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Il est bien difficile de s’intéresser au phénomène mondial du vieillissement démographique sans constater son appréciation très controversée par les spécialistes du domaine s’exprimant dans les médias, la littérature scientifique et les forums d’experts internationaux. D’un côté, il y aurait de quoi se réjouir de ce phénomène. Dans plusieurs sociétés, tant au Nord qu’au Sud, l’amélioration générale des conditions sociales ainsi que les progrès des mesures d’hygiène sanitaire et de la médecine ont contribué sinon à enrayer, du moins à mieux maîtriser, au cours des dernières décennies, plusieurs épidémies et maladies mortelles. L’on constate un allongement remarquable de l’espérance de vie, ainsi qu’un allongement de l’espérance de vie en bonne santé. Il y a lieu de célébrer la mise en place de dispositifs de redistribution sociale (tels les programmes de retraite, d’assurance-chômage ou d’assurance-maladie) ainsi que les progrès en santé publique et en médecine (tels la vaccination, les antibiotiques, la radiologie et l’anesthésie) qui ensemble, au cours du XXe siècle, ont contribué à ce que les populations vivent mieux et plus longtemps qu’autrefois !

De l’autre côté, la notion de vieillissement en soi n’invite pas à la fête, étant volontiers associée à la fragilité des personnes, à la vulnérabilité, à la maladie, à la dépendance envers autrui, aux obligations de prendre soin des proches et à la mort. La représentation collective du vieillissement démographique, quant à elle, n’apparaît guère plus reluisante, renvoyant bien souvent à l’image d’un fardeau social ingérable pour les jeunes générations actuelles et à un déséquilibre des finances publiques menaçant de provoquer une crise dont les conséquences ébranleront, pourquoi pas, les fondements mêmes de la démocratie ! (Petersen, 1999).

Beaucoup d’efforts sont déployés de par le monde pour établir ou pour défaire des pronostics souvent alarmistes, voire apocalyptiques, en relation avec le vieillissement des sociétés, ce que d’aucuns appellent « le vaudou démographique » (Barer et al., 1995 ; Bourdelais, 1997 ; Gee & Gutman, 2000 ; Evans et al., 2001). Le vieillissement des populations apparaît dans le discours public comme un véritable défi social se structurant principalement autour du financement problématique des régimes de pensions de retraite et des systèmes de soins de santé. La mise en relation d’images frappantes comme le départ massif à la retraite des générations du baby-boom avec celle de cohortes toujours plus nombreuses de vieillards inactifs qui seront atteints de maladies chroniques et de problèmes complexes de santé requérant des soins de longue durée, alimente les pires scénarios futuristes. Les descendants des générations du baby-boom paieraient cher le progrès social dont leurs parents bénéficient. Au plan personnel, les plus jeunes seront relativement peu nombreux à pouvoir s’occuper d’un parent baby-boomer. Au plan collectif, ils se trouveront relativement peu nombreux à cotiser aux régimes publics, comme travailleurs, pour assurer la partie publique de l’aide dont les aînés bénéficieront.

Bien entendu, la vision moins pessimiste ne peut faire l’économie d’une réflexion sérieuse portant sur certains enjeux de taille pour l’avenir de nos sociétés et de solutions à mettre en place. Comme l’indique Jacques Légaré dans ce numéro, sur le plan de la gouvernance sociale du vieillissement démographique, cela pose bien sûr des problèmes d’équité et de redistribution entre générations. La durée de la vie en perte d’autonomie et l’augmentation des problèmes de santé et de services sociaux de longue durée demandent des ajustements organisationnels. Cela dit, le poids des charges sociales à venir dépend beaucoup des modalités associées aux programmes publics. Plusieurs pays sont déjà à la recherche de nouvelles façons de retenir la main-d’oeuvre dans le marché du travail au-delà de l’âge de 65 ans, cherchant à abolir notamment l’âge obligatoire de la retraite ou augmentant l’âge ouvrant droit à des prestations de retraite. De même, des solutions comme accroître la productivité, augmenter le taux d’activité des salariés âgés, mieux répartir les temps d’inactivité et de formation tout au long de la vie afin de soutenir l’activité à tous les âges, ou encore miser davantage sur l’immigration, sont couramment proposées et ont déjà été expérimentées dans certains pays (Guillemard, 2007).

Au niveau des individus, il ne saurait être question de nier le processus de dégénérescence naturelle lié au vieillissement des personnes. Si ce processus est inéluctable, on peut néanmoins aller au-delà de la simple représentation sociale d’un vieillissement des individus conduisant à une réduction toujours plus forte de l’autonomie médicalement encadrée. Effectivement, la transformation des pratiques des personnes retraitées, sans tout régler, doit néanmoins être prise en compte dans notre façon de concevoir le « vieillir ». Les personnes issues du baby-boom sont plus actives, mieux informées et plus outillées que les générations précédentes sur les façons de se maintenir en santé, si bien que l’on peut s’attendre de cette génération qu’elle demeure plus longtemps en meilleure santé physique et mentale que les précédentes (Barondess, 2008).

Si les modalités des programmes redistributifs, les modes de vie et les manières de vieillir évoluent, vieillir pose-t-il alors vraiment problème ? Et à qui ? Aux pouvoirs publics ? Aux individus vieillissants ? Aux structures et aux individus qui prennent en charge le vieillissement ? La révision des politiques publiques de gestion des âges de la vie et de la couverture des risques sociaux de concert avec la transformation des pratiques individuelles dans les âges avancés de la vie permettent-elles de poser autrement la question du vieillir dans les sociétés occidentales ?

Le présent numéro de Lien social et Politiques propose un ensemble de textes accordant une attention soutenue aux transformations liées au phénomène du vieillissement démographique dans plusieurs pays, aux niveaux collectif et individuel. Nous proposons de développer ces questions à partir de quatre angles d’analyse qui forment les différentes parties de ce numéro.

La gouvernance sociale du vieillissement démographique

Comme son titre l’indique bien, la première partie propose d’aborder le vieillissement démographique sous un angle macroscopique, c’est-à-dire de considérer les grandes transformations qui se produisent au niveau démographique et la façon dont elles interagissent avec l’organisation sociale dans différents pays fortement industrialisés.

Si le texte de Jacques Légaré s’inscrit explicitement dans la vision positive du phénomène du vieillissement démographique, il souligne du même coup l’importance, pour les gouvernements des pays occidentaux, de bien prendre en main l’arrivée des baby-boomers dans les âges de la retraite et de la vieillesse. Son article propose une description analytique de ce phénomène international, à partir de la réalité québécoise, ainsi que des pistes de réflexion sur les correctifs à envisager pour adapter les programmes sociaux de façon à favoriser une meilleure équité entre les générations.

Le texte de Daniel Béland, pour sa part, nous met en lien avec la nature idéologique du concept de vieillissement démographique. À partir du cas de la campagne infructueuse lancée par George W. Bush en novembre 2004 en faveur d’une « privatisation partielle » des retraites aux États-Unis, Béland montre comment l’idée d’un « choc démographique » a servi à justifier la nécessité d’entamer la réforme du régime fédéral d’assurance-vieillesse.

Barbara Da Roit et Blanche Le Bihan montrent comment le développement de dispositifs de cash for care a contribué, en Italie comme en France, à confier à d’autres personnes que les membres de la famille une partie des tâches d’accompagnement des personnes âgées dépendantes. Pour autant, cela n’a pas entraîné une défamilialisation du care mais une transformation des pratiques des familles, plus orientées vers la coordination de l’accompagnement que vers la fourniture de soins directs de manière continue.

« Bien vieillir » : des injonctions publiques aux pratiques individuelles

Relever le défi social du vieillissement a orienté l’action des États occidentaux vers la promotion de formes de vieillissement propres à minimiser les coûts publics de la prise en charge du groupe toujours plus nombreux des personnes âgées. À la croisée de préoccupations économiques et de santé publique, les recommandations pour « bien vieillir » prônent ainsi un vieillissement « actif » et « en bonne santé », et tentent de mettre en forme, voire de normer, les pratiques individuelles dans cette perspective. Dans quelle mesure les personnes âgées se conforment-elles aux injonctions publiques ou échappent-elles au contraire aux normes qui entendent les encadrer ?

Les retraités en formation dans les Universités Tous Âges, analysés par Aline Chamahian, apparaissent bien comme les porteurs d’un vieillissement « actif », qu’ils soient motivés par une volonté d’achever leur formation comme « citoyens éclairés », ou qu’ils cherchent à se reconvertir, professionnellement et socialement. La composition sociale de ce groupe, constitué pour l’essentiel de membres des couches moyennes et supérieures, attire cependant l’attention sur le fait que les normes du « bien vieillir » et de l’activité à tous les âges entrent plus facilement en congruence avec les pratiques des classes moyennes qu’avec celles des autres catégories sociales.

Dans un autre registre, Pia-Caroline Hénaff-Pineau montre que la pratique sportive des retraités, en augmentation régulière, aussi bien si l’on considère la succession des générations que le parcours de vie des cohortes âgées, déborde bien souvent la recommandation médicale d’une activité sportive « raisonnée, régulière et raisonnable ». Si les sportifs âgés entendent repousser le vieillissement, leurs pratiques dessinent des manières de vieillir différentes : au principe « d’économie des forces » qui gouverne les activités physiques des femmes de milieu populaire pratiquant la gymnastique volontaire, s’oppose la « surenchère d’efforts » des adeptes des marathons, alors que les joueurs et joueuses de tennis mettent l’accent sur la convivialité de ce sport.

Les transformations des pratiques alimentaires au moment du veuvage permettent également à Philippe Cardon de montrer que si le vieillissement pose effectivement problème aux personnes âgées, les manières de s’adapter aux transformations imposées par le vieillissement, comme la solitude, la maladie chronique ou le handicap, sont durablement structurées par les appartenances de genre et de classe. Les personnes âgées « bricolent » ainsi leurs menus, partiellement en se conformant et partiellement en échappant aux prescriptions et proscriptions nutritionnelles afin de conserver leurs habitudes alimentaires.

Représentation sociale du vieillissement et diversité du « vieillir »

Le principal problème que pose le vieillissement ne résiderait-il pas d’abord dans la perception que nous en avons, simplificatrice à l’extrême, et qui occulte les diverses manières de vieillir ou d’accompagner le vieillissement ?

Alain Thalineau et Laurent Nowik, en explorant les mobilités de « milieu de retraite », montrent que les déménagements à cette époque de la vie obéissent à deux logiques : la recherche de restauration d’une « sécurité ontologique » (Giddens, 1994) fragilisée par des événements rupteurs, comme la maladie ou le décès du conjoint, et le désir d’épanouissement dans un cadre plaisant. Des mobilités « hédonistes » peuvent ainsi avoir lieu à des âges élevés.

Le texte de Vincent Caradec insiste sur la pluralité des expériences d’accompagnement d’un proche vieillissant : présentée comme un « fardeau » dans la littérature scientifique comme dans le sens commun, cette expérience peut revêtir d’autres significations pour les aidants, selon leur statut familial et le sens accordé à l’aide. Si l’aide-altération et l’aide-contraintes évoquent le fardeau, l’aide-engagement, qui donne un sens à la vie de l’aidant, et l’aide-satisfaction constituent deux modalités de l’accompagnement peu mises en évidence dans le débat public.

Quant au texte de Laure Blein et de ses collaborateurs, il présente les contradictions des baby-boomers aidants québécois : refusant le vieillissement, synonyme pour eux d’appauvrissement financier et social, ils entendent bien le repousser plus loin possible. Dans leurs discours, le vieillissement apparaît comme une malédiction, contre laquelle il convient de se prémunir individuellement par une gestion active de sa santé. Pourtant, ils souhaitent vieillir « entre amis », et s’ils refusent de peser sur leurs enfants, ils n’hésiteront pas à solliciter les services publics en cas de dépendance.

L’adaptation des services aux personnes dépendantes

Dans cette section sont abordées les questions touchant aux transformations des services publics en lien avec un nombre croissant de personnes dépendantes.

Comme le soulignent Jean-Pierre Lavoie et Nancy Guberman, à l’instar de plusieurs modèles de fourniture des services aux personnes dans le monde, la politique québécoise mise beaucoup sur un partenariat entre l’État et la famille pour dispenser les soins aux personnes. Toutefois, les attentes implicites entretenues par les intervenants professionnels et les proches aidants quant à leurs rôles respectifs peuvent diverger de façon significatives, et créer des tensions dans leurs rapports.

Le texte d’Elise Finielz et Françoise Piotet se penche sur la difficile opérationnalisation de la notion de fragilité par la CNAV dans le cadre d’une politique de prévention de la dépendance. En effet, cette politique manque partiellement sa cible, soit les personnes « socialement fragiles », en raison de difficultés d’évaluation d’une situation complexe à l’aide d’outils administratifs conçus dans d’autres contextes que l’aide à domicile, de difficultés d’accès des populations les plus fragiles aux services sociaux et de l’inadéquation des services proposées aux demandes de ces personnes âgées.

L’article d’Yves Couturier et de ses collaborateurs, enfin, indique certaines difficultés liées à l’adoption de modèles d’organisation des soins et des services de santé aux personnes en perte d’autonomie dans un autre contexte national. Plusieurs pays sont confrontés au problème du vieillissement démographique et de l’adaptation des services à une clientèle en perte d’autonomie requérant des soins et services complexes. Toutefois l’adoption en France d’un modèle d’intégration des services aux personnes âgées en perte d’autonomie ayant connu un excellent succès au Québec, pose des défis de taille. Effectivement, Couturier et al. montrent que la réceptivité des milieux d’accueil est entravée par des logiques d’action publique différentes de celle du milieu d’origine.

Ainsi, plutôt que de décrire le vieillissement uniquement comme un problème ou un défi social, au niveau tant individuel que collectif, ou de prendre le contrepied de cette représentation commune, en y voyant au contraire une opportunité, ce numéro de Lien social et Politiques invite à en penser la complexité, en faisant apparaître la grande diversité des vieillissements, et de leurs prises en charge, qu’elles soient opérées par les individus vieillissants, par des professionnels ou par les autorités publiques. Les différents articles ici rassemblés permettent en effet de penser les formes modernes que prend l’ambivalence du vieillir, aux différentes échelles sociales où il est analysé, et de dépasser la vision pessimiste qui prévaut dans les représentations sociales.