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Le numérique s’est invité au travail. Le développement d’Internet, du Big Data, des objets connectés, des appareils mobiles et d’autres technologies numériques a ouvert la voie à de multiples transformations qui, si elles ont bouleversé les modes de vie et de consommation, n’ont pas épargné le travail. Mais comment le travail en est-il affecté ? Toute une littérature foisonnante ne manque pas de souligner combien le recours aux technologies numériques a un impact sur l’emploi, en améliorant certains de ses aspects et en en fragilisant d’autres. Il s’en dégage des scénarios d’évolution très contrastés. Ces derniers oscillent entre l’annonce d’une substitution de l’homme par une technologie numérique souvent apparentée à la figure du robot et l’annonce de recompositions relevant du processus de « destruction créatrice » théorisé par Schumpeter, ce qui conduirait à la disparition de certains emplois et secteurs d’activité au profit de nouveaux (Bomsel et Le Blanc, 2000 ; Bidet-Mayer, 2016). De la même façon, le développement du numérique interroge les effets du développement de nouvelles technologies sur les qualifications requises ou encore sur l’interdépendance entre les technologies et les compétences (Bailey et al., 2010). Les approches en matière de « skill biased technological change » tendent à souligner un déplacement de la création d’emploi vers le haut au détriment des activités faiblement et moyennement qualifiées, au risque de faire apparaître une « rupture numérique » (Gualtieri, 2015).

Ces débats ont pour particularité d’être récurrents dans l’histoire du travail et d’être focalisés sur la dimension technologique de ces transformations. Ils renvoient à la question du devenir de l’activité humaine face à un développement technique, qui n’a pas manqué de susciter de nombreuses inquiétudes. Les craintes de voir la technicisation du travail incarnée par le taylorisme entraîner une déqualification massive et continue des travailleurs au cours du XXe siècle se retrouvent dans les travaux de Braverman (1974). En France, elles ont été portées par les travaux qui défendaient l’idée de la « surqualification d’une minorité » dans le sillage des thèses de Friedmann sur la polarisation des qualifications. Pourtant, ces variations sur le thème de « l’expropriation des savoirs » opérée par le taylorisme (Coriat, 1976) ont été remises en question au nom de la reprofessionnalisation du travail. À partir des années 1980, un « nouveau paradigme » marqué par la « révélation » du travailleur expert et des « compétences » indispensables à la maîtrise du procès de travail (Stroobants, 1993) a sonné le glas des « théories dégradationnistes ». Mais le développement de l’économie numérique semble donner une nouvelle actualité à ces dernières. Un certain nombre d’auteurs, tels Rifkin (2005) ou Brynjolfsson et McAfee (2014), voient dans le développement du digital labour les signes d’un déclin annoncé du travail.

Or, comme le souligne Sébastien Broca (2017), le terme de digital labour (Casilli, 2016 ; Scholz, 2012) est utilisé de manière générique pour désigner les « activités numériques quotidiennes des usagers de plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles » (Casilli et Cardon, 2015, p. 13). Cette notion a, selon Broca, été forgée pour « critiquer les modèles d’affaires de l’économie numérique » et pour « dénoncer l’exploitation des internautes par les multinationales » (Albert, Plumauzille et Ville, 2017). Elle agrège toutefois des réalités très diverses, qui vont « de la précarisation de certains métiers » désignée en termes d’ubérisation à « l’exploitation de contenus produits par des amateurs (les User-generated contents), ou encore la valorisation des données personnelles des internautes ». Autrement dit, tout ce qui relève de la participation à l’économie numérique et qui échappe au cadre « traditionnel de l’emploi salarié » tend à être considéré comme du digital labour.

Peut-on faire le point sur la transformation numérique du monde du travail ?

Il demeure toutefois important de définir ce dont on parle. Les terminologies sont multiples puisque les réalités observées le sont aussi. Ainsi, cette révolution numérique qui est décrite alternativement comme « virtual work » (Cherry, 2011), « gig economy[1] » (De Stefano, 2016), « crowdwork » et « work-on-demand-via-apps » affecte les manières de concevoir le travail. Si cette révolution numérique tend à être associée à de nouvelles formes d’exploitation, elle donne également accès à des ressources et à des outils pour faciliter le travail collaboratif ou à distance (Benhamou, 2018) en modifiant les contextes de travail, en proposant de nouvelles opportunités d’apprentissage pour les travailleurs, et aussi en questionnant les compétences et les connaissances nécessaires pour travailler dans cette économie transformée. Il est d’autant plus important de documenter les transformations en cours dans le monde du travail que, lorsqu’on regarde du côté de l’histoire des révolutions techniques et technologiques, les processus de déqualification annoncés n’ont pas eu lieu. Déqualification et reprofessionnalisation du travail sont des variations sur le même thème d’un travail humain tirant sa qualité du contenu substantiel des tâches réalisées (Alaluf, 1986). Or, les qualifications relèvent plus largement de facteurs démographiques liés à la composition sociale de la main-d’oeuvre et peuvent se mesurer au niveau d’éducation de la population active qui n’a cessé de s’élever.

Étudier le travail de près lorsque le numérique s’en empare s’impose alors d’autant plus que ce phénomène excède largement celui de la gig economy faisant appel à la foule de travailleurs dispersés. Le procès de production s’en trouve lui-même affecté. Au Canada, d’après une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Arntz, Gregory et Zierahn, 2016), le risque d’automatisation quasi complète des emplois est estimé à 9,2 %. Aux États-Unis, selon Frey et Osborne (2013), ce sont près de 47 % des emplois américains qui risquent d’être automatisés en totalité ou en partie d’ici 2020. Il est indéniable que les organisations du travail ne sortent pas indemnes du développement des technologies numériques, mais il reste à savoir comment. On sait en effet que le développement de l’automation, loin de s’apparenter à des opérations de substitution terme à terme, reconfigure l’organisation de la production et des prestations tout en transformant l’activité humaine (Naville, 1963 ; Célérier, 1997). Le numérique contribue à ce mouvement d’autonomisation de la technique, qui prend en charge des activités productives en les recombinant et en modifiant les principes de division du travail. À ce titre, il risque de contribuer au développement d’activités de surveillance-contrôle (Vatin, 1987 ; Rot et Vatin, 2017), impliquant une gestion plus collective des aléas et, plus largement, la mobilisation d’autres catégories de travailleurs de conception, d’entretien et de réparation[2].

Or, comme le montrent les contributions réunies dans ce numéro, les évolutions ne concernent pas uniquement le travail industriel. Loin de se limiter aux outils de production, le numérique englobe plus largement les outils de gestion, via notamment les ERP (Entreprise Ressource Planning) (Davenport, 1998), ou les progiciels de gestion intégrée et, bien entendu, les technologies standard d’information et de communication. Les ERP sont des outils de pilotage qui relient les différents organes de l’entreprise en centralisant les informations qui émanent de chacun d’eux. De ce fait, ils transforment en profondeur le travail d’encadrement (Rosanvallon, 2010). Ce phénomène n’est pas marginal. Par exemple, en France, d’après l’enquête Changements Organisationnels et Informatisation (COI) de 2006, 30 % des entreprises de plus de 20 salariés sont équipées d’ERP, ce qui concerne 57 % des salariés du secteur marchand ayant plus d’un an d’ancienneté (Ibid.).

La question est alors de savoir comment se redéfinissent les compétences requises dans le travail, ainsi que le partage des responsabilités qui s’instaure autour de leur actualisation. Les technologies numériques conduisent à faire l’expérience de dispersion au travail (Datchary, 2011). Elles génèrent une multiactivité qui, en plaçant le travail sous le signe de l’urgence, ne conduit pas seulement à une fragmentation délétère des activités de travail. Elles engendrent aussi un « méta-travail » d’ajustement et de gestion des interfaces, des aléas et des disponibilités. De ce fait, travailler consiste de plus en plus à « s’organiser et à organiser » (Bidet, Datchary et Gaglio, 2017). Les technologies numériques procurent également aux salariés de nouvelles ressources dans la gestion de leurs activités, activités qui peuvent s’exercer à distance tout en restant collectives — la possibilité du télétravail, du travail à domicile, du travail nomade —, ce qui pose de façon accrue la question des frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle jusque dans l’espace domestique (Letourneux, 2017). Plus largement, les technologies numériques créent les opportunités d’un « travail ouvert » qui brouille les frontières entre travail et loisir (Flichy, 2017). À ce titre, elles ouvrent la voie à l’utopie d’un travail librement choisi, communautaire et collaboratif qui, tel celui des makers (Lallement, 2015 ; Berrebi-Hoffman, Bureau et Lallement, 2018), explore la recherche de solutions de rechange au salariat. Mais elles vont également de pair avec le renouvellement des dispositifs de prescription, qui s’écartent de la voie hiérarchique pour reposer sur des artefacts techniques et des personnes relais (Denis, 2007). Et elles se déploient dans des contextes de « management par les normes » qui, en plaçant l’évaluation au coeur du travail, en font un levier de structuration de l’activité (Monchatre, 2011).

Le numérique est, par ailleurs, devenu un formidable instrument de mise à disposition de marchandises dans une temporalité déconnectée de celle du travail. L’accès aux biens et aux services tend à s’inscrire dans des formes de « coproduction » toujours plus organisées qui posent la question du « travail » du consommateur ou du client (Dujarier, 2008 ; Bernard, Dujarier et Tiffon, 2012 ; Tiffon, 2013). Avec le développement de guichets virtuels, le « travail sans l’homme », pour reprendre l’expression d’Yves Clot, s’étend aux activités de services. L’accès aux marchandises et aux prestations se réalise par l’entremise de médiations techniques. Les technologies numériques permettent d’équiper les utilisateurs pour qu’ils puissent réaliser eux-mêmes certaines tâches et faire du même coup disparaître les métiers correspondant, comme l’achat en ligne qui s’effectue sans vendeur. Si elles font perdre au travail humain sa centralité, elles posent paradoxalement la question de l’irruption du travail dans la sphère de la consommation.

Pour autant, ces activités conservent un statut fragile, au point que l’on peut se demander si elles pourraient se déployer en dehors du salariat (Aloisi, 2016). Force est de constater qu’elles oscillent entre renouveau de pratiques de consommation, « travail à côté » (Weber, 1989) et recherche de revenus de compléments (Abdelnour, 2009 ; Jourdain, 2018 ; Deroin et Féfeu, 2018). Pour sa part, la notion de digital labour ne permet guère de clarifier les choses tant elle brouille les frontières entre « production et consommation, jeu et travail, travail et loisirs » (Broca, 2017) : de fait, elle désigne aussi bien le clickworker au service d’Amazon Mechanical Turk que l’usager lambda faisant une recherche sur Google ou achetant ses places de cinéma sur Internet.

Il semble toutefois possible d’estimer la part de travailleurs de l’économie numérique tirant des revenus de leur activité. Selon un rapport de l’Organisation internationale du travail (ILO, 2016), les travailleurs de l’économie numérique représentent encore une faible partie de la main-d’oeuvre, bien que les opportunités soient croissantes. Par exemple, c’est au Royaume-Uni que l’on retrouve, avec 3 %, la plus grande part de crowdworkers. Au Canada, de juillet 2017 à juin 2018, 28 % des Canadiens de 18 ans et plus ont déclaré tirer un revenu de ventes sur des plateformes en ligne (Kijiji, eBay, Etsy), de services de pigistes, d’offres de covoiturage entre particuliers, ou de services de livraison ou d’hébergement. Le revenu moyen tiré de la vente de produits par l’intermédiaire de babillards électroniques est de 722 dollars/personne au cours des douze mois précédant juin 2018. Au Canada, les opportunités de travail dans la gig economy sont en hausse comme dans d’autres pays, mais les indicateurs fiables sont encore inexistants pour quantifier le phénomène (Hansen, 2018). En France, il n’existe guère de statistique précise permettant de documenter le travail dans la gig economy, en dehors de celles sur la hausse des non-salariés dans les secteurs du numérique, ou sur la proportion d’indépendants, d’auto-entrepreneurs ou de pluriactifs qui échappent aux statistiques usuelles (Deroin et Féfeu, 2018).

Actuellement, le Online Labour Index est le seul indicateur économique qui offre des données sur l’offre et la demande de travail, de projets et de tâches sur les plateformes en ligne à travers le monde. Une distribution des employeurs par pays et par occupation montre que 53 % des postes vacants affichés en ligne proviennent des États-Unis ; 6,3 % sont au Royaume-Uni, 5,9 % en Inde, 5,7 % en Australie et 5 % au Canada (Kässi et Lehdonvirta, 2016). Bien que ces statistiques puissent faire l’objet de vives discussions, il n’en reste pas moins qu’elles attestent d’un mouvement susceptible de transformer en profondeur les conditions de travail, mais également d’emploi.

Ce que le numérique tend à transformer...

Le recours au numérique contribue aux transformations des pratiques de gestion de l’emploi. Il s’inscrit, en l’accentuant, dans un double mouvement de recul de la figure de l’employeur et de fragilisation des statuts d’emploi. Sur le plan juridique, il en résulte des phénomènes « d’embauche sans emploi » et « d’emploi sans employeur » (Gérard Lyon-Caen cité par Cingolani, 2018). Si « l’embauche sans emploi » désigne des formes d’invisibilisation du travail (sous la forme de stages ou de recours au bénévolat), « l’emploi sans employeur » désigne à l’inverse le processus d’externalisation passant par la sous-traitance et par le recours à des tiers qui peuvent être une agence d’intérim classique, mais également une plateforme de la gig economy. Loin d’inaugurer de nouvelles formes d’emploi, l’économie numérique amplifie les processus de précarisation à l’oeuvre et leur donne une portée inédite. L’économie des petits boulots fait en effet éclater les principes d’unité de temps et de lieux sur lesquels sont construits les cadres contemporains de régulation du travail et, notamment, ceux du salariat « typique ». Si le salariat demeure la forme d’emploi dominante (en France, près de 90 % des travailleurs sont salariés), il n’en reste pas moins que la diversification des statuts d’emploi tend à s’amplifier avec l’apparition d’activités à la frontière du salariat et de l’indépendance, comme la montée de « travailleurs indépendants économiquement dépendants » (Mondon-Navazo, 2017). Cet ensemble de transformations, même si elles restent marginales, sont le symptôme d’une reconfiguration des conditions de « mobilisation du travail » (Dupuy et Larré, 1998) qui va dans le sens d’une hybridation croissante des modes d’organisation et de partage des risques liés à l’activité, sans que les responsabilités respectives soient toujours clairement établies.

Dans ces conditions, la question de savoir comment les régulations existantes peuvent faire face à cette économie transformée par le numérique tout en répondant aux besoins de protection sociale des travailleurs reste ouverte, puisque les règles négociées et les dispositifs individuels de protection ne sont plus pleinement opératoires pour un certain nombre d’activités, de statuts ou d’individus, ce qui soulève de nouvelles questions (par exemple, celles du droit à la déconnexion, de la responsabilité en matière d’accident de travail lors de travail à distance, etc.).

Dans ce numéro, tous les articles traitent des mutations actuelles du travail et de l’avenir de ce dernier dans un contexte de changements technologiques. Ils éclairent tantôt les effets du numérique sur l’activité de travail, l’emploi et les compétences, tantôt les conséquences de ces transformations pour les individus et pour les organisations, et les défis que doivent surmonter les acteurs au quotidien. Nous avons regroupé les textes en trois sections. Les articles de la première section s’intéressent aux nouvelles formes d’activités et d’emplois, et aux transformations des traditionnelles relations contractuelles entre employeur et employé. La distance toujours plus grande entre les deux parties pose de nouveaux problèmes juridiques tout en reconfigurant les conditions d’exercice de l’activité au sein de collectifs. La seconde section porte sur les nouveaux espaces et sur le temps de travail. Qu’est-ce que le temps de travail à l’ère des transformations numériques qui permettent de se connecter à tout moment et en tout lieu ? Cette flexibilisation rendue possible par l’usage d’outils numériques remet aussi en question les identités professionnelles, puisqu’elle conduit à l’évolution de la perception que l’on se fait du travail. Les travailleurs ne sont pas nécessairement tous égaux face aux défis de l’utilisation du numérique, et la flexibilisation fait dès lors remonter des inégalités de genre, de statut ou de génération (Beerepoot et Lambregts, 2014). La troisième section présente la problématique de la formation et du développement des compétences. Les articles en discutent à la fois sous l’angle économique (les travailleurs doivent être formés aux nouvelles technologies pour être productifs dans cette nouvelle économie) et sous l’angle social (de nouvelles compétences sont requises par les exigences des économies numériques). Ce numéro aborde donc quelques-uns des prolongements de ces transformations numériques dans un univers francophone.

1. Les nouvelles formes d’activités et d’emplois liées au numérique

Cette section s’intéresse aux transformations du travail. L’usage du numérique met en lumière de nouveaux enjeux où se développe actuellement un marché de l’emploi éclaté et ultra-flexible, marqué par une diversification des statuts (tels que les indépendants, les auto-entrepreneurs, les « nomades numériques ») et par la responsabilisation des individus pour leur propre protection sociale, leur santé et l’acquisition de compétences leur permettant d’évoluer dans ce nouvel environnement (Degryse, 2016). Le numérique met aussi en lumière la permanence de certains enjeux au travail, comme la précarité du statut d’indépendant, les conditions du salariat, le besoin de réorganisation du travail et l’usage adéquat d’outils numériques pour accroître la productivité et l’innovation, les fractures générationnelles et les inégalités de genre, ou encore la valeur et le sens que l’on donne au travail.

Gwenola Bargain étudie le changement de statut des travailleurs, et les rapports productifs et hiérarchiques qui semblent prévaloir entre un travailleur et un employeur avec l’essor du numérique au travail. À travers le cadre juridique français, elle démontre que ce n’est plus la subordination juridique, mais la dépendance économique qui est le critère distinctif entre les travailleurs prestataires de services sur les plateformes numériques. Les cadres juridiques actuels apparaissent inopérants pour bien saisir les logiques de dépendance et d’indépendance dans ces relations d’intermédiation que propose l’évolution des rapports de production dans ce nouvel espace de travail numérique. Les difficultés rencontrées dans le domaine juridique, telles que la définition du statut du travailleur dans ce nouvel espace de production virtuelle, s’accompagnent de liens de subordination variables dans lesquels la technologie modifie le rapport contractuel traditionnel.

Conrad Boton et Daniel Forgues étudient plus spécifiquement le positionnement des nouveaux rôles des acteurs dans un contexte de gestion de projet mobilisant des processus de collaboration et des outils numériques de travail. Les auteurs expliquent que l’approche de modélisation des données du bâtiment dans l’industrie de la construction, secteur d’activité considéré comme réfractaire aux nouvelles technologies de l’information, fait office de technologie de rupture qui implique des changements structurels majeurs dans la façon de penser et d’organiser les projets de construction, mais aussi dans la façon de travailler ensemble. Les acteurs des projets doivent apprendre à incarner de nouveaux rôles plus stratégiques et moins techniques, afin de répondre aux défis économiques, écologiques et sociaux qu’impose l’intégration du numérique dans la totalité du processus de conception, de fabrication et de gestion des projets. Ils doivent aussi apprendre à intégrer leurs nouvelles compétences pour faciliter la collaboration entre les disciplines.

Alexis Louvion porte son regard sur les travailleurs de profession intellectuelle en situation de portage salarial en France, au moment où les technologies numériques accentuent les nouvelles opportunités d’emploi dans le domaine. L’auteur rappelle que le portage salarial en contexte numérique répond d’un côté à un besoin d’autonomie individuel, puisque le travailleur et la société de portage entretiennent un lien numérique, et, d’un autre côté, à un besoin de protection souhaitée par le travailleur, protection qui passe par un lien juridique. Louvion s’intéresse à ce paradoxe numérique à travers les raisons politiques, économiques et juridiques qui expliquent la raison d’être des sociétés de portage salarial en France, mais aussi à partir des portraits des portés dans l’exercice de leur travail, en abordant leur besoin de support, ainsi que l’accroissement et la diversification des compétences à maîtriser.

Roger Thierry Malack s’interroge de son côté sur les transformations des statuts des travailleurs et de leur employabilité dans le secteur des transports individuels en France. Pour lui, le numérique favorise la construction d’un nouveau segment de marché sur la base d’un contournement des règlements professionnels qui distinguaient les chauffeurs de taxi de ceux de Grande Remise (accessibles uniquement sur réservation). L’auteur montre une double tension chez les chauffeurs entre, d’une part, la valorisation de l’auto- entrepreneuriat pour répondre à des demandes d’autonomie contractuelle et de gestion du temps de travail et, d’autre part, la question de l’accès à des droits sociaux dans un cadre partenarial asymétrique générateur de sanctions. Ce cadre est vécu comme un rapport de « subordination » qui fait obstacle à la négociation de « tarifs » à la hauteur des prestations demandées. Les prestations low cost que les chauffeurs estiment réaliser entrent alors en tension avec les « dispositifs de jugement » mis en place par les plateformes pour contrôler leur activité.

Merlin Ottou s’intéresse quant à lui à la création de nouvelles formes d’entrepreneuriat chez une partie de la jeunesse camerounaise : les « téléchargeurs ». Dans cette « zone urbaine interstitielle », le numérique contribue à la création de nouvelles activités fortement genrées, chez des jeunes en situation de précarité qui transforment leur « compétence numérique » en activité lucrative dans le secteur informel. La mise en scène de leur appartenance à une « jeunesse android » a pour enjeu à la fois l’appropriation de l’espace et l’affirmation d’une autorité masculine malmenée par les difficultés de l’insertion professionnelle et sociale. À travers ces activités de rue, l’auteur met en lumière une fracture générationnelle, des inégalités de genre et une réponse des jeunes à la précarité.

2. Les nouveaux espaces et les nouvelles temporalités : flexibilisation, invisibilité et brouillage des frontières

Les auteurs de cette section s’interrogent sur les répercussions du numérique sur les individus. On s’intéresse notamment aux débordements que peut occasionner le numérique dans les sphères privée et professionnelle, ainsi qu’aux moyens et aux compétences mobilisés par l’individu pour gérer ces répercussions. Nous verrons que la séparation entre le travail et tout autre moment non consacré au travail semble difficile à tenir, d’autant plus que certains individus inscrivent davantage leur travail dans la continuité de leurs activités, ce qui favorise l’intégration de leurs compétences personnelle et professionnelle. D’autres auteurs s’intéressent aux effets du numérique sur la création de nouvelles responsabilités, que l’on peut regrouper dans la catégorie du travail invisible, puisque toute une série d’actions individuelles semble passer inaperçue. On aborde aussi dans cette section l’effet du numérique sur la qualité de vie. Pour d’autres, comme nous le verrons, le numérique représente davantage une flexibilité déguisée passant par une connexion de plus en plus continue.

Ariane Ollier-Malaterre s’intéresse au numérique en tant que compétence nouvelle à maîtriser pour gérer l’instauration de frontières entre les identités professionnelles et personnelles sur les réseaux sociaux numériques. L’auteure montre que le numérique crée une pression sur le sentiment de devoir apprendre en permanence afin de maintenir et de montrer virtuellement sa compétence à gérer le contenu publié sur les réseaux sociaux professionnels et personnels. Pour Ollier-Malaterre, savoir où poser la limite de sa vie privée et de sa vie professionnelle est une nécessité pour définir son identité et, donc, sa compétence numérique. L’auteure poursuit sa réflexion par une ébauche de typologie des stratégies de gestion des frontières numériques. En reprenant la théorie de Bourdieu, Ollier-Malaterre suggère d’inclure dans la notion de capital culturel la compétence numérique de gestion des frontières en ligne sous une forme de connaissance qui pourrait, théoriquement, incorporer la construction et le développement des éléments de capital économique et de capital social d’un individu.

Claudine Bonneau et Lucie Enel présentent les particularités du nomadisme numérique comme une nouvelle façon de vivre et de travailler. Pour les auteures, un « nomade numérique » est une forme extrême de travail à distance, puisqu’il nécessite un travail invisible, qu’elles appellent « méta-travail ». Ce dernier doit être réalisé par l’individu nomade en amont pour mobiliser et pour organiser des ressources nécessaires au travail, à l’hébergement ou au choix de la destination, ainsi que pour mieux appréhender les risques qui peuvent découler de ce travail en tout temps et en tout lieu. Bonneau et Enel présentent différentes formes de méta-travail qui peuvent être expliquées en fonction de trois finalités : rendre concret le mode de travail nomade, s’assurer de la continuité du travail dans le temps, dans les différents lieux et entre les acteurs, et apprendre à fonctionner et à vivre ailleurs.

Cynthia Slomian et Frédéric Schoenaers s’intéressent à un projet pilote de santé mobile en Belgique en s’attardant sur l’étude d’un dispositif mobile de télésurveillance de patients atteints de broncho-pneumopathie chronique sévère. Ils montrent que ce dispositif numérique a connu des ratés, non pas par manque de volonté politique, mais plutôt suite aux défis liés à la responsabilisation des patients face à des enjeux techniques leur demandant de prendre en charge une partie du « vrai travail » médical. Slomian et Schoenaers montrent, en effet, que ce dispositif numérique vise à impliquer davantage le patient dans les soins. Ce dernier doit faire un travail de collecte de données et de suivi de son état, malgré sa vulnérabilité physique. La perte de confiance des acteurs de la « redistribution du travail médical » envers l’usage de la technologie en dehors de la relation médecin-malade a conduit à développer des mécanismes de « surveillance mutuelle » et a contribué à l’échec de la normalisation de ce dispositif à l’échelle nationale.

3. Les dispositifs de formation et les compétences à l’épreuve du numérique

Les articles de cette dernière partie s’intéressent aux usages du numérique pour se former et pour apprendre. Les auteurs montrent comment le numérique rend possible, ou non, les synergies entre les formes, les lieux d’apprentissage et les dispositifs retenus. D’autres auteurs proposent d’éclairer la définition même du terme de « compétence numérique » (Vieru et al., 2015). Tous aboutissent à des résultats mitigés quant à l’efficacité des dispositifs de formation numériques dans les processus d’apprentissage scolaire et non scolaire, et en matière de formation tout au long de la vie.

Laurent Mell présente la diversité des représentations de la culture et des compétences numériques en France dans les établissements d’enseignement supérieur, à partir d’une enquête réalisée sur le dispositif de formation au numérique C2i. L’auteur explique notamment les leviers et les freins d’une généralisation de la culture numérique à tous les étudiants. Il expose la diversité des enjeux auxquels le dispositif C2i tente de répondre. Il s’interroge sur les objectifs des usages du numérique dans la formation au sein des établissements d’enseignement supérieur. Enfin, il rappelle qu’il est primordial de ne pas réduire la définition des compétences numériques à leur sphère technique, et de prendre en compte les sphères cognitives et sociales.

Amélie Duguet, Sophie Morlaix et Willam Pérez expliquent que l’utilisation du numérique par les enseignants universitaires dépend de leur sentiment de compétence à l’égard des technologies de l’information et de la communication, et des méthodes pédagogiques mobilisées dans le cadre de leurs enseignements. À partir d’un échantillon de 248 enseignants d’une université française, les résultats obtenus montrent que l’utilisation des outils numériques ne peut transformer à elle seule la pédagogie universitaire et l’apprentissage. Les auteurs retrouvent ici les résultats de travaux réalisés en France sur les limites de l’utilisation des jeux sérieux dans le travail enseignant (Potier, 2018).

Michaël Vicente s’intéresse à un dispositif national de formation en France nommé « Grande école du numérique », qui vise à offrir des formations courtes et qualifiantes à des personnes sans qualification ou sans diplôme pour favoriser l’intégration sur le marché du travail et accompagner les futurs travailleurs vers une société plus numérique. Mis en place pour résorber la pénurie supposée d’informaticiens et permettre l’insertion de jeunes éloignés du marché du travail, ce dispositif d’accompagnement au numérique laisse place à des résultats mitigés. L’auteur met en doute dans son article la transférabilité des compétences nouvelles enseignées et souligne leur obsolescence rapide, puisque les formations offertes semblent promouvoir davantage la compétence technique de codage informatique que l’importance de la résolution de problèmes et le langage informatique qui sont pourtant plus pérennes.

Enfin, Anca Boboc et Jean-Luc Metzger s’intéressent à la formation à distance entièrement numérisée à partir d’un cas d’entreprise. Les auteurs mettent l’accent sur le fait que cette expérimentation se caractérise par un fort taux d’abandon chez les apprenants, abandon qui peut s’expliquer en partie par les contraintes temporelles, et par l’organisation fragmentée ou discontinue des temps associés au travail et à la formation. Mais ce taux d’abandon repose également sur l’absence de ce que les auteurs appellent « l’interconnaissance », soit la dynamique d’entraide, la possibilité d’échanger avec les pairs et le soutien des pairs dans l’apprentissage. Anca Boboc et Jean-Luc Metzger soulignent le fait que les usages du numérique dans la formation continue doivent être envisagés dans une organisation plus globale du travail permettant de contrer les effets potentiellement démobilisateurs d’un contexte non présentiel. À ce titre, les auteurs montrent, en s’appuyant sur l’approche par les capacités d’Amartya Sen, que la réussite d’une formation entièrement numérisée est étroitement associée à la dynamique des échanges entre les apprenants et les formateurs, aux modalités d’accompagnement et aux facteurs liés à un environnement de travail « capacitant ». Mais dans la mesure où cette réussite repose également sur des facteurs individuels liés aux fonctions professionnelles des salariés, à leurs réseaux d’interconnaissance et à leur degré d’autonomie temporelle, elle s’avère également génératrice d’inégalités.