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Dans la vie courante, les différents rôles qu’un individu endosse, comme être superviseur dans une banque, père d’un adolescent, fils aîné, membre d’un comité citoyen dans sa ville et guitariste dans une formation avec ses amis d’enfance, ont tendance à être segmentés. L’individu agit d’une certaine façon à la banque avec ses employés, d’une autre avec son fils, encore différemment avec ses parents, avec ses pairs au sein du comité citoyen et avec ses amis. Ses identités sociales (Tajfel et Turner, 1986) sont ainsi segmentées, et plus aisées à appréhender pour lui-même et à présenter à autrui, surtout si l’individu crée et entretient des frontières entre elles (Ashforth, Kreiner et Fugate, 2000). Dans certaines occasions pourtant, comme les mariages et les enterrements, les différentes identités sociales entrent en collision, car l’individu est tout à la fois superviseur, père, fils, citoyen et ami. La collision de ces identités entraîne des défis qui sont généreusement illustrés par la fiction.

La technologie qui permet d’être facilement joint au téléphone, par courriel ou par message instantané crée déjà de plus en plus d’occasions de collision, par exemple lorsqu’un individu reçoit un appel urgent de l’école au sujet de ses enfants alors qu’il est dans une réunion stratégique, ou lorsque le repas familial est sapé par la consultation fréquente de téléphones intelligents ou de tablettes. Au-delà de ces incidents pendant lesquels l’individu accomplit des actes qui maintiennent ou non les frontières entre ses différents rôles sociaux, cet article analyse un nouvel espace social, celui des réseaux sociaux numériques, dans lequel se confirme d’emblée la collision fréquente, voire constante, entre les identités professionnelle et personnelle de ses utilisateurs (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013).

En effet, certains réseaux sociaux numériques comme Facebook, Twitter ou Instagram par exemple offrent la possibilité de se connecter à des contacts aussi bien professionnels que personnels, et de partager des informations (statuts, « tweets », photos, vidéos, etc.) relevant des deux domaines. Le fonctionnement par défaut de la plupart de ces plateformes est la diffusion de toute l’information à tous les contacts de façon transparente (Boyd, 2008) ; l’utilisateur a cependant la possibilité de gérer cette diffusion, c’est-à-dire de créer des frontières entre ses différentes identités sociales en ligne. La façon dont les individus créent et maintiennent ces frontières en ligne, ou ne le font pas, peut bénéficier ou nuire aux relations interpersonnelles et aux réputations professionnelles (Ollier-Malaterre et Rothbard, 2015).

La thèse principale qui sera avancée dans cet article est que la gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle sur les réseaux sociaux numériques est une compétence numérique nouvelle, qui constitue une forme de capital culturel technologique à la Bourdieu. L’article est structuré en quatre temps. Il définit tout d’abord la compétence de gestion des frontières entre rôles et identités. Ensuite, il explique en quoi les interactions médiées publiques sur les réseaux sociaux numériques diffèrent des interactions directes et des interactions médiées privées, et nécessitent la transposition de cette compétence dans l’espace social numérique. Il se poursuit en illustrant cette nouvelle compétence numérique grâce à la typologie de quatre stratégies de gestion des frontières sur les réseaux sociaux numériques proposée par Ollier-Malaterre et ses collègues (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013). Enfin, l’article analyse la compétence numérique de gestion des frontières en ligne comme une forme de capital culturel technologique faisant partie intégrante du capital culturel incorporé d’un individu (Bourdieu, 1979) et constituant un atout pour le développement de son capital social.

1. La gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle comme compétence à part entière

La séparation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, qui est graduellement devenue une norme sociale au cours de la seconde révolution industrielle, est l’une des caractéristiques essentielles des sociétés bureaucratiques (Weber, 1921). Dès lors, les individus établissent des frontières entre leurs différents rôles sociaux (Ashforth, 2001 ; Nippert-Eng, 1996), qui visent à simplifier et à ordonner leurs mondes sociaux (Zerubavel, 1991).

Ces frontières sont essentiellement temporelles, spatiales et relationnelles (Ashforth, 2001), bien que des distinctions plus fines aient été proposées (Rothbard et Ollier-Malaterre, 2016). Établir une frontière temporelle consiste par exemple à séparer le temps du travail du temps du non-travail en n’emportant pas son ordinateur le soir et en ne consultant pas son téléphone intelligent. Établir une frontière spatiale passe par la délimitation d’espaces différents pour la vie professionnelle et la vie personnelle, par exemple en affectant une pièce du logement au travail et en ne travaillant plus une fois sorti de cette pièce. Les frontières relationnelles sont particulièrement importantes pour la présente analyse, car elles impliquent de confiner les interactions dans une sphère de vie plutôt que de toutes les intégrer dans la même sphère (par exemple, inviter chez soi famille et amis mais pas les collègues, s’abstenir d’amener les enfants sur le lieu de travail).

La gestion des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle relève selon nous d’une compétence définie comme une combinaison de ressources en situation (Zarifian, 1999). En effet, bien que chaque individu ait généralement des préférences tendant vers la segmentation ou vers l’intégration des sphères (Rothbard et Ollier-Malaterre, 2016), les comportements de gestion des frontières évoluent en fonction de la situation et, plus précisément, du contrôle que l’on a sur ces frontières (Kossek et al., 2012). Les actes de séparation ou d’intégration des frontières doivent être négociés avec les « gardiens » de chaque sphère de vie, par exemple le conjoint dans la sphère familiale et le superviseur dans la sphère professionnelle (Clark, 2000). Ces comportements sont également contextuels dans la mesure où les normes sociales et notamment la culture de l’employeur les influencent (Foucreault, Ollier-Malaterre et Ménard, 2016).

De plus, la gestion des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle s’analyse aussi comme une « compétence », au regard de la définition anglo-saxonne du terme, liée aux motivations et aux habiletés personnelles (Boyatzis, 1982), dans la mesure où : (a) les comportements de gestion des frontières dépendent des tactiques que l’on est capable de mettre en place ; et (b) ces habiletés ont un lien de cause à effet avec la « performance » relationnelle de leurs auteurs[1]. Tout d’abord, certains individus se montrent plus motivés et ingénieux que d’autres à élaborer des stratégies pour créer et maintenir des frontières (Kreiner, Hollensbe et Sheep, 2009). Certains même, peut-être plus flexibles ou plus stratégiques que les autres, alternent entre segmentation et intégration selon les exigences de leurs vies professionnelle et personnelle (Kossek et Lautsch, 2012). Ensuite, les habiletés de gestion des frontières ont des conséquences positives sur la capacité des individus à entretenir des relations respectueuses avec leurs interlocuteurs, car elles permettent de se conformer aux normes sociales du monde du travail (Bloor et Dawson, 1994) et de préserver sa réputation professionnelle (Dumas, Phillips et Rothbard, 2013). Ces habiletés permettent également aux individus d’être performants dans la durée, car elles créent des temps dans lesquels l’individu peut se détacher du travail et récupérer (Sonnentag, Kuttler et Fritz, 2010).

2. Transposition de la compétence de gestion des frontières à la sphère numérique

L’utilisation croissante des technologies telles que le courrier électronique et les téléphones intelligents impliquent déjà que la capacité à créer et à maintenir des frontières entre les identités professionnelle et personnelle est devenue une compétence numérique. En effet, les pressions sur l’effacement des frontières entre temps et espace personnels et professionnels sont fortes (Wajcman, Bittman et Brown, 2008).

Cette transposition de compétence à la sphère numérique est exacerbée sur les réseaux sociaux numériques, comme Facebook, Instagram ou Twitter, qui intègrent mondes sociaux professionnels et personnels. Ces réseaux constituent un nouvel espace social très différent des espaces conventionnels. C’est une transposition qu’il faut opérer en développant une nouvelle compétence numérique de gestion des frontières en ligne.

Comme l’illustre le tableau 1, la communication sur les réseaux sociaux numériques est publique et médiée (Boyd, 2007), c’est-à-dire qu’elle n’est ni privée comme un appel téléphonique, ni directe comme une conversation en face à face.

Tableau 1

Les types de communication

Les types de communication

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Cependant, les interactions sur les réseaux sociaux numériques se distinguent même de la communication publique médiée à la télévision ou à la radio. La transposition nécessaire de la compétence de gestion des frontières aux réseaux sociaux numériques tient en particulier à six de leurs caractéristiques, comme illustré dans le tableau 2.

Tableau 2

Six caractéristiques des interactions sur les réseaux sociaux numériques qui nécessitent le développement d’une compétence propre

Six caractéristiques des interactions sur les réseaux sociaux numériques qui nécessitent le développement d’une compétence propre

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La première caractéristique est le renversement du mode d’interaction des sphères de vie et des mondes sociaux entre eux, renversement qui passe de la séparation par défaut dans la vie « hors ligne » à l’intégration par défaut sur les réseaux sociaux numériques (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013). Alors que dans les interactions en face à face, les différents mondes sociaux (amis, famille ou collègues) sont le plus souvent séparés les uns des autres par des contextes différents matérialisés par des espaces-temps différents, ces mondes se côtoient tous sur les réseaux sociaux numériques (Lampinen, Tamminen et Oulasvirta, 2009). Le fonctionnement par défaut de la plupart de ces plateformes, en l’absence d’intervention de l’utilisateur pour gérer la confidentialité de son profil, prévoit que les informations partagées sont publiques. Dès lors, les connexions relevant de plusieurs mondes sociaux se trouvent placées dans un espace virtuel commun (Boyd, 2007) sans aucune séparation correspondant aux segmentations opérées dans la vie quotidienne. La barrière d’intimité (Donath et Boyd, 2004) protégeant la sphère personnelle se réduit, ce qui rend la gestion des frontières de la part de l’individu bien plus importante que dans les interactions directes et dans les interactions privées médiées. En l’absence de frontières institutionnalisées par des contextes sociaux distincts (la maison, le bureau, le café, la rue, etc.), la responsabilité de créer et de maintenir des frontières entre les différents rôles sociaux incombe entièrement à l’individu. Nous verrons d’ailleurs que ce dernier peut ne pas souhaiter créer de frontières, ce qui aura des conséquences sur ses relations avec ses interlocuteurs et, par extension, sur la façon dont il parvient à assumer ses rôles sociaux.

La seconde caractéristique des réseaux sociaux numériques est le fait que, sur les réseaux sociaux numériques, on divulgue le plus souvent des informations à un auditoire large, sans adapter sur mesure le contenu de ces informations comme on le ferait dans un échange en face à face, par téléphone ou par courriel (Boyd, 2007). Par exemple, une gestionnaire travaillant dans un contexte qui requiert sérieux et professionnalisme (un cabinet d’avocat, un ministère, etc.) veillera au contenu de ses conversations avec ses employés, ses collègues et ses supérieurs. Elle veillera également à son apparence vestimentaire et composera ses comportements et ses expressions faciales en accord avec les normes sociales (Bloor et Dawson, 1994) de son milieu. Puisque les normes sociales lui demandent d’agir en professionnelle, il ne lui viendrait pas à l’esprit de se montrer en tenue inappropriée ni de parler outre mesure de sa vie de famille (Uhlmann et al., 2013). Cependant, il se peut qu’à l’occasion de congés elle publie sur Facebook des photos décontractées, par exemple une photo en maillot de bain ; en l’absence de gestion des frontières, cette photo pourra être vue par certains de ses employés, collègues et supérieurs. Que ses collègues apprécient son authenticité ou, au contraire, qu’ils déplorent le fait qu’elle ait partagé une photo qui leur semble non pertinente pour leur relation de travail, voire qu’ils se sentent embarrassés, cette personne a modifié l’image que ses interlocuteurs ont d’elle en diffusant une information de façon large au lieu de l’adapter à son auditoire. Si elle souhaite continuer à contrôler son image (Leary et Kowalski, 1990) pour se conformer aux normes sociales de son milieu de travail, il faudra que cette personne apprenne à segmenter son auditoire professionnel et personnel, c’est-à-dire à recréer sur les réseaux sociaux numériques des conversations plus adaptées aux attentes de ses interlocuteurs dans ses différents mondes sociaux (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013).

Non seulement l’auditoire est large, mais il est aussi difficile à cerner. C’est la troisième caractéristique des réseaux sociaux numériques, partagée avec les autres échanges médiés publics comme ceux relayés par la télévision ou la radio (Boyd, 2007). Plus précisément, coexistent sur les réseaux sociaux numériques un auditoire imaginé, c’est-à-dire présent à l’esprit au moment du partage des informations (Litt, 2012), et un auditoire invisible, c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui ont accès aux informations que l’on partage, sans que l’on en ait nécessairement conscience (Boyd, 2007). La gestionnaire pense probablement à ses amis et à sa famille lorsqu’elle publie ses photos de vacances, oubliant que les employés, collègues et superviseurs avec lesquels elle est connectée sur Facebook peuvent voir également ses publications : cet auditoire est pour elle invisible, surtout si ces personnes interagissent peu avec elle sur Facebook et qu’elles se contentent de l’observer. La capacité à identifier un auditoire pour chaque information partagée et à discerner l’auditoire imaginé de l’auditoire réel est un élément de cette compétence numérique que nous appelons « la gestion des frontières en ligne ». C’est une compétence qui s’acquiert par l’expérience de l’utilisation des réseaux sociaux numériques et, souvent, par essai-erreur, après avoir commis des faux pas ou avoir été témoin de faux pas commis par d’autres.

La quatrième caractéristique des réseaux sociaux numériques qui implique une transposition de la compétence de gestion des frontières est le manque d’indices visuels qui permettraient d’ajuster le contenu de l’information divulguée, ou le comportement, en fonction des réactions physiques de son interlocuteur (Goffman, 1959). Une personne qui se présenterait au travail en maillot de bain verrait la réaction stupéfaite du premier collègue qu’elle croiserait. Elle recevrait donc un message clair sur le caractère inadéquat de son comportement et ajusterait très vite sa tenue. En revanche, elle ne verra pas la réaction de ses interlocuteurs sur les réseaux sociaux numériques et ne pourra rectifier le tir qu’après avoir reçu d’autres indices, en ligne ou en face à face avec un collègue. Il lui faudra donc développer une compétence lui permettant de pallier ce manque d’indices visuels en analysant au préalable les réactions probables de ses interlocuteurs, seule ou en consultant d’autres personnes, ou bien en développant un système d’autres repères pour détecter les impairs (par exemple, interpréter les émoticônes avec lesquelles ses connexions Facebook réagissent à ses publications ou demander par message privé à un contact de clarifier le sens d’un commentaire équivoque).

Cinquièmement, le manque de contrôle sur le contenu divulgué présente un défi supplémentaire (Boyd, 2007). D’une part, ce qu’on partage peut être diffusé plus largement par d’autres (par exemple, un collègue commente ou partage une photo de vacances, la faisant apparaître sur le mur d’autres collègues). D’autre part, les autres peuvent dévoiler des informations sur soi sans qu’on l’ait voulu (par exemple, une amie de la gestionnaire publie une photo de cette dernière sans la consulter au préalable). Ou encore, une publication peut être contredite par d’autres, puisqu’une forme de contrôle social s’opère sur les réseaux sociaux numériques. Par exemple, une personne peut se vanter d’une réalisation professionnelle (« j’ai fait une belle présentation aujourd’hui ») et voir son information invalidée par le commentaire d’une ou d’un collègue maladroit ou malveillant (« tu ne l’as pas faite seule, cette présentation »). On comprend qu’un tel commentaire peut nuire à l’image de la personne, et aux relations avec le ou la collègue. La compétence à développer pour pallier le manque de contrôle tient à la fois de l’introspection (publier des messages fidèles à la réalité), de la gestion de confidentialité sur les réseaux sociaux numériques (par exemple, valider une publication faite sur son mur par une de ses connexions avant qu’elle n’apparaisse publiquement, requérir l’envoi de notifications chaque fois que l’on est identifié sur une photographie ou, à l’extrême, ne pas autoriser de publications sur son mur) et de l’éducation de ses différents interlocuteurs (par exemple, expliquer à sa mère qu’il vaut mieux qu’elle ne commente pas les publications d’ordre professionnel).

Enfin, la persistance dans le temps des informations dévoilées sur les réseaux sociaux vient perturber le déroulement classique des interactions en face à face dans lesquelles les personnes se dévoilent progressivement, d’abord prudemment, puis de façon plus authentique au fur et à mesure que la relation se développe. Sur les réseaux sociaux numériques, un flot d’informations est présenté dès la première interaction (Boyd, 2007). Ainsi, on peut rencontrer un interlocuteur et, immédiatement après, prendre connaissance en consultant son mur Facebook de son mode de vie, de ses fréquentations professionnelles et personnelles, de ses opinions politiques, et d’autres informations de nature à influencer la relation non encore formée. Cette première consultation en masse peut même précéder la rencontre en face à face, comme lorsqu’une personne en « googlise » une autre. Ainsi, un futur employeur verra peut-être la photo de la gestionnaire en maillot de bain avant même de l’avoir invitée à un entretien. Ici, la compétence de gestion des frontières en ligne a trait à l’inspection régulière des traces numériques laissées par ses activités sur les réseaux sociaux numériques, et à la gestion de ses traces de façon à ce qu’elles répondent aux besoins relationnels dans les différentes sphères de vie. Ainsi, des étudiants pourront supprimer leurs publications lorsqu’ils cherchent un premier emploi, voire supprimer et recréer leurs profils sur les réseaux sociaux numériques pour se conformer aux attentes sociales d’une nouvelle phase de vie (Dimicco et Millen, 2007).

3. Quatre stratégies de gestion des frontières sur les réseaux sociaux numériques

Les actes de gestion des frontières que nous avons mentionnés jusqu’ici s’inscrivent généralement dans des ensembles cohérents de comportements sur les réseaux sociaux numériques, que l’on peut appeler « stratégies de gestion des frontières sur les réseaux sociaux numériques ». Une typologie de quatre stratégies de gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle sur les réseaux sociaux numériques a été proposée (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013). Elle fait la distinction entre les stratégies d’auditoire, de contenu, sur mesure et ouvertes.

Les stratégies « d’auditoire » gèrent avant tout l’auditoire sur les réseaux sociaux numériques : on peut ainsi décider que son Facebook ou son Instagram (plus rarement, son Twitter) sont des espaces privés limités aux interactions avec la famille et les amis. Il s’agit là de recréer une segmentation entre contacts professionnels, d’une part, et contacts personnels, d’autre part. Une option consiste à créer des profils privés et à rejeter les demandes de connexion ou d’abonnement provenant de contacts que l’on juge principalement professionnels (par exemple, collègues, clients, étudiants). Une autre option est d’utiliser différentes plateformes, comme LinkedIn et Facebook, et de rediriger vers LinkedIn les demandes de connexions Facebook qui ne proviennent pas de la sphère personnelle (Stutzman et Hartzog, 2012). Une option plus radicale consiste à se dissimuler sur les réseaux sociaux numériques en utilisant des pseudonymes (Tufekci, 2008) ou en rendant son profil non identifiable par la recherche.

À l’inverse, les stratégies « de contenu » englobent contacts personnels et professionnels sans discrimination, mais visent à contrôler l’information divulguée de façon à ce qu’elle soit valorisante, et socialement acceptable par l’ensemble des interlocuteurs. Il s’agit ici de publier des statuts, liens, photos ou vidéos qui mettent la personne en valeur en démontrant ses qualités (par exemple, réalisations professionnelles, photos de voyage ou de famille agissant comme des « trophées », photos démontrant une vie sociale bien développée, liens vers des articles intéressants). Il s’agit aussi de s’abstenir de publier du contenu qui prêterait à controverse comme des propos politiques ou religieux, ou des informations sensibles comme l’orientation sexuelle. Ainsi, on s’assure qu’aucun des différents auditoires que l’on sait présents dans cet espace social virtuel ne sera offensé. La stratégie de contenu implique que l’on valide au préalable les informations publiées par ses contacts, quand c’est possible, ou que l’on surveille activement les commentaires publiés par ses contacts de façon à supprimer ce qui serait jugé inapproprié.

Les stratégies « sur mesure » sont des hybrides de stratégies d’auditoire et de contenu, nommées « hybrid » (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013) ou « custom » (Ollier-Malaterre et Rothbard, 2015). Ces stratégies combinent une gestion d’auditoire et de contenu en adaptant sur mesure le contenu à l’auditoire, afin de tenter de recréer l’adaptation fine que l’on opère dans les échanges directs comme les conversations en face à face, ou dans les échanges médiés privés au téléphone ou par courriel. C’est la logique sous-jacente à Google+, qui propose d’emblée des cercles permettant de classer ses différents mondes sociaux en groupes distincts et de publier des informations différentes pour chacun de ces groupes. Les listes Facebook que l’on crée et maintient soi-même permettent aussi de communiquer de façon différenciée en créant, par exemple, une liste professionnelle et une liste personnelle (Donath et Boyd, 2004). Cette stratégie est celle qui, comme on le verra dans la section suivante, nécessite le plus de temps et d’effort, car il faut choisir pour chaque publication la liste ou le cercle social que l’on veut atteindre. Elle permet cependant d’accepter toutes les demandes de contacts, professionnels et personnels, et de profiter des réseaux sociaux numériques à la fois pour échanger des informations sur des questions personnelles de façon privée et pour diffuser des informations largement, que ce soit des informations professionnelles à ses réseaux professionnels ou des informations générales à un cercle élargi (combinaison des cercles personnels et professionnels). Ce faisant, cette stratégie peut avoir des effets bénéfiques sur les relations interpersonnelles au travail en matière de respect, d’appréciation mutuelle et de comportements d’aide envers les collègues (Ollier-Malaterre et Luneau-de Serre, 2018).

Enfin, les stratégies « ouvertes » sont celles qui adhèrent au fonctionnement par défaut des plateformes et n’opèrent aucune gestion des frontières, c’est-à-dire que l’on partage de façon indiscriminée toutes sortes d’informations, valorisantes ou non, polarisantes ou non, avec un large public constitué de tous ceux qui souhaitent consulter le profil. Ces stratégies impliquent également de laisser tout un chacun publier et faire des commentaires sur son mur, que ce soit de façon positive ou non. La logique sous-jacente est celle de la transparence et de l’authenticité. Autrement dit, on ne se soucie pas de ceux à qui le profil ne plaira pas ni des conséquences afférentes. Naturellement, il s’agit du degré zéro de la compétence de gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle en ligne, et cette stratégie peut engendrer des tensions dans les équipes : des inimitiés, voire des jalousies (Ollier-Malaterre et Luneau-de Serre, 2018).

Nous nous attachons dans la section qui suit à analyser la compétence en tant que capital culturel (Bourdieu, 1979) et, plus précisément, en tant que capital technologique.

4. La gestion des frontières en ligne, un capital culturel technologique à la Bourdieu

Dans cette section, nous avançons que la compétence permettant de créer et de maintenir des frontières entre les identités professionnelle et personnelle peut s’analyser comme une nouvelle forme de capital culturel, que nous nommons capital culturel technologique. Ce capital culturel technologique agit comme capital symbolique, c’est-à-dire qu’il paraît naturel et qu’il est largement invisible (Bourdieu, 1979). En tant que tel, le capital technologique peut amplifier ou amoindrir le capital social.

4.1 Le capital culturel technologique, un capital incorporé

Bourdieu (1979) a fait la distinction entre capital économique, capital social et capital culturel, les trois expliquant les trajectoires sociales des individus et la domination de certaines classes sociales sur les autres. C’est le capital culturel incorporé qui nous intéresse ici, et non le capital culturel objectivé (tableaux, livres) ou institutionnalisé (diplômes) (Bourdieu, 1979). Le capital culturel incorporé est en partie hérité de la famille ; il est intériorisé sous la forme de l’habitus primaire, et est en partie acquis par la socialisation secondaire à l’école et dans d’autres expériences (Bourdieu et Passeron, 1964 ; Serre, 2012). Il se compose de compétences multiples, par exemple linguistiques et relationnelles.

La gestion des frontières en ligne s’apparente au capital culturel incorporé dans la mesure où cette compétence ne peut pas être transmise immédiatement, comme on transmettrait un bien matériel. L’acquisition du capital culturel requiert du temps et demande un investissement personnel de l’individu. Pour reprendre l’exemple de Bourdieu, le capital culturel, comme le bronzage, ne peut s’acquérir par procuration et ne peut se transférer rapidement à une autre personne (Bourdieu, 1979). Or, nous avons souligné le temps, les efforts et les aptitudes techniques nécessaires à la gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle en ligne en les désignant sous le nom de « capacités de gestion des frontières en ligne » (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013). Alors que les stratégies « ouvertes » sont très faciles à mettre en oeuvre, puisqu’il suffit d’utiliser les plateformes telles qu’elles ont été pensées, les trois autres stratégies impliquent que les individus réfléchissent à leur auditoire, au contenu qu’ils diffusent ou aux deux, et qu’ils soient en mesure de réaliser leur stratégie correctement. Pour une stratégie d’auditoire, il faut avoir défini des profils privés plutôt que publics, et décider d’accepter ou non une demande de connexion ; la décision peut être délicate à prendre, mais il s’agit d’une décision unique par interlocuteur. En revanche, les stratégies de contenu et les stratégies sur mesure impliquent une décision pour chaque publication : ce statut ou cette photo sont-ils appropriés à l’ensemble des personnes qui vont les voir (stratégie de contenu) ? Avec qui devrais-je partager ce statut ou cette photo (stratégie sur mesure) ? On comprend que la mise en oeuvre de gestion des frontières en ligne requiert du temps, des efforts et des aptitudes techniques ; autrement dit, elle requiert des ressources « en situation », pour reprendre la définition de la compétence avancée par Zarifian (1999), qui permettent aux individus de développer cette compétence numérique. Une gestion active des frontières entre identités professionnelle et personnelle en ligne participe ainsi du capital culturel technologique d’un individu. Il existe probablement d’autres compétences, comme la maîtrise des codes sociaux relatifs aux courriels, qui alimentent ce capital technologique et qui mériteraient une analyse complète par ailleurs.

4.2 Le capital culturel technologique, un capital symbolique

De plus, nous avançons l’hypothèse selon laquelle le capital culturel technologique ayant trait à la gestion des frontières en ligne s’apparente également au capital culturel incorporé en tant que privilège de classe. Le capital culturel technologique est appelé à fonctionner comme un capital symbolique, car le travail nécessaire à son acquisition n’est pas apparent ; dès lors, la compétence semble naturelle (Bourdieu, 1979). Cependant, certains milieux éducatifs et professionnels ont pris conscience des avantages procurés par la création et par le maintien de frontières sur les réseaux sociaux numériques, malgré la rhétorique de la Silicon Valley qui valorise la transparence, l’authenticité et l’ouverture (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013). Des centres de carrière universitaires proposent des formations sur les médias sociaux qui visent à enseigner la compétence numérique de gestion des frontières en ligne et, plus largement, la compétence de gestion de sa présence en ligne. Des professions, comme les professions médicales, judiciaires et comptables, émettent des recommandations pour leurs membres, institutionnalisant la gestion des frontières en ligne (Ollier-Malaterre et Rothbard, 2015). Il est donc probable que les classes sociales dominantes parviennent plus rapidement que les autres à une meilleure maîtrise de la compétence numérique de gestion des frontières en ligne, ce qui pourrait s’inscrire dans la logique énoncée par Bourdieu de domination par le capital économique, le capital social et le capital culturel (Bourdieu, 1980 ; Bourdieu et Passeron, 1964).

4.3 Capital culturel technologique et capital social

La collision des identités professionnelle et personnelle offre de formidables opportunités de se présenter sous un jour favorable à ses collègues, et de nouer avec eux des relations plus riches et personnelles. Elle permet aussi d’entretenir plus aisément des relations existantes en agissant comme « lubrifiant social » (Ellison, Steinfield et Lampe, 2007). Ainsi, l’utilisation des réseaux sociaux numériques permet le développement et l’entretien du capital social d’un individu, qu’il s’agisse de liens forts ou de liens faibles avec les autres (Ellison, Steinfield et Lampe, 2007).

Cela dit, la collision des identités professionnelle et personnelle pose également des défis importants, car ce qu’une personne partage sur les réseaux sociaux numériques peut affecter les jugements de compétence et de chaleur de ses interlocuteurs à son égard, et donc le respect qu’ils lui portent et l’appréciation qu’ils ont d’elle (Wojciszke, Abele et Baryla, 2009). Comme on l’a compris, les individus courent le risque d’exprimer des opinions qui seront jugées déplacées par certains collègues ou clients, de révéler des facettes de leur personnalité en décalage avec les normes de leur milieu de travail, de se montrer trop prolixes dans la communication en révélant des informations professionnelles sensibles ou encore d’offenser les collègues dont ils refuseront les demandes de connexion.

Ainsi, les prédictions faites à propos des quatre stratégies de gestion des frontières en ligne indiquent que les stratégies ouvertes, qui dénotent le plus faible capital culturel technologique, sont aussi celles qui ont le plus de risque d’entraîner des impacts négatifs sur le capital social des individus : plus on révèle d’informations sur soi à des auditoires larges et donc moins homogènes sur le plan social que les auditoires restreints (McPherson, Miller et Smith-Lovin, 1987), plus on risque de violer des normes sociales et d’offenser des interlocuteurs, et donc de voir diminuer le respect et l’appréciation de ces auditoires à son égard (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013 ; Ollier-Malaterre et Luneau-de Serre, 2018). À l’inverse, les stratégies de contenu et les stratégies sur mesure sont celles qui assurent en moyenne le plus de respect et d’appréciation dans les cercles professionnels, à condition qu’elles soient mises en oeuvre avec cohérence, et avec un investissement suffisant en temps, en efforts et en implémentations techniques (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013 ; Ollier-Malaterre et Luneau-de Serre, 2018). On comprend que, plus un individu possède la compétence numérique de gestion des frontières en ligne, plus son capital culturel technologique est développé, et plus il aura de probabilités de construire et de conserver un capital social solide.

Conclusion

Les nombreux faux pas commis sur les réseaux sociaux numériques, largement relayés dans les médias, font encore l’objet de peu de recherches. Dans cet article, nous nous sommes appuyée sur des travaux pionniers traitant des interactions sur les réseaux sociaux numériques (Ollier-Malaterre, Rothbard et Berg, 2013 ; Ollier-Malaterre et Rothbard, 2015 ; Ollier-Malaterre et Luneau-de Serre, 2018). L’objectif était de proposer une analyse des comportements de gestion des frontières entre identités professionnelle et personnelle en ligne et d’envisager cette gestion comme une compétence numérique qui permet de négocier au mieux les interactions dans cet espace social unique en son genre. Pour nous, cette compétence numérique constitue un capital culturel technologique qui fait partie intégrante du capital culturel d’un individu. Étant donné les analyses opérées par Pierre Bourdieu (1979) relatives au rôle joué par le capital culturel dans la domination des classes sociales supérieures sur les autres, nous faisons l’hypothèse que la maîtrise de cette compétence numérique confère un avantage non seulement à ceux qui la possèdent, mais aussi aux groupes sociaux qui en prennent conscience et qui l’enseignent. Nous espérons que ces analyses susciteront des recherches sur les interactions dans ce nouvel espace social et sur leurs conséquences en matière de capital culturel et de capital social.