Corps de l’article

Introduction

« Quand je vois ma maison par rapport aux prix en France… Je l’ai achetée 150 000 euros, je suis rentré et j’ai posé mes meubles… » En 2012, Sami Lasri, agent de la fonction publique territoriale français, revient avec enthousiasme sur la facilité avec laquelle il a quitté l’agglomération lilloise six ans plus tôt pour s’établir de l’autre côté de la frontière, dans une commune de Belgique francophone. En 2014, lors de notre deuxième rencontre, cette fois en présence de sa femme Éva, elle aussi fonctionnaire, son discours a changé : au vu des difficultés économiques auxquelles ils se sont heurtés depuis notre première entrevue, tous deux insistent désormais sur l’urgence de « rentrer en France ». Au contraire, pour Bernard et Jacqueline, également fonctionnaires et arrivés dans la même commune à la même époque, le retour en France n’est pas envisageable, ainsi qu’en témoigne l’ensemble des avantages comparatifs de la Belgique énumérés au fil de l’entretien.

Recueillis dans le cadre d’une enquête sociologique sur les migrations de classes moyennes françaises en Belgique voisine (Clément, 2018), ces témoignages contrastés rappellent qu’un même type de mobilité peut s’inscrire dans des trajectoires différenciées et n’a ni les mêmes ressorts ni les mêmes effets sociaux d’un individu à l’autre. Or, dans les travaux consacrés aux régions frontalières, les dynamiques résidentielles sont le plus souvent abordés de manière quantitative, que ce soit dans le but d’étudier les transformations de la morphologie d’un territoire (Carpentier, Gengler et Gerber, 2011 ; Nienaber et Pigeron-Piroth, 2016) ou les effets « catalyseurs » de la frontière sur les inégalités sociales (Lord, Gerber et Sohn, 2012). De leur côté, les enquêtes qualitatives portant sur les mobilités transfrontalières s’interrogent surtout sur la formation des identités nationales et régionales au contact de populations voisines (Balogh, 2013 ; Boesen, 2019), et très rarement sur les trajectoires de déclassement ou de reclassement social dans lesquelles elles s’inscrivent (Latté et Hupfel, 2018). En conséquence, les processus de repositionnement individuels et collectifs à l’oeuvre dans les mobilités résidentielles, qui constituent l’une des logiques sous-jacentes de la ségrégation sociospatiale (Bacqué et Vermeersch, 2013 ; Oberti et Préteceille, 2016), restent bien moins connus dans les espaces frontaliers qu’au sein d’autres types d’espaces, davantage étudiés par les sociologues de l’urbain. Les régions frontalières fournissent pourtant des cas d’étude dont l’intérêt dépasse le champ des Border Studies, car en tant qu’« espaces sociaux localisés » (Laferté, 2014) contigus à un autre territoire national, ils permettent d’étudier les effets de la mobilité résidentielle à l’« articulation du national et de l’infranational », deux échelles rarement saisies ensemble (Bidet, 2018:78). C’est là que se situe le premier apport de cet article, qui étudie les déterminants et les effets sociaux d’un double repositionnement hors du quartier et hors du pays de résidence.

Son deuxième apport réside dans l’attention portée au groupe social composite des « classes moyennes ». Ces catégories ont fait l’objet d’une vaste littérature leur attribuant tantôt un désir d’entre-soi résidentiel, tantôt une quête de mixité sociale[1]. De nombreuses enquêtes ont néanmoins remis en question cette approche binaire et souligné la diversité des choix résidentiels des catégories intermédiaires de l’espace social (Cartier et al., 2008 ; Collet, 2015 ; Vermeersch, 2011). L’attention portée aux conséquences de la financiarisation des marchés du logement (Fikse et Aalbers, 2020) s’est par ailleurs traduite par un renouvellement des débats sur les contours des classes moyennes européennes et leur inégale exposition aux risques de déclassement selon les contextes nationaux (Hugrée, Penissat et Spire, 2017). À cet égard, la littérature des lifestyle migrations, peu citée en France à quelques exceptions près[2], met en évidence la capacité de ces groupes à tirer profit des inégalités structurelles entre États, notamment en matière de coût du logement, pour reconquérir un statut social menacé par la précarisation du salariat ou l’inflation des titres scolaires (Benson, 2013 ; Goodwin-Hawkins et Dafydd Jones, 2021). Certains auteurs vont jusqu’à parler de « nouveaux propriétaires transnationaux » (Montezuma et McGarrigle, 2019) pour qualifier les classes moyennes migrantes qui, à la suite des élites, dont la présence à l’international est plus ancienne (Wagner, 1998), investissent dans des résidences principales ou secondaires au coeur de villes européennes. Articulées aux effets des mobilités touristiques, ces migrations résidentielles conduiraient à l’apparition d’une « gentrification transnationale » encouragée par les acteurs du logement (Cocola-Gant et Lopez-Gay, 2020). Il s’agit alors de se demander quel rôle jouent les classes moyennes dans la transformation sociale et urbaine des espaces transfrontaliers, suivant quelles aspirations et dans quelles conditions concrètes.

Après avoir exposé la méthode d’enquête, j’analyserai les migrations transfrontalières en trois temps : celui du départ, celui de la mise en oeuvre et celui de l’arrivée. Ces trois temps montreront que la dimension internationale de la migration creuse les écarts entre les différentes strates des classes moyennes et mettront en évidence les mécanismes du tri social et urbain qui s’opère discrètement à l’échelle transfrontalière.

Une enquête sur les migrations transfrontalières des « classes moyennes » lilloises

Bien que les données manquent pour quantifier et caractériser finement les départs de populations habitant l’agglomération lilloise vers la Belgique[3], la figure no 1 met en évidence la concentration de résidents français le long de la frontière franco-belge, qui peut atteindre jusqu’à 30 % de la population locale.

Figure 1

Les Français dans les communes frontalières de l’agglomération lilloise (2015)

Les Français dans les communes frontalières de l’agglomération lilloise (2015)
Source : statbel.fgov.be, données issues du registre national de Belgique ; figure réalisée par l’autrice

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La recherche doctorale que j’ai menée de 2012 à 2018 partait de l’hypothèse que ces déplacements, bien qu’ils se déroulent dans la grande proximité, n’engageaient pas les mêmes ressources qu’une mobilité résidentielle infranationale. Pour mieux les appréhender, j’ai eu recours aux outils de l’ethnographie : présence prolongée dans plusieurs communes frontalières, entretiens approfondis, consultation d’archives municipales et séances d’observation auprès de services administratifs et lors d’événements festifs dans les quartiers d’élection des Français. Cette enquête s’est ensuite prolongée dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les modes de vie dans les espaces frontaliers européens[4]. Dans cet article, je me concentrerai sur les trajectoires de 33 individus arrivés en Belgique après 2000[5], et je mobiliserai les entretiens (n = 31) conduits auprès d’acteurs locaux (agents immobiliers, notaires, promoteurs, élus, agents des services de l’immigration en Belgique). Les migrations analysées ici sont celles de 20 femmes et de 13 hommes, âgé·es de 27 à 65 ans, dont les noms et prénoms ont été changés pour préserver leur anonymat. Alors que toutes et tous s’identifient globalement aux « classes moyennes », ces individus ont en réalité connu différentes trajectoires de reproduction ou d’ascension sociale et sont loin de former un groupe homogène et stable, plus proches en cela de « l’archipel » décrit par Stéphanie Vermeersch (2011). Parmi eux, 15 peuvent être qualifiés de « petits moyens », une expression qui désigne les individus situés à l’interstice du haut des classes populaires et du bas des classes moyennes (Cartier et al., 2008). Nés de parents ouvriers et employés, ces derniers sont principalement agents de la fonction publique territoriale et hospitalière, arrivés à des niveaux hiérarchiques plus ou moins élevés selon leur âge par la voie de concours internes. Les 18 autres enquêté·es forment les classes moyennes et moyennes supérieures. Les plus jeunes sont tous diplômés, occupent des professions intermédiaires ou des fonctions d’encadrement dans des secteurs culturels ; les plus âgés sont chef·fes de petites entreprises ou cadres supérieurs. À l’exception d’une femme commerçante en Belgique, toutes et tous travaillent en France et s’y rendent quotidiennement. Ces individus vivent majoritairement en couple hétérosexuel avec des partenaires aux caractéristiques sociales proches des leurs, et ils ont quasiment tous des enfants.

Figure 2

Localisation des enquêté·es avant et après la migration[6]

Localisation des enquêté·es avant et après la migration6
Source : Figure réalisée par l'autrice

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Les ressorts du départ en Belgique

Pour Yves Grafmeyer (2010 : 35), les choix résidentiels ne peuvent se comprendre qu’en interrogeant, « d’une part, les ressources et les contraintes objectives de toute nature qui dessinent le champ de ce qui leur est possible ; d’autre part, les mécanismes sociaux qui ont façonné leurs attentes, leurs jugements, leurs attitudes, leurs habitudes, et par conséquent ce qu’ils estiment souhaitable ». C’est au croisement de ces « deux ordres de facteurs » (ibid.) que peuvent se comprendre les départs des classes moyennes françaises vers l’agglomération lilloise.

Des marchés du logement contigus marqués par de forts différentiels de prix

Au début des années 2000, la métropole lilloise connaît une forte augmentation des prix du logement. Comme le montrent les figures no 3 et no 4, cette hausse est très marquée pour le 1er décile de prix des maisons et des appartements dans le parc ancien, une revalorisation de l’offre abordable qui pénalise d’abord les ménages les plus modestes souhaitant accéder à la propriété (Cusin, 2013). De 2000 à 2010, les loyers ont également augmenté de 50 %, contre seulement 20 % pour le revenu médian[7].

Figure 3

Évolution du 1er décile de prix des appartements dans l’aire urbaine de Lille

Évolution du 1er décile de prix des appartements dans l’aire urbaine de Lille
Source : D’après Cusin, 2013 : 147-152, à partir des traitements des bases PERVAL et BIEN

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Figure 4

Évolution du 1er décile de prix des maisons dans l’aire urbaine de Lille[8]

Évolution du 1er décile de prix des maisons dans l’aire urbaine de Lille8
Source : D’après Cusin, 2013 : 147-152, à partir des traitements des bases PERVAL et BIEN

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À partir de 2010, les prix des maisons et des appartements diminuent légèrement dans le parc ancien, puis se stabilisent vers le milieu de la décennie, ce qui peut s’expliquer par la crise financière de 2008, mais aussi par les efforts de production de logements neufs à prix maîtrisés, limitant la pression sur l’offre existante[9].

Les dynamiques de prix, différenciées selon les territoires de la métropole, accroissent la ségrégation sociorésidentielle creusée par la désindustrialisation et la tertiarisation du marché de l’emploi (Collectif Degeyter, 2017). Ainsi la ville de Lille et sa couronne nord (voir figure no 2), qui abritent à la fois du logement collectif et des biens de luxe, apparaissent comme les territoires les plus valorisés, tant par le nombre de transactions que le volume financier qu’elles représentent[10]. Ces quartiers accueillent une bourgeoisie traditionnelle ayant tiré parti de la désindustrialisation, rejointe par un ensemble de cadres moyens et supérieurs au cours des années 1980. Les communes du nord de l’agglomération, anciennes villes ouvrières où se concentrent le parc social et le bâti ancien dégradé, sont au contraire les moins prisées (Collectif Degeyter, 2017). Contrairement aux classes populaires davantage ancrées dans ces quartiers, les classes moyennes lilloises sont dispersées dans l’espace résidentiel (Miot, 2012). Elles circulent souvent le long de la frontière franco-belge et accèdent souvent à la propriété dans les quartiers périurbains du sud de l’agglomération (ibid.).

L’espace frontalier belge qui entoure l’agglomération lilloise est lui aussi hiérarchisé. Résultat des stratégies d’implantation des usines de textile à proximité des frontières, les quartiers centraux denses, anciens et populaires de Mouscron, Comines-Warneton et Menin prolongent immédiatement ceux des anciennes villes industrielles françaises. Leur périphérie est composée de quartiers au niveau de vie plus élevé, structurés autour de larges villas individuelles en Flandre (à Rekkem ou Heuvelland) et de plus petits lotissements du côté wallon (à Mouscron notamment). À l’est de la métropole, la frontière longe les espaces ruraux d’Estaimpuis et de Tournai. Alors qu’ils étaient majoritairement composés d’agriculteurs, ils se transforment sous l’arrivée de nouvelles populations aisées (y compris des Français), rachetant les corps de ferme sans reprendre les exploitations[11]. Enfin, le versant belge comprend deux grands centres urbains, Courtrai en Flandre et Tournai en Wallonie, qui comptent davantage d’emplois qualifiés, une population étrangère plus diversifiée et un parc de logements moins dominé par l’habitat individuel.

Ces communes frontalières ont également connu une augmentation des prix quasiment continue depuis 2000 (figure no 5), mais ces derniers restent toutefois inférieurs à ceux de la métropole lilloise.

Figure 5

Évolution du prix de vente médian des maisons individuelles entre 2000 et 2020

Évolution du prix de vente médian des maisons individuelles entre 2000 et 2020
Source : Office belge de statistique

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Si les « différentiels » de prix (Sohn et Walther, 2009) font partie d’un savoir local sur la Belgique, ils ne sont que très rarement pris en compte dans la définition du projet résidentiel initial des classes moyennes lilloises. Ces écarts ne sauraient donc pas expliquer à eux seuls les mouvements résidentiels transfrontaliers. Pour les comprendre, il faut les réinscrire dans les trajectoires sociales des enquêté·es et les mettre en rapport avec leurs aspirations contrariées.

Des classes moyennes éprouvant des difficultés à tenir leur rang dans l’espace local

Les migrations transfrontalières répondent à des logiques différentes selon la fraction des classes moyennes considérée. Les « petits moyens » quittent l’agglomération lilloise au début des années 2000, alors que la hausse des prix est particulièrement marquée. Avant la migration, ils habitent les quartiers frontaliers du nord de la métropole lilloise et occupent des positions résidentielles qui les rapprochent spatialement des classes populaires. Ils s’en distinguent néanmoins par leurs trajectoires professionnelles ascendantes et leur plus faible exposition à la précarité, du fait de leur ancrage dans la fonction publique. Les plus jeunes, âgés de 30 à 40 ans au moment du départ, vivent dans des appartements en location et aspirent à l’achat d’une maison. Le désir d’accéder à un logement plus grand et plus au vert est souvent formulé à la suite d’une recomposition du ménage, par l’arrivée d’un enfant ou un divorce. Dans un contexte où le statut de propriétaire est devenu plus socialement sélectif que pour la génération précédente, et alors que l’âge de l’achat recule chez les classes populaires, la propriété remplit également une fonction de protection réelle ou projetée, inscrite dans un ensemble d’injonctions au « travail de patrimonialisation » des classes moyennes et populaires (Abdelnour et Lambert, 2014 : 35). C’est ce que résume Sami Lasri, déjà cité en introduction, quand il explique avoir voulu acheter son logement pour « faire comme tout le monde », tout en précisant plus loin que c’est « surtout pour les enfants ». Le projet d’accession de ces ménages bute cependant contre la hausse des prix et la faible qualité de l’offre résidentielle abordable.

Les « petits moyens » plus âgés, tout en habitant les mêmes quartiers au moment du départ, ont connu des déplacements sociaux de plus grande ampleur et bénéficient d’un capital économique plus important, voire disposent déjà d’un patrimoine immobilier acquis par le biais de l’épargne ou d’un petit héritage. Ils perçoivent un décalage entre leurs parcours promotionnels et les quartiers populaires où ils ont grandi, qui connaissent au contraire des trajectoires de déclin. Bien qu’attachés à ces quartiers, ils critiquent vivement la dégradation de leur cadre bâti et l’affaiblissement des liens sociaux qui constituaient auparavant le support d’une identité sociale valorisée. Plus qu’à accéder à la propriété, c’est donc à quitter leur quartier qu’aspirent ces ménages. Les espaces résidentiels et le type de biens auxquels ils prétendent, la maison en lotissement proche du coeur de l’agglomération, restent néanmoins inaccessibles. Les petits moyens peinent ainsi à connaître un reclassement résidentiel sur place, que leurs aspirations à la propriété soient contredites par la réalité du marché ou que leur appréciation du voisinage entre en dissonance avec leur sortie des classes populaires.

Les classes moyennes et moyennes supérieures arrivent plus tardivement en Belgique, dans un contexte où les prix belges commencent à rattraper les prix français tout en restant plus accessibles. Leurs aspirations ne sont pas façonnées par les mêmes modèles culturels, car ces enquêté·es ont plutôt grandi en pavillon ou dans des quartiers centraux valorisés. Pour les jeunes, plus diplômés et habitués aux voyages, l’entrée dans la vie adulte appelle à la conciliation de désirs contrastés : d’un côté existe la perspective de rejoindre une plus grande métropole, y compris à l’étranger, en se laissant guider par les choix professionnels ; de l’autre, leurs dispositions à l’ancrage résidentiel et familial les incitent à rester à proximité des parents et à reproduire leur mode de vie. Leurs titres scolaires et leur plus forte socialisation internationale entrent alors en tension avec leurs aspirations à l’achat d’une maison individuelle où « faire sa vie », pour reprendre les termes de Pauline Beucler, institutrice originaire du périurbain lillois, qui a d’abord envisagé de partir exercer à Londres, avant d’acquérir un pavillon en Belgique voisine. Enfin, les enquêté·es appartenant aux classes moyennes plus âgées et plus dotées en capital économique et culturel partagent des trajectoires marquées par des bifurcations personnelles ou professionnelles, qui font naître un sentiment de décalage vis-à-vis de leurs pairs aux parcours plus linéaires. Sans avoir été exposés au risque de la précarité, ces enquêté·es perçoivent leur parcours plus erratique comme une fragilité sociale, qu’ils vont tenter de corriger sur le tard.

Bien qu’à des degrés variés, les classes moyennes lilloises éprouvent ainsi des difficultés à « tenir leur rang » dans l’espace local. À la manière des classes moyennes qui « passent le périph » (Vermeersch, 2011), après avoir épuisé les possibilités d’installation dans l’espace résidentiel d’origine, ces individus vont élargir leur périmètre de recherche au pays voisin. L’arrivée en Belgique va alors offrir une forme de sécurisation ou de compensation face à un parcours freiné au sein de l’espace résidentiel d’origine. La transformation du projet résidentiel en projet migratoire va cependant se concrétiser selon des modalités socialement différenciées.

D’un marché à l’autre : les modalités concrètes de la migration

La façon dont les classes moyennes françaises s’insèrent dans le marché du logement belge est révélatrice d’une inégale aisance à faire circuler les capitaux d’un pays à l’autre et s’avère indispensable à la compréhension des dynamiques résidentielles transfrontalières.

Des voies d’accès au logement belge socialement différenciées

Les petits moyens livrent des récits enthousiastes de leur rencontre avec les agences immobilières belges, auprès desquelles ils découvrent les différentiels de prix. Avec des budgets allant de 50 000 à 150 000 euros au début des années 2000, les primoaccédant·es modestes qui se destinaient dans l’agglomération lilloise aux segments les plus dégradés du parc de logements voient soudain leurs perspectives s’élargir considérablement. C’est le cas de Janine Bury, secrétaire comptable, qui, à la suite d’une relation qui s’est « mal terminée », se trouve dans une période de « galère » et découvre les prix des communes belges voisines :

Pour 50 000 euros, en France j’avais un taudis ; ici, j’avais une maison habitable. Donc le choix a été assez rapide, ça a pris même pas un an. […] Maison pas chère, habitable, peu de travaux — des travaux, y’en a toujours, mais je pouvais rentrer avec mes meubles du jour au lendemain.

La manière dont ces enquêté·es insistent sur la chance et la rapidité de leur choix traduit un sentiment d’urgence proche de celui repéré par Anne Lambert (2015) chez les classes populaires accédant à la propriété en lotissement pavillonnaire. Ce sentiment est cependant moins présent chez les petits moyens plus âgés, qui se sont déjà mobilisés autour d’un premier achat et ne font pas face aux mêmes contraintes familiales.

Les classes moyennes et moyennes supérieures abordent moins leur choix résidentiel à travers une « rhétorique du hasard » (Lambert, 2015) liée aux différentiels de prix, et insistent plutôt sur le caractère stratégique de leurs recherches, qui aboutit à la sélection d’un bien précisément ajusté à leurs goûts. Rose Soissons, cheffe de projet dans la fonction publique âgée de 56 ans, s’est lancée dans une logique d’investissement à l’approche de la retraite. En attendant de réaliser son projet, elle loue une maison qu’elle a repérée sur Internet à partir de la photographie d’une cheminée, qui garantit selon elle « un certain style ». Son emménagement se déroule par ailleurs de manière très informelle, sur la base des rapports « cool » qu’elle dit réussir à établir avec son propriétaire. D’autres ménages passent par des voies plus exclusives, dans lesquelles chaque bien immobilier est considéré comme un patrimoine unique.

Pour les moins dotés, la découverte du marché belge est présentée comme une occasion à saisir qui permettra, à budget constant, de concrétiser une aspiration autrement plus contrainte en France. Les plus dotés vont quant à eux reformuler leur projet résidentiel et mettre leurs compétences gestionnaires au service de la maximisation de leurs ressources économiques, afin d’accéder à une offre de qualité supérieure à celle initialement envisagée. La migration transfrontalière renforce ainsi l’opposition entre « sens des bonnes affaires » et « sens des affaires », mise en évidence par Pierre Bourdieu (1974) pour faire la distinction entre les stratégies économiques des classes populaires et de la petite bourgeoisie, et celles des classes supérieures. Les modalités différenciées de la concrétisation des projets immobiliers en Belgique s’expliquent également par le rôle des différents acteurs que rencontrent les enquêté·es lors de la formulation de leurs choix résidentiels.

Le rôle des agences immobilières

Dans les communes frontalières belges, et wallonnes en particulier, les agences immobilières belges ont développé des stratégies de captation de la clientèle française, qui représentent selon certain·es interlocuteur·trices jusqu’à 80 % de la clientèle. Ces stratégies vont de la mise en avant des prix (« 20 % moins cher en Belgique ») à l’offre de services complémentaires sur les conditions de l’installation en Belgique. En entrant dans une agence de Comines-Warneton, les Français·es trouvent par exemple une pile de documents récapitulant les différences des fiscalités, sur lesquels on peut lire qu’« il est très profitable d’acheter en Belgique ». Bien qu’elles n’aient aucun lien formel avec les services de l’immigration belges, les agences se positionnent comme des « guichets » de la migration (Spire, 2008), à même de simplifier les démarches des Français·es. Cette captation des client·es français·es va de pair avec leur orientation vers certains secteurs du marché belge qui, de l’avis des agents rencontrés[12], sont considérés en adéquation avec leurs moyens et leur position dans le cycle de vie.

Au sein d’un espace belge hiérarchisé, les petits moyens les plus jeunes et les moins dotés se voient proposer des logements dans des quartiers à majorité ouvrière, dominés par l’habitat ancien et dense, similaires à ceux qu’ils ont connu au nord de l’agglomération lilloise. Il s’agit principalement de maisons mitoyennes en brique (dites « 1930 »), emblématiques du passé industriel de la région, et qui comprennent le plus souvent un étage et une cour arrière, pour des surfaces totales dépassant rarement les 100 m². Les ménages plus dotés ou déjà propriétaires sont plus facilement dirigés vers des villas « 4 façades », dans des quartiers périurbains plus récents, et abritant une population plus aisée. Ces manières de conformer les budgets des clients à des segments de l’offre expliquent que, s’ils cohabitaient souvent dans les quartiers centraux anciens du nord de l’agglomération lilloise, les petits moyens plus dotés s’éloignent, à travers la migration, des positions résidentielles des plus jeunes. À distance des agences immobilières les plus accessibles et proposant des solutions de logement « clé en main », les voies plus exclusives empruntées par les fractions supérieures des classes moyennes les conduisent vers de plus grandes villes ou des espaces ruraux plus valorisés. Ces modalités socialement différenciées d’accès au marché belge sont par ailleurs renforcées par les conditions d’obtention d’un crédit bancaire, auquel l’ensemble de nos enquêté·es accédant à la propriété a eu recours.

L’accès inégal au crédit bancaire

Les primoaccédant·es rencontrent souvent des réticences de la part de leur banque française à financer un bien situé de l’autre côté de la frontière. Certains facteurs déjà déterminants dans l’accession à la propriété en France, comme le volume de l’apport personnel, deviennent alors plus fortement discriminants dans le cadre d’un projet résidentiel hors du marché national. Le départ à l’étranger altère également l’accès aux aides de l’État, que ce soit le prêt à taux zéro, l’aide personnalisée au logement ou l’allocation logement. Ces contraintes pèsent particulièrement sur les petits moyens, qui se tournent alors vers les banques belges pour réaliser leur achat. Dans le prolongement des discours relevés sur les agences immobilières, ces dernières sont décrites comme très accommodantes. La rapidité avec laquelle sont contractés les crédits et les plus faibles garanties pécuniaires attendues tranchent avec la posture de justification dans laquelle les ménages les moins dotés peuvent se trouver face aux guichets administratifs français (Siblot, 2006). Cette facilité d’accès s’explique notamment par la diffusion plus précoce et intense du crédit hypothécaire en Belgique, qui, sans avoir réduit les prix ni entamé le désir de propriété, a considérable accru l’endettement des ménages et le maintien à des niveaux plus élevés qu’en France (Artige et Reginster, 2017). De ce point de vue, l’arrivée dans un marché du logement plus libéralisé est à la fois un facteur de séduction et de dépendance accrue pour les petits moyens.

Les classes moyennes et moyennes supérieures parviennent plus souvent à mobiliser les ressources de leur entourage ou à faire appel à des experts pouvant les aiguiller dans leur choix. Pauline et Franck Beucler, tous deux instituteurs et détenteurs d’un master, étudient par exemple les conditions d’emprunt auprès de chaque établissement de crédit, et finissent par faire jouer l’ancienneté des relations familiales avec une banque française pour obtenir un prêt malgré les réticences initiales. Pour les plus dotés, les voies exclusives par lesquelles se mettent en place les projets immobiliers permettent d’accéder à des informations plus confidentielles, que l’on ne rencontre pas sur les forums ou les sites immobiliers. Les ménages déjà propriétaires en France bénéficient par ailleurs d’un double avantage financier et informationnel. D’abord, l’expérience du premier achat a forgé des dispositions à la négociation et à l’examen plus patient des conditions d’acquisition d’un bien. Ensuite, la revente de leur bien génère une plus-value qui limite considérablement la durée de l’endettement dans le pays voisin et facilite l’obtention d’un prêt auprès d’une banque française. Contrairement au capital économique issu de la protection sociale, l’épargne et le capital immobilier sont donc plus facilement transférables dans le pays voisin. Les inégalités de départ, par l’intermédiaire des acteurs du logement, se creusent ainsi au travers de la migration, comme le montrent les écarts de position à l’arrivée en Belgique.

À l’arrivée, des reclassements résidentiels au succès variable

À travers la migration, les classes moyennes connaissent une amélioration de leur situation matérielle et symbolique, liée au gain de surface, à la meilleure qualité du bâti ou au changement de statut d’occupation. Cette amélioration est toutefois d’amplitude variable selon les fractions de classe considérées et les trajectoires antérieures des individus.

Pour les classes moyennes les plus dotées, ce reclassement a lieu dans des quartiers belges qui connaissent des trajectoires d’enrichissement. Comme le montre la courbe des prix dans les communes frontalières (figure no 5), les différences se creusent au fil du temps entre les communes les plus populaires (Mouscron, Menin, Comines) et celles qui abritent davantage de classes moyennes et supérieures (Courtrai, Heuvelland et Estaimpuis). Les acteurs locaux notent aussi une différenciation croissante à l’échelle infracommunale, entre certains bourgs-centres anciens qui perdent de leur attractivité et les nouveaux quartiers périurbains dans lesquels les promoteurs construisent des pavillons, en partie à destination de la clientèle française aisée. L’intérêt fiscal que représentent les hauts revenus pour les autorités locales pourrait également venir accélérer la transformation de villages agricoles frontaliers en espaces périurbains cossus[13]. Les ménages installés dans les campagnes et les nouveaux quartiers périurbains belges bénéficient de leur revalorisation autant qu’ils y participent.

Pour les petits moyens plus âgés, arrivés en Belgique alors qu’ils étaient déjà propriétaires, la migration va parfois conduire à des situations de « surclassement » résidentiel (Dietrich-Ragon, 2013). À l’inverse du désajustement qui caractérisait leur position en France, ces ménages se retrouvent dans des situations où leur statut social est inférieur à leur nouveau statut résidentiel. Le cas d’Irène Morino est emblématique de cette situation. Née à Hénin-Beaumont de parents ouvriers et immigrés italiens, elle a travaillé dans une usine de textile avant d’accéder à la fonction publique hospitalière et d’obtenir un diplôme d’aide-soignante. Au début des années 2000, la revente d’une maison ouvrière achetée dans les années 1980 lui permet d’accéder à un bien plus grand (110 m²) et neuf, pour un coût de 180 000 euros. Située dans un « clos » résidentiel de Mouscron, en périphérie des quartiers centraux populaires, la maison imite l’architecture flamande et donne sur un espace arboré et un petit étang. Son surclassement résidentiel transparaît lorsqu’elle raconte son arrivée dans le quartier, dominée par un sentiment d’irréalité :

Quand on a revendu [en France], on a fait une belle plus-value avec notre ancienne maison… et donc on est venus ici et on se croyait en vacances… Le matin, quand on s’est levé, je me rappellerai toujours, pendant trois semaines ça nous a fait ça, je disais à mon mari : « C’est pas chez nous ici… » Il disait : « Si, c’est chez nous ! » « Ah ! je dis, j’ai l’impression d’être en vacances… » Parce qu’il y avait des champs, des arbres…

Pour les petits moyens qui quittent l’agglomération lilloise plus tôt dans leur trajectoire résidentielle, les reclassements sont plus ambigus, voire illusoires. Ils accèdent à des logements à très faible valeur patrimoniale dans des quartiers qui présentent des propriétés matérielles et sociales semblables à celles du lieu de départ, ce qui peut être perçu comme une forme de relégation hors du marché résidentiel d’origine. Face à cette contradiction entre amélioration du confort matériel et maintien d’une position dominée dans la hiérarchie sociorésidentielle, la dimension migratoire du déménagement est mobilisée comme une source de relégitimation. Si rien ne distingue à première vue leurs nouveaux quartiers d’habitation de ceux de Tourcoing ou de Roubaix, les enquêté·es insistent sur leur sécurité, leur propreté et la réputation des écoles, des qualités perçues comme constitutives d’une culture belge et opposées au « laisser-aller » français.

C’est pourtant cette même dimension migratoire qui, à long terme, confronte les petits moyens à des difficultés. L’effet d’aubaine créé par les différentiels de prix peut conduire à un empressement et occulter certaines dimensions cachées de l’acquisition, comme les frais de notaire particulièrement élevés en Belgique ou le système de taxation, qui ajoutent des dépenses imprévues au budget du ménage. Surtout, dans le cas d’un désir de retour en France, ces petits moyens peuvent se retrouver captifs d’un marché belge dans lequel ils risquent de revendre leur logement à perte, ou avec une plus-value insuffisante pour conserver un statut de propriétaire dans des conditions équivalentes en France. La faible réversibilité de cette migration résidentielle et le reclassement résidentiel « en trompe-l’oeil » qu’elle assure tranchent donc avec la découverte initiale d’un « filon belge » du logement.

Conclusion

Les migrations transfrontalières des classes moyennes lilloises s’expliquent au carrefour d’aspirations à la mobilité sociale et de trajectoires bloquées par la sélectivité croissante du marché résidentiel. Alors que les migrations des petits moyens sont principalement guidées par une nécessité économique et l’impératif moral d’une protection face aux risques du marché, les couches moyennes et supérieures mobilisent leurs ressources économiques et culturelles pour concilier différentes sphères de vie ou compenser des trajectoires de patrimonialisation tardives.

L’examen des désirs de reclassement résidentiel socialement différenciés et de leur plus ou moins grande réussite souligne l’hétérogénéité des classes moyennes lilloises et met en évidence la plus grande facilité avec laquelle les couches les plus dotées se détachent d’un marché résidentiel pour s’ancrer dans un marché étranger. Leurs reclassements dans des espaces résidentiels valorisés sont facilités par la meilleure circulation de leur capital économique et leurs dispositions à l’élaboration, avec l’aide de spécialistes, de projets résidentiels maximisant les différentiels de prix.

Les effets contrastés de la migration sur les positions sociales invitent dès lors à nuancer les travaux sur les stratégies résidentielles des classes moyennes hors de leur espace national : loin d’être uniformes, elles ne sauraient toutes être assimilées à des logiques de « gentrification transnationale ». Au contraire, le reclassement « en trompe-l’oeil » que connaissent les petits moyens montre que les départs vers le pays voisin peut parfois s’effectuer à position équivalente, voire prendre la forme d’une relégation et d’une captivité internationale. Plus qu’ils ne transforment radicalement les parcours résidentiels, les mouvements étudiés ici ont donc plutôt tendance à renforcer les divisions internes aux classes moyennes.

Le fait que les migrations des classes moyennes se concrétisent par des voies différentes et dans des quartiers belges distincts indique que le passage de la frontière prolonge et accentue les formes de sélectivité urbaine qui organisent l’espace de départ. Au-delà des différentiels de prix et des préférences situées des classes moyennes, les pratiques des acteurs intermédiaires du logement contribuent à l’existence de ces processus discrets de tri social et urbain à l’échelle transfrontalière.

Ces conclusions invitent à creuser l’analyse des effets socio-urbains de l’emménagement des Français·es les plus doté·es dans des espaces voisins encore majoritairement populaires. En plus de connaître une réévaluation des prix, leurs quartiers d’élection subissent aussi des transformations liées aux pratiques quotidiennes des nouveaux·elles résident·es. Enquêter sur les différentes formes de cohabitation au sein des quartiers d’arrivée, se pencher sur la fréquentation des commerces, la demande culturelle ou les stratégies scolaires des classes moyennes en Belgique, voilà autant de pistes de réflexion qu’ouvre cet article pour comprendre plus finement les transformations à l’oeuvre à proximité des frontières nationales.