Corps de l’article

Depuis la guerre du Vietnam, le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) a été constitué comme problème public aux États-Unis (Young, 1995). L’un des principaux effets en fut de permettre l’effacement d’un cadre politique au profit d’un cadre clinique. Si ce déplacement a servi certains intérêts des acteurs concernés eux-mêmes, en ouvrant notamment la possibilité d’une réparation financière envers des vétérans vus comme victimes (Young, 2002 : 670), il a aussi contribué à jeter un certain voile sur leur prise de parole militante au sein de groupes pacifistes, alors subversive (Lembcke, 1998). Les sciences psychologiques, psychiatriques ou cognitives ont en effet cherché à caractériser chez les soldats de retour du front certains comportements étiquetés comme « déviants » : l’agressivité, la propension à la violence, l’addiction aux drogues ou à l’alcool, le vagabondage et la vie à la rue, la difficulté à s’insérer dans un collectif professionnel ou un réseau social, etc. (Collins et Bailey, 1990 ; Mazur, 1995 ; Begic et Jokic-Begic, 2001 ; Elbogen et al., 2010). Une focalisation sur la figure de l’individu ayant « perdu les pédales » l’a ainsi emporté sur la constitution d’un débat public autour de questions relatives à l’institution militaire dans son ensemble (Hockey, 2003). La construction sociale d’un traumatisme a permis une pathologisation des conduites (Nolan, 1998 : 9) et une oblitération de l’expérience des vétérans qui n’est pas sans effet (Fassin et Rechtman, 2011 : 412) : ils sont circonscrits dans l’espace public au statut de victimes ou d’individus inquiétants, et leur prise de parole critique et subversive a été délégitimée.

Le care dans la culture thérapeutique

Après les attentats du 11 septembre 2001 et l’entrée en guerre des États-Unis en Afghanistan et en Irak (alors que s’amplifie la contestation sociale contre l’administration Bush), on constate aux États-Unis la diffusion d’un discours autour de l’usage thérapeutique du jardinage ou du travail à la ferme dans le traitement des anciens combattants atteints de PTSD. Parfois subventionnés par le département des Anciens combattants (Veterans Affairs), des dispositifs voient le jour, généralement pilotés par des associations professionnelles d’« hortithérapeutes », d’architectes paysagistes ou de conseillers en développement personnel (ASLA, 2005 ; Borchers et Bradshaw, 2008 ; Mitrione, 2010). Parallèlement, un ensemble de travaux académiques s’est développé, qui relaie cette mise en valeur des effets thérapeutiques du travail de la terre en tentant de définir le green care ou le care farming : la demande de care y est traitée comme offrant aux exploitations agricoles une occasion pour développer de nouvelles prestations (Hassink et Van Dijk, 2006 ; Hobenhaufer et al., 2010 ; Eilings et Hassink, 2010 ; Wydler et Picard, 2010). Si ces travaux intègrent une réflexion sur l’institutionnalisation du care dans les politiques publiques (politiques de santé, multifonctionnalité agricole, implication des collectivités locales dans l’accompagnement de ces structures), ils évacuent une question centrale dans le débat académique sur la portée politique du care : celle de ses rapports à la justice, à l’action collective et à la citoyenneté (Tronto, 2005).

De nombreux auteurs ont expliqué qu’avec l’émergence d’une culture thérapeutique une certaine forme d’apathie citoyenne semble s’être produite. La recherche par les individus de formes d’accomplissement personnel paraît en effet menacer la figure du citoyen engagé pour le bien commun : le repli sur le seul horizon du soi, du bien-être personnel ou de la sphère privée, tendrait à remplacer l’action politique ou l’engagement pour le bien commun (Lasch, 2000 ; Bellah et al., 1996). Comme l’a montré Robert Castel, cette « nouvelle culture psychologique » ne se réduit pourtant pas à la recherche d’une intériorité, et porte bel et bien un projet de sociabilité (1981 : 193-194). Se présentant comme une réponse pour mieux gérer les tensions vécues par les individus dans la société moderne, cet « ethos thérapeutique » a même progressé jusqu’à pénétrer l’État et l’action publique (Nolan, 1998). Mais cet investissement du social et du politique par le thérapeutique n’a pas pour perspective la contestation de l’ordre capitaliste (ibid. : 20). S’il repose sur une certaine représentation des mécanismes sociaux d’aliénation ou de domination, il ne s’intéresse qu’à leurs seules « implications personnelles », et substitue à la critique sociale et à l’action collective la stratégie individuelle et les techniques thérapeutiques comme seules perspectives de libération (Castel, 1981 : 179). Dès lors, c’est la figure du citoyen qui est amenée à déserter l’espace public : n’ayant plus prise sur les mécanismes sociaux, les individus se tournent vers les groupes de parole, les programmes thérapeutiques ou les dispositifs d’assistance.

Quelle relance de la critique ?

Bien sûr, la critique peut toujours exhorter à ne pas « tomber dans la compulsion de l’intimité » et à réapprendre à « agir impersonnellement » (Sennett, 1979 : 276). Mais elle est vouée à rester impuissante si les mouvements sociaux n’intègrent pas les déplacements opérés dans la période contemporaine (Boltanski et Chiapello, 1999). Il importe alors de comprendre, non pas vers quelles perspectives morales se tourner contre les demandes d’accomplissement personnel, mais au contraire la manière dont l’expérience personnelle peut se connecter à des visées morales plus larges (Taylor, 1998 : 634-635). Creusant cette voie, des travaux ont ainsi cherché à décrire des formes personnalisées d’engagement dans les collectifs politiques ou les groupes civiques (Lichterman, 1995 ; Ion et al., 2005), à saisir des « transcendances relatives », repères normatifs permettant aux acteurs de s’orienter en échappant aux tentations de l’absolu et du relatif (Corcuff, 2002), ou encore à comprendre l’émergence et la diffusion de ressources spirituelles associant développement personnel et développement global (Liogier, 2009). Le présent article entend contribuer à ce débat en montrant comment la recherche de formes d’accomplissement personnel et l’expérience sensible de la vulnérabilité peuvent informer une mobilisation militante et une prise de parole critique dans l’espace public.

Parce qu’elle représente, aux États-Unis, un enjeu politique depuis la guerre du Vietnam (les vétérans pacifistes comme des contestataires qu’il faut canaliser), la gestion de la réinsertion des anciens combattants offre un terrain de choix pour aborder cette question. À la fin du XIXe siècle, l’exaltation des vertus thérapeutiques de la nature dans les courants hygiénistes ou philanthropiques (Dubost et Lizet, 2003) a servi de socle à la création de dispositifs de contrôle social et d’encadrement des classes dangereuses, comme les colonies agricoles (Castel, 1976 ; Condette, 2005) : le travail de la terre, en plein air, y était considéré comme une activité saine permettant une rééducation morale de l’individu. Aujourd’hui, les programmes subventionnés d’hortithérapie ressemblent à une réinvention contemporaine (avec les justifications thérapeutiques ad hoc) de ces représentations. Néanmoins, l’attention à des formes d’accomplissement personnel dans le travail agricole pointe aussi des formes de biens qui peuvent fonder de nouvelles demandes de justice (lorsque ces biens sont menacés). Les dispositifs qui portent ces représentations sont alors aussi potentiellement des lieux d’où une parole critique peut émerger. Pour cela, ils doivent permettre aux acteurs de s’extirper de leur seule condition de « patients » ou de « victimes » à laquelle le discours thérapeutique les réduit[1].

Terrain et plan

Nous nous appuierons sur une enquête ethnographique menée en Californie entre 2008 et 2010[2] auprès d’un collectif fondé dans la deuxième moitié des années 2000, la Farmer-Veteran Coalition (FVC). Bien que renvoyant sous certains aspects à cette perspective sur les « vertus thérapeutiques » de la nature (le collectif relaie le discours sur le PTSD et l’idée selon laquelle la ferme est un lieu qui permet d’apaiser les souffrances psychologiques ou émotionnelles), elle n’a pas été fondée par des thérapeutes professionnels mais par des agriculteurs, qui entendent avant tout aider les anciens combattants à trouver un emploi dans une ferme « bio », à acquérir une formation professionnelle ou universitaire en agriculture durable ou en agro-écologie, ou encore à s’installer à leur propre compte. L’objectif n’est donc pas seulement thérapeutique : le mouvement tient à faire entendre une voix dans l’espace public et porter une critique pacifiste au nom de la ruralité. Les textes que diffuse le mouvement et les manifestations qu’il organise soulèvent ainsi des questions relatives au bien commun, telles que le chômage (qui pousse dans les zones rurales plus qu’ailleurs les jeunes à s’engager dans l’armée, souvent aux postes les plus exposés par manque de qualification), le manque de services publics (une fois démobilisés, les soldats originaires de zones rurales ont du mal à trouver une structure d’accompagnement pour leur réinsertion), la disparition des petites exploitations agricoles (besoin non comblé de main-d’oeuvre et manque de structures d’accompagnement dans l’installation) ou encore la préservation de l’environnement (accroissement de la demande des consommateurs pour des produits bio et locaux). En creux se dessine alors une forte critique des politiques menées par l’administration Bush, et une prise de position résolument pacifiste.

Il s’agit ici de comprendre comment s’opère l’articulation, chez les vétérans eux-mêmes, entre des visées d’épanouissement personnel et des visées morales plus larges, et ce qui permet à un mouvement de relayer cette articulation et d’en faire la base d’une nouvelle critique sociale. L’article est organisé en trois temps. Tout d’abord, il examine dans quel contexte culturel est déployé le discours sur les vertus réparatrices du travail à la ferme et montre comment il permet à certains acteurs de réinvestir une offre thérapeutique centrée sur le soi. Se tournant ensuite vers les vétérans de la Farmer-Veteran Coalition, il montre comment leur expérience est au contraire ancrée socialement et lie une attention à des formes d’accomplissement personnel à une attention à des formes de bien commun. Enfin, il examine quelles conditions permettent au collectif de soutenir et de porter collectivement une critique renouvelée.

Horizons thérapeutiques : l’enchantement de la « reconnexion à la nature »

Dans le nord de la Californie, où nous avons effectué cette enquête, les vertus thérapeutiques supposées de la nature font l’objet d’une profusion de discours à prétention théorique et pratique : des livres y sont publiés sur le sujet, des thérapeutes y proposent leurs services. Ces discours combinent une référence constante au holisme écologique avec une exaltation, qui peut sembler des plus contradictoires (Berque, 1996), de la subjectivité et de l’individu, offrant ainsi une illustration de la diffusion de la « nouvelle culture psychologique ». Sur quoi s’appuie ce discours de l’« agrothérapie », qui l’investit et pour quels effets ?

La nature sauvage et mystique

L’idée selon laquelle l’environnement d’une ferme peut procurer un apaisement en rapport avec des expériences traumatisantes a été très fortement réinvestie dans la « culture thérapeutique » contemporaine que développent les mouvements dits « New Age » (Tucker, 2004). C’est dans cette perspective que, dans la région de San Francisco, le Sierra Club (fondé en 1892 dans le but de célébrer et de préserver la nature « sauvage » : Nash, 1967) a publié deux ouvrages collectifs qui se font suite. Le premier développe une théorie de l’« écopsychologie », dénonçant un détachement par rapport à la nature dans les sociétés urbanisées, qui serait la cause d’une situation de trouble psychique généralisé (Roszak et al., 1995). À la suite de ce constat, le second présente différentes techniques corporelles d’« écothérapie » ou de « reconnexion » à « la Nature » (Buzzell et Chalquist, 2009). Cet ouvrage s’appuie sur une conception de « la Terre » ou de « la nature sauvage » comme quelque chose d’ « externe » dont « l’énergie » propre permet une « guérison en profondeur » de l’homme, appréhendé comme individu ou « soi ».

Cette conception de « la Nature » puise abondamment dans les références religieuses, où le bouddhisme côtoie les Pères du désert ou Thomas Berry, prêtre catholique et théoricien de « l’écologie profonde ». Se targuant parfois eux-mêmes d’une expérience de « chaman » (ibid. : 251), les contributeurs de ce volume font volontiers référence à ce qu’ils appellent les « cultures traditionnelles » (amérindiennes, africaines…) ou les « tribus » dont les rites d’initiation sont décrits comme permettant une « symbiose avec la nature ». C’est dans une critique de « l’Occident » matérialiste, propre à l’imagerie New Age, que s’opère ce recours à ces figures de l’altérité essentialisées (Amselle, 2008 : 172). Pourtant, le public visé par ces essais est éminemment « occidental » : caractéristiques d’une littérature contemporaine « ouvrant une zone indécise entre “Santé” et “Spiritualité” » (Jullien, 2005 : 21), ces ouvrages s’adressent à la clientèle des classes aisées de la Baie ou du comté de Sonoma. Bien que s’appuyant sur une représentation de la « nature sauvage » et une dénonciation de la société moderne héritées des courants environnementalistes radicaux (Taylor, 2001), « l’écothérapie » propose alors une lecture du monde où les perspectives de libération ne passent ni par l’engagement militant ni par la participation citoyenne, mais par le recours à des techniques thérapeutiques de « reconnexion » individuelle à la nature : le mieux-être ne sera alors collectif que si chacun trouve son propre sanctuaire où opérer ce ressourcement.

Ecothérapie à la ferme

C’est en effet dans ce contexte et cette perspective que certains thérapeutes transposent au potager ces vertus attribuées à « la Nature ». Dans le volume Ecotherapy, une professionnelle de l’horticulture thérapeutique décrit les jardins comme des « sanctuaires », des « refuges » où échapper au « stress » : « ne serait-ce que par la simple présence dans cet environnement apaisant et stimulant », une forme de guérison s’opère (Buzzell et Chalquist, 2009 : 166). Enfin, d’autres transposent à leur tour ces vertus du jardinage à la ferme : c’est le cas de Shepherd Bliss.

Bliss est un essayiste et thérapeute qui réinvestit dans ce nouveau contexte un discours mystique sur la Nature et l’état sauvage qu’il avait auparavant développé au sein du mouvement masculiniste « mythopoétique ». Bliss y organisait des groupes d’entraide ou « week-ends de l’homme sauvage », où il s’agissait de faire retrouver aux participants, affublés de masques et d’oripeaux, « l’homme sauvage enfoui profondément en eux ». Sa notice biographique dans l’ouvrage ne mentionne pas cette expérience (on apprend en revanche qu’il a « été publié dans deux douzaines de livres et interviewé par Oprah ») et son texte ne fait que furtivement référence au fondateur du mouvement, Robert Bly. Mais il y réinvestit les mêmes recettes. Il propose à ses clients des séjours dans sa propriété du comté de Sonoma, décrite comme un lieu apaisant « loin du bureau et de la ville » (ibid. : 179) où, dans une description animiste, les éléments du monde naturel acquièrent le statut de pourvoyeurs de care. Il écrit ainsi :

Dans une ferme, les contacts réguliers avec la Terre offrent une forme d’écopsychologie […] L’agrothérapie peut se produire dès que quelqu’un vit sur une ferme, ou la visite […] Les arbres, les baies, les oiseaux, les abeilles, les poules, la lune et les étoiles, les nuages, les nuées de corbeaux comptent au nombre des thérapeutes, ainsi que tous les autres qui nous soulagent du stress, de l’anxiété, de la souffrance et même de la maladie.

ibid

Bliss se présente comme un vétéran du Vietnam pacifiste et mentionne une coopération (sur laquelle il ne donne pas de détails) avec un collectif « qui aide à placer des anciens combattants dans les fermes pour les guérir de leur expérience à l’armée » (ibid. : 182). Implicitement, il laisse alors entendre que le groupe en question illustre les idées qu’il professe. Lorsqu’on part à la rencontre des vétérans dont il est question, on se rend cependant compte d’un certain décalage entre ces représentations enchantées et l’expérience dont ils font part.

Les vétérans au travail : une expérience ancrée socialement

La plupart des vétérans membres du mouvement que nous avons étudié, la Farmer-Veteran Coalition, font du maraîchage et assurent eux-mêmes la distribution de leurs produits, fruits et légumes, dans des circuits courts (Community Supported Agriculture, CSA). Lorsqu’ils parlent de leur travail, ils font fréquemment référence à des formes d’accomplissement de soi, d’épanouissement ou de mieux-être : dans les entretiens reviennent parfois des expressions comme « c’est épanouissant », « j’aime mon travail » ou encore « être ici me fait du bien », en soulignant souvent le fait de travailler en plein air et de ne pas avoir à suivre les ordres stricts d’une hiérarchie[3]. Mais ils sont loin de décrire une activité contemplative et sereine. Pour eux, en effet, le travail à la ferme, loin d’apaiser la tension, est aussi une source de pression et de stress qui les épuise : les incertitudes climatiques, l’entretien des sols, la surveillance des récoltes, le côté aléatoire des revenus, etc. Le monde naturel n’est pas décrit comme uniquement peuplé d’énergies bénéfiques ou de pourvoyeurs de care : il faut au contraire apprendre à se méfier des éléments, de certains animaux[4]. S’occuper d’une exploitation exige d’être, comme à l’armée, « tout à sa tâche » (Hockey, 2002) : une forme de concentration, de discipline et de vigilance constante est nécessaire. Un vétéran dresse ainsi explicitement un parallèle entre des formes de savoir-faire :

Une fois que tu as bien pigé comment ça marche […] tu deviens capable de détecter quelque chose qui ne va pas, des signes imperceptibles. […] quand tu commences à apercevoir des insectes qui ne devraient pas normalement se trouver sur cette feuille-là […] C’est le même principe [qu’à l’armée] : il faut être attentif aux détails.

Surtout, les acteurs rencontrés lient continuellement des formes d’accomplissement personnel à des préoccupations socialement ancrées : de la visée de l’action conjointe dans les routines ordinaires de coopération à la discussion de problèmes publics (le chômage et l’emploi, la désertification dans les zones rurales, l’absence de soutien effectif de l’administration aux anciens combattants, les méfaits des fast-foods sur la santé publique, etc.). On s’éloigne alors d’une thérapeutique centrée sur le soi.

Des actions conjointes davantage qu’une reconnexion solitaire

Lorsqu’ils parlent du travail sur leur exploitation, les vétérans ne décrivent pas une activité solitaire où l’individu se « reconnecterait » à la Nature, mais au contraire de constantes interactions sociales orientées vers la coopération : avec des collègues de travail au champ, avec des clients auxquels on livre des produits, avec les agriculteurs des parcelles voisines qui donnent des conseils ou prêtent du matériel. Dans ces situations, la coopération peut prendre des formes banales d’action conjointe : un échange de salutations, d’informations ou de plaisanteries, etc. – toutes choses rendues problématiques dans le cadre de troubles comportementaux attribués au PTSD. Dans le travail de réapprentissage de l’engagement conjoint affleure alors la question du lien social (Conein, 2005 : 132).

Ces interactions exigent un niveau complexe de coordination. Ainsi la formule « ça va ? », qui prend ordinairement place dans le format séquentiel d’une ouverture de conversation (Schegloff, 1986 ; Conein, 2005), peut dans certains cas être chargée d’une connotation médicale (Robinson, 2006) – celui qui la prononce ne se contente alors pas d’engager une conversation, mais entame une enquête sur son interlocuteur. Plus ambigu qu’il n’y paraît, un anodin « comment ça va ? » peut alors apparaître comme une perturbation, qui instaure une asymétrie entre les participants. Au cours d’un entretien mené en plein air devant son exploitation, un vétéran est abordé par un riverain qui semble lui manifester beaucoup de sollicitude. Alors que le riverain s’éloigne et qu’on s’apprête à reprendre l’entretien, notre hôte nous fait cette remarque :

« Est-ce que ça va bien ? »… Tout le monde me demande ça, toujours. Tout le monde me parle de thérapeutique. [soupir] On dirait ces gens des cercles de poésie [en prenant l’accent précieux :] « Comment vous sentez-vous dans le jardin aujourd’hui ? » [il rit en secouant la tête]

Ambigu, un énoncé anodin comme « ça va ? » peut recevoir un mauvais accueil (il est pris comme une offense ou la manifestation déplacée d’un excès de sollicitude). Les vétérans rencontrés présentent alors les situations de coopération liées au cadre du travail agricole comme quelque chose qui leur réapprend des compétences ordinaires que l’expérience militaire leur a fait perdre[5]. Un autre vétéran explique ainsi que, pour lui :

[Le travail à la ferme] n’est pas un remède […], mais c’est certainement une bonne transition de la vie militaire à la vie civile. Je m’engueule parfois avec mon père. Je me comporte encore comme si j’étais encore à l’armée et j’ai tendance à crier un peu plus fort qu’il ne faudrait […] C’est du pas-à-pas […] Je rencontre des clients, et ça m’a sans aucun doute aidé à récupérer mon aptitude à vivre en société. Pouvoir tenir une conversation.

La littérature qui entend promouvoir les effets thérapeutiques du travail au potager traite souvent des « bénéfices au plan social » (Sempik et al., 2005). Mais de manière classique, ces effets sont avant tout centrés sur le soi, et l’attention est circonscrite à l’évaluation du sujet (Goffman, 1968 : 138) : la capacité du patient à établir des « amitiés significatives » et à développer un « réseau social » est par exemple le signe d’une « confiance en soi » retrouvée. Or dans les interactions de la vie quotidienne, l’opération cognitive intègre un horizon moral qui dépasse le simple sujet (Heritage, 1984 : 76). L’approche thérapeutique contraste avec les accomplissements des acteurs, dont l’horizon moral va au-delà du seul sujet. Elle contraste également avec leurs préoccupations explicites, constamment centrées sur l’emploi et d’autres problèmes publics davantage que sur la thérapie.

Une discussion collective animée par l’esprit public

Au cours des entretiens, en effet, les références à l’aspect « thérapeutique » du travail agricole sont bien rares. Lorsqu’elles apparaissent, c’est sur le mode de la dérision : l’un des vétérans confie ainsi que cet aspect thérapeutique est surtout lié à la possibilité d’avoir un endroit où cultiver confortablement sa propre herbe. Pour eux, le travail est avant tout lié au fait de « gagner sa vie » :

[On me demande souvent :] « Est-ce que c’est une thérapie qui vous aide ? » […] C’est un peu idiot. Ce qui m’aide surtout, c’est que j’ai un boulot. On a créé nos propres emplois, dans un contexte économique où les emplois se font rares. Voilà pour l’aspect thérapeutique.

Cette insistance sur le travail comme emploi pour « gagner sa vie » est également présente dans le discours porté par le mouvement lui-même, la Farmer-Veteran Coalition, qui entend en premier lieu proposer des « carrières » ou des « formations professionnelles » en réponse à des problèmes publics (le chômage, la désertification des zones rurales, l’accès aux produits bio et locaux, etc.). Le mouvement apparaît donc comme un lieu où, collectivement, se construit une résonance entre des formes d’expérience personnelle et des problèmes de justice dans la « grande société » : un lieu où se développe une parole « animée par l’esprit public » (Eliasoph, 2010).

La référence à des formes de bien commun est en effet constante chez les vétérans rencontrés. Pour eux, être agriculteur revient à servir le bien commun, au même titre que s’engager dans l’armée. Lors d’un entretien, l’un d’eux trace un parallèle entre son inscription dans les circuits courts de distribution et son engagement dans l’armée (« pour être le plus utile aux gens […] mettre à leur portée de meilleurs produits ») et motive ce « dévouement » par une critique de l’agriculture industrielle, des fast-foods et de l’économie américaine au nom du bien commun :

J’ai grandi en plein Suburbia[6] […] j’ai toujours eu à ma disposition cette nourriture en sachet, réchauffée au micro-ondes […] Si j’avais un petit creux, j’ouvrais une boîte de Macaroni & Cheese de chez Kraft, achetée au Safeway du coin. Faut que tu saches que Kraft, c’est Phillip Morris : en définitive, tes Macaroni & Cheese ne valent pas mieux qu’un paquet de cigarettes. […] L’Amérique, « The Land of Plenty »… La bonne blague, ouais ! Tu as tout, oui, mais c’est de la merde.

Cette mise en valeur des produits locaux et biologiques ne s’opère pas en référence à l’idéalisation d’une hypothétique « reconnexion à la nature », mais en référence à des problèmes sociaux (la consommation de masse, les inégalités d’accès aux produits, etc.) et à une mise en valeur du rôle social et politique de l’agriculteur (au sens où celui-ci travaille pour le bien commun et a une responsabilité envers la collectivité).

Pour ces vétérans, la nature est moins valorisée ici pour elle-même que comme quelque chose à utiliser (Gould, 2005 : 221) au service d’un bien commun. Les rôles ne sont plus clairement séparés (la nature qui serait pourvoyeuse de care et le sujet qui serait bénéficiaire du care) : en pratique, ils circulent d’un acteur à l’autre, selon les modalités de l’engagement en situation. Par exemple, les vétérans sont à la recherche d’un mieux-être ou de formes d’épanouissement (que leur apporte leur activité) et sont soutenus par un collectif (qui les aide à s’installer) : ils apparaissent à première vue comme des bénéficiaires du care, catégorisés dans les travaux sur le care farming comme des « patients » ou « clients » dans une relation figée dans l’asymétrie[7]. Mais dans le même temps ils prennent soin de leurs parcelles et se soucient des consommateurs : ils sont aussi des pourvoyeurs de care, dans un renversement de l’asymétrie de la relation. Des modalités d’engagement qui se rapportent à des phases différentes du care (Tronto, 2009 : 147) sont ainsi intimement mêlées dans l’expérience des acteurs, où les humains et les non-humains, mais aussi les humains entre eux, sont interdépendants : elles se rendent mutuellement possibles et se renvoient l’une à l’autre.

Si l’aspiration à des formes d’accomplissement personnel oriente cette expérience (« j’aime ce métier »), elle s’y connecte à un horizon social et politique plus vaste, en pointant des formes de bien commun. La Farmer-Veteran Coalition apparaît alors comme un collectif permettant aux vétérans de s’extirper de la marginalisation à laquelle ils sont voués dans les programmes thérapeutiques (comme victimes à reconstruire ou individus déviants à contenir au jardin) et de retrouver une dignité de « participants actifs à la vie de la polis », c’est-à-dire de citoyens (Margalit, 1999 : 150).

Horizons politiques : conditions pour un mouvement social

Deux caractéristiques de la FVC permettent de mieux saisir ce qui donne l’occasion au collectif, au contraire des mouvements thérapeutiques, de relayer « l’esprit public » de l’expérience des vétérans : d’une part, une continuité avec les mouvements protestataires des années 1960 (notamment le mouvement pacifiste) et, d’autre part, un ancrage dans le monde de l’agriculture professionnelle. Le parcours du principal fondateur du mouvement, Michael O’Gorman, nous permet de comprendre ce double ancrage et les déplacements qu’il permet d’opérer.

Des liens avec les mouvements sociaux

Au contraire des institutions ou des programmes habituels qui proposent un séjour à la ferme dans une perspective uniquement thérapeutique (maladie mentale, troubles de la maladie d’Alzheimer, addiction, etc.), une caractéristique de la FVC est d’avoir émergé dans un contexte protestataire. Le mouvement trouve en effet ses racines dans la contre-culture des années 1960, et notamment la contestation pacifiste[8].

Le principal fondateur du mouvement, Michael O’Gorman, se définit comme un « vétéran de l’opposition pacifiste ». Ses premiers engagements militants remontent au Berkeley des années 1960 où, fils de parents progressistes nourri des écrits de Henry David Thoreau, il organise de nombreuses manifestations pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam auxquelles il participe, se définissant comme « pacifiste religieux » en référence à Martin Luther King. Au début des années 1970, avec un groupe de hippies, il suit Stephen Gaskin, figure charismatique du quartier de Haight-Ashbury, pour fonder une communauté agrarienne dans la petite ville de Summertown (au Tennessee) : « The Farm ». L’activité militante (pacifiste, écologiste ou encore humanitaire) y est intense : The Farm est un acteur central des mouvements sociaux américains issus de la contre-culture des années 1960 (Traugot, 1998). Bien que O’Gorman ait quitté la communauté en 1982, c’est là qu’il fonde avec d’autres membres, après les attentats du 11 septembre 2001, un collectif pacifiste résolument militant : la Peace Roots Alliance, qui allait ensuite donner lieu à la création de Farms Not Arms (regroupant des agriculteurs opposés aux guerres en Irak et en Afghanistan) puis de la FVC (au sein de laquelle ces agriculteurs côtoient des anciens combattants). Lors d’un entretien mené avec l’un des membres de The Farm, celui-ci explique que :

Dès le mois de septembre 2001, on s’est tous demandés ce qui allait arriver. On voyait le pays entier très vite basculer à droite. On s’est dit qu’il fallait absolument faire quelque chose pour tirer le mouvement vers la gauche.

La FVC n’organise pas en tant que telles des manifestations de protestation et n’entend pas tenir un discours ouvertement politique : elle a intégré la contrainte de l’impératif du « Soutenons les troupes » qui pèse sur les groupes pacifistes depuis la guerre du Vietnam (Beamish et al., 1995). Mais elle subvertit cette norme de langage en s’inscrivant dans un réseau d’associations plus ouvertement pacifistes et critiques, avec lesquelles elle partage des membres (issus de The Farm), communique des informations ou co-organise des événements. En 2000, la campagne de Stephen Gaskin pour représenter le parti écologiste à l’élection présidentielle (au cours de laquelle, lui-même ancien combattant, il a développé les difficultés rencontrées face à l’Administration par les vétérans, les personnes handicapées ou atteintes de troubles psychologiques, pour leur prise en charge : Gaskin, 2000) a en outre contribué à ancrer résolument le genre de discours qui allait être porté par la FVC dans le registre de la contestation issue de la contre-culture.

Un ancrage dans le monde agricole

L’autre caractéristique de la FVC est d’être ancrée dans un monde professionnel, contrairement aux mouvements « thérapeutiques ». Le collectif a été fondé par des agriculteurs. Si ses blessures ou ses limitations sont reconnues, la personne n’est pas un « patient » suivi dans le cadre de son activité par une autorité médicale, mais elle se voit reconnue une véritable dignité professionnelle. Le collectif apparaît alors comme une organisation professionnelle, rassemblant des pairs : les horizons politiques qu’il ouvre se distinguent de ceux des programmes thérapeutiques d’une manière comparable à celle dont, au XIXe siècle, les horizons politiques qu’ouvrait le mouvement syndical se distinguaient de ceux du mouvement philanthropique[9].

Dans son mouvement de « retour à la terre », Michael O’Gorman se forme « sur le tas » de 1971 à 1982, en prenant en charge l’organisation des cultures et des opérations de récolte au sein de cette importante communauté végétarienne (qui compte jusqu’à 1 500 membres). Lorsqu’en 1982 il quitte la communauté, il retourne en Californie et y cherche un emploi dans « une grande exploitation ». Il commence alors une carrière fructueuse dans le monde agricole, au cours de laquelle il occupe successivement des postes importants dans des exploitations commerciales de grande échelle. Il décrit la première comme une entreprise « pionnière » dans la Baie, qui « introduit la salade à la mode “européenne” dans la région » et participe au mouvement de promotion des produits locaux. Il décrit ensuite son embauche par une exploitation de la vallée de Salinas (un des endroits clés de l’agriculture californienne) comme un moment où il « monte en première division ». Cette exploitation, TKO Farms, est en effet pour lui « l’une des plus grosses fermes bio du pays […], très célèbre et qui dégage un bon chiffre d’affaires ». Au moment où il fonde son mouvement, O’Gorman est un riche entrepreneur, employé comme consultant.

On serait tenté de comprendre cet itinéraire (et la fierté avec laquelle O’Gorman parle de sa réussite professionnelle et de sa reconversion) dans le débat sur la « conventionalisation » de l’agriculture biologique, notamment en Californie où elle semble avoir repris à son compte les impératifs d’agrandissement, de productivisme et de profit auxquels elle entendait s’opposer (Guthman, 2004). Mais cet itinéraire nous montre ici surtout la manière dont O’Gorman est devenu un « agriculteur », c’est-à-dire la façon dont il a acquis une légitimité au sein d’un groupe de pairs, partageant des questionnements communs et des épreuves communes. Cette expérience permet de comprendre la manière dont le mouvement intègre l’aspect « thérapeutique » avant tout à des perspectives liées au métier d’agriculteur et aux revendications qui y sont associées.

Quelles perspectives critiques ?

Cette capacité de certains acteurs à circuler dans plusieurs mondes leur permet de jouer un rôle décisif dans le rapprochement de mouvements sociaux traditionnellement éloignés les uns des autres et de renouveler les cadres de la contestation (Rose, 2000). Ici, le discours sur les vertus thérapeutiques du travail agricole permet d’investir une perspective critique en effectuant un certain nombre de déplacements. La mise en valeur de la relation de care réintroduit une attention à la vulnérabilité dans un secteur d’activité habituellement uniquement dominé par des référentiels productivistes et une imagerie de virilité (Woodward, 2006). À l’inverse des perspectives thérapeutiques pour lesquelles le travail de care représente une offre de prestation distincte (voir la plupart des travaux actuels sur le green care), ce mouvement le revendique comme ayant partie liée avec l’activité professionnelle de production : il s’agit de porter un autre modèle d’agriculture (Curry, 2002). L’affirmation d’aspirations à un épanouissement personnel dans l’accomplissement même du métier permet alors au discours de défense des « petites exploitations » d’échapper à la pente conservatrice de la défense des « traditions » ou des « valeurs familiales » qu’opèrent certains mouvements agrariens contemporains (Guthman, 2004 : 174). Enfin, en intégrant ce discours sur l’activité agricole dans la revendication d’une société plus juste et pacifiée, le mouvement permet la reconnaissance des vétérans, non comme « victimes » ou « patients » d’une thérapie, mais comme citoyens faisant entendre une voix. Il contribue alors à installer l’aspiration au mieux-être personnel dans la perspective du mieux-être collectif.

Conclusion

À travers l’itinéraire de O’Gorman, la Farmer-Veteran Coalition offre un exemple de la manière dont les acteurs de la contre-culture des années 1960 et 1970 se sont engagés dans la mobilisation pacifiste sous la présidence de George W. Bush (Berger, 2004). Mais elle permet surtout de comprendre la manière dont ces acteurs contribuent à une relance de la critique en réinvestissant dans un nouveau contexte certains idéaux de cette contre-culture. La pente thérapeutique qui a jusque-là été suivie par les travaux ayant développé les thèmes du care farming ou du green care amène une menace : l’éclipse du public et du politique au profit d’une réduction du care au soin et à l’assistanat. L’agrothérapie apparaît alors comme une simple niche commerciale pour clientèle stressée, désireuse de se « refaire une santé » en se coupant de la société, ou comme un nouveau dispositif pour gérer, à l’écart de la société, des populations étiquetées comme déviantes ou dangereuses – par exemple ces anciens combattants atteints de troubles psychologiques. Or si l’expérience que vivent ces vétérans du travail agricole intègre bel et bien une forte dimension relative à des formes d’accomplissement personnel ou d’épanouissement (« travailler ici me fait du bien »), elle est également la reconquête d’une dignité professionnelle et citoyenne. Cet aspect, qui s’efface dans les programmes thérapeutiques, s’affirme au sein du collectif que nous avons observé. Ancré dans le monde agricole et dans les mouvements sociaux, il permet alors de faire de cette représentation au départ naïve (les vertus thérapeutiques de la nature) un levier critique éminemment subversif, qui pense ensemble l’individu, l’environnement et la société.