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La crise liée à la COVID-19 a plus encore mis en lumière la nécessité d’une mise en oeuvre ambitieuse de la politique en faveur du « Logement d’abord ». Les scénarios du statu quo et du renoncement à cette politique ne sont pas souhaitables. Le premier, dans la continuité des actions entreprises depuis le lancement du plan quinquennal, ne permettra pas de répondre aux objectifs fixés en 2017 ni aux enjeux liés aux effets de la crise sanitaire. Le second signifierait le retour à une gestion des situations de vulnérabilité selon les seules méthodes de l’urgence, au détriment des personnes sans domicile et avec un coût élevé pour les finances publiques.

Cet extrait du référé de la Cour des comptes publié le 20 octobre 2020 est clair : il importe non seulement de continuer la politique de « Logement d’abord » en France, mais de surcroît de la développer, au regard de considérations sociales et économiques.

Quatre ans avant ce référé, en 2016, dans le cadre de l’adoption du plan de lutte contre le sans-abrisme, le gouvernement annonce la généralisation d’une politique de « Logement d’abord ». Depuis, des acteurs se mobilisent pour rendre effective cette « ambition » dans de nombreux territoires, et pour créer des solidarités à l’échelle internationale. Si cette politique apparaît « floue » à bien des égards, elle suppose, selon ses promoteurs, un changement de paradigme fort. Tout un chacun aurait la capacité à habiter ; ainsi, avoir un logement, dans ce cadre de référence, est vu comme une prérogative fondamentale à tout individu et un déterminant d’une bonne santé. Suivant cette perspective, il est sous-entendu que les dispositifs de l’hébergement d’urgence ou de l’insertion sociale n’auraient plus de raison d’être. La présomption d’une égalité de capacité à habiter (et l’abandon souhaité d’une organisation fondée sur l’urgence sociale) participe à lutter contre les inégalités en favorisant l’accès et le maintien dans le logement. Nous commencerons cet article en contextualisant cette « politique de l’habiter » avant d’interroger ce qu’elle révèle sur les plans pratique, psychologique et sociologique, puis d’exposer les limites qui y sont associées.

I. Le « Logement d’abord » : contexte et définitions

A. Contexte social, politique et scientifique

La lutte contre le sans-abrisme représente un enjeu important en France depuis une quarantaine d’années. Inscrite dans les programmes de nombreux gouvernements, elle n’a pas connu de réel succès. Évaluer le nombre de personnes sans-abri ou en situation de mal-logement relève d’enjeux politiques et scientifiques majeurs. Il s’agit en effet à la fois de mieux connaître les populations en situation de vulnérabilité, mais aussi de rendre visibles celles et ceux qui ne le sont pas forcément, ainsi qu’en témoigne la mobilisation d’individus dans différentes villes du territoire français à travers « Les nuits de la solidarité » pour compter le nombre de personnes sans solution d’hébergement. En 2020, les sans domicile fixe sont estimés à plus de 300 000 par les différentes associations s’y intéressant, qui constatent une augmentation importante du nombre de personnes en situation précaire.

Pour les fédérations d’associations, il y a une volonté d’étendre la catégorie de ces personnes vulnérables à tous les individus mal logés, ne disposant pas de manière stable d’un logement qu’ils jugent satisfaisant. Selon les chiffres du rapport 2020 de la Fondation Abbé-Pierre (2020a), on recense près de 4 millions de personnes mal logées en France. Outre la rue et les centres d’hébergement, l’hébergement précaire peut prendre différentes formes : hôtel, caravane, péniche, mobile home, ou l’hébergement dans la famille, chez des amis, dans un squat, etc.

En France, les politiques publiques d’urgence sociale centrées sur la mise à l’abri restent la réponse privilégiée de l’État pour résorber le problème du sans-abrisme. Selon un rapport de la Commission des finances (Dallier, 2016), « assez naturellement, les gouvernements successifs et les structures gestionnaires se sont concentrés sur l’entrée des personnes sans domicile ou mal logées dans les dispositifs d’hébergement d’urgence, afin de garantir en priorité une mise à l’abri et malgré le principe du "logement d’abord" ». Le recours à l’hôtel a également été favorisé par ces politiques publiques. On peut ainsi lire dans les conclusions du Groupe de travail sur l’hébergement d’urgence (Demoulin, 2019) :

Faute d’un parc suffisant et adapté aux familles, le recours à l’hôtel n’a cessé de croître ces dernières années. Depuis 2010, le nombre de places d’hébergement financées dans des hôtels a augmenté de 251 % […]. Le coût unitaire de ces nuitées d’hôtel est élevé, malgré des conditions de confort parfois indignes et une quasi-absence d’accompagnement social.

Les coûts induits par la précarisation et la vulnérabilisation des individus sont importants. Le coût des hospitalisations est parfois évoqué (généralement plus de 1 000 euros par jour) comme un exemple de dépenses qui seraient évitées si les conditions de logement étaient plus satisfaisantes.

Cette politique prétend également à responsabiliser les individus, qui doivent faire la preuve de l’observance des règles de la vie collective pour passer de l’hébergement d’urgence à l’hébergement d’insertion, et à qui il est demandé d’avoir un « véritable projet d’insertion » pour espérer accéder à un logement autonome. La littérature scientifique est aujourd’hui critique de ce modèle, jugé inefficient (Damon, 2002 ; Gardella, 2016). De fait, certains profils ont plus de chances que d’autres d’accéder à des hébergements sociaux (Gardella et Arnaud, 2018). De plus, selon ces mêmes auteurs, cette juxtaposition de dispositifs mis en place dans l’urgence ne constitue pas une véritable action publique.

Enfin cette politique centrée sur l’urgence semble aussi entretenir la précarité, voire la développer ou l’installer pour les personnes hébergées. Elle a surtout des effets négatifs sur la santé mentale des personnes inscrites dans les « circuits de la précarité ». Par exemple, sur le territoire du département de l’Ain, Einhorn (2018) a pu montrer combien les personnes hébergées étaient nombreuses à être en souffrance psychique. Les intervenants sociaux qui les accompagnent se plaignent de devoir gérer eux-mêmes les « problèmes psys » des résidents face à la saturation des dispositifs de soins. Lorsqu’ils parviennent à orienter les personnes hébergées vers le soin, la proposition sanitaire paraît souvent inadaptée. Pour beaucoup, la prise en charge des problèmes de santé mentale dans le cadre de l’intervention sociale détourne celle-ci de ses véritables missions et remet en question son sens et sa finalité (Chambon, 2017). Ainsi, de plus en plus de professionnels accueillent avec enthousiasme les nouveaux programmes qui permettent d’ouvrir de nouvelles perspectives d’accompagnement social davantage ouvertes sur des partenariats avec les équipes de soins.

B. « Un chez-soi d’abord »

À l’international, le modèle du « Housing First » se pose comme une solution de remplacement par rapport aux actions publiques existantes, qui pensent la sortie de rue dans une logique d’étapes où l’accès au logement devient possible uniquement à la fin d’un long parcours dans un système de service et d’assistance (Hurtubise et Laval, 2016). Lors de sa création dans les années 1990 (Pathway to Housing, New York), il s’agissait de promouvoir une autre méthode pour mettre fin au sans-abrisme, orientée vers le rétablissement (nous y reviendrons dans le développement de cet article) en offrant un logement en milieu ordinaire à tout un chacun, et l’appui d’équipes mobiles d’accompagnement. C’est en s’intéressant prioritairement aux personnes avec des troubles psychiatriques avérés, celles-là mêmes qui sont encore plus perçues comme n’ayant pas la possibilité d’habiter, que le programme se développe.

Le programme « Un chez-soi d’abord » est mis sur pied en France en 2011 avec deux objectifs principaux : d’une part, répondre aux besoins des personnes sans-abri avec des troubles psychiatriques avérés et, d’autre part, faire des recommandations aux décideurs pour la mise en oeuvre d’une politique plus large visant la suppression des situations de sans-abrisme. L’expérimentation est une réussite au regard des objectifs fixés, selon le rapport produit par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) en 2017 : « amélioration globale de la qualité de vie » ; « maintien dans le logement pour 85 % des personnes » ; « les durées de séjour en hospitalisation sont diminuées de 50 % » ; « le coût total annuel du programme évalué à 14 000 € est totalement compensé par les coûts évités ». Les décideurs sont convaincus du bien-fondé de ce programme. Ainsi, après 3 ans d’expérimentation (de 2012 à 2015) sur quatre sites[1], le programme « Un chez-soi d’abord » se pérennise sur le territoire national. Les personnes qui intègrent le dispositif se voient proposer un accès direct à un logement et bénéficient d’un accompagnement par une équipe pluridisciplinaire composée de médecins psychiatres, de psychologues, d’infirmiers, de travailleurs sociaux et de médiateurs de santé pairs. Les critères pour rejoindre le dispositif sont pensés de manière à être faiblement contraignants : il faut être majeur ; volontaire pour entrer dans le dispositif ; à la rue, en errance ou sans logement de manière durable ; pouvoir prétendre à des ressources financières ; et, enfin, souffrir d’une « pathologie psychiatrique sévère », telle que la schizophrénie ou les troubles bipolaires. Cette expérimentation s’accompagne de la constitution d’une communauté de professionnels (Laval et Estecahandy, 2019) qui se formeront pour répondre aux exigences du rétablissement et des pratiques d’accompagnement prévues par le programme.

C. Le « Logement d’abord »

Aujourd’hui, le modèle du « Logement d’abord » s’étend à d’autres publics que celui ayant des troubles psychiatriques avérés. L’État le promeut en faisant valoir ses effets positifs (Pleace, 2016) et vise plus largement toutes les personnes en situation de précarité ou de vulnérabilité. Sur le territoire de la métropole lyonnaise, ce sont par exemple une vingtaine de programmes qui ont été financés dans ce cadre en 2019 : 13 projets portent sur l’accès direct au logement et 7 autres sur le maintien en logement. On peut citer, parmi d’autres initiatives : Logis Jeunes (accompagnement de jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance), Passage (accès au logement de ménages sortant de détention), ÉTAGE (plateforme pour favoriser le maintien dans le logement de ménages menacés d’expulsion). Le plan quinquennal (2018-2022) pour le « Logement d’abord » et la lutte contre le sans-abrisme s’articule autour de cinq grandes priorités : la production et la mobilisation de logements abordables, l’accélération de l’accès au logement, l’accompagnement des personnes, la prévention des ruptures et la mobilisation des acteurs et des territoires. L’ambition est de diminuer de manière significative le nombre de personnes sans domicile d’ici 2022.

Le développement de cette démarche nécessite l’acquisition de nouvelles compétences indispensables au déploiement du plan et à la conduite de changements au sein des pratiques professionnelles. Il s’agit, par exemple, d’apprendre à accompagner les personnes en équipe pluridisciplinaire (multiréférence), plutôt que seul et en référence unique. Cette vision radicalisant la perspective d’une transformation de l’intervention sociale vers l’autodétermination des personnes bénéficiaires de l’accompagnement, il importe d’outiller ces professionnels pour qu’ils soient en mesure de collaborer avec elles dans la définition de leurs objectifs et des moyens pour y parvenir. « Un plan massif de formation des travailleurs sociaux sur la philosophie du "Logement d’abord"doit donc être mis en oeuvre urgemment, à la fois au niveau de la formation initiale et de la formation continue. » (Demoulin, 2019) Selon les conclusions de ce groupe de travail, il s’agit de l’un des prérequis pour la réussite de la mise en oeuvre du programme. La politique du « Logement d’abord » se fonde sur l’accès au logement comme socle premier de l’insertion, et non comme son étape finale. Cela se traduit par un accompagnement spécifique centré sur les besoins et les forces de la personne afin d’adapter les dispositifs aux individualités. Le modèle du « Logement d’abord » amène donc un changement de paradigme : le logement est proposé sans condition et l’accompagnement est orienté vers les principes du rétablissement. Au regard des éléments avancés en première partie, le modèle du « Logement d’abord » se construit donc en opposition à l’urgence sociale — considérée comme inefficiente — et au modèle d’accompagnement dit « en escalier ».

II. Présumer une capacité à habiter pour accompagner vers et dans le logement

A. La présomption de capacités : un héritage du rétablissement et de l’empowerment

Le rétablissement est explicitement associé au « Logement d’abord », lequel fait des « services orientés vers le rétablissement » l’un de ses huit principes clés (Pleace, 2016). Historiquement, le rétablissement est un mouvement de revendication des (ex-)usagers de la psychiatrie, né dans les années 1960 aux États-Unis. Le message central de ces collectifs divers, regroupés plus tard sous le nom de Psychiatric Survivors, vise la reconnaissance de leur capacité à aller mieux, avec ou malgré les troubles psychiques sévères. Ils s’opposent ainsi aux représentations déficitaires qui leur sont attribuées, tant par les professionnels de la psychiatrie que par la société dans son ensemble. Ce n’est pas tant la véracité des propos de la psychiatrie indiquant l’incurabilité des troubles (tels que la schizophrénie ou les troubles bipolaires notamment) qui est remise en cause, mais les fondements mêmes de la perception de l’évolution et ses effets sur le plan pragmatique. Le rétablissement propose en effet d’opérer une disjonction entre l’évolution du trouble et celle de la personne (Granger, Pachoud et Plagnol, 2018), de sortir de la confusion entre pronostic de la maladie et devenir du sujet. Alors que la guérison et la rémission caractérisent l’évolution positive des troubles et sont évaluées sur la base de critères objectifs déterminés par les soignants, le rétablissement est proposé pour décrire le sentiment de mieux-être de la personne, éminemment subjectif donc, et ne pouvant être observé et défini que par celui qui le vit[2].

La psychiatrie est appelée alors à prendre en compte les dimensions associées à cette perspective de rétablissement et, plus encore, à soutenir ce rétablissement. Cela implique à la fois un changement de regard sur les personnes touchées par les troubles psychiques et leur devenir, et une réorientation des pratiques (impliquant changements et création) vers ce qui peut apparaître alors comme un nouvel objectif pour la discipline. La subjectivité associée au processus de rétablissement suggère notamment d’inclure plus avant la parole des personnes visées par les soins, et cette singularité conduit à promouvoir la nécessité d’accompagnements personnalisés, s’opposant à la généralisation des traitements biomédicaux pensés pour des catégories de troubles.

Par cette revendication de la possibilité d’aller mieux, les psychiatric survivors cherchent à s’affranchir des représentations, de la stigmatisation, des contraintes et des discriminations qui leur sont associées. En cela, ils s’inscrivent plus largement dans les mouvements de lutte pour les droits civiques, menés par un certain nombre de populations dites minoritaires (les femmes, les personnes noires, pauvres, porteuses du VIH, etc.), nommés mouvements d’empowerment. Traduit en français par l’expression « restauration du pouvoir d’agir », l’empowerment est un mouvement d’émancipation visant à (faire) reconnaître et à agir sur les difficultés et contraintes qui ne sont pas liées aux troubles ou incapacités des personnes, mais au fonctionnement (social, sociétal, juridique, politique, économique…) de l’environnement dans lequel elles vivent. Cet environnement est jugé excluant, ou à tout le moins non adéquat, pour les personnes vivant avec les troubles, difficultés ou caractéristiques auxquels s’intéressent ces différents collectifs. Dans le cadre de la psychiatrie, la recherche d’une adaptation de l’environnement devient encore plus essentielle avec les perspectives d’inclusion sociale induites par le contexte de la désinstitutionnalisation initiée dans les années 1960, visant à penser le soin dans la cité, et non plus seulement à l’hôpital.

Rétablissement et pouvoir d’agir oeuvrent conjointement dans le développement de cette perspective capacitaire, envisageant la possibilité ou la capacité d’aller mieux, de décider pour soi, d’agir par et pour soi-même, en s’appuyant notamment sur les forces, qualités, ressources, compétences, savoirs et potentiels des individus. La singularité et la subjectivité de ces processus exigent de mobiliser les souhaits, préférences, désirs, volontés, valeurs et choix des personnes dans les accompagnements qui leur sont proposés. La proposition politique et pratique du « Logement d’abord » s’inscrit pleinement dans cette perspective capacitaire et décisionnaire inspirée des mouvements de lutte pour les droits civiques, comme en témoigne la présence de cinq des huit principes clés énoncés pour le définir (Pleace, 2016)[3].

Les études portant sur les parcours de rétablissement des personnes ont permis d’extraire cinq dimensions psychiques associées à ce sentiment de mieux-être : l’espoir, l’autodétermination, la redéfinition de soi (en tant que personne, et non seulement en tant que malade ou patient), la quête de sens (donner du sens à sa vie ainsi qu’à ses expériences douloureuses ou difficiles) et, enfin, des relations sociales de qualité (tant avec les soignants que l’entourage et, plus largement, la société).

Aussi, cette exploration des dimensions psychiques qui caractérisent le rétablissement, le fait qu’il soit conçu en fonction des personnes dans leur dimension singulière et pluridimensionnelle (au lieu de l'adresser aux malades psychiatriques) permet aisément d’envisager qu’il serait tout aussi approprié pour des populations en proie à des difficultés importantes, plurielles, potentiellement chroniques, mais non nécessairement liées à la santé mentale. La visée des accompagnements pour mettre fin aux problèmes de logement et, plus globalement à la précarité, semble en effet pouvoir se rallier à ces perspectives de mieux-être de la personne, considérée tant dans ses dimensions subjectives singulières, psychiques notamment, que dans celles, davantage communes et collectives, appartenant aux domaines social, civique, juridique, économique, etc.

Faire du rétablissement un objectif ou un dénominateur commun des accompagnements sociaux et psychiques apparaît heuristique pour favoriser la collaboration entre ces divers champs d’« expertise », mais également pour envisager la manière dont chacun des acteurs peut, en visant le mieux-être de la personne, agir en réalité sur toutes ces dimensions dans un même temps, tant elles sont intriquées. C’est le cas notamment des intervenants sociaux observés dans notre enquête, qui, mobilisant les principes du rétablissement, prennent en considération — et agissent de fait sur — la santé mentale des personnes qu’ils accompagnent, et non seulement leur environnement social, tel que semble leur indiquer le mandat qui leur est confié (Chambon, Gilliot et Sorba, 2020).

B. De l’objectivation des incapacités à la présomption d’une capacité à habiter

Le « Logement d’abord » et ses pratiques s’inscrivent donc dans la perspective du rétablissement et, en cela, proposent des changements dans la manière de conduire les accompagnements vers et dans le logement. La présentation du programme est régulièrement faite à travers l’explicitation de son opposition aux accompagnements « traditionnels », basés sur un modèle dit « en escalier ». L’opposition majeure entre les deux modèles réside dans la place accordée au logement : alors qu’il constituait l’objectif ultime des accompagnements classiques, conçus en différentes étapes devant permettre in fine d’y accéder, le logement devient la priorité, l’étape première à partir de laquelle il sera possible de mettre en oeuvre l’accompagnement. Ce que nous proposons ici, c’est que cette différence pratique fondamentale est la résultante d’un changement de perception du problème, se logeant principalement dans la question de la capacité à habiter. C’est en cela que le « Logement d’abord », comme le rétablissement et le pouvoir d’agir, est régulièrement considéré dans la littérature comme un véritable changement de paradigmes. Il s’agit en effet, au fond, de modifier notre perception du problème et, conséquemment, des solutions à mettre en place pour y remédier.

Si l’accompagnement vers et dans le logement a été construit selon un modèle « en escalier », c’est avant tout parce qu’il se fonde sur l’idée selon laquelle les personnes sans-abri ou en difficulté de logement n’auraient pas, ou pas suffisamment, de capacité à habiter. On ne sait pas bien si cette incapacité est envisagée comme la cause ou la conséquence de la vie « à la rue » (ou « hors logement autonome »), mais les étapes proposées au sein de ces accompagnements visent en tout cas à développer ou à restaurer cette capacité à habiter. Dans ce cadre, être perçu comme capable d’habiter est un préalable indispensable à l’accès au logement. Le passage d’une étape à une autre (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale, bail glissant…), d’un dispositif à un autre, implique alors de remplir un certain nombre d’objectifs, définis par les professionnels, qui, cumulés, renverraient donc à la capacité d’habiter. Parmi ces objectifs, nous trouvons le plus souvent le sevrage des substances addictives, l’adhésion aux soins, la capacité à tenir propre son logement, le fait de ne pas « se faire squatter » son logement par d’autres personnes sans-abri, de ne pas avoir de dettes ou encore le fait « d’être en lien » avec l’équipe d’intervenants sociaux. Ces critères définissant tous ensemble ce que serait la capacité à habiter sont soumis tout à la fois à la normativité et à la subjectivité, et sont décriés par les défenseurs du Housing First comme étant à l’origine d’inégalités et d’inefficacité des accompagnements.

Au chapitre des inégalités observées, Sam Tsemberis et Krsiten Gurdak (2018) soulignent le fait que nul n’a besoin d’être sevré de toute substance pour accéder à un logement, sauf dans le cas où il y accède par l’intermédiaire d’un accompagnement social. Ainsi, l’accompagnement proposé au départ pour réduire ou compenser l’écart entre la personne et sa possibilité d’accès à un logement autonome vient finalement rajouter une contrainte supplémentaire aux personnes accompagnées par les services sociaux par rapport à celles qui ne le sont pas.

Mais des inégalités sont produites également entre les personnes accompagnées en raison de la subjectivité des professionnels, comme en témoigne cet échange recueilli sur notre terrain d’enquête, lors de la réunion matinale quotidienne dans laquelle les intervenants sociaux rapportent les actions qu’ils ont réalisées la veille :

  • Chef de service (s’adressant à l’intervenante paire ayant réalisé une visite à domicile) : Comment était son logement ?

  • Intervenante paire : C’était… un peu encombré, mais pas… pas incurique. Enfin… en tout cas, ça n’allait pas au-delà de mon seuil de tolérance, je dirais.

Le « seuil de tolérance » personnel mentionné ici rend compte de la part subjective associée à l’évaluation de critères se voulant objectifs, en tout cas normatifs. Il est attendu de l’individu qui sollicite un logement social qu’il soit capable de le tenir propre et rangé, ce qui crée une inégalité avec la population non accompagnée par les services sociaux. Aussi, la définition de ce qui est suffisamment propre et rangé dépend du professionnel impliqué.

Enfin, c’est parfois l’inadéquation entre ce qui est proposé dans le modèle traditionnel et ce que les professionnels constatent et vivent sur le terrain, allant jusqu’à provoquer une perte de sens chez ces derniers, qui les conduit à opter pour le modèle du « Logement d’abord ». C’est le cas notamment des deux équipes d’intervenants sociaux ayant fait l’objet de notre enquête. Alors qu’il était considéré que l’équipe du CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) devait consacrer plus de temps aux personnes accompagnées, supposées avoir plus de besoins, que l’équipe du service ayant des mesures ASLL (Accompagnement social lié au logement, qui sont des mesures mises en place pour favoriser le maintien dans le logement d’une personne venant d’y accéder ou menacée d’expulsion), dont les usagers sont supposés être plus autonomes, le constat fait par les deux parties était celui de l’inadéquation de ces suppositions. La quantité de besoins et le temps nécessaire aux personnes accompagnées ne dépendaient pas du type de structure par laquelle ils étaient accompagnés, mais d’autres facteurs complexes et déconnectés du type d’hébergement qui leur avait été proposé (Gilliot et Sorba, 2020). Cela rejoint pleinement la philosophie du rétablissement selon laquelle l’accompagnement doit être individualisé puisqu’il dépend de la personne, et n’est pas généralisé en fonction d’une catégorie de troubles ou de difficultés.

En d’autres termes, la présomption d’une incapacité à habiter ne peut plus être un critère de discrimination quant à l’accès à un logement pérenne. L’hébergement d’insertion trouve en effet son origine dans la présomption d’une incapacité chez certaines personnes à habiter un logement autonome ; l’accompagnement social est alors fondé en partie sur l’apprentissage de ces capacités, travail envisagé surtout d’un point de vue éducatif.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de capacité à habiter, mais que l’incapacité n’est plus supposée. La nuance est de taille. Comme il importe de présumer une égalité des intelligences pour refuser une organisation fondée sur la domination des uns sur les autres (Rancière, 2004), il importe de présumer une capacité à habiter pour ne pas fonder une organisation sur les inégalités à habiter. Mais il s’agit d’une présupposition... C’est-à-dire qu’elle fonctionne comme un projet politique et pratique fort, mais n’est pas une objectivation d’un état de fait. Les conséquences de cette proposition sont de plusieurs ordres.

C. La présomption d’une capacité à habiter et ses conséquences

Le modèle du « Logement d’abord » prétend donc résoudre les problèmes du modèle traditionnel ou à tout le moins « faire mieux » que lui en matière de respect des droits fondamentaux, d’efficacité et de réduction des inégalités. Si les premières études portant sur l’efficacité du modèle semblent majoritairement conforter une partie de ces propos (DIHAL, 2020), et qu’il semble essentiel de poursuivre ces évaluations si nous ne souhaitons pas tomber dans une forme de fiction idéologique, nous nous attacherons plus ici à décrire la manière dont le modèle est censé fonctionner qu’à vérifier sa pertinence épistémologique. En d’autres termes, il s’agit de mieux comprendre en quoi s’appuyer sur la présomption d’une capacité à habiter serait utile et efficace pour accompagner vers et dans le logement, et sur quoi se basent les tenants du modèle pour le supposer.

L’espoir comme dimension première des processus de rétablissement

L’espoir est considéré comme le « catalyseur du rétablissement » (Favrod et Scheder, 2004), dont il constitue l’une des cinq dimensions essentielles (Van Wheegel et al., 2019). Croire en la possibilité d’un avenir meilleur serait d’abord ce qui permet l’engagement dans des actions qui contribueront à « rendre réel », à faire émerger cet avenir souhaité (Deegan, 1988). C’est en cela que l’espoir est perçu comme un « catalyseur » : il permet d’aller vers son mieux-être, son rétablissement. Mais au-delà de ce qu’il permet dans le réel pour le futur, nombre de témoignages laissent envisager combien le seul fait de croire, d’avoir de l’espoir, soutient le sentiment de mieux-être à l’« instant T », comme l’illustre cette confidence : « Un jour, un psychiatre m’a dit que les personnes comme moi, avec un trouble psychique sévère et persistant, pouvaient se rétablir. Ma vie a changé instantanément. » (Citée par Andresen, Caputi et Oades, 2003)

Globalement, il est observé et rapporté que, dans une relation d’aide ou d’accompagnement (psychothérapie, enseignement, etc.), la croyance de l’accompagnant en la réussite ou non de l’accompagné aurait un effet sur la réussite effective de ce dernier. Si l’objectivation de cet effet apparaît méthodologiquement difficile, les nombreuses études conduites à ce jour sur le sujet permettent de conclure à un effet modéré mais existant de ces attentes sur les résultats de la personne concernée (Tambling, 2012). Trouilloud et Sarrazin (2003) précisent que les attentes de l’accompagnant auraient un impact sur les comportements qu’il met en oeuvre auprès de l’accompagné ainsi que sur le « climat socioémotionnel » qu’il instaure dans la relation. Cela aurait alors en retour chez l’accompagné une incidence sur des dimensions telles que sa motivation, sa perception de lui-même, et, dans le cadre scolaire, son développement intellectuel et ses performances scolaires. De plus, les attentes auraient un effet plus ou moins important selon les individus, et les populations stigmatisées y seraient plus sensibles.

Enfin, cette prise en compte des attentes rejoint le travail réalisé par la psychologie cognitive et comportementale. La psychothérapie qui y est associée vise à aider la personne accompagnée à mettre au jour l’impact de ses croyances ou attentes (sur elle-même, les autres et le monde ou la vie) sur ses réactions émotionnelles et comportementales. Les croyances irrationnelles, c’est-à-dire celles ayant un effet contre-productif ou problématique pour l’individu, sont alors modifiées ou flexibilisées de manière à permettre à l’individu de restaurer du choix dans ses (ré)actions. Dans ce cadre, la question des impacts pragmatiques des croyances, notamment ceux produits par le fait de se croire capable de réaliser tel ou tel souhait, objectif, désir, etc., est particulièrement étudiée et travaillée.

Dans le présent cadre, celui de l’accompagnement vers et dans le logement, croire ou avoir espoir en la capacité d’habiter aurait donc pour but de rendre réel le fait d’habiter, de vivre en logement, en soutenant la possibilité, pour les professionnels comme pour les personnes qu’ils accompagnent, d’agir, de faire, de s’engager dans des actions destinées à construire cette réalité. Agir en premier lieu sur le plan social (acquisition d’un logement) plutôt que sur le plan individuel (acquisition d’une capacité à habiter) semble bien être l’effet premier de cette présomption d’une capacité à habiter. Le choix de ce renversement et la croyance au fait que cela permettra à l’individu d’habiter réellement (et qualitativement) semblent tenir principalement à la valeur accordée à l’expérience dans les principes du rétablissement et du pouvoir d’agir et, conséquemment, dans les principes du « Logement d’abord ».

Valeur de l’expérience

L’expérience, et ce qu’elle permet de développement, est au coeur des principes du rétablissement et du « Logement d’abord ». La proposition de logement vise à permettre aux personnes accompagnées de faire l’expérience d’habiter.

Il est attendu de cette expérience qu’elle permette la mise en oeuvre et le développement de compétences, de capacités et de savoirs expérientiels utiles à l’amélioration des conditions de vie et du sentiment de mieux-être de la personne. Le fait de proposer un accompagnement sur la base de cette expérience du logement sous-entend que l’on ne vise pas seulement l’acquisition objective d’un logement, mais son appropriation subjective ou, plus largement, le rétablissement de la personne. La dimension psychologique de l’habiter devient alors un ressort positif pour développer d’autres capacités. En effet, comme nous l’évoquions dans le n° 71 de Rhizome (Chambon, 2019), le mouvement de plus en plus marqué d’individualisation a contribué à modifier notre rapport à l’habitat. (Savoir) habiter est devenu autant un enjeu identitaire qu’une préoccupation politique et publique et, de fait, une problématique pratique pour les intervenants sociaux ou en santé mentale qui « accompagnent au logement », marquant la diffusion de la « grammaire clinique » dans ce champ. Il ne s’agit pas que de « posséder » un logement, mais d’y mettre de soi, de vivre là où on habite.

Dans ce cadre, l’échec est considéré comme une « opportunité d’apprentissage » (Provencher, 2002) ; ce qui importe n’est pas tant la réussite que l’expérience. Les exemples sont nombreux, dans les programmes d’« Un chez-soi d’abord », de personnes qui ont un logement, mais qui soit ne l’investissent pas du tout, soit, de manière plus radicale, continuent à dormir dehors ou chez des tiers. Cet attachement à l’expérience est traduit en pratique par le fait que ces situations ne constituent pas un motif d’exclusion du programme. En effet, même si la personne décide de quitter son logement, l’équipe maintient la location pour une période de six mois et poursuit son accompagnement sur la base des apprentissages issus de cette expérience, perçue comme le point de départ pour une définition du logement idéal.

Cette valeur accordée à l’expérience et sa déconnexion de l’enjeu de réussite objective conduisent à la nécessité, par endroits, de « prendre le risque » d’essayer. Ne pas attendre d’être certain que la personne soit capable d’habiter pour lui proposer d’en faire l’expérience, c’est bien là tout l’enjeu de cette présomption. Il s’agit donc d’avancer avec ou malgré la persistance d’incertitudes, lesquelles, couplées à l’espoir, permettent que se meuvent les craintes en potentiels. Pour autant, les professionnels ne peuvent éthiquement et humainement se détacher pleinement de leurs (sentiment de) responsabilités, ce qui les conduit à évaluer chaque fois les limites des risques qu’ils peuvent (faire) prendre au nom d’une présomption de capacité et d’une volonté d’expérience.

Enfin, la valeur de l’expérience se traduit dans le champ du rétablissement et du « Logement d’abord » par la place accordée aux savoirs expérientiels. Aussi, les échanges d’expériences deviennent primordiaux. Des médiateurs « pairs » sont ainsi présents dans le programme « Un chez-soi d’abord ». Davia Ouaklil (2019 : 116) en témoigne :

Les personnes qui ont de longues années d’errance derrière elles ont des capacités à habiter des lieux publics qui sont différentes de celles qui sont nécessaires pour vivre dans un logement. Dans notre société, la notion d’« habiter » est liée à différents degrés d’autonomie, alors que ce sont deux concepts totalement distincts. Comment peut-on demander à une personne de gérer un logement en bousculant ses repères et en la coupant de son environnement habituel ? Il est primordial de respecter la temporalité et les choix des locataires, même si leur « fonctionnement » est perçu comme étant hors norme pour le reste de la population. […] Ainsi, au lieu de nous concentrer sur les aspects purement techniques, nous insistons plus sur le mieux-être des personnes accompagnées par le programme.

Temporalité

Le « Logement d’abord » et la notion de rétablissement tendent à repenser la temporalité sur différents plans de l’accompagnement. Dans le programme « Un chez-soi d’abord », une règle consiste à respecter un délai de deux mois entre la première rencontre avec la personne et son entrée dans un logement. Il s’agit ici d’abord d’une volonté forte de sortir de la logique de l’urgence. Ce temps est destiné par ailleurs à permettre la réalisation d’un choix, peut-être même à apprendre à choisir.

Le « Logement d’abord » retient ensuite comme principe fondamental la possibilité d’être accompagné aussi longtemps que nécessaire ou souhaité. Cela rejoint la volonté d’individualiser plus avant les accompagnements, compte tenu de l’impossibilité de présumer du temps nécessaire en amont, laquelle avait été soulignée par les intervenants sociaux de notre enquête.

La question du temps apparaît également primordiale pour la dimension d’apprentissage, de développement à travers l’expérience que comprennent les principes du rétablissement et du pouvoir d’agir. Les professionnels rencontrés, impliqués dans le soutien de ces perspectives, ont unanimement souligné combien l’urgence et le manque de temps sont des facteurs qui encouragent « à faire à la place de » la personne plutôt qu’à l’accompagner dans l’apprentissage et l’expérience (Gilliot et Sorba, 2020).

Enfin, revenons au programme « Un chez-soi d’abord » pour évoquer un principe de prime abord plus éloigné de la question de la temporalité : le principe de la page blanche. Il consiste à ne pas demander ni rechercher l’ensemble des informations sur le parcours de la personne, de manière à travailler avec lui uniquement à partir de ce qui est présent ici et maintenant. Ainsi, ce principe n’est pas sans lien avec la temporalité. Il soutient la possibilité de sortir des déterminismes, de moins présumer de la réussite et des modalités de l’accompagnement sur la base des expériences (principalement des échecs et incapacités) du passé. Cela est rendu possible par la considération des individus comme étant « en développement ». L’accompagnement est alors pensé plus en appui sur le futur, forcément hypothétique donc, que sur les épreuves passées. Si ces dernières semblent plus concrètes et objectives, il n’est pas moins hypothétique de prédire la réussite ou le mieux-être à partir d’elles que sur la base d’un « rêve », d’une volonté pour l’avenir. Martin Boichard (2021), éducateur spécialisé impliqué dans le programme « Un chez-soi d’abord », rend compte dans son article de la manière dont s’exprime en pratique ce travail qui s’appuie sur les projections ou prédictions positives des individus les concernant.

III. Quelques défis du « Logement d’abord »

Bien que cette présomption d’égalité dans la capacité à habiter paraît plus opérante pour les professionnels du champ du logement que le constat d’une inégalité sociale — avec le risque de venir assigner la personne à sa qualité de précaire —, ce type de programme peut aussi déplacer les inégalités dans l’accès au logement. Aussi, si elles sont, en 2022, quantitativement beaucoup moins importantes, les critiques étaient nombreuses aux prémices du développement de cette politique. Auparavant envisagée comme synonyme d’une baisse des subventions allouées aux centres d’hébergement, elle apparaît aujourd’hui comme une occasion de trouver de nouveaux financements et de mieux accompagner les personnes. Surtout, les critiques se sont déplacées. Il importe moins de chercher à faire front pour « freiner » le développement de cette politique que de faire en sorte, au contraire, de l’accélérer d’un point de vue territorial et populationnel, et de mobiliser une pluralité d’acteurs, dont les bailleurs. La limite évoquée ici est celle de la population visée par le « Logement d’abord ». Nous avons identifié deux facteurs d’exclusion :

  • Le premier est territorial. Seuls les territoires ayant répondu à l’appel à manifestation d’intérêt ont des financements dédiés pour les dispositifs de « Logement d’abord ». Nombreux sont aujourd’hui les professionnels ou représentants associatifs de territoires à réclamer des moyens pour pouvoir bénéficier du « Logement d’abord ». Un psychologue d’une Permanence d’accès aux soins de santé (PASS) nous confie, par exemple, qu’il compte dans sa patientèle de nombreuses personnes qui seraient complètement admissibles au programme « Un chez-soi d’abord », mais qu’il n’y a pas de tel programme dans son département. « Est-ce que je dois lui dire d’aller à Lyon et d’être connu des associations lyonnaises pour avoir une chance d’avoir un logement au "chez-soi" ? » Un peu plus tard, il ajoute que ce sont toujours les départements ruraux qui se voient « à la traîne », selon ses propres mots, dans le cadre des politiques sociales ou de santé. Il est en tous cas juste de préciser que de telles politiques risquent d’exacerber les inégalités territoriales à l’échelle de la France. Selon Nicolas Demoulin (2019), « le principal frein à leur développement demeure cependant la recherche de fonciers disponibles et le montage de programmes immobiliers viables. Les associations éprouvent des difficultés à trouver du foncier bâti, à s’insérer dans des programmes mixtes et à convaincre les maires d’accueillir des pensions de famille ». La décentralisation de la politique publique entraîne des disparités dans son application, selon les territoires, entre spécificités géographiques et chevauchement des compétences normatives.

  • Le second est donc populationnel. De nombreuses personnes migrantes ne sont pas admissibles au dispositif de « Logement d’abord ». Par exemple, les personnes déboutées de la demande d’asile n’ont, de fait, pas droit aux ressources financières (aides sociales ou travail déclaré) nécessaires au paiement du loyer. Il s’agit aujourd’hui d’une véritable préoccupation, qui est l’objet de controverse au sein des services de l’État. Un représentant ministériel nous confie ainsi dans un entretien : « À Paris, 75 % des personnes en centre d’hébergement d’urgence sont des migrants en situation irrégulière. Le ministère de l’Intérieur ne veut rien entendre. Mais il faut absolument faire quelque chose ! » Cette situation perdure malgré des recommandations inverses évoquées dans les conclusions du Groupe de travail sur l’hébergement d’urgence (Demoulin, 2019) : « Proposition no 6 : Accélérer la régularisation des familles sans-papiers hébergées sur une longue période à l’hôtel. » Mais le référé de la Cour des comptes cité en introduction donne une réponse claire : « Au demeurant, la politique du "Logement d’abord"ne peut que constater le maintien dans l’hébergement, à l’hôtel ou dans des campements, de personnes déboutées du droit d’asile qui ne disposent pas des droits leur permettant d’accéder à un logement. » (Cour des comptes, 2020)

Conclusion

Au terme de notre argumentaire, nous en arrivons à cette proposition : cette présupposition forte d’égalité de capacité à habiter (qu’elle soit réaliste, fictive, chimère…), centrale dans la politique de « Logement d’abord », mène à s’intéresser plus avant aux individus, à leur « projet » et autres aspirations. Comme les interventions orientées vers le rétablissement conduisent à se concentrer sur les capacités et moins sur les vulnérabilités, cette présupposition d’égalité engage précisément à ne pas tenir compte des incapacités que la personne aurait à habiter un logement, ou du moins à pallier des situations d’inégalité. Une compensation, notamment par la mise à disposition d’un accompagnement par une équipe pluridisciplinaire aussi longtemps que nécessaire, est envisagée pour rendre possible l’habiter de tout un chacun. Ce déplacement, à bien des égards simpliste, qui s’apparente à appliquer, même aux personnes dites vulnérables, un logiciel de positivité, a des effets pratiques importants, ce que nous avons documenté dans cet article. Mais il nous semble qu’il a aussi des effets sur les pratiques de la recherche, ou tout du moins ouvre d’autres perspectives complémentaires à la sociologie classique. La connaissance objective sur les inégalités d’accès au logement paraît, encore plus aujourd’hui, primordiale. Elle permet d’alimenter le débat public sur ces questions, et est (ou devrait) être au service de choix politiques forts. Mais cette objectivation peut apparaître problématique quand elle vient empêcher l’autonomisation des principaux intéressés. Les personnes en situation de précarité peuvent avoir des désirs d’habitat qu’il s’agit de pouvoir écouter. Le plan « Logement d’abord » invite en effet à s’intéresser aux sujets, aux personnes (Gilliot et Sorba, 2020). Il importe alors, dans une perspective de recherche, de s’intéresser plus avant aux expériences des uns (les personnes touchées par la précarité) et des autres (notamment les professionnels qui les accompagnent) pour les documenter et les discuter.

Aussi, il faut demeurer vigilant devant les nouvelles formes d’exclusion opérées par ce type de politique. Il nous semble que c’est là une limite d’envergure qui se doit d’être discutée, au risque de voir s’accélérer un mouvement de précarisation territoriale et populationnelle qui était censé décroître avec cette politique.