Corps de l’article

La prolifération des technologies numériques et l’avènement du Web social[2], depuis la moitié des années 1990, ont donné de nouvelles impulsions à l’étude de la socialisation politique chez les jeunes, de même qu’à l’analyse des mutations de la participation civique et politique dans les sociétés contemporaines (Loader, 2007 ; Hart, 2009 ; Gordon et Taft, 2011 ; Dahlgren, 2013 ; Vissers et Stolle, 2014). L’état des connaissances indique que l’utilisation massive des outils de communication numérique par les adolescents et les jeunes adultes a créé de nouvelles occasions de participation à des espaces publics d’interaction sociale et que cela a déjà modifié les modes traditionnels de la socialisation politique (Bennett et Wells, 2009 ; Cohen et Kahne, 2012). Abolissant certains des obstacles à la participation classique en mode face à face, dont l’accès au transport et la mobilité encadrée par l’autorité parentale, les platesformes numériques de réseautage social facilitent notamment l’accès à des tribunes d’expression qui n’existaient pas avant le milieu des années 1990 (boyd, 2014). Grâce à Facebook, Twitter et YouTube, par exemple, les jeunes peuvent partager des nouvelles avec leur entourage, coordonner des actions pour promouvoir une cause et former des groupes d’affinités autour de questions sociales et politiques (Cohen et Kahne, 2012 ; Caron, 2016 ; Latzo-Toth, Pastinelli et Gallant, 2017). L’intensité de ces usages varie et plusieurs facteurs d’exclusion jouent contre un accès égalitaire à la participation en ligne (Beauvais, McKay et Seddon, 2001 ; Collin, 2015). Quoi qu’il en soit, le Web social est désormais intégré à la vie courante des adolescents et il n’est pas expérimenté comme une dichotomie entre les mondes physique et virtuel (Balleys, 2015). Cette fluidité spatio-temporelle entre les espaces de socialisation physiques et numériques met à l’épreuve certains découpages conceptuels auparavant tenus pour acquis en sociologie politique, dont les distinctions entre le privé et le public (Papacharissi, 2010).

La recherche sur la socialisation politique des jeunes n’est plus confinée à une ou quelques disciplines, elle fait appel à des cadres théoriques et des perspectives associées à la science politique, à la sociologie, à l’éducation, au travail social, à la géographie, à la sociologie des médias, à la psychologie sociale, et bien d’autres. La citoyenneté des jeunes est également une thématique qui sert de point de rencontre à de nombreux travaux (Stasiulis, 2002 ; Moosa-Mitha, 2005 ; Loader, 2007 ; Manfred, 2012a, b). Pour les tenants d’une approche sociologique et culturelle de la citoyenneté, l’étude des pratiques et des significations de l’engagement devrait être la priorité, conditionnant la manière d’entreprendre et de mener des recherches sur la socialisation politique des jeunes (Hart, 2009 ; Caron, 2011 ; Gordon et Taft, 2011). Au contraire, les tenants d’une approche politique classique insistent sur la nécessité de maintenir une conception restrictive du politique afin de préserver l’utilité analytique de concepts tels l’engagement civique et la participation politique (Milner, 2010 ; Vissers et Stolle, 2014). Dans ce dernier cas, il s’agit de limiter l’investigation aux activités et aux pratiques qui s’inscrivent dans les processus institutionnalisés de prise de décision collective. L’approche sociologique rejette cette conception qui délimite un périmètre si étroit autour de la politique qu’elle évacue le politique (Papacharissi, 2010 ; Dahlgren, 2013).

Jusqu’à présent, ce différend a été canalisé dans des disputes conceptuelles au sujet des formes d’engagement et des actions pouvant être ou ne pas être conceptualisées comme étant civiques ou politiques (Banaji et Buckingham, 2013 ; Vissers et Stolle, 2014). Ces échanges ont toutefois négligé les questions d’ordre méthodologique : comment ces travaux devraient-ils être menés ? Quels critères devraient être appliqués dans leur conception et leur évaluation ? En différant le moment d’engager les discussions sur le « comment » de la recherche, les débats sur la conceptualisation des pratiques civiques et politiques ont évité des questionnements difficiles et conflictuels quant aux fondements épistémologiques et éthiques de la recherche sur la socialisation politique des jeunes.

Cet article va présenter une analyse d’aspects méthodologiques jugés problématiques d’un courant important de la recherche universitaire et gouvernementale qui examine l’engagement civique et la participation politique des jeunes à l’aune d’un schéma d’interprétation hérité d’une tradition disciplinaire. Deux exemples types ont été retenus pour illustrer l’analyse : un des plus récents rapports publiés par Statistique Canada sur l’engagement communautaire et la participation politique des jeunes (Turcotte, 2015), et les travaux du politologue canadien Henry Milner (2004, 2010) sur la compétence civique[3]. La question guidant l’analyse est la suivante : comment ces travaux produisent-ils la connaissance au sujet de la participation politique des adolescents à l’ère du numérique ? La perspective retenue pour l’examiner est la théorie de la justice sociale développée par la philosophe et politologue américaine Nancy Fraser (2004). Certains aspects de l’analyse s’appliqueront à la catégorie large et fluctuante « des jeunes » (Gauthier, 2000), mais la population adolescente est ciblée de manière plus précise dans cet article afin de mettre en évidence comment son statut social particulier la soumet à des formes distinctes d’objectivation épistémique.

1. Qu’est-ce que l’adultisme, la justice sociale et l’injustice épistémique ?

L’adultisme est une attitude stéréotypée qui produit et maintient des rapports dichotomiques et hiérarchisés entre les jeunes et les adultes. Cette posture repose sur le présupposé voulant que les adolescents soient privés de la maturité et des compétences cognitives que requièrent l’expression et la satisfaction de leurs besoins. Elle s’exprime par une attitude condescendante et paternaliste à l’endroit des jeunes, comme le fait de parler et de décider à leur place, sans les consulter ou en faisant fi de leurs points de vue. Inhérente à cette attitude se trouve une conception déficitaire du développement de l’enfant et de l’adolescent où le stade adulte est perçu comme l’achèvement ultime de l’humanité d’une personne et de son appartenance à la communauté sociale et politique.

L’adultisme est récusé de manière tacite ou explicite dans plusieurs des travaux qui ont été évoqués en introduction. Son omniprésence demeure tout de même évidente dans la mobilisation encore fréquente de la métaphore du « citoyen-en-devenir ». Résultant d’une énonciation formulée à partir de la position du citoyen adulte jouissant de tous les droits et privilèges assortis au statut de citoyenneté, cette métaphore produit un objet de recherche : les jeunes, un groupe social subalterne devant être accompagné dans l’acquisition des connaissances et des comportements jugés nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté responsable. Cette conception normative fige les personnes d’âge mineur dans l’antichambre de la citoyenneté : pour remplir leurs responsabilités civiques futures, ces citoyens-en-devenir doivent être formés adéquatement par des adultes réputés être plus compétents qu’eux, par essence (Marshall, 1950 ; Putnam, 2000 ; Milner, 2004). Bien que critiquée et maintenant décentrée, cette vision n’en continue pas moins d’alimenter des représentations sociales et des pratiques d’intervention en matière d’éducation à la citoyenneté qui confirment son actualité (Ménard, 2010 ; Milner, 2010).

Penser la citoyenneté des adolescents en résistant à l’adultisme ambiant s’inscrit dans une politique de solidarité intergénérationnelle (Lister, 2007) qui requiert une transformation des modes de production des connaissances. Or, la mise en oeuvre de cette volonté dans un protocole de recherche empirique pose de nombreux défis, dont des résistances idéologiques, disciplinaires et institutionnelles. À ce sujet, Beauvais, McKay et Seddon (2001) notent : « Par tradition, la citoyenneté est réservée aux adultes. Même si la plupart des gens acceptent l’idée que les jeunes sont des citoyens, plusieurs sont réticents à reconnaître aux jeunes de moins de 18 ans un statut de citoyenneté à part entière. » (p. iii, traduction libre, italiques originales)

La perspective théorique de la justice sociale est un paradigme de recherche en sciences sociales qui conçoit l’activité de production de connaissances comme une forme de critique de la société dont le but est d’ouvrir des possibilités d’émancipation et de construction d’un monde juste et égalitaire (Kincheloe et McLaren, 2005 ; Denzin, Lincoln et Guba, 2018). Pour Nancy Fraser (2004), la justice sociale est un impératif démocratique et moral qui passe par une égalité économique et culturelle : sans redistribution équitable des ressources matérielles combinée à la pleine reconnaissance de la diversité sexuelle, raciale, et de classe de ses membres, il ne peut y avoir de société juste. Une société juste assurerait donc aux adolescents un accès réel à l’ensemble de leurs droits (sécurité, protection, bien-être, éducation, santé, etc.) et à leur statut de participants égaux (occasions de participation adaptées à leurs situations et besoins). Il ne s’agit pas de nier les différences d’expériences, de compétences et d’intérêts entre jeunes et adultes, ni d’exagérer l’autonomie des adolescents ou de les traiter comme une catégorie stable et monolithique. L’approche de Fraser exige surtout de faire en sorte que ces différences ne soient pas des facteurs d’exclusion de la vie sociale et démocratique ni de déconsidération sociale. Car selon la philosophe, tout déni de reconnaissance comporte un préjudice situé « dans les relations sociales, et non dans la psychologie » (Fraser, 2004)[4].

La position sociale particulière qu’occupent les adolescents dans la société en tant que mineurs doit être prise en compte dans la conception d’un plan de recherche. Or, dans plusieurs travaux, l’essentialisation de l’âge sert de caution tacite à la subordination des adolescents. Malgré que la plupart des travaux évoqués en introduction évitent cet écueil, les adolescents sont encore traités dans nombre de recherches comme une catégorie d’individus incomplets, irrationnels et instables, ce qui justifie de les traiter comme des objets de connaissance plutôt que des sujets connaissants (Caron, 2011). Suivant les écrits de la philosophe Miranda Fricker (2007), cette objectification constitue une injustice épistémique, c’est-à-dire un tort qui résulte du refus de reconnaître à une personne ou à un groupe social la légitimité et la crédibilité requises pour participer à la production des connaissances et le partage d’interprétations du réel. Dans le vocabulaire de Nancy Fraser, on peut dire que l’objectification épistémique des adolescents enfreint le principe voulant que ces derniers soient traités comme des pairs égaux dans l’interaction sociale. L’injustice épistémique résulte aussi dans le domaine qui nous intéresse en un aveuglement envers certaines réalités sociales des adolescents qui se manifeste souvent par une absence d’informations permettant de documenter leur situation particulière : les adolescents sont formellement exclus, ou partiellement intégrés dans la collecte de données et dans les analyses, mais les conclusions et les recommandations sont rapportées quand même à leur groupe d’âge.

2. Le problème de l’injustice épistémique : la mise en cause des rapports sociaux fondés sur l’âge dans la conception des plans de recherche

Des publications gouvernementales et associatives parues ces quinze dernières années font voir la constance du souci des autorités publiques et politiques envers le déclin de l’engagement civique et de la participation politique au Canada (O’Neill, 2003 ; Milner, 2005 ; Veenhof et al., 2008 ; Ménard, 2010 ; Réseau Éducation-Médias, 2011). L’une des études les plus récentes, publiée par Statistique Canada en 2015, se donne justement pour mandat de dresser un portrait de « La participation politique et l’engagement communautaire des jeunes » (Turcotte, 2015). Basée sur des données agrégées de l’Enquête sociale générale (ESG), cette étude quantitative utilise des données collectées par sondages auprès de la population canadienne âgée de 15 ans et plus, afin de comparer le taux de participation à diverses activités électorales et non électorales entre les générations. La compilation des données et les résultats des tests statistiques sont formulés pour dégager des constats qui concernent les jeunes, définis comme les 15-24 ans. Pourtant, le plan de recherche n’a pas été conçu de manière à rendre compte des formes particulières de l’engagement communautaire et de la participation politique chez ce segment de population. Ce problème méthodologique pose également un problème d’injustice épistémique.

Pour réaliser l’analyse statistique des données agrégées, une distinction conceptuelle est faite entre les activités politiques et les activités relevant d’un engagement communautaire. Ce découpage conceptuel, typique des travaux mobilisant la théorie du capital social, découle de l’hypothèse d’une corrélation entre ces deux sphères d’activités : plus les individus s’engagent socialement, par le bénévolat ou l’adhésion à des clubs sociaux, plus ils seraient susceptibles de voter aux élections générales (Putnam, 2000 ; Milner, 2004). Cette hypothèse prédictive sous-tend l’idée que la participation au processus politique formel est une finalité ultime ; en cela, elle est animée par une conception libérale de la démocratie. Le plan de recherche est bâti sur cet a priori voulant que l’engagement communautaire génère des liens sociaux suffisamment forts pour influencer positivement le taux de participation électorale. L’engagement communautaire n’est donc pas le véritable objet de la recherche, il y occupe le statut de variable indépendante. Le titre du rapport annonce des résultats qui renseignent les pratiques des jeunes, mais la conception du plan de recherche a été guidée par le souci d’établir un pronostic quant à l’avenir de la démocratie libérale qui s’appuie sur l’examen longitudinal des tendances du taux de participation électorale chez la population adulte.

Les adolescents sont particulièrement défavorisés par l’approche de recherche retenue par Statistique Canada qui examine l’engagement communautaire et la participation électorale des jeunes. D’abord, l’exclusion des adolescents du processus électoral empêche ces derniers de déclarer leur intention de voter aux prochaines élections, une information qui est au coeur du devis de recherche. Comme le sondage initial n’a pu recueillir d’information à ce sujet, il faut exclure ces « données manquantes » de la compilation de certaines données et de certains tests statistiques. En conséquence, certains résultats qui concernent la catégorie des jeunes (les 15-24 ans) se rapportent seulement aux 19 ans et plus. Ceci souligne également l’absence de prise en compte du statut légal des adolescents au regard du régime de citoyenneté dans le protocole de recherche : la catégorie des 15-24 ans réunit des jeunes qui ont droit de vote, les 18 ans et plus, et des jeunes qui ne peuvent pas voter, les 18 ans et moins. En plus de ne pas être intégrés de façon équitable dans le protocole de recherche, les adolescents sont défavorisés par le traitement instrumental de l’engagement communautaire et sa subordination à la participation électorale. Les actions qu’ils sont en mesure de poser dans leurs communautés, non électorales la plupart du temps, sont ignorées ou bien dévaluées par le traitement qu’en fait l’enquête. À ce titre, il importe de souligner que le portrait offert de la jeunesse dans ce rapport ne reflète pas une réalité objective, mais se veut plutôt l’effet de l’idéalisation d’une forme particulière de la participation politique inscrite dans le plan de recherche.

Ces lacunes méthodologiques donnent lieu à une interprétation ambiguë des résultats. D’une part, le rapport conclut que les jeunes sont plus « inactifs politiquement » que leurs aînés, tout en concédant qu’ils « s’engagent politiquement et civiquement, mais d’autres façons » (p.12). Pourtant, comme on vient de le voir, le devis de recherche ne permet pas d’éclairer la nature, l’étendue et l’intensité de ces formes différentes d’engagement et de participation politique. D’autre part, le rapport note également que les 15-19 ans sont « les plus enclins de tous les groupes d’âge à être membres ou à participer à des groupes, des organismes et des associations [et qu’i]ls sont aussi proportionnellement les plus nombreux à participer au moins une fois par semaine à des activités de groupe ou des rencontres » (Turcotte, 2015). Cette reconnaissance ne change pourtant rien au portrait peu flatteur qui ressort de la comparaison intergénérationnelle offerte par le rapport.

C’est que la conception du plan de recherche – la problématique, les hypothèses de départ, les indicateurs de la participation, le type de données recueillies, les modes d’analyse préconisés – forme un cadre de référence qui prédispose au déni de reconnaissance envers les adolescents. Par exemple, il est peu adapté à la situation des adolescents de désigner comme indicateurs de la participation politique le fait de « participer à une réunion publique », de « prendre la parole lors d’une réunion publique » ou de « prendre part à une manifestation ». Cette définition opératoire ne tient pas compte du fait que les parents peuvent interdire ces activités, que l’absence de moyens de transport peut empêcher d’y participer, que les ressources financières limitées des adolescents peuvent dissuader la participation, que l’accès peut même être interdit aux mineurs. De plus, même si les adolescents en avaient le loisir et la liberté, rien ne permet de prédire qu’ils se sentiraient à l’aise de prendre la parole dans une assemblée publique composée majoritairement d’adultes.

Le déni de reconnaissance inscrit dans la conception du plan de recherche se traduit plus tard par une distorsion des résultats qui est marquée par des rapports sociaux fondés sur l’âge. Dans le rapport de Statistique Canada, les personnes âgées sont désignées comme des « citoyens politiquement actifs » parce que leur taux de participation aux élections générales est supérieur à celui des jeunes. Il suffit à ce groupe de se démarquer par un fort taux de participation à une activité sporadique de faible intensité, les élections fédérales. Peu importe que les jeunes multiplient leurs actions civiques et politiques tout au long de l’année, s’ils n’ont pas voté dans le passé et s’ils n’expriment pas l’intention de voter aux prochaines élections, ils sont condamnés à être étiquetés « citoyens politiquement inactifs ». L’imposition de ce cadre adulte-centriste sur les pratiques des jeunes annihile les actions diversifiées qu’une bonne partie d’entre eux pratiquent dans leurs milieux de vie et leurs communautés. Bien des jeunes s’engagent effectivement dans la résolution de problèmes liés au vivre-ensemble et pour organiser des réponses individuelles et collectives à des enjeux sociaux et politiques (Loader, 2007 ; Harris, Wyn et Younes, 2010 ; Kennelly, 2011 ; Cohen et Kahne, 2012 ; Caron, 2016 ; Latzo-Toth, Pastinelli et Gallant, 2017). Une approche de recherche alignée sur la perspective théorique de la justice sociale s’efforce de corriger la pratique épistémique injuste que constitue ce modèle adulte-centriste de production de connaissances.

Neutraliser l’adulte-centrisme grâce à une conceptualisation différentialiste de la citoyenneté

L’approche adulte-centriste de la citoyenneté des jeunes a été critiquée par le mouvement social et intellectuel de revendication des droits des enfants, la théorie féministe et postcoloniale et la recherche menée dans une perspective de justice sociale (Stasiulis, 2002 ; Moosa-Mitha, 2005 ; Lister, 2007 ; Llewellyn, Cook et Molina, 2010 ; Manfred, 2012a,b). Ces écrits prolifiques ont développé des conceptualisations de rechange aux théories courantes de la citoyenneté qui visent l’inclusion des contributions qu’apportent les enfants et les adolescents à leurs communautés dans le vocabulaire courant, dans la production des savoirs et les politiques publiques (Hart, 2009 ; Caron, 2011). Ces conceptualisations, qualifiées de différentialistes et d’inclusives, rejettent toute mesure de la participation civique et politique des jeunes à l’aune d’une norme adulte (Lister, 2007). Elles accordent plutôt une place prépondérante aux pratiques sociales et culturelles des jeunes, à leur identité, à leur sentiment d’appartenance à la communauté et à leur agentivité. Selon Moosa-Mitha (2005), ce passage d’une conception abstraite et transcendantale des droits et des responsabilités des citoyens vers la prise en compte de la subjectivité des jeunes est le passage obligé d’une théorisation de la citoyenneté égalitaire envers les enfants et les adolescents. Une approche différentialiste de la citoyenneté incorpore dans son schéma d’interprétation les droits et les possibilités de participation différenciés des enfants et des adolescents par rapport aux citoyens adultes.

Dans cette perspective théorique, la prise en compte des voix et des expériences des jeunes citoyens est perçue comme une condition de leur inclusion et de leur autonomisation au sein de la communauté politique. Par rapport à la norme hégémonique libérale qui conçoit la citoyenneté comme un ensemble de droits et de responsabilités s’exerçant par une participation directe aux institutions démocratiques (partis politiques, élections, groupes de pression), cette approche opère un changement de paradigme. Selon Ruth Lister (2007), il s’agit de définir la citoyenneté des personnes d’âge mineur comme un droit à la reconnaissance, au respect et à la participation. Il s’agit alors, dans les recherches, dans les politiques publiques et dans les pratiques éducatives, de tenir compte des différences d’accès et d’expériences parmi les jeunes, notamment au regard des inégalités sociales et des rapports sociaux fondés sur l’âge, le genre, la classe sociale, les capacités physiques et l’ethnicité (Beauvais et al., 2001 ; Moosa-Mitha, 2005). Sur ce point, le chercheur allemand Liebel Manfred (2012a) précise que

L’approche différentialiste de la citoyenneté cherche à cerner l’expérience qu’ont les enfants et les adolescents de l’appartenance et de la participation sans la mesurer au modèle universaliste de l’individu doté de droits. La citoyenneté est alors comprise comme l’acceptation des caractéristiques propres aux différents groupes qui composent la société, incluant leur situation historique, leur vulnérabilité et leurs intérêts individuels et collectifs propres

p. 190, traduction libre

D’après la chercheuse canadienne Daiva Stasiulis (2002), l’approche différentialiste de la citoyenneté a joué un rôle important au Canada et à l’échelle internationale pour articuler un discours influent au sujet de la citoyenneté active des enfants et des adolescents, qui souligne les capacités de ces derniers et le caractère relationnel et processuel de la citoyenneté. L’auteure note toutefois que l’impact de ce discours sur l’évolution des politiques publiques a été mitigé par la résistance des décideurs publics à abandonner leur conception idéalisée de l’enfance et de l’adolescence. Une approche critique rejette la naturalisation des rapports sociaux fondés sur l’âge qui cautionne les pratiques épistémiques injustes envers les enfants et les adolescents.

3. Le problème de la validation empirique : l’exemple de la conceptualisation de la compétence civique selon une épistémologie objectiviste

Une théorisation différentialiste de la citoyenneté ne suffit pas à dépouiller le processus de recherche de toute attitude adultiste. L’épistémologie objectiviste, encore assez présente dans les recherches sur la participation et la socialisation politiques des jeunes, pose particulièrement problème à cet égard. En plus d’objectiver les jeunes et de les déposséder de leur capacité d’agir, l’épistémologie objectiviste produit des connaissances dont la validité empirique est discutable. Certains écrits portant sur la compétence civique en offrent un exemple probant.

Le politologue canadien Henry Milner est l’un des auteurs les plus cités au pays sur la question de la compétence civique des jeunes. Ses analyses comparatistes et internationales ont été développées dans deux ouvrages : La compétence civique, traduction française d’un ouvrage paru en anglais en 2002, et l’ouvrage The Internet generation. Engaged citizens or polical dropouts, publié en 2010.

Selon Milner, la compétence civique, traduction française du terme civic literacy, est « un attribut individuel et un indicateur agrégé permettant de comparer les sociétés selon la proportion d’individus " civiquement compétents ", c’est-à-dire qui possèdent les connaissances nécessaires pour effectuer des choix politiques éclairés » (Milner, 2004 : 96). L’approche de Milner, qui s’inscrit dans le paradigme objectiviste, substitue donc le concept de compétence civique à celui de capital social, jugé être une variable plus fiable pour mesurer la participation politique. Selon Milner, la compétence civique est mieux indiquée pour « déceler les indicateurs dépassant les limites inhérentes aux mesures de confiance et d’adhésion associative, et permettant donc de comparer les degrés d’engagement civique de divers pays » (Milner, 2002 : 51). Sa théorie veut que plus une société est alphabétisée, plus ses habitants lisent les journaux, plus ils s’intéressent aux questions communautaires et politiques locales, et moins ils écoutent la télévision, mieux ils sont habiletés à faire des choix politiques éclairés. Selon lui, « [d]époser un bulletin de vote est l’expression mesurable d’une citoyenneté informée » (Milner, 2004 : 15).

Malgré son apport indéniable à la recherche en science politique, l’approche conçue par Milner présente des problèmes similaires à ceux relevés dans le rapport de Statistique Canada discuté plus haut. La compétence civique a un statut de variable qui a pour finalité d’expliquer et d’anticiper le comportement électoral des électeurs. Mais plus problématique encore est le fait que les données utilisées pour tirer des conclusions sur la compétence civique des jeunes ont été recueillies principalement auprès d’adultes de plusieurs pays, à l’aide de sondages non uniformisés. La connaissance produite à l’aide de ce modèle de recherche n’est donc pas ancrée dans l’expérience située et plurielle des jeunes ni même contextualisée ; elle est déduite de la compilation des données quantitatives et de la réalisation de tests statistiques visant à mesurer la corrélation entre les variables. Malgré le peu d’adhérence des conclusions à la réalité concrète, les données sont tout de même présentées comme si elles constituaient un reflet neutre et objectif de la compétence civique chez les jeunes. Le chercheur en vient d’ailleurs à qualifier ces derniers de « décrocheurs de la politique » que le système scolaire devrait mieux former pour assurer un futur viable aux institutions démocratiques.

Le mode d’investigation déductif préconisé par une théorie de la connaissance qui postule l’existence d’une réalité indépendante de la conscience humaine n’invite pas à s’interroger sur les présupposés inhérents aux hypothèses et aux concepts hérités de la tradition disciplinaire. Dans sa prétention à « découvrir » la vérité sur la compétence civique des jeunes, la tradition de recherche qui privilégie les méthodes quantitatives et la posture objectiviste est peu encline à la réflexivité critique. Les diverses déclinaisons de l’objectivisme conçoivent effectivement la réalité comme un objet pouvant être mesuré et quantifié à l’aide d’instruments et de méthodes d’analyse qui évitent toute interférence entre le sujet connaissant (le chercheur) et l’objet étudié (les participants et le phénomène étudié) (Crotty, 1998 ; Denzin, Lincoln et Guba, 2018). Au plan méthodologique, cette vision s’incarne dans une démarche hypothético-déductive à visée confirmatoire : les connaissances antérieures servent à générer de nouvelles hypothèses qui doivent être vérifiées à l’aide de données empiriques, le plus souvent à l’aide de méthodes quantitatives. Puisque l’adultisme est inhérent aux théories et aux approches méthodologiques qui constituent le corpus à partir duquel le chercheur forme ses hypothèses et développe son cadre méthodologique, le déni de reconnaissance envers les adolescents est intégré de manière implicite dans le processus de recherche.

La fiabilité et la validité des méthodes et des procédures reprises par tradition disciplinaire sans analyse critique sont discutables, notamment en ce qui concerne les indicateurs et les modèles théoriques qui modèlent la confection des sondages. Par exemple, qu’est-ce qui justifie de tenir pour acquis que la connaissance politique des citoyens peut être mesurée en leur demandant de nommer les chefs des principaux partis politiques d’un pays ou d’une province ? Comment la cohérence des données de sondage est-elle assurée en contexte de recherche comparative internationale ? Quels biais d’interprétation peuvent découler de la généralisation d’observations basées sur la consultation d’index internationaux et des sondages menés dans différents pays ? Quelle justification méthodologique cautionne la mesure du niveau de compétence civique des adultes et des adolescents à partir de la déclaration d’une intention de vote ? Comment est justifiée la foi placée dans des données déclaratives des répondants ? En quoi des tableaux remplis de chiffres et de pourcentages renseignent-ils mieux sur les compétences civiques des adolescents que ne le feraient des observations directes et des analyses fines et contextualisées de compétences civiques manifestées en contexte pratique ?

Le diagnostic d’une société de moins en moins engagée fait souvent abstraction des nouveaux lieux d’interaction sociale qui sont apparus après l’avènement du Web social, ainsi que du déplacement et de l’extension de certaines formes de sociabilité dans les environnements numériques. Or, pour mesurer et expliquer la compétence civique telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, il importe de considérer les connaissances qui documentent les répertoires d’actions civiques et politiques des jeunes d’aujourd’hui (Harris, Wyn et Younes, 2010 ; Cohen et Kahne, 2012). Les chercheurs qui se sont engagés dans cette voie ont apporté des contributions significatives au projet de production de connaissances suivant une approche moins normative de la citoyenneté et plus inclusive des jeunes. Le professeur américain Lance W. Bennett (2008), par exemple, a été à l’avant-plan de la réflexion sur les transformations du rapport des individus à leur statut de citoyenneté dans les sociétés contemporaines. Son modèle fait ressortir une conception responsable de la citoyenneté (dutiful citizenship) que les générations de l’après-Deuxième Guerre mondiale ont été conviées d’adopter. Celle-ci fait contraste avec une conception plus individualisée de la citoyenneté qui serait prépondérante chez les jeunes générations (self-actualizing citizenship). Cette révision conceptuelle lui a permis, dans des écrits subséquents, de développer de nouvelles hypothèses concernant les styles d’apprentissages civiques (civic learning styles) que les jeunes seraient susceptibles de développer depuis la prolifération massive des technologies numériques (Bennett et Wells, 2009). Ce modèle souligne l’avènement de sphères informelles d’apprentissage des compétences civiques et de trajectoires d’apprentissages plus autonomes et individualisées. Son développement résulte d’une ouverture au multi-perspectivisme, c’est-à-dire le croisement de paradigmes, de perspectives théoriques et d’approches méthodologiques afin d’éclairer les multiples dimensions d’un phénomène (Denzin, Lincoln et Guba, 2018).

Quoi qu’il en soit, la vision mathématisée de la compétence civique qu’amène à conceptualiser une épistémologie objectiviste demeure problématique. Le manque de validation empirique dont souffrent ses orientations méthodologiques pose un problème qui comporte une dimension éthique. En posant l’enjeu de la justice épistémique, ces deux aspects sont réunis dans une seule problématique où l’objectivation des jeunes dans le processus de recherche ne peut plus être légitimée.

Conclusion

L’approche normative libérale et adulte-centriste de la citoyenneté privilégiée dans un courant toujours influent de la science politique et de la recherche gouvernementale n’est pas adaptée à la situation et aux expériences plurielles des adolescents. De plus, sa norme de référence adulte disqualifie certaines de leurs expériences et contributions participatives. La perspective théorique de la justice sociale fait apparaître cette pratique épistémique comme une injustice qui empêche de traiter les adolescents comme des pairs égaux dans l’interaction sociale. C’est pourquoi il importe de problématiser ces pratiques de recherche, et surtout, de les changer. Cet article a cherché à contribuer à ce projet en proposant une critique sociale et méthodologique de deux sources qui exemplifient des pratiques de recherche adultistes encore courantes en sociologie politique. En débusquant les rapports de pouvoir fondés sur l’âge, il s’agissait d’expliciter pourquoi ces pratiques posent problème et de suggérer des pistes de changement. Nous avons vu que les théories différentialistes de la citoyenneté constituent une avenue théorique pertinente, car elles prônent la mise en oeuvre d’une politique de reconnaissance à toutes les étapes du processus de recherche. Nous avons également vu qu’un champ de recherche interdisciplinaire et international est déjà bien engagé dans la production de connaissances non-adultistes sur la participation civique et politique des jeunes et s’offre comme une pépinière d’exemples où puiser quelque inspiration.

Une approche de recherche socialement juste de la citoyenneté des jeunes au 21e siècle cherche à comprendre pourquoi certains groupes sociaux sont exclus ou s’excluent d’eux-mêmes afin de remettre en question les causes systémiques de l’exclusion et proposer des réformes démocratiques adaptées aux besoins et aux aspirations des citoyens (Harris, Wyn et Younes, 2010 ; Llewellyn, Cook et Molina, 2010 ; Gordon et Taft, 2011). Dans cette approche, les adolescents sont considérés comme des citoyens à part entière et ceux qui produisent des connaissances à leur sujet, la plupart du temps des adultes, soupèsent et modèrent l’impact de leur position privilégiée dans le cycle de reproduction des pratiques épistémiques injustes. Cette ambition est toutefois confrontée par certaines orientations du financement public de la recherche dont la rhétorique centrée sur la notion de données probantes s’aligne sur une épistémologie objectiviste que la recherche qualitative a rejeté depuis longtemps (Denzin, Lincoln et Guba, 2018). La critique présentée dans cet article plaide pour des pratiques de recherche socialement équitables envers les jeunes et ouvertes au croisement de perspectives multiples afin de produire des connaissances nuancées, moins prédictives et plus compréhensives, qui sont susceptibles d’enrichir la compréhension de l’expérience citoyenne telle qu’elle peut être vécue à diverses étapes de la vie selon les individus et les contextes.

Ce projet ambitieux peut être accompli de plusieurs manières. L’analyse présentée dans cet article suggère qu’au moins deux critères devraient guider la conception d’un plan de recherche : la justice épistémique et la validation empirique. Concevoir un plan de recherche qui respecte le critère de la justice épistémique suppose le traitement des adolescents en tant que pairs égaux. Cela implique d’éviter leur objectification épistémique à toutes les étapes du processus de recherche. Cela peut prendre diverses formes, incluant le recours à des méthodes qualitatives et des méthodologies participatives (Harris, Wyn et Younes, 2010 ; Llewellyn, Cook et Molina, 2010 ; Kennelly, 2011 ; Caron, 2016 ; Latzo-Toth, Pastinelli et Gallant, 2017). Il n’est cependant pas exclu que les méthodes quantitatives puissent être mises au service de la reconnaissance des contributions des adolescents à leurs communautés. C’est effectivement l’arrimage cohérent entre les buts de la recherche, les moyens pris pour y répondre, et la posture épistémologique qui sous-tend le plan de recherche qui permet d’abord et avant tout d’atteindre le critère de justice épistémique. Quant au critère de validation empirique, il suppose la conception d’un plan de recherche animé par la préoccupation constante de documenter l’aspect du phénomène étudié, depuis la formulation du problème de recherche jusqu’à la réalisation du projet en passant par la détermination de la stratégie méthodologique et la diffusion des résultats. Pour les travaux menés suivant une logique hypothético-déductive, cela signifie qu’une attention particulière devrait être portée à ce que les indicateurs et les définitions opératoires soient rigoureusement fiables et valides ; cela ne peut être réalisé sans prise en compte des connaissances disponibles à l’extérieur du courant ou de la tradition de recherche adoptée. Bien que l’approche préconisée dans le courant critique des études sur la citoyenneté des jeunes tende à préconiser les approches qualitatives, les méthodes quantitatives ne sont pas à exclure a priori. Néanmoins, les approches inductives telles la méthodologie de la théorisation enracinée présentent un potentiel avéré qui n’a pas encore été épuisé (voir Caron, 2016).