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Introduction

Mi-décembre 2018, une trentaine d’habitants de Vaulx-en-Velin et une vingtaine de professionnels de la sécurité se sont réunis à huis clos durant un week-end pour élaborer ensemble des propositions permettant de passer de la confrontation entre forces de l’ordre et citoyens à la confiance. Un groupe de jeunes de la ville mobilisés par un centre social associatif de la commune dans le cadre d’une recherche-action participative avec des sociologues de l’ENTPE[1] sont à l’initiative de cet événement, qu’ils ont appelé « conférence citoyenne de consensus ». Le samedi, les deux panels (habitants et professionnels) ont été formés par des universitaires, et par des acteurs institutionnels et associatifs français et québécois[2] pour réfléchir aux enjeux et aux défis de l’amélioration des relations entre la police et la population. Tout au long de la journée du dimanche, ils ont ensuite élaboré des propositions, et en ont sélectionné conjointement douze allant de l’inclusion des citoyens dans la recherche de solutions concrètes à l’ouverture d’un chantier national pour mettre fin aux « contrôles au faciès », en passant par la transparence du métier de policier et sa redéfinition tournée vers la satisfaction du citoyen. Comment a-t-il été possible de créer un espace de dialogue et de travail, relativement improbable, entre citoyens des quartiers populaires et forces de l’ordre, qui a mené à l’élaboration de propositions conjointes ? Quels en ont été les effets à court et à moyen terme[3] ?

Dans les pays les plus préoccupés par l’approfondissement de la démocratie, l’un des enjeux essentiels concerne « la transformation des forces de l’ordre en service tourné vers le public » (Roché, 2016 : 11). La recherche de formes de policing plus démocratiques est d’ailleurs l’ambition centrale de l’approche dite de community policing qui s’est développée dans les années 1970 et s’est généralisée dans les années 1990 en Amérique du Nord. Sous cette étiquette coexistent différentes variantes et définitions de policing qui s’expriment tant dans les conceptions théoriques sous-jacentes que dans les déclinaisons concrètes (Bonnet, 2011). Le succès planétaire de cette approche ne témoigne pas moins de la nécessité souvent ressentie par les gouvernements et par la hiérarchie policière de consolider la légitimité de cette institution. Démocratiser la police, en faire un service public transparent, proche de la population et susceptible d’être requis de manière égalitaire par tout un chacun apparaît en revanche comme une gageure dans un contexte comme la France, où les policiers « estiment n’avoir pas de compte à rendre [à des citoyens] qu’ils tendent à concevoir comme des adversaires, voire des ennemis » (Fassin, 2011 : 322). De fait, la sécurité fait généralement partie des enjeux que « les pouvoirs publics […] considèrent trop sensibles, importants ou sérieux pour être discutés, et plus encore décidés, avec la population » (Cossart et Talpin, 2015 : 217-219).

À l’échelle locale, certaines expériences pionnières comme celle de l’Alma-Gare à Roubaix méritent toutefois d’être évoquées. Au début des années 1980, les initiatives de citoyens mobilisés dans ce quartier populaire du Nord de la France, haut lieu symbolique des luttes urbaines, ont permis de mettre en place un espace d’échange menant à des décisions coconstruites entre la population et les institutions pénales, dont l’objectif était d’améliorer les relations tendues entre la police et les habitants (Cossart et Talpin, 2015). Ce type de démarche impulsée d’en bas renvoie toutefois à un ensemble de conditions de félicité qui ne sont que rarement réunies : des citoyens auto-organisés et mobilisés dans la durée autour d’enjeux essentiels pour leur qualité de vie, l’accès à des connaissances et des sources d’expertise leur permettant de dialoguer d’égal à égal avec les professionnels et les élus, de fortes capacités de réflexivité et de pensée stratégique et, enfin, une configuration politique favorable. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, la participation des habitants est plus susceptible d’être instrumentalisée, voire dévoyée par les pouvoirs publics. Les démarches participatives peuvent alors contribuer à alimenter la suspicion, la peur de l’altérité, et même des stéréotypes raciaux et des pratiques discriminatoires (Marx, 1989 ; Purenne et Palierse, 2016).

Un regain d’intérêt pour la démocratie participative semble pourtant se manifester aujourd’hui en France dans le champ de la sécurité, que les initiatives émanent des pouvoirs publics, des habitants eux-mêmes qui cherchent à s’organiser pour peser de façon autonome sur ces enjeux, ou de groupes à la croisée de la sphère de l’action publique et de la société civile comme à Villiers-le-Bel. En 2010, à la suite de la montée de comportements de violence dans cette ville de la banlieue nord de Paris, un collectif d’acteurs de la société civile se crée, avec le soutien d’une collaboratrice de cabinet du maire de la ville formée aux méthodes du community organizing[4]. L’une des spécificités de ce collectif formé en majorité de femmes est de mêler étroitement le registre de la délibération (soirées-débats, espaces de médiation entre habitants) et le rapport de force (sit-in, tractages, rassemblements, etc.) (Evita, 2011).

Si les expérimentations démocratiques de ce type demeurent relativement isolées et éphémères, Virginie Malochet a mis en lumière la diversité des dispositifs institutionnels existant en France, allant des référendums locaux aux enquêtes de victimation, en passant par les marches exploratoires. Comme souvent dans le domaine de la démocratie participative, ces dispositifs permettent toutefois rarement d’aller (au mieux) au-delà de la consultation ou de la simple communication institutionnelle. Il est difficile d’obtenir une réelle transparence des données et la prise de décision revient, en dernier ressort, à l’institution (Malochet, 2017).

Ce sont ces limites que la conférence citoyenne de consensus de Vaulx-en-Velin a tenté de dépasser. Par rapport à d’autres « mobilisations expertes » reposant sur un répertoire d’action conflictuel (Bellot et Saint-Jacques, 2011), l’une des originalités de cette action est de privilégier des formes plus délibératives. La littérature a pourtant largement insisté sur la portée de la démocratie agonistique et des formes d’actions radicales pour obtenir des avancées tant procédurales que substantielles (Balazard, 2012 et 2015 ; Gamson, 1975 ; Talpin, 2016). Ce constat vaut particulièrement dans le cas des groupes dominés pour qui le registre disruptif favorise l’instauration d’un rapport de force permettant de peser sur le cours des choses. D’autres auteurs ont souligné parallèlement les limites d’une démocratie délibérative bénéficiant, dans les faits, surtout aux groupes dominants (Sanders, 1997 ; Young, 2000). Les expérimentations évoquées plus haut suggèrent qu’une participation délibérative inclusive et égalitaire est pourtant possible et peut même permettre à des groupes dominés de s’imposer dans l’action publique. C’est l’hypothèse que l’on propose de discuter dans cet article en examinant à la fois les caractéristiques endogènes du dispositif étudié et son environnement politique.

Quelques précisions préalables s’imposent au sujet des objectifs et de la place des chercheuses dans ce dispositif. L’événement ne vise pas à fabriquer un « consensus rationnel » qui parviendrait à mettre tout le monde d’accord en euphémisant la critique et l’expression d’opinions ou de valeurs divergentes. Il s’agit de réfléchir à la manière de « concevoir des dispositifs de délibération ou de participation qui ne chercheraient pas à abolir les conflits, mais au contraire parviendraient à en favoriser l’expression » (Blondiaux, 2008 : 135). C’est la raison pour laquelle les organisateurs de la conférence ont choisi d’hybrider différents modèles existants. Dans les années 1970, se développent aux États-Unis des conférences de consensus médicales réunissant des professionnels de la santé pour délibérer sur des enjeux médicaux spécifiques. Dans les années 1980, le Danemark s’en inspire et élabore un modèle de conférence où ce ne sont plus des professionnels, mais des citoyens profanes censés représenter la population qui se réunissent et élaborent un avis sur des choix scientifiques et technologiques (Boy, 2002). À Vaulx-en-Velin, l’enjeu était d’amener ces deux publics, professionnels et citoyens, à confronter leurs points de vue pour élaborer des recommandations conjointes, d’où l’appellation de « conférence citoyenne de consensus ». Dans ce contexte, il est alors envisageable de mettre à profit la neutralité du chercheur pour aider les acteurs sociaux à approfondir les controverses qui les opposent et à « s’accorder au moins sur ce qui fait débat, pour transformer leurs "différends" [...] en "litiges" » (Heinich, 2002 : 125). L’implication des auteures de cet article comme tiers garant dans cette démarche, mettant ainsi en oeuvre une forme de « neutralité engagée » (ibid.), a permis de mobiliser différentes sources. La participation observante a tout d’abord offert l’occasion de suivre pas à pas, de l’intérieur, les choix opérés dans la mise en place du dispositif. Elle a été complétée par l’analyse de sources écrites, ainsi que par la réalisation de focus-groupes et d’entretiens auprès d’une partie des participants afin d’appréhender les effets produits.

La première partie de l’article revient sur le contexte local qui a mené à la réalisation d’une recherche-action participative autour des relations entre la police et les jeunes, et sur les résultats de cette démarche. La deuxième partie présente le dispositif mis en place pour créer les conditions d’une participation délibérative égalitaire. La troisième partie est consacrée à la manière dont cette expérimentation a pu amener les participants à réinterroger les systèmes de représentation qui alimentent, de part et d’autre, la conflictualité entre forces de l’ordre et habitants. La dernière partie examine enfin les effets observables de cette conférence citoyenne sur l’action publique.

1. Les rapports conflictuels avec les forces de l’ordre : du quotidien des habitants de quartiers populaires à une recherche-action participative

La ville de Vaulx-en-Velin est connue pour les émeutes qui se sont déroulées sur son territoire en octobre 1990 à la suite de la mort d’un jeune motard percuté par une voiture de police. Ville populaire et ancien bastion communiste de l’Est lyonnais, Vaulx-en-Velin a vu sa morphologie sociale et urbaine se transformer à vitesse accélérée avec la construction massive de logements sociaux. Après les premiers programmes de grands ensembles dans les années 1960, la construction de 8 300 logements supplémentaires dans la Zone à urbaniser en priorité (ZUP) a favorisé l’afflux d’un grand nombre de ménages modestes aux trajectoires et aux origines diverses. La population de la ville a ainsi doublé de volume en l’espace d’une décennie, s’accompagnant d’une cohabitation parfois problématique entre les familles nouvellement arrivées et la population locale plus anciennement implantée (Zancarini-Fournel, 2004). Au début des années 1990, « la réputation de Vaulx-en-Velin n’est plus celle du cardon et de l’activité textile, ni celle d’une banlieue populaire et conviviale, mais devient celle d’une banlieue dégradée et violente à éviter [5]». Malgré le volontarisme des pouvoirs publics, l’image de dangerosité perdure, contribuant à une stigmatisation durable de la ville et de ses habitants dans les médias.

C’est dans ce contexte que nous avons mis en oeuvre, avec une professionnelle de la jeunesse et des jeunes de la ville[6], une recherche-action participative appelée PoliCité. Cette recherche visait au départ à appréhender le type de traitements inégalitaires expérimentés par les habitants de la ville, dans le prolongement de la recherche ANR EODIPAR[7] (Expériences des discriminations, participation et représentation). En expérimentant le travail de recherche sur un mode plus participatif, le but était de permettre aux personnes concernées de témoigner par elles-mêmes de leurs expériences, mais aussi de faire entendre leurs voix. Une première campagne d’entretiens (N=30) a mis en évidence la saillance des traitements défavorables par la police. Cet enjeu, qui faisait écho aux expériences personnelles des jeunes cochercheurs, s’est finalement imposé comme thème central de la recherche PoliCité, donnant lieu à une nouvelle campagne d’entretiens[8] (N= 45).

Les données recueillies ont permis de comprendre la prégnance des micro-agressions ordinaires entre jeunes et policiers, qui ne sont pas (nécessairement) de l’ordre des violences physiques et des manifestations ouvertes de racisme : aux discriminations « pures » bien documentées par la recherche, s’ajoutent des micro-agressions « du quotidien » (au sens de banales et systémiques). Ces conflits se traduisent par le recours à des formes d’échange familières, comme le tutoiement ou les confrontations verbales, auxquelles répondent les manifestations d’agressivité ou les provocations juvéniles. Même si les jeunes sont partie prenante, par leurs comportements, de ces formes ordinaires de conflictualité, elles sont tout sauf bénignes pour ceux qui y sont confrontés, du fait notamment de leur relative invisibilité et de l’impossibilité d’y remédier par le droit (Mohammed et Mucchielli, 2006 ; Jobard, 2006).

Comment alors dépasser ces tensions persistantes relevant notamment de conflits entre des représentations et des registres de valeurs que tout semble opposer ? Et dans quelle mesure le chercheur lui-même peut-il produire des effets pratiques sur ces conflits sans se départir de sa neutralité ? Le dispositif de la conférence citoyenne de consensus a été pensé pour répondre à ces deux enjeux.

2. Créer les conditions d’une participation délibérative égalitaire

Pendant les deux années qui ont précédé l’organisation de la conférence, les chercheuses ont donc formé à la recherche les jeunes du projet PoliCité, mais ont aussi organisé des temps de rencontre entre des professionnels du droit et de la sécurité publique, et les jeunes du projet. Chemin faisant, des pistes de solutions ont émergé. Parmi elles, la réalisation d’une bande dessinée permettant de déconstruire les préjugés réciproques entre jeunes et policiers a attiré l’attention des fondations et des institutions locales et nationales (Purenne, 2018). Au niveau du ministère de l’Intérieur, la relation entre la police et la population est devenue prioritaire avec le lancement du chantier de la « police de sécurité du quotidien » qui s’est ouvert en octobre 2017. L’un des enjeux était, selon le ministre de l’Intérieur, de « renouer le dialogue avec les jeunes dans les quartiers en difficulté, de faire baisser la tension entre ces jeunes et la police » et, plus largement, de « retisser le lien police-population [9]».

Pour mettre à profit ce moment politique propice au changement, les jeunes ont pris l’initiative de solliciter le ministre. En octobre 2017, une rencontre a été organisée avec le conseiller police du cabinet du ministre de l’Intérieur, qui a accueilli avec intérêt ce projet de bande dessinée et est devenu une sorte de « garant institutionnel » de la démarche PoliCité[10]. Du côté de la Gendarmerie nationale, dont l’action se veut traditionnellement plus proche des populations locales que la police, des soutiens décisifs ont également été obtenus à travers les réseaux des chercheuses. C’est grâce à ce travail de construction de relations de confiance préalable que la constitution du panel de professionnels (des policiers, des gendarmes et des cadres administratifs chargés des politiques de sécurité et de tranquillité publiques) a été possible.

La conférence citoyenne de consensus s’inscrit dans la continuité de ces premiers échanges qui témoignent de la volonté de leurs initiateurs de miser sur la délibération plutôt que sur la confrontation. Le titre choisi pour la conférence, puis pour la bande dessinée, « de la confrontation à la confiance », illustre d’ailleurs cette démarche. En sus, les organisateurs ont souhaité s’appuyer sur un comité scientifique permettant de jouer le rôle de « garant » de la concertation. Le choix du lieu — universitaire — du déroulement de la conférence ne s’est également pas fait au hasard. La neutralité scientifique symbolisée par cette école d’ingénieurs invitait les participants à envisager cet espace-temps dans un horizon de recherche d’objectivité.

De leur côté, les participants citoyens se sont engagés après avoir rencontré des membres du projet PoliCité. Ces derniers avaient lancé un appel à volontaires dans des conseils de quartier et en avaient parlé autour d’eux, notamment à des camarades au lycée. Le témoignage de ces jeunes concernés par les conflits avec la police, mais aussi souvent accusés par les habitants d’être des fauteurs de troubles, a été un élément source de motivation pour les participants. De plus, les volontaires savaient qu’ils allaient retrouver des personnes connues sur place, des camarades du lycée pour les uns, l’animatrice du centre social pour les autres, ou encore d’autres membres des conseils de quartier[11].

Pour l’animation, l’équipe organisatrice a misé sur deux praticiens du community organizing. Ces animateurs disent avoir été motivés par la place des jeunes dans le dispositif : les jeunes de la ville, qui subissent eux-mêmes les conflits ordinaires avec la police, forment l’équipe organisatrice. Sur place, l’accent mis sur la convivialité et le rythme des échanges ont fini de convaincre les participants de s’impliquer pour la totalité du week-end. Une habitante du panel citoyen témoigne ainsi : « J’avoue être arrivée en marche arrière. Il y a eu des temps de travail, mais aussi des temps de jeu. Ça nous a permis de nous rapprocher[12] ». Une lycéenne témoigne également dans ce sens lors du focus-groupe bilan plusieurs mois plus tard : « […] le format était agréable, ce n’était pas trop lourd, il y a eu du mouvement, en fait, même lorsqu’on écoutait les experts ». Le dialogue a été favorisé par un cadre fluide, où alternaient des dispositifs de conférence classique (le premier jour), des jeux (par exemple, sur les acronymes du ministère de l’Intérieur ou sur l’argot des jeunes lyonnais), et des échanges en petits groupes mixtes ou entre les membres d’un même panel.

Considérant que, « face aux inégalités entre citoyens et décideurs publics, la participation doit être équipée, pouvoir s’appuyer sur des ressources techniques ou cognitives » (Cossart et Talpin : 313), le premier jour a été structuré autour de l’intervention d’experts professionnels et universitaires de la relation entre la police et la population. Il a permis de poser un climat de débat serein sur ces questions, et de placer l’ensemble des participants sur un pied d’égalité. De plus, entendre la même chose au même moment participe à créer un groupe et une communauté d’expérience. « Tout de suite, on s’est sentis inclus dans un groupe, faire cohésion », souligne une habitante[13]. Tous les participants ont été pris au sérieux et chaque parole comptait lors des travaux en panel pour élaborer des recommandations. Il fallait que « les acteurs les plus faibles » au regard de la relation de domination existante entre forces de l’ordre et habitants puissent « prendre appui sur des règles du jeu claires et une autorité capable de les faire respecter » (Blondiaux, 2008 : 146) : en l’occurrence, les animateurs et les chercheurs membres du comité de pilotage.

Ce sont également les rencontres permises lors de ce week-end qui ont été valorisées par l’ensemble des participants. « Se retrouver à débattre avec des policiers, savoir ce qu’ils pensent » a été un des points forts pour les membres du panel citoyen. Un gendarme membre du panel professionnel complète : « […] lorsqu’il y a des échanges, ça peut être constructif et ça peut améliorer l’ambiance ». L’ouverture sur l’expérience de Montréal a également été appréciée par les participants.

Plusieurs d’entre eux ont toutefois regretté a posteriori la durée trop courte de la conférence citoyenne. Une participante du panel citoyen souligne ainsi que, « sur les ateliers, tout le monde avait envie de dire des choses et il y a eu un peu de frustration parce que le temps passait trop vite. Et à la fin, quand les panels ont échangé, le temps de mutualisation était un peu resserré ». Ce type de dispositif délibératif se déploie de fait habituellement sur des durées plus longues, qui permettent d’approfondir les sujets et les controverses abordés. Une participante souligne d’ailleurs le fait que, si ses représentations à l’égard des policiers et des possibilités de dialoguer avec eux ont pu évoluer, c’est moins la résultante des échanges qu’elle a pu avoir lors de cette conférence que du travail du collectif PoliCité sur la durée, un travail qu’elle suit attentivement depuis 2016. La majorité des participants ont également déploré l’absence de policiers locaux au sein de la conférence citoyenne de consensus. Seules la commissaire et une cadre du service sécurité de la mairie ont accepté de participer à l’événement, ce qui illustre la réception mitigée de la démarche à l’échelle de la commune et l’attachement des policiers locaux à la conception « orthodoxe » du métier, une conception tournée vers l’application de la loi et vers la distance sociale avec les justiciables (Pichonnaz, 2017). Comment et dans quelle mesure la conférence citoyenne a-t-elle pu, malgré ces limites, participer à des changements de représentations chez certains participants et, au-delà, dans la sphère de l’action publique, notamment locale ?

3. De l’opposition « eux contre nous » à la découverte d’un « intérêt commun »

De nombreux travaux ont montré à quel point la police française souffre, dans les quartiers populaires, d’une image dégradée, particulièrement chez les jeunes. Les policiers entretiennent de leur côté l’image de la « banlieue comme dangereuse, des habitants comme leurs ennemis et de la situation dans laquelle ils se trouvent comme un état de guerre » (Fassin, 2011 : 72).

Cet imaginaire guerrier à travers lequel policiers et habitants se représentent mutuellement comme des adversaires est façonné, du côté des policiers, par la socialisation professionnelle qui tend à favoriser une conception orthodoxe du métier peu favorable aux échanges et au dialogue avec la population. À l’occasion d’une rencontre organisée avec les policiers du commissariat pour préparer la mise en place de soirées-débats entre les jeunes et la police, les agents présents ont ainsi vigoureusement rejeté toute idée de dialogue avec les jeunes au nom du fait qu’ils se percevaient comme l’incarnation du service public et le gardien de la loi. Or, à leurs yeux, les jeunes du territoire sont d’abord et avant tout des auteurs d’infraction et seul un renforcement de la réponse pénale permettrait d’améliorer la situation en dissuadant ces jeunes d’en commettre[14].

Du côté des habitants, l’imaginaire guerrier trouve sa source dans la socialisation à l’intérieur de la famille et dans le quartier. Une des participantes du panel citoyen, fonctionnaire de l’Éducation nationale, qui a grandi à Vaulx-en-Velin sans avoir eu personnellement affaire à la police, souligne que : « la police pour moi, c’était une vision de crainte, vraiment, même en n’ayant rien à me reprocher. La crainte, c’est ancré, c’est transmis, je crois[15] ». Ces craintes sont d’autant plus vives et donnent lieu à des formes de résistances d’autant plus fortes que les personnes ont pu faire l’expérience directe de contrôles répétés ou de comportements hostiles de la part des policiers (Purenne, à paraître).

Dans l’intimité de chaque panel de la conférence, on a cependant pu observer l’ouverture d’un espace de réflexivité. Une illustration en est fournie par les discussions qui ont dominé le panel professionnel. Durant la première journée, les deux chercheurs du CNRS invités comme « experts » ont mis l’accent sur la question de l’impartialité des forces de l’ordre, des discriminations et des déviances policières[16]. À l’issue de ces interventions, plusieurs questions du public ont été adressées aux représentants des forces de l’ordre, comme : « Pourquoi n’avez-vous pas parlé des débordements côté forces de l’ordre ? Est-ce tabou pour vous ? ». Question à laquelle le représentant de la direction générale de la Gendarmerie nationale répondra : « Les gendarmes sont à l’image de la société. Il y a des gens déviants, voleurs. On a un devoir d’exemplarité, mais ce n’est pas simple. On a dix mois pour être gendarme. Ce n’est rien. Et vous vous retrouvez avec une arme, alors que la place de la formation à la déontologie est de quelques heures ».

Au vu de l’intérêt manifesté par les participants, la question des contrôles d’identité a fait partie des thèmes de réflexion débattus le lendemain au sein du panel de professionnels, alors que le panel de citoyens ne s’en est guère saisi. D’abord rejetée par une partie du groupe de professionnels, la question a finalement donné lieu à des débats animés autour de deux propositions : « mettre en place des mesures de contrôle en matière de profilage social/racial (contrôle au faciès) pour les policiers » et « faire des statistiques ethniques en France pour avoir des chiffres de référence ». Si ces deux propositions n’ont finalement pas fait consensus et ont été laissées de côté par le panel de professionnels, l’ensemble de ce groupe finira par se mettre d’accord sur la formulation suivante : « objectiver les conséquences et l’efficacité des contrôles d’identité, les partager, informer sur les recours ». À l’issue des premiers échanges croisés avec les membres du panel citoyen, la proposition sera amendée comme suit : « initier un chantier national sur le contrôle d’identité pour mettre fin au contrôle au faciès. Il faut pouvoir les justifier ». Cette proposition légèrement reformulée sera finalement votée à l’unanimité par les deux panels à l’issue de la conférence.

L’espace délibératif conduit ainsi à ébranler, par petites étapes successives, l’aveuglement institutionnel face aux conséquences des contrôles d’identité pour amener les professionnels à s’interroger sur le rôle de certaines pratiques et de certains styles d’action dans la coproduction de la conflictualité. Comme le reconnaîtra quelques semaines plus tard un cadre du commissariat local à l’occasion d’une réunion de bilan des actions du collectif PoliCité : « Le policier est aussi là pour être l’autorité, mais il doit être respectueux et ce serait bien qu’ils se rendent compte du mal qu’ils font au quotidien aux jeunes et à l’institution. Il faut que les policiers portent un regard critique et une évaluation sur les conséquences de leurs actions ».

Au discours davantage réflexif des praticiens fait écho celui des citoyens présents. L’un des jeunes ayant également participé aux soirées-débat entre jeunes et policiers explique comment ces différents échanges l’ont conduit à remettre en question sa représentation de la police : « On a compris que les policiers faisaient aussi de la réponse aux appels pour porter secours, sur sollicitation des habitants. Alors qu’avant, on avait l’impression qu’ils ne faisaient que tourner, pour nous surveiller. Quand on connaît pas, on se fait des films, on interprète ».

S’il réinterroge dans un premier temps ses représentations quant à la légitimité du travail policier, il opère ensuite un travail de déconstruction sur les comportements provocateurs de certains jeunes. De même, l’une des lycéennes du panel citoyen indique que ce qu’elle a apprécié dans les échanges a été que « […] ça abaisse les préjugés. Ma vision de la police avant d’arriver, c’étaient les abus de pouvoir vis-à-vis des gens du quartier. Aujourd’hui, j’ai moins cette impression ». Pour une autre enfin : « J’ai compris que les policiers sont des citoyens comme nous. Il y a des intérêts communs entre policiers et citoyens [17]».

La conférence citoyenne de consensus a ainsi constitué un espace d’échange où citoyens et professionnels ont pu produire une mise à l’épreuve de leurs représentations mutuelles. Au lieu d’une mise en accusation unilatérale où chacun se renvoie la responsabilité du conflit, la réflexion se complexifie et chacun est conduit à s’interroger sur la façon dont sa propre manière d’agir peut participer à l’entretien de cette conflictualité.

4. Quand des groupes inaudibles accèdent au statut d’interlocuteur

La conférence citoyenne de consensus et les autres actions parallèlement mises en place dans le cadre de la recherche PoliCité (bande dessinée, soirées-débat entre jeunes et policiers, séjours d’étude à Londres et à Montréal) ont également favorisé la reconnaissance de certains jeunes[18] comme des interlocuteurs légitimes. Si l’un d’eux était déjà devenu référent sécurité dans le conseil de son quartier et était membre du Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), d’autres membres du collectif PoliCité ont par la suite été sollicités pour participer à des rencontres organisées par la préfecture ou à des actions de prévention organisées par la mairie. Plus substantiellement, l’idée de la conférence citoyenne a aussi été reprise à la fin de l’année 2019 par une unité de gendarmerie dans l’Yonne, dont deux représentants étaient dans le panel professionnel. Des canaux de communication s’ouvrent et peuvent ainsi conduire les institutions à expérimenter des démarches visant à accroître la participation des citoyens.

Sur la commune, les jeunes du collectif ont été invités par un collège de la ville à concevoir et à animer une matinée de débats sur la thématique des relations avec la police. L’objectif était de continuer le travail de déconstruction des représentations, objectif qui correspond à l’une des recommandations issues de la conférence. À la suite de cette matinée de débats, une demi-journée de visite à la gendarmerie départementale a été organisée pour les élèves. Un article de Libération revient sur cette première initiative et cite ainsi l’un des jeunes présentant leur démarche[19] : « C’est ça les représentations qu’on essaie de changer, on ne veut plus que tu te dises que c’est un mauvais policier parce que tu en as peut-être croisé un mauvais un jour, et on ne veut plus que le policier se dise que tu es un mauvais jeune parce que tu es juste là avec ton survêt ».

Cependant, au-delà de cette initiative isolée, l’organisation de la conférence citoyenne de consensus sur le territoire n’a pas pour l’instant débouché sur une réelle mise en oeuvre des recommandations formulées. Elle ne semble pas non plus avoir permis de faire évoluer la conception que les acteurs publics locaux se font de la participation citoyenne. Il s’agit d’une participation citoyenne qui n’a d’autre horizon qu’elle-même et qui ne saurait déboucher sur une coproduction des décisions ou des orientations de l’action publique. Les acteurs publics ne se montrent pas tant réfractaires à une participation désormais inscrite dans l’air du temps, qu’ils témoignent de leur adhésion à une conception « gestionnaire » de la délibération orientée vers le renforcement de l’efficacité et de la légitimité institutionnelles[20].

C’est ce qu’illustrent les interventions conjointes entre forces de sécurité et jeunes dans les établissements scolaires de la ville. S’il s’agit bien de la mise en oeuvre d’une des recommandations de la conférence citoyenne, l’ordre du jour et les finalités de ces interventions seront finalement définis de manière unilatérale par les acteurs publics. C’est avant tout pour sensibiliser les jeunes aux conséquences des incivilités que les interventions dans les établissements scolaires ont été organisées par la mairie, là où initialement le collectif souhaitait davantage favoriser l’interconnaissance entre jeunes et policiers.

Les soirées-débat entre les jeunes et la police, organisées parallèlement à la conférence citoyenne de consensus, confirment également ce constat. Si la mairie a sollicité le collectif PoliCité pour organiser ces soirées et pour proposer des thèmes à débattre, les règles du jeu ont finalement été définies de manière unilatérale par les acteurs publics[21]. Si les jeunes participants perçoivent ces soirées comme une occasion favorable pour commencer à échanger autour de la mise en oeuvre locale de certaines propositions issues de leur recherche et de la conférence de consensus, la finalité exprimée par les policiers est surtout que « les interventions se passent mieux » et que les citoyens comprennent qu’« il est important de nous laisser faire le travail ». Pour l’encadrement, la démarche s’inscrit par ailleurs dans une visée de lutte contre les violences urbaines et les incivilités. Lorsque, à l’issue de la dernière séance, les jeunes présents mettent en avant un large éventail de propositions, les cadres locaux mettent quant à eux l’accent sur leur envie de reconduire ces échanges à l’identique, sans réel horizon de changement :

— Cadre 1 : Chacun est revenu avec l’impression d’avoir passé une bonne soirée. Ça a rassuré sur le contenu des échanges.

— Cadre 2 : C’était un peu l’inconnu, il pouvait y avoir une appréhension. Mais on a trouvé les échanges sereins, constructifs, libres, mais respectueux.

— Jeune : Et après ? Le but, c’est de trouver des solutions ensemble !

— Cadre 1 : Vous avez beaucoup d’impatience et d’attentes. Mais ces trois rencontres, c’était déjà un but en soi. Pourquoi ne pas renouveler cette expérience ?

On ne saurait mieux exprimer l’idée que, pour la police, le dialogue se suffit à lui-même et que de tels lieux d’échange n’ont pas vocation à faire émerger des propositions, ou à favoriser la transparence et la reddition de compte de l’institution vis-à-vis de la population locale. La coopération sélective avec les jeunes est davantage vue comme un moyen d’abaisser la pression pour les policiers intervenant sur le terrain, voire, dans le meilleur des cas, de leur permettre de mieux comprendre les conséquences de certains de leurs comportements[22]. À quelles conditions la délibération peut-elle alors réellement devenir un levier d’approfondissement des conflits ?

Conclusion

On peut considérer que la portée politique de dispositifs délibératifs comme celui mis en place à Vaulx-en-Velin est loin d’être nulle dès lors que ces derniers permettent à des citoyens jusqu’alors inaudibles de devenir des interlocuteurs légitimes des institutions publiques. Si une telle participation est loin de garantir de facto un poids dans les processus décisionnels, il s’agit malgré tout d’une avancée importante tant on sait que, dans les quartiers populaires, « les habitants attendent aussi et surtout aujourd’hui un changement de paradigme de l’action publique, de sorte qu’ils soient mieux associés aux décisions qui les concernent » (Chabanet et Weppe, 2017 : 640).

Pour autant, on peut aussi considérer qu’il s’agit là d’un simple effet conjoint, dans un contexte politique plus favorable à l’implication des citoyens et au rapprochement entre la police et la population. La conférence citoyenne de consensus a certes débouché sur la coproduction d’une douzaine de propositions. Mais, force est de constater que certaines auraient sûrement été produites sans l’organisation de ce dispositif délibératif, grâce aux réflexions ayant émergé dans le cadre de la réforme de police de sécurité du quotidien. On peut alors se demander si le jeu en vaut la chandelle.

L’analyse plus fine des effets de ce dispositif délibératif nous amène toutefois à clarifier a posteriori son principal objectif : il s’agissait avant tout de créer l’ouverture d’un espace de dialogue improbable permettant de s’interroger sur la manière dont les comportements des uns et des autres alimentent la conflictualité ordinaire. De ce point de vue, les animateurs du dispositif confient avoir été d’autant plus convaincus à la fin du week-end que « mettre les gens autour de la table dans de bonnes conditions est toujours utile ». Outre la déconstruction des représentations réciproques, cet outil permet également selon eux de comprendre les contraintes de l’institution. Ils soulignent toutefois le fait que, « si on s’arrête à cette étape, on devient seulement empathique avec [l’institution] qu’on veut faire bouger ». C’est d’ailleurs là l’une des attentes centrales des acteurs publics que de « faire advenir des citoyens "vertueux", sensibles à la contradiction et à l’écoute de l’autre » (Blondiaux, 2008 : 141). De fait, comme on l’a montré, ce dispositif délibératif n’aurait pu avoir lieu sans son inscription dans une entreprise de déconflictualisation en amont.

Comment alors, en aval, convaincre les acteurs publics d’écouter le point de vue des citoyens ? À quelles conditions peut-on fabriquer non seulement de « meilleurs » citoyens réceptifs au point de vue de la police, mais aussi de « meilleurs » policiers réceptifs au point de vue des citoyens et capables de s’interroger sur leurs manières de faire ? Et même, comment permettre à la population et à la police d’élaborer ensemble de « meilleures » décisions ? Si l’on suit Archon Fung et Erik O. Wright, une authentique gouvernance participative et décentralisée nécessite des formes de contre-pouvoirs spécifiques. Ces contre-pouvoirs, que les deux chercheurs qualifient de délibératifs, se caractérisent par leur pragmatisme, auquel s’ajoutent une bonne connaissance de l’environnement local et une capacité à dialoguer dans la durée avec les acteurs publics pour développer des projets orientés vers la résolution concrète de problèmes. Ils impliquent également la création de grilles d’interprétation qui, loin des « attributions de culpabilité » manichéennes conduisant à la diabolisation d’un adversaire abstrait, proposent une approche plus inductive amenant à « tester des hypothèses concernant les causes complexes des problèmes politiques et sociaux » (Fung et Wright, 2005 : 73).

En outre, la reproduction de ce type de démarches délibératives peut ouvrir sur des perspectives de démocratisation de l’action publique là où les attentes de changement de la part des professionnels sont fortes. C’est ce que suggère l’essaimage de la démarche dans l’Yonne et sa valorisation en cours au sein de la Gendarmerie nationale. Loin d’être vue comme un simple avis consultatif, la délibération conjointe entre habitants et forces de l’ordre a été intégrée dès le départ dans les processus d’action publique, les gendarmes organisateurs s’étant engagés à mettre en oeuvre les mesures votées par l’assemblée et à rendre compte de leur impact (Fung et Wright, 2001 ; Purenne et Wuilleumier, 2020).