloignées des centres-villes. Alors que la problématique du logement domine le débat sur la ville marocaine, il y a certes lieu de l’appréhender comme une composante essentielle du développement humain sans pour autant la considérer comme exclusive. L’accès aux équipements, à l’emploi, à l’éducation, aux réseaux sociaux, sont autant de dimensions complémentaires à l’intégration par le logement, la politique de la ville renvoyant par essence à une conception systémique et intégrée, globale versus sectorielle, du développement économique et social dans les territoires urbains. [La politique de l’habitat doit être plus que celle du logement…]

« Non-participation » en question en Tunisie

« Urbanisme sous contrôle » (Chabbi, 2005), « présidentialisation de l’aménagement » (Barthel, 2008 : 15) : « Pour l’architecte Leïla Ammar, “la participation des citoyens-citadins à Tunis aux choix de développement urbain de leur ville reste faible, voire nulle”. […] L’utilisation de la lutte contre l’islamisme a servi d’argument pour neutraliser au début des années 1990 les contre-pouvoirs potentiels au sein de la société civile » (Ibidem : 17-18). « Le système actuel ne laisse pas la société civile participer au développement de leur espace (sic) » (Ibidem : 31). En Tunisie, la participation des acteurs ordinaires du quotidien paraît se borner à l’interpellation du pouvoir à travers les cellules du parti, puissants organes du con­trôle social. La « non-participation » comme conséquence des politiques autoritaires fait néanmoins débat. Si la société civile n’est pas constituée selon le dogme et les normes répandus ailleurs, les modalités d’expression des habitants peuvent sans doute être interrogées à travers le prisme des dynamiques économiques et sociopolitiques nationales et locales. Y a-t-il des contre-pouvoirs qui émergent ? À quelles échelles ? Existe-t-il des formes détournées d’expression de la population ?

Conclusion

En dépit des spécificités de chaque contexte territorial, les ten­dances générales de l’urbanisation spontanée sont les mêmes dans les trois pays étudiés. L’expli­cation de ces récurrences s’affranchissant des contingences nationales et locales est à rechercher dans l’existence de réseaux de l’illégalité, voire mafieux, influents au sein même de la sphère politique, actifs sur les terrains spéculatifs de la promotion foncière et immobilière non réglementaire (Le Tellier, Iraki, 2009). Pouvant être combiné à ces réseaux de l’illégalité, le clientélisme d’État alimente aussi la spéculation foncière et immobilière. Les logiques clientélistes débouchent sur le détournement, au profit des catégories sociales solvables, des parcelles de terrain et des logements que les programmes publics destinent en principe aux populations pauvres, avec de multiples « glissements »[8].

Face à ces mécanismes articulant clientélisme d’État et réseaux de l’illégalité, l’approche participative et l’ingénierie sociale peinent à creuser leur sillon et à influencer la conduite de l’action publique. Malgré le « succès sur le papier » des ambitions réformatrices, la compétition apparaît aiguë au sein d’une société civile fragmentée et animée par des logiques de captation de la rente internationale. L’objectif primordial des ONG et des associations consiste à obtenir l’approbation des pouvoirs publics, éventuellement des populations et, enfin et surtout, des bailleurs de fonds ; la participation est avant tout un instrument de pouvoir et de légitimation de l’aide internationale (Legros, 2008). Premiers intéressés et derniers informés, les habitants ne sont pas associés aux prises de décision. Ils n’ont pas la parole sur le contenu des projets d’habitat social, tout juste la possibilité de faire du bruit[9]. De nombreux retours d’expériences rapportent des « simulacres de démo­cratie », confirmant aux urbains les plus pauvres leur statut de « citoyens au rabais » (Foret, 2001 : 13). Face à la dépendance des populations pauvres vis-à-vis des relations de protection de type paternaliste, face aux logi­ques de rente et à l’activation des leviers clientélistes, la capacité de résilience des groupes vulnérables ne peut se développer sans renégocier les rapports de clientèle leur assurant une protection quotidienne (Dahou, 2003 : 69).

Toutefois, si l’implication des « sans part » reste bien souvent un leurre (Foret, 2001 : 15), des expériences constructives, fondées sur des prises de parole éclairées, permettent de dépasser le simple pouvoir de nuisance, la revendication de groupes particuliers et de communautés, la résistance au nom d’intérêts individuels, pour un face-à-face avec les pouvoirs publics dans l’intérêt d’un collectif solidaire : c’est cela le politique, le retour du politique dans la cité. Il semblerait qu’une frange grandissante au sein des groupes sociaux précaires, pauvres et vulnérables, refuse désormais de se contenter des relations de subordination et des formes de protection fondées sur le clientélisme. En s’appropriant leur statut de citadin et de citoyen, en revendiquant une amélioration de leurs conditions de vie au nom des droits de l’homme, du droit au logement, du droit à la ville, des « sans pouvoir » ne veulent plus avoir à confier leurs doléances aux notables locaux et aux puissants (Navez-Bouchanine, 2003 ; Zaki, 2005 ; Essahel, 2008). Ainsi, à force de marteler des références idéologiques, elles finissent par marquer les esprits des « sans voix », notamment des jeunes, des cadets et des femmes, des « mineurs » de la société, même si les anciens et les aînés demeurent maîtres des régimes d’obligations réciproques. L’apprentissage démocratique au sein de mouvements participatifs, de structures délibératives et d’espaces publics de participation n’est donc plus l’apanage d’une élite éclairée[10]. Reposer la question de l’habitat social durable en termes de politique de la ville, de fabrication urbaine inclusive, signifie donc de mettre la politique, le débat collectif, public, au centre de la gouvernance urbaine.