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Dans le lien de filiation contemporain, l'affection pour les enfants et l'obligation de soins à leur égard s'entremêlent. À mesure que la maternité et la paternité ont été exaltées comme des expériences renvoyant au registre du bonheur, de l'enchantement, le souci manifesté pour le bien-être des plus jeunes n'a cessé de grandir. Cet article souhaite comprendre l'articulation entre l'épanouissement dans la parentalité et la charge que l'enfant représente, en recourant à la responsabilité.

La responsabilité pour Autrui dans le lien de filiation contemporain

Pour parvenir à cette fin, il importe de préciser les contours du concept de responsabilité. La responsabilité se définit classiquement en droit civil par « l'obligation de réparer le dommage que l'on a causé par sa faute », et en droit pénal par « l'obligation de supporter le châtiment » (Ricoeur, 1995). Or l'idée que la responsabilité se réduise exclusivement à l'obligation de réparer et de subir la peine ne fait plus consensus parmi les auteurs qui se sont penchés sur son analyse. Il revient sans doute à l'éthique contemporaine d'avoir saisi avec le plus de pertinence les transformations sémantiques de cette notion. Tout se passe comme si « le rétrécissement du champ juridique était compensé par une extension du champ moral de la responsabilité » (ibid. : 61). Pour trois auteurs aussi différents qu'Emmanuel Levinas (1974; 1982), Zygmunt Bauman (1993) et Hans Jonas (1998), la responsabilité est une réponse irrécusable, incessible et non résiliable de l'individu à l'égard d'Autrui. Elle se définit comme un lien qui unit intimement Ego et son prochain. L'individu responsable est celui qui se conçoit comme le « gardien » de son frère (Levinas, 1974). Est accordée à Autrui cette priorité autrefois reconnue à Ego dans l'analyse des phénomènes moraux. Assigner un individu à sa responsabilité signifie alors le sommer de répondre de l'autre dont il a la charge : « dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard; sa responsabilité m'incombe  » (ibid., 1982) [1].

L'accroissement incontestable du poids de la responsabilité individuelle se trouve singulièrement bien représenté par les caractéristiques propres au lien de filiation contemporain. Les parents sont à juste titre considérés par Jonas comme des « paradigmes éminents » de la responsabilité [2]. Tout d'abord, les obligations se sont diversifiées : les parents sont mis en demeure de répondre de tous les aspects de l'existence de leur enfant, de sa sécurité, de la plénitude de son être, de sa maturation psycho-physique et de sa réussite scolaire et sociale [3]. Le suivi constant assuré par les parents ne les décharge pas d'avoir à répondre de cas de négligence manifeste. La responsabilité des parents peut même être engagée lorsque leurs enfants sont à l'origine d'un dommage causé à un tiers [4]. Ensuite, les soins prodigués aux plus jeunes se prolongent au-delà de l'enfance, touchent l'adolescence et une partie de la jeunesse. La production d'un individu socialement intégré au monde des adultes s'étant étirée, la construction de l'autonomie au quotidien, tout comme l'obtention d'une indépendance définitive, voient les parents fortement impliqués dans leur rôle de partenaires du processus qui mène les jeunes à assumer leurs propres responsabilités [5]. Pour le dire avec Jonas : « le pur être comme tel et ensuite le meilleur être de ces êtres est ce que le souci parental a in toto en vue » [6] (1998 : 200). De la totalité de la tâche éducative découle sa continuité. Son exercice ne pouvant s'interrompre, il s'apparente à une charge, car l'occupation des enfants devient aussi la préoccupation des parents.

Pour que cette conception de la responsabilité, entendue comme « principe absolu » (Bauman, 1993), pénètre dans le corps social et influence les comportements des parents, il a été nécessaire qu'elle soit portée par un phénomène historique de grande envergure : la revendication du droit à l'ingérence dans les affaires familiales. Celle-ci a été réalisée, au cours du XXe siècle, au nom d'un bien suprême, l'enfant. Depuis au moins un siècle, les effets de l'éducation parentale sont évalués par un personnel qualifié, né du développement des sciences humaines, qui détient la bonne définition du métier de parents (Singly, 1993). L'avènement du recours à la caution scientifique des experts afin de juger les pratiques éducatives n'a pas évincé la responsabilité parentale. Bien au contraire, c'est dans l'ère du soupçon à l'égard des parents que les tâches éducatives acquièrent toute leur visibilité, se multiplient et se professionnalisent (Donzelot, 1977). Une plus grande vigilance à l'égard du danger que les parents représentent pour leurs enfants s'accompagne d'une plus grande demande d'implication de leur part. Loin de déresponsabiliser les parents, l'avènement de la critique de leurs actions contribue à faire d'eux les interlocuteurs exclusifs des autorités publiques et des experts.

Une analyse en termes de trajectoire biographique des parents

Cet article s'inspire de l'idée de Jonas qui consiste à considérer le métier des parents comme tourné vers l'avenir. Si l'on admet que l'éducation parentale est orientée vers l'apprentissage des statuts, rôles, normes et codes qui permettront à l'enfant son insertion progressive au sein de groupes sociaux externes à la famille, il importe de suivre les transformations de ce travail. On se penchera alors sur les différentes définitions de la responsabilité mobilisées par les parents à trois moments clefs de leur trajectoire biographique : au commencement de la prise en charge, à la naissance du premier enfant, lors de sa reformulation, après l'adolescence, au moment de sa cessation, avec l'établissement définitif des jeunes dans un foyer indépendant. À la naissance de l'enfant, les mères et les pères s'engagent à être responsables du nouvel être dans tous les aspects de sa vie. Par la suite, leur éducation consiste à fournir les moyens qui rendront leurs enfants peu à peu autonomes, pour finalement leur transmettre des aptitudes qui les conduiront à être responsables d'eux-mêmes et de leurs actes. Dans cette perspective, la carrière parentale peut être décrite comme un processus d'engagement et désengagement relatif, avec transfert de responsabilité [7].

Vigilance continue et disponibilité totale des mères à la naissance de leur premier enfant

Le modèle de la femme au foyer, mis en place dès la moitié du XIXe siècle et dominant pendant une centaine d'années, implique l'unification des figures de porteuse, maternante, nourricière et éleveuse [8]. En réaction à ce modèle, les batailles du féminisme contre la maternité contrainte, silencieuse, vécue comme un enfermement de soi, la maîtrise de la fécondité grâce à la diffusion de la contraception, la scolarisation massive et l'entrée des femmes sur le marché du travail ont permis l'avènement d'une maternité consciente, élective et vécue comme une expérience intime. La maternité est devenue l'aboutissement d'un désir, elle s'est transformée en source de joie et en marqueur fort de l'identité féminine (Knibiehler, 1997). L'investigation massive de la maternité par les sciences humaines en général et psychologiques en particulier et la vulgarisation des recherches par des best-sellers ont contribué aussi à faire perdre à la grossesse, à l'enfantement et à l'élevage des enfants leurs évidences ancestrales. Mais à côté de l'épanouissement de soi, cette prise de conscience a impliqué une plus forte inquiétude à l'égard du bien-être des enfants et l'émergence des craintes liées aux occupations maternelles.

On constate une intériorisation frappante chez les mères des discours véhiculés par certains experts. Prenons pour exemple un ouvrage sur la maternité destiné au grand public. Il a l'avantage d'être récent, d'avoir donc bénéficié des critiques à l'égard des théories sur les carences affectives maternelles qui ont prospéré dans les années 1960, et qui faisaient de l'attachement de la mère au bébé et de la qualité des soins les éléments nécessaires au développement psycho-affectif du jeune [9]. Bien que les théories psychologiques aient fortement évolué, on trouve encore affirmée dans ce livre — et dans bien d'autres — la prépondérance de la mère dans le soin et l'éducation du bébé. L'auteur précise que « les soins maternels constituent une peau, une enveloppe, ils sont vitaux, tout changement de personne s'occupant du nourrisson peut créer un traumatisme grave. Certains bébés séparés de leurs mères les premières semaines peuvent somatiser une maladie mortelle » (Bergeret-Amselek, 1996 : 35). La transmission intégrale de la mère au bébé [10] implique une disponibilité persévérante, car toute « faillite de l'environnement constant, défaillance dans la qualité des soins essentiels, a pour conséquence l'anéantissement de l'individu dont la continuité d'existence est interrompue » (ibid. : 39).

Ces thèmes se retrouvent dans le discours des femmes primipares, car la nécessité et l'exclusivité des soins maternels, le risque de provoquer des traumatismes graves en cas de changement de la personne qui s'occupe du bébé, la conscience d'une transmission intégrale du fonctionnement — et de l'éventuel dérèglement — psychique de la mère à l'enfant définissent ce qu'est la charge de l'enfant chez les femmes interviewées. « Être mère veut dire s'occuper de quelqu'un qui n'a pas demandé à être là, qui n'y est pour rien, et qui demande qu'on soit toujours à côté de lui, le jour, la nuit, les jours fériés et les autres » dit Françoise. Désirer l'enfant, s'inquiéter de son épanouissement et s'en occuper personnellement forment trois éléments qui s'articulent de façon majeure pour assigner le lien maternel contemporain à la responsabilité pour Autrui. La vigilance continuelle, la disponibilité totale (Bloch et Buisson, 1999) sont les modalités du rapport de la mère à son premier enfant.

Injonctions à faire, craintes de mal faire

Une telle représentation du rôle maternel explique des sentiments de culpabilité diffuse qui se manifestent avant même qu'une action soit entreprise. Si l'on estime pouvoir être à l'origine d'un malaise chez l'enfant, un sentiment de faute se développe. Florence raconte comment elle a appris à associer la responsabilité à la crainte de nuire à son bébé. À l'âge de quatre mois, sa petite fille a eu des ennuis de santé. Or, Florence avoue avoir quand même pris la décision, partagée avec son conjoint, de rentrer au mois d'août chez ses parents, au Portugal, en faisant le voyage en voiture. « Je me suis sentie très proche d'elle (sa fille), parce que là je savais qu'on prenait de grosses responsabilités en faisant un gros voyage en plein été avec un nourrisson qui était quand même malade. » Bien que le voyage se soit bien déroulé et que l'enfant n'ait pas pâti du déplacement, Florence ne cesse de penser aux conséquences qui auraient pu découler de leur décision.

La multiplication des conseils et leurs décalages avec le soin quotidien du bébé demandent un ajustement. Il revient en dernier ressort à qui détient la charge de l'enfant d'effectuer un choix. « De toute façon, avance Marie, quand tu as un enfant, tout ce que tu as appris ne sert quasiment à rien… enfin j'exagère, mais tu vois, moi je me suis vraiment investie, j'ai acheté des livres, j'en ai emprunté d'autres, je me suis renseignée. Mais c'est comme la cuisine, c'est pas dans un livre de cuisine que tu apprends à cuisiner, tu as des idées, mais après c'est à toi de mettre la main à la patte, de faire ta propre cuisine. » Et même lorsque les interviewées insistent sur le soulagement venant de la lecture des livres spécialisés [11], l'évolution permanente de leurs contenus entraîne les femmes dans le cercle infernal de l'expertise. Plus on suit ces conseils, plus on semble douter du bien-fondé de ses pratiques. « Au bout d'un moment j'ai décroché, dit Claire, non mais… déjà que tu doutes toi-même quand tu es là seule devant le bébé, que le fait d'avoir un tas d'informations discordantes empêche après de trancher. »

La place du père dans le discours des primipares

Du fait de l'électivité, la charge d'enfant correspond à un engagement. Les mères se portent garantes de la personne qu'elles-mêmes se sont confiée. Or cet acte d'auto-fondation est soutenu par une transformation identitaire, les femmes devant construire leur nouvelle dimension de mères [12]. D'où cette préparation à la grossesse, à l'accouchement, d'où l'anticipation de leur rôle que beaucoup d'entre elles relatent. Mais c'est aussi la validation par le regard du conjoint qui soutient cette intégration de la maternité dans l'identité féminine. Se fait sentir la nécessité de partager avec son conjoint la responsabilité de l'enfant [13].

Toutefois, cette plus grande participation des pères ne va pas toujours de soi. Les énoncés des interviewées oscillent entre le registre de l'égalité dans l'identité et le registre de l'égalité dans la différence (Cicchelli, 2001b). Les mères ne cessent de se référer au devoir de leurs conjoints de s'impliquer dans les soins au bébé, tout en justifiant un plus grand investissement de leur part en raison de la spécificité de la relation maternelle, de la puissance de l'amour maternel pour l'épanouissement du bébé. Ainsi ont-elles envie de faire participer le père à la construction de la relation — ce serait aussi son droit — tout en étant conscientes que le lien paternel est forcément médiatisé par elles. « C'est méchant pour le père, dit Caroline, mais tu vis à 90 pour cent pour ton gosse quand même. Le père passe réellement après quoi… moi j'étais pas comme ça avant et maintenant je me dis que je m'en fous s'il passe après, c'est pas grave. » Les interviewées se demandent quelle place faire au père au cours de la grossesse, de l'enfantement, de l'élevage, comment faire en sorte qu'il accède à une relation spécifique, propre, avec l'enfant, sans que cela remette en cause la priorité du lien maternel. « C'était important pour moi que Frédéric s'occupe bien de Paul, qu'il s'en occupe vraiment, qu'il puisse jouer avec et aussi faire le reste quand j'étais fatiguée » dit Nathalie. Elle s'explique longuement sur ses tentatives d'impliquer son conjoint, au départ plutôt réticent. Dès le retour de Frédéric de son travail, elle lui montrait comment tenir l'enfant, le changer, le laver, le parfumer. Pourtant, Nathalie est consciente qu'« une mère et un père, c'est pas la même chose » et qu'au nom de l'intérêt de l'enfant, une certaine asymétrie est nécessaire. En dernière instance les soins maternels sont plus bénéfiques que ceux dispensés par les pères. Du point de vue des femmes, la maternité est un domaine des relations conjugales qui oscille entre une définition individuelle-maternelle et une autre collective-conjugale.

La question sociale de l'implication des pères

Autant nos sociétés énoncent ce qu'est la maternité contemporaine, autant elles sont longtemps restées muettes sur ce qu'est la paternité. Accusés de ne pas être assez impliqués, les pères ont le plus souvent été laissés seuls devant le fardeau d'inventer leur nouveau rôle [14].

Les discours sur la nécessité de l'implication des pères ont été nombreux au cours du XXe siècle. L'historien américain Robert Griswold (1993) a identifié d'importantes évocations de défaillances paternelles dès la fin du XIXe siècle, quand s'impose dans les classes moyennes américaines une nouvelle conception des rapports entre les sexes et les générations, plus tournée vers la réalisation de soi, le respect mutuel, les satisfactions d'ordre affectif. L'industrialisation massive et la diffusion d'idéaux matérialistes et individualistes sont désignées comme étant à l'origine d'une crise de l'autorité paternelle. Essentiellement masculine, la première vague de salarisation de la société américaine aurait contribué à séparer les pères de leurs enfants, soumis à la domination des mères restées au foyer. Le débat sur l'absence du père rebondit lorsque d'autres études établissent une relation de causalité entre la dissociation familiale et la délinquance. Ce n'est plus l'éloignement professionnel qui est en cause, mais une structure familiale amputée de la présence du père, source de carence [15]. Après la Deuxième Guerre mondiale, les effets d'une séparation prolongée ou définitive des pères et de leurs enfants du fait de la guerre sont étudiés. Le bien-être psychologique des enfants sans père semble menacé, leur développement physique, intellectuel et moral grevé, entraînant pour eux une importante difficulté d'insertion sociale. Pour les garçons sans père se pose aussi la question de la carence potentielle d'un modèle positif sur lequel modeler leur masculinité. Certains craignent qu'une fois adultes ces garçons soient homosexuels ou délinquants. Les premières décennies du XXe siècle voient donc surgir un débat qui se prolonge tout au long du siècle. La promotion d'un père moins pris par ses occupations professionnelles, plus présent, plus proche de ses enfants du point de vue du temps passé avec eux se renforce.

Les efforts les plus récents en faveur d'une paternité responsable naissent du réveil des constats pessimistes sur le devenir de la paternité. Aux États-Unis, par exemple, le retour de la figure paternelle dans le débat politique et social s'est réalisé au moment même où elle a été considérée à nouveau comme un problème. Affleure la crainte d'une société sans pères (fatherless society) dans un contexte où, si le divorce se banalise, l'exclusivité du lien de filiation reste une norme. Selon un livre assez récent, l'absence des pères est à l'origine du déclin du bien-être des enfants et a des répercussions alarmantes sur la propension des adolescents au crime, aux grossesses précoces, à la violence et aux abus sexuels (Blankenhorn, 1995). Dans un discours de 1995, l'ancien président américain Bill Clinton a déclaré que le plus grave problème de la société américaine était l'absence croissante des pères des maisons où vivent leurs enfants (Lupton et Barclay, 1997). L'année suivante, l'allocution présidentielle de la Fête des Pères a été centrée sur un portrait de la paternité conciliant affection, tendresse, force et sécurité, quatre fondements sur lesquels « les enfants bâtissent leurs vies » (ibid.). Les années de la présidence Clinton ont impulsé au niveau fédéral le développement d'organismes et d'observatoires sur la paternité, l'organisation de colloques, la commande de nombreux rapports. La recherche sociologique n'est pas restée indifférente au débat social. Elle a érigé les notions de responsabilité, d'engagement ou de disponibilité en entrées parmi les plus utilisées pour caractériser l'implication des pères dans la paternité contemporaine.

En France, les autorités politiques ne sont pas en reste. Elles soutiennent une paternité responsable en l'inscrivant dans le partage de la charge de l'enfant entre conjoints. Dans le cadre de l'accouchement, le ministère de l'Emploi et de la Solidarité a annoncé, au cours de la dernière conférence de la famille (juin 2001), un allongement du congé de paternité à la naissance du bébé : de trois jours, il a été porté à deux semaines.

Le désir féminin d'enfants dans le discours des pères

La puissance, l'ancienneté et l'assurance du désir maternel — traits typiques de la maternité dans les représentations masculines — alimentent le sentiment de décalage entre les sexes. De ce point de vue, la plus grande symétrie entre les sexes ne rime pas avec une symétrie entre les figures de parentalité; aujourd'hui encore, certains pères ne se considèrent comme tels que par la médiation symbolique de leur conjointe. Au moment où la plupart des pères se convertissent au bonheur paternel, il arrive qu'ils se sentent exclus du partage des expériences de la parentalité. Des sentiments d'extériorité et de mise à l'écart lors de la grossesse, de l'accouchement et du post-accouchement poussent certains d'entre eux à estimer que les femmes seraient les actrices de la parentalité, les hommes des spectateurs. La complicité prénatale conjugale ne semble pas concerner tout le monde. Les pères interviewés considèrent que le désir d'enfant est comparativement plus précoce, viscéral et constant chez leur conjointe (Villata, 1999). L'anticipation du rôle de parent par l'imagination de situations concrètes d'interaction avec l'enfant à venir apparaît comme une pratique quasi exclusivement féminine, les hommes estimant avoir consenti à l'entrée dans la paternité en raison de l'insistance de leurs conjointes. D'après Fabrice, Nathalie, sa compagne, « avait déjà imaginé l'enfant », par le fait « de le porter »; il en déduit que « depuis plus longue date, elle avait le désir et elle entrevoyait ce que ça pouvait être ». Fabrice reconnaît alors l'impact capital qu'a pu avoir le désir féminin d'avoir un bébé sur la décision du couple : « c'est plutôt elle qui avait vraiment un désir et ce depuis assez longtemps, et j'ai plutôt suivi, quand même, qu'anticipé le fait d'avoir un enfant… c'est vrai que pour être honnête, c'est plutôt elle qui a impulsé le mouvement que le contraire. Donc, c'est un petit peu comme une expérience qu'on m'aurait amené à faire, il fallait que quelqu'un m'incite à le faire ». Pour bien marquer l'asymétrie entre les sexes, Fabrice conclut que s'il avait rencontré une femme moins décidée à avoir un enfant, ou s'il y avait eu une défaillance physiologique, il n'aurait pas eu d'enfants et, surtout, il n'aurait pas ressenti « le manque de pas en avoir ».

La position de Fabrice ne saurait être exprimée aussi ouvertement par tous les interviewés. Certains, comme Charles, composent avec la détermination de leur conjointe, en évitant toutefois de se montrer seulement attentistes. Charles a résolu de prendre les devants afin de donner un contenu positif à son choix, afin de « ne pas se sentir obligé d'accepter » : « Vu qu'elle le désirait tellement, j'ai quand même souhaité rester dans le coup, pour qu'il n'y ait quand même pas trop de décalage entre nous, parce qu'on sait quand ça commence et on sait pas quand ça se termine, après on devient tellement différents qu'on sait plus qui est qui… donc j'ai voulu moi-même me mettre un coup de pied au cul et je lui ai dit : “je fais un enfant, je fais un enfant à ma future épouse, et comme ça, ça va m'obliger à me marier, à concrétiser et à m'engager”… mais c'est à la fois de mon plein gré et pour me forcer à faire quelque chose ». Il est rare que les pères interviewés invoquent le fait de donner de l'amour à quelqu'un comme la raison principale de la décision de faire un enfant. Distribuer et prodiguer de l'amour aux enfants serait ancré dans la maternité elle-même, c'est ce qui pousserait leurs conjointes à désirer un bébé. Stéphane se réfère explicitement à cet argument, en avançant que, chez son épouse, l'envie d'avoir un bébé était bien plus ancienne que leur relation. « C'est un peu étrange tout de même, de désirer un enfant sans être avec une personne définie, parce que mon épouse elle voulait déjà un enfant avant de me rencontrer… et à l'époque elle n'avait pas de petit ami. » Ainsi, pour atténuer sa gêne, ce père généralise les sentiments qu'éprouve son épouse en les étendant à toutes les mères : « je crois que de ce point de vue, on n'est pas pareils, les hommes et les femmes j'entends, elles ont besoin de donner de l'amour, alors avec un bébé elles sont comblées ». Charles aussi avance qu'à la différence des hommes, les femmes désirent un enfant pour offrir leur amour. « Ah c'est l'amour, l'amour, l'amour, parfois une mère ressent un trop-plein d'amour, elle sent que cet amour doit se diriger vers son enfant. C'est un besoin viscéral, c'est un besoin affectif, c'est un don de soi. »

Souci des générations futures et du bien-être de sa conjointe

On aurait toutefois tort de croire que la paternité se définit en creux. Les allusions à la responsabilité permettent de donner un contenu plus positif au rapport des pères à leur premier bébé. Tout d'abord, les hommes justifient le choix d'avoir un enfant en faisant référence au caractère inachevé du couple, à l'envie de le raffermir et de le consolider par la naissance d'une nouvelle génération qui leur permettra de se perpétuer et de laisser une trace, en inscrivant alors leurs considérations dans le temps long de l'enchaînement des générations. Laurent, Pierre, Mathias et Charles tiennent des propos semblables lorsqu'ils affirment qu'il y a un souci, « conscient ou non », chez l'homme de « laisser une trace », « d'exister au travers de quelqu'un d'autre », de « prolonger l'espèce humaine », d'être « dans un cycle où on intervient pour quelque chose qui continue ». La responsabilité dont ces parents parlent s'apparente plutôt à un souci envers les générations futures, se traduisant par l'impératif de perpétuation biologique et sociale de la communauté [16].

Ensuite, au lieu d'insister sur l'absence masculine de désir d'enfant, certains pères nuancent la différence irréductible entre les femmes et les hommes en recourant volontiers à l'argument de la désynchronisation dans la construction du rôle maternel et paternel. Beaucoup de pères affirment avoir pris conscience de leur paternité abruptement le jour de l'accouchement; peu d'entre eux font référence au changement du corps de leur femme, notamment aux rondeurs du ventre, comme facteur de familiarisation. De ce point de vue, la paternité correspond à une rupture dans leur biographie qui les fait passer d'une vie sans responsabilités à une autre remplie de responsabilités : « Alors tant que t'a pas eu d'enfant, tu peux pas comprendre ce qu'est la responsabilité, oui tu as des responsabilités au boulot, à l'égard de ta conjointe tu t'es déjà engagé, mais tout bascule quand tu deviens responsable d'un bout de chou » (Stéphane). Tant que l'enfant n'est pas visible (par l'échographie) ou physiquement présent (par l'accouchement), la paternité est une identité en puissance, non expérimentée. La conscience de procréer, qui renvoie à la définition de soi comme un individu pouvant féconder une femme, surgit bien avant la responsabilité de procréer, qui s'inscrit dans le fait d'assumer cet acte. La période qui précède la naissance représente par conséquent pour les hommes presque toujours une parenthèse caractérisée par le soutien matériel et psychologique à leur conjointe, surtout pour les grossesses à risque ou avec des problèmes de santé, par l'intérêt porté au bon développement du foetus et par la modification des activités sexuelles (Ventimiglia, 1996). C'est donc cet aspect qui est évoqué par eux pour nommer le début de leur implication (Villata, 1999). Le soutien à la mère au cours de la grossesse, l'aide apportée le jour de l'accouchement renvoient à la revendication d'une présence rassurante et affective. Avant de se sentir responsables du bébé, ils se sentent en devoir de protéger la mère qui le porte : « Alors là on peut pas dire que les hommes font rien… qu'on laisse nos femmes se débrouiller toutes seules… déjà on se sent très concernés par la grossesse, on surveille, on est plus attentif que d'habitude, on prend en charge les travaux lourds pour préparer l'arrivée du bébé, moi par exemple, j'ai monté le lit du petit, il était hors de question qu'elle le fasse toute seule » (Mathias). En revanche, à partir de l'accouchement, ils se sentent investis de l'obligation d'oeuvrer à la séparation de la dyade mère-enfant, en participant eux-mêmes aux soins à l'enfant.

La reformulation de la responsabilité après l'adolescence

Si l'engagement dans la parentalité signifie, aux yeux des parents, le fait de répondre des enfants dont ils ont la charge, à partir de l'adolescence, le contenu qu'ils donnent à la responsabilité se modifie. Il s'agit alors d'assigner l'adolescent et le jeune adulte à assumer leurs actes, aussi bien dans le cadre de l'univers scolaire que dans celui de la vie amicale et sentimentale. Comme dans le cas de l'accès à la primo-parentalité, l'engagement renvoie à la notion d'assumer ses actes à l'avenir. La différence substantielle est que dans le choix de procréer, le fait de rendre des comptes sur le bien-fondé de la décision est un aspect largement minoritaire. Dans le cadre du prolongement de l'éducation à l'adolescence et pendant une partie de la jeunesse —pour les étudiants et les chômeurs notamment — il s'agit plus spécifiquement d'être rappelé à la réalisation de la promesse. L'objectif des parents consiste à faire advenir la maturité chez un individu qui n'est pas encore considéré comme adulte, en se proposant comme instance de médiation, de tutelle et d'accompagnement de ce processus (Cicchelli, 2001c). Si « une personne est ce sujet dont les actions sont susceptibles d'imputation » [17], il faut alors éveiller chez le jeune un regard réflexif qui le rende comptable de ses actions et qui conjure le risque de l'insouciance. Pour la mère d'Yves, un « étudiant insouciant c'est quelqu'un qui fait ses études, mais sans s'investir… qui profite trop de sa jeunesse — bon tout le monde a le droit d'être jeune hein, mais bon — c'est quelqu'un qui pense qu'il n'y a que ça, qu'il y aura que ça dans la vie, que la jeunesse dorée se terminera jamais ».

Cet aspect se combine avec un deuxième tout aussi important. Les comportements dits d'« assisté », de « rentier », loin de constituer seulement un échec pédagogique, sont ressentis par les parents comme une blessure identitaire. L'indolence des jeunes qui n'aideraient pas au bon déroulement de la vie domestique en prenant en charge certaines tâches domestiques peut être vécue par certaines mères comme une indifférence de leurs enfants envers leurs tentatives de ne pas être réduites à des rôles purement instrumentaux de « ménagères ». En parlant de sa fille Muriel, cette mère s'exclame : « Elle n'a aucun souci matériel, aucun souci d'entretien… elle ramène son sac de linge sale et puis elle repart avec, et c'est moi qui m'occupe de tout, de tout, là je pense que je l'ai pas assez responsabilisée au niveau de son linge et parfois il y a des bagarres entre nous… parce que Muriel elle a vingt ans quand elle veut, elle a deux ans quand elle veut ». « Les parents sont pas au service de leurs enfants », affirme la mère de Ludovic. Faire appel à un code qui réglemente les échanges d'un point de vue moral, en termes de responsabilité, signifie exiger plus que le respect de la règle in abstracto. Les parents demandent à être considérés comme des personnes à part entière et non pas seulement comme des pourvoyeurs inconditionnels de ressources (Cicchelli, 2001d).

Assumer ses actes signifie en rendre compte

L'appel à la maturité suppose que les jeunes connaissent l'ensemble des valeurs qui inspirent la conduite des parents et les normes qui s'y rapportent. L'existence d'un code partagé entre les générations est à la base de la demande de réparation en cas d'infraction. Par exemple, si dans la plupart des familles les sorties des adolescents et des jeunes adultes deviennent plus fréquentes avec l'âge, il existe des règles demandant à l'enfant de signaler son retour à une heure plus tardive que d'habitude, ou le cas échéant son absence pour la nuit. Mais demander d'assumer ses actes signifie aussi évaluer la capacité des jeunes de savoir choisir. Si, dans le cas des filières universitaires notamment, le passage aux études supérieures relève le plus souvent d'un choix de l'étudiant (Galland et al., 1995), il n'empêche que les parents s'autorisent à évaluer le bien-fondé de sa décision. Dans le cadre des relations sentimentales, hautement tolérées, si l'on ne peut pas demander de rendre compte du choix, la requête est forte de justifier une bonne articulation entre la relation et la vie scolaire. Un flirt ne doit pas entraver le premier engagement d'un jeune scolarisé, c'est-à-dire la réussite dans les études. Dans ce cas-là, il s'agit alors moins d'évaluer l'adhésion à un code que de voir jusqu'où le jeune sait s'orienter de façon autonome dans la gestion de sa vie privée.

C'est lorsqu'on se penche sur la circulation des flux monétaires que ces aspects sont les plus révélateurs. On sait combien l'usage de l'argent est encadré par des normes à connotation morale (Gotman, 1995). D'ailleurs, la mère de Ludovic ne définit-elle pas un étudiant insouciant comme quelqu'un qui « profite de l'argent de ses parents » ? Si l'argent revêt une telle importance chez les interviewés, c'est qu'il se laisse plus facilement évaluer et quantifier, il constitue pour les parents l'un des plus puissants moyens de vérifier les conduites des jeunes. Les dispositifs monétaires peuvent varier : certains parents donnent de la main à la main, d'autres remboursent après achat, d'autres encore octroient des sommes fixes et régulières. Chaque option renvoie à une définition spécifique de ce qu'est la responsabilité. Dans le premier cas, il s'agit d'apprendre par imitation à contenir ses dépenses et à émettre une requête recevable. Dans le second cas, les parents estiment que les jeunes ont le droit de dépenser pour partie leur argent indépendamment du bon vouloir des parents, quitte à refuser de prendre en charge les éventuelles dépenses supplémentaires. Dans le troisième cas, enfin, les parents rendent à leurs enfants la responsabilité exclusive de la gestion de l'argent octroyé. Ce qu'il importe de souligner est le fait que dans tous ces cas de figure, l'évaluation de la responsabilité du jeune revient à légitimer le prolongement de la surveillance parentale dont ce dernier fait l'objet.

Les mots pour dire le départ des enfants

La nécessité d'inviter les jeunes à faire preuve de plus de responsabilité s'enracine dans la crainte que la prise en charge s'éternise (Maunaye, 1997). La vocation des parents à produire un individu socialement intégré prévoit la cessation de la prise en charge elle-même (de Singly et Maunaye, 1995). L'arrêt de la responsabilité parentale doit coïncider avec le fait que les jeunes accèdent à l'indépendance résidentielle et financière. Ainsi, la responsabilité cesse comme « naturellement », sans qu'il soit besoin de le formuler. C'est une pétition de principe constituant pour les parents le couronnement de leur travail pédagogique. Les interviewés décrivent un scénario, socialement institué, qui prévoit une suite d'étapes permettant aux plus jeunes de sortir de la famille d'origine et aux plus âgés de faire cesser la prise en charge. Pour cette jeune fille, la succession des événements est telle qu'« on s'en va de chez ses parents, on fonde sa famille, on vole de ses propres ailes ». Pour une autre, « normalement la suite logique, c'est que tu fasses ta vie à toi. Logiquement, après, c'est de trouver une âme soeur et puis de faire ta vie, de te créer ton cocon familial ». Chez les mères, l'attente est similaire : les enfants « quittent la maison, partent et se marient ». « Logiquement », « c'est la logique », « c'est la suite logique » sont autant d'expressions qui décrivent un cheminement type, qui doit faire passer l'individu par différents stades attendus [18] et qui renvoie à une pression sociale forte, instituant la séparation des générations comme une norme à respecter (Bonvalet, 1991).

L'obtention des diplômes, lorsqu'elle existe, l'insertion professionnelle, l'installation dans un logement indépendant ainsi que le temps mis par l'enfant pour accéder à ces situations permettent de façon rétrospective de conclure à une éducation réussie. Ainsi, les jeunes ne doivent pas prolonger le processus d'acquisition des attributs de l'indépendance. Néanmoins les acteurs sociaux ont des difficultés à donner des limites précises à la prise en charge parentale. Dans le cas de la décohabitation et de l'acquisition de l'indépendance résidentielle par le jeune lui-même, ils cherchent à fixer les bornes temporelles de cet événement et raisonnent en termes de « départ précoce » et de « départ tardif ». Si les parents ne savent pas dire avec précision à quel âge il faut partir, ils peuvent néanmoins indiquer les âges auxquels les enfants ne devraient pas avoir décohabité et ceux auxquels les jeunes doivent avoir déjà quitté le foyer parental. Si la prise en charge parentale doit cesser, elle ne doit toutefois pas s'achever trop rapidement. Ainsi, dans les représentations des interviewés, une « bonne » décohabitation sera réalisée entre 16 ans et 25 ans. Avant 16 ans, le départ est jugé trop précoce, après 25 ans, il est considéré comme trop tardif. Comme le dit cette mère, « arrivé 25 ans, même vu la situation géographique, je crois qu'il vaut mieux avoir chacun son territoire. Autant de chiens, autant de niches ». En cas de dépassement flagrant des seuils autorisés, les mères et les pères ont cette fois le devoir de faire cesser la prise en charge, tout en prenant garde de ne pas affecter les relations avec les jeunes. Notamment, il est des manières (les sous-entendus, les plaisanteries) pour inviter l'enfant à quitter la maison [19] (Maunaye, 2001a).

Comment entretenir les liens entre foyers indépendants ?

Quand les parents continuent d'aider les jeunes devenus autonomes par des transferts de biens, de services et de ressources monétaires, il s'agit le plus souvent d'interventions ponctuelles. Et même dans le cas d'aides substantielles, elles ne sauraient renvoyer à une prolongation de l'obligation de prise en charge : cela menacerait de donner à la relation les traits de la dépendance perpétuelle. Du côté des enfants non plus le don ne saurait être perçu comme un dû. Le nouveau principe que l'on mobilise pour nommer les transferts est la solidarité entre les générations. Celle-ci demande une nouvelle compétence de la part du donateur et du donataire. Le geste d'aide doit avoir certaines qualités, concernant la manière de donner, le montant du don et le volume du don. Il faut que le geste soit dosé, à propos et discret (Lemarchant, 2000). En expliquant les termes de l'échange convenu entre sa mère et elle, une jeune fille, Carole, montre bien ce double jeu subtil entre le solliciteur non demandeur et le donneur discret. Partie de chez ses parents pour s'installer avec son conjoint, Carole a quelquefois ressenti le besoin d'une aide parentale ponctuelle, lors de fins de mois difficiles, en tout début de vie indépendante. « Au départ, on n'avait pas les moyens de vraiment subvenir à nos besoins entièrement seuls. Ma mère ne me donnait pas d'argent mais on avait l'habitude d'aller faire des courses ensemble, ce qui fait qu'elle faisait mes courses, elle payait tout à la fin. » Le soutien parental s'est alors organisé de manière tacite, sans que la question de l'aide soit jamais débattue. Carole poursuit : « Je ne disais pas à ma mère : “Bon on n'a plus de sous” ou quoi que ce soit. Elle savait qu'en principe on tirait dur en fin de mois, donc elle me disait : “Tiens, je vais faire des courses, est-ce que tu veux venir avec moi ?” Et bon je savais que j'allais revenir avec quelque chose. C'était devenu presque une plaisanterie en fin de mois ». Dans l'échange se joue également la nature de l'aide. Les aides sous forme de biens consommables ou de biens d'équipement sont préférées aux aides sous forme d'argent, lesquelles soulignent trop spécifiquement la dépendance du jeune. Ainsi, Carole aimait mieux recevoir de sa mère des dons en nature que des dons en argent : « Il n'y avait pas le geste de donner de l'argent. C'était un don, mais en nourriture, donc c'était totalement différent pour moi. Je n'avais pas le sentiment de dépendre ».

Plus généralement, les parents évitent que toute intervention ou remarque soit perçue sur le mode de l'ingérence. Notamment, en visite chez leurs enfants, les parents observeront une attitude très prévenante et précautionneuse à l'égard du territoire des jeunes, attitude qui ne manque pas quelquefois d'étonner leurs enfants habitués, dans la cohabitation, à d'autres comportements. Cette fille a remarqué cette transformation : « Mes parents, quand ils viennent à la maison, ils ne se permettraient pas de dire quelque chose. Ils sont même très prévenants, c'est incroyable. Des fois, on a du mal à y croire. En fait, à la limite, ils sont moins à l'aise, ils ne prendraient pas la liberté de faire un tas de choses ». Une autre interviewée constate la même sollicitude chez ses parents : « C'est marrant parce que quand ils viennent ici, ils ne se sentent pas du tout chez eux et ils le font sentir aussi. C'est assez drôle d'ailleurs. C'est du style à ne pas oser prendre un truc dans le placard ou à demander quinze fois s'ils peuvent prendre un verre, ce qui est complètement idiot ».

S'écarter de la vie des jeunes correspond encore chez les parents à une demande implicite que les premiers prennent des initiatives visant l'entretien du lien, par des attentions régulières, des visites, des coups de téléphone (Maunaye, 2001b). Une responsabilité achevée n'est pas seulement une responsabilité de soi, mais aussi une responsabilité à l'égard des liens unissant l'individu à ses ascendants.

Conclusion

Cet article a proposé une approche dynamique du métier parental en comparant la signification de la prise en charge à trois moments significatifs : la naissance du premier enfant, le déroulement des études supérieures et le départ définitif du domicile parental. On a vu que la responsabilité constitue un moyen précieux pour suivre cette évolution, en raison de la multiplication des domaines qu'elle désigne et de l'extension des devoirs qu'elle suppose. Elle cesse de se définir exclusivement à partir du modèle juridique typique de la modernité (De Leo, 1996), qui prévoit l'imputation et la réparation, pour prendre en compte la dimension de la charge d'Autrui.

Lorsque l'enfant est en bas âge, les parents se considèrent entièrement responsables à son égard. Les interviewés associent le fait d'avoir un enfant à l'apprentissage d'un autre rapport à Autrui, qui ne se base plus sur « l'égoïsme », mais sur la satisfaction des besoins d'un être vulnérable et complètement dépendant. Avoir un enfant et s'en occuper veut dire faire preuve de qualités humaines et morales, écoute, attention, patience, prévoyance, disponibilité, don de soi. À cette étape de la parentalité, une sorte d'anxiété permanente se retrouve dans les entretiens, surtout chez les femmes, car l'injonction à faire entraîne toujours la crainte de mal faire. Quand l'enfant grandit, les parents lui demandent d'être responsable à son tour. En se désengageant peu à peu du fardeau de la totalité de l'existence de l'enfant, les parents évaluent si la transmission entre les générations à été opérée, dans le but de cesser tout rapport de nature éducative. L'engagement dans la parentalité entraîne une charge lourde et longue, qui somme l'individu de répondre de ses actes à l'égard de son enfant… et des actes commis par ce dernier. La reformulation et la cessation de cet engagement se réalisent selon un processus lent, au cours duquel les parents demandent à leurs enfants d'apprendre à rendre des comptes : développer chez les jeunes un regard réflexif, un soi attentif à la dimension morale et humaine des rapports entre les personnes (Cicchelli, 2001c) est le premier grand enjeu d'une éducation qui se poursuit à des âges inédits, tout du moins après l'adolescence. Par la suite, la dernière obligation des parents consiste à faire cesser toute forme de contrôle pédagogique (Maunaye, 1997). Ils sont alors rassurés que leurs enfants aient atteint l'âge des responsabilités et qu'ils aient appris à les regarder comme des personnes à part entière et non plus comme des pourvoyeurs inconditionnels de ressources.