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La pandémie de COVID-19 n’est pas terminée que de nombreux articles et livres sont déjà publiés sur le sujet. Comme le soulignent Bonnery et Douat (2020), ces contributions s’apparentent souvent à des carnets de recherche, car la distance intellectuelle avec l’événement est faible et les informations, souvent parcellaires. Notre article vise à dépasser ce stade en proposant des hypothèses de recherche plausibles relativement aux effets de la pandémie sur l’expérience éducative des étudiant·es de l’enseignement supérieur. Pour ce faire, nous établissons la trajectoire de la pandémie et de sa gestion en dégageant les différents moments qui la constituent. Nous soulignons aussi les enjeux présents à chaque moment ainsi que les appréhensions formulées dans la sphère publique. Nous présentons également des données, provisoires, sur l’évolution des inscriptions dans les universités québécoises, qui mettent en évidence des situations impensées.

En mars 2020, peu après l’apparition de la COVID-19, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare l’état de pandémie, signe de la rapide internationalisation de la propagation du virus. Dans chaque pays, nous assistons au déclenchement de nombreuses mesures de précaution face à l’ampleur de la crise. La navigation à vue caractérise souvent l’action gouvernementale et l’action publique. Le 13 mars, le gouvernement du Québec annonce l’état d’urgence ainsi que les premières consignes de confinement, qui prendront effet trois jours plus tard.

La crise est majeure par son étendue, toutes les sphères d’activité et les rapports entre elles sont affectés par la pandémie et les modes de gestion adoptés pour y faire face. Elle l’est aussi par l’intensité et la rapidité de la contagion malgré la limitation et le contrôle des déplacements tant à l’international qu’entre les régions.

Toute crise majeure provoque de profonds bouleversements des politiques publiques, les pouvoirs publics étant alors mis à l’épreuve, leur gestion de crise pouvant elle-même se retrouver dans la tourmente (Bergeron et al., 2020) quand, par exemple, les effets recherchés ne se réalisent pas ou que les mesures perdent leur légitimité pour une partie de la population ou des expert·es.

Les crises sont plus généralement des révélateurs des limites et des contraintes des politiques et plus largement de l’action publique (Pündrich, Brunel et Barin-Cruz, 2009 ; Bergeron et al., 2020). Elles font apparaître au grand jour des dysfonctionnements latents (pénurie de personnel, compétition pour le temps d’utilisation des ordinateurs entre le travail à distance et l’enseignement à distance) ; elles amplifient souvent les inégalités sociales (Aucejo et al., 2020) et suscitent des résistances. L’effet des crises majeures peut se faire sentir tout au long de la vie des individus (Elder, 1974 ; Andres et Wyn, 2010 ; Rubb, 2020).

Notre analyse consiste à reprendre chronologiquement les choix politiques en matière de gestion de la pandémie en soulignant les bouleversements ainsi causés dans les établissements universitaires, en repérant l’évolution des rapports entre l’action politique (consignes gouvernementales) et l’action des acteur·rices universitaires. Cette ligne du temps nous permettra de dégager l’évolution des mesures d’endiguement de la propagation du virus et les stratégies déployées pour assurer une continuité des services éducatifs. Dans la deuxième section, nous repérons les « révélations », les appréhensions, scandant en fait la trajectoire de la gestion de la pandémie. Dans la troisième partie, nous examinons l’évolution des inscriptions à l’université afin de dégager un effet possible de la pandémie sur leurs fluctuations. Ces informations permettront de formuler des hypothèses interprétatives plausibles.

Pour ce travail, nous analysons les données issues de diverses sources. La chronologie a été réalisée en reprenant les diverses informations provenant des autorités publiques, comme les consignes émanant du gouvernement ou les préconisations de l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ). En parallèle, une revue des articles de journaux et des sites d’informations générales et spécialisées (comme les sites UA/AU. University Affairs/Affaires universitaires et AMEQ en ligne) a permis d’élargir les sources d’informations et d’avoir ainsi une meilleure couverture des événements. Nous avons également consulté les pages « COVID-19 » des sites Internet des universités québécoises afin d’obtenir les informations relatives à la gestion de la pandémie diffusées auprès des étudiant·es et du personnel.

Les données sur les inscriptions proviennent du site de traitement des données du système de Gestion des données sur l’effectif universitaire (GDEU), qui permet un traitement session par session, ou année par année, en fonction de différentes caractéristiques sociales (langue parlée, statut légal au Canada, etc.) et scolaires (programme d’études, régime d’études, cycle d’études, domaine d’études, etc.). Ces données sont établies à la suite des déclarations d’inscriptions de chaque université. Exhaustives, les données comportent cependant des limites quant aux variables disponibles. Par exemple, nous ne retrouvons aucune information sur l’origine sociale des étudiant·es. Notre analyse croise différentes variables comme le sexe, l’âge, le statut légal au Canada, le cycle d’études et le régime d’études. Ces données ne permettent pas de suivre des flux individuels ou de saisir les effets de la pandémie sur l’expérience éducative des étudiant·es, par exemple leur persévérance ou leur abandon.

1. La trajectoire sinueuse de la pandémie

L’évolution des pandémies est souvent mesurée par les vagues, chacune représentant la croissance de personnes contaminées, hospitalisées ou décédées (INSPQ, 2020 ; 2021a ; 2022). Ainsi, à l’heure où nous rédigeons cet article, sept vagues ont eu lieu. Tout en tenant compte de cette dimension centrale, notre analyse se veut plus large afin d’intégrer les choix de gestion de la pandémie.

La gestion de la pandémie a connu une trajectoire sinueuse, les périodes de crise aiguë alternant avec des moments d’accalmie relative et de relâchement des mesures sanitaires. Cette sinuosité est en partie liée aux cycles de la propagation du virus. L’État a souvent resserré les consignes quand le nombre de cas augmentait et les libéralisait quand la propagation diminuait. Il faut aussi compter avec les effets des apprentissages réalisés par les différent·es acteur·ices, des campagnes de vaccinations et de la montée de l’opposition aux consignes. Au sein des universités, les consignes sanitaires évoluent au rythme des consignes gouvernementales et du calendrier scolaire.

Le premier moment (mars 2020 à mai 2020) en est un de fermeture sociale et de navigation à vue. Les premières actions de lutte contre la pandémie, essentiellement des mesures de confinement social et physique, ont été mises en oeuvre dans la précipitation[2]. Tous les aspects de la vie sociale sont visés : santé, économie et travail (fermeture d’entreprises non essentielles et basculement vers le télétravail), loisirs et activités culturelles (fermeture des restaurants, bars, salles de sport, salles de spectacles, etc.), déplacements internationaux et interrégionaux avec la fermeture des frontières.

L’éducation a été un des champs sociaux les plus touchés. Le système d’éducation, incluant les universités, n’échappe pas aux différentes consignes de confinement. La rupture des modes de fonctionnement des études est forte : fermeture physique des établissements scolaires aux étudiant·es comme aux personnels (Gouvernement du Québec, 2020 : Décret 177-2020) et passage à la formation à distance en utilisant des outils numériques (ULaval, 2020).

Face à l’urgence proclamée de la situation sanitaire et aux choix du gouvernement, la formation à distance et le télétravail sont présentés comme le moyen le plus sûr, sur le plan sanitaire, de poursuivre les apprentissages et le fonctionnement administratif, comme le disent la rectrice et un vice-recteur adjoint de l’Université Laval (ULaval, 2020). Rapidement, enseignant·es et étudiant·es apprennent l’usage d’applications numériques à des fins d’enseignement et d’apprentissage. Les cours devront alors être offerts en utilisant les outils disponibles en ligne, soit les plateformes comme Zoom et Teams. En outre, pour permettre à chaque étudiant·e de bien terminer la session dans les meilleures conditions possibles, plusieurs universités ajouteront aussi des modes d’évaluation qui n’affectent pas leur moyenne générale, comme la notation « succès/échec » (Dignard, 2020). Sur le plan du fonctionnement administratif en télétravail, le maintien de la communication en continu, sa fluidité et le contrôle des informations en circulation sont autant de défis à surmonter.

Diverses mesures de soutien aux étudiant·es, dont plusieurs relèvent des services à la vie étudiante, visent la persévérance aux études. Les étudiant·es qui en ressentent le besoin sont invité·es à consulter les services de soutien en ligne des centres d’aide aux étudiant·es (soutien psychologique), du bureau des bourses et de l’aide financière, du bureau de la vie étudiante (étudiant·es étranger·ères, étudiant·es en situation de handicap). Des capsules vidéo, des cafés-rencontres en ligne, des textes sont mis à leur disposition pour les aider à faire face à l’anxiété (UQAM, 2020[3]).

La fermeture d’une grande partie des entreprises et l’interdiction d’accès aux établissements scolaires conduisent à une perte d’emploi pour nombre d’étudiant·es (Statistique Canada, 2020), raison pour laquelle le gouvernement fédéral met en place la prestation canadienne d’urgence pour les étudiants (PCUE) (Gouvernement du Canada, 2020a) et introduit un allégement de la gestion des prêts et bourses aux étudiant·es (Affaires universitaires, 2020 ; Ministère des Finances du Canada, 2020). Les fondations de nombreuses universités lancent des campagnes de financement pour créer des fonds d’urgence.

Des ajustements de la part d’Immigration Canada et de son homologue québécois sont introduits pour prolonger les documents d’autorisation d’étude des étudiant.es étranger.ères. Un allongement des heures de travail des étudiant·es étranger·ères oeuvrant dans les services dits « essentiels[4] » est autorisé (IRCC, 2020). Malgré la fermeture des universités, les résidences universitaires resteront ouvertes pour ceux et celles qui n’ont pas trouvé d’autre solution d’hébergement (ULaval, 2020). Les étudiant·es de l’international sont au premier chef concerné·es.

Dans la mesure où les frontières sont fermées, la participation à des congrès ou à des colloques est suspendue (UQAM, 2020). Les activités de recherche et de création sont réduites au strict minimum et les organismes subventionnaires introduisent des assouplissements dans la gestion des bourses et des subventions (Quirion, 2020 ; Gouvernement du Canada, 2020b). En parallèle, des mesures d’encouragement à la recherche sur la COVID-19 sont mises en oeuvre (IRSC, 2020 ; UQAM, 2020).

Le second moment de notre ligne du temps est l’allégement estival que constitue la période de mai à septembre 2020. Bien que les traces de la pandémie soient toujours présentes (Dosse, 2010), la propagation connaît une baisse, le télétravail reste d’actualité (toujours obligatoire dans la majorité des milieux de travail) et la liberté de mouvement est élargie avec des possibilités de séjour et de voyage à l’intérieur du Canada et entre régions. Le port du masque devient obligatoire dans les endroits publics, en particulier dans les lieux clos. La pandémie représenterait de moins en moins une énigme (Garcia de Araújo et Leite Ferreira Neto, 2015), ce qui n’empêche pas certaines surprises de se produire.

Dans l’enseignement postsecondaire, les consignes gouvernementales proposent d’abord un allégement des consignes sanitaires et la préparation à un retour à l’enseignement en présentiel en respectant la distanciation physique (2 mètres) à l’automne. Mais le gouvernement fait volte-face en juin : les cours de la session d’automne se tiendront en ligne et à distance. Les établissements scolaires réagissent vivement, car ils sont obligés de repenser leur planification (Affaires universitaires, 2020).

Le troisième moment (octobre 2020 à avril 2021) s’amorce avec une augmentation du nombre de cas. Le gouvernement annonce un resserrement du confinement. En janvier 2021 est instauré un couvre-feu de 20 heures à 5 heures du matin. Une nouveauté organisationnelle est introduite : la gestion régionale de la crise en fonction d’un code couleur (du vert au rouge) qui permet une modulation des consignes (INSPQ, 2021a). La vaccination massive démarre, avec l’espoir que la propagation diminuera d’autant. L’accès se fait par groupes d’âge.

La situation épidémiologique se dégrade au cours de l’automne 2020 et de l’hiver 2021. Les cours universitaires se dérouleront en ligne et à distance, sauf exception pour les activités et les cours qui exigent des interventions physiques. La gestion administrative et les prestations de services se feront aussi en ligne. L’effet du calendrier scolaire se fait sentir dans la mesure où les consignes et les différentes interventions s’appliquent semestre par semestre (voir encadré) (Affaires universitaires, 2021 ; UQAM, 2021 ; ULaval, 2021).

En parallèle, les inquiétudes quant à la santé psychologique (l’expression « santé mentale » est la plus utilisée) deviennent un problème public. Des enquêtes, comme celle de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ, 2021 ; Statistique Canada, 2020 ; Généreux et Landaverde, 2020 ; Deshaies, 2020 ; OSMET, 2020 ; Rémillard, 2021 ; Université de Sherbrooke, 2021), soulignent une dégradation de la situation. La Commission de la santé mentale du Canada publie en octobre une norme pour les étudiant·es du postsecondaire, laquelle constitue un cadre « pour aider les établissements scolaires à favoriser le bien-être et la santé mentale des étudiantes et des étudiants » (CSMC, 2021 : 1).

Le quatrième moment (mai 2021-septembre 2021) est caractérisé par une libéralisation relative du confinement en fonction de l’intensité régionale de la pandémie. Les universités pourront ajuster leurs mesures, selon la région où sont situés leurs campus. Globalement, les cours de la session printemps-été se déroulent aussi à distance.

Fin mai, le gouvernement présente un plan de réduction graduelle des mesures sanitaires, selon la situation sanitaire régionale, et un déconfinement relatif de la population avec quelques restrictions, comme le port du masque dans les lieux publics.

Dans l’enseignement postsecondaire, la ministre responsable annonce que la session d’automne 2021 se tiendra essentiellement en présentiel, à la condition que 75 % des personnes âgées de 16 à 29 ans aient reçu deux doses de vaccin (AMEQ, 2021 ; Ouellet-Vézina et Normandin, 2021).

Au même moment, on assiste à une montée de nouveaux cas de contamination dans la province. Les « réticences » d’une frange de la population à se faire vacciner, les inquiétudes de certain·es scientifiques et de nombreux·euses enseignant·es à retourner en classe et les craintes de plusieurs associations étudiantes et syndicats de professeur·es (Fortier, 2021a et 2021b ; Radio-Canada, 2021a) face aux conditions de ce retour animeront le débat public sur l’atteinte des objectifs de vaccination et un possible retour physique en classe (Affaires universitaires, 2021 ; Fenn, 2021).

Le gouvernement fait de la vaccination une condition essentielle pour un déconfinement plus grand. De fait, les conditions établies par le gouvernement sont atteintes en août. Les contraintes du port du masque et de la distanciation physique demeurent pour les étudiant·es, mais ils et elles retournent en classe.

Les préoccupations en matière de santé mentale des étudiant·es sont toujours vives, au Québec comme ailleurs (OVE, 2020 ; ACPPU et FCÉÉ, 2020 ; Martin, Gebeil et Félix, 2021). D’ailleurs, en septembre 2021, le ministère de l’Enseignement supérieur diffuse un plan d’action pour la santé mentale étudiante en enseignement supérieur, qui vise à soutenir les réseaux de l’enseignement supérieur dans la mise en oeuvre de pratiques et de mesures favorisant le bien-être des étudiant·es (MEES, 2021b).

À l’automne, le gouvernement envisage des assouplissements aux mesures sanitaires. Toutefois, il fait marche arrière après une nouvelle flambée des infections en décembre, largement dues au variant OMICRON. Ce cinquième moment s’étendra d’octobre 2021 à février 2022. Il s’accompagne d’un reconfinement réduisant encore une fois au minimum les rencontres lors des fêtes de fin d’année. En janvier, un nouveau couvre-feu (22 heures à 5 heures du matin) est instauré. On constate aussi que l’efficacité des vaccins diminue avec le temps (INSPQ, 2021b). Une troisième campagne de vaccination est lancée en décembre, puis une quatrième au printemps 2022.

Dans le système universitaire, la session d’automne 2021 se déroule en présentiel, mais le début de la session d’hiver 2022 se fera à distance jusqu’au 31 janvier 2022 (Fortier, 2022), date qui correspond également à un moment de déconfinement général, les mesures sanitaires étant abandonnées les unes après les autres tandis que la santé publique et le gouvernement, reprenant des arguments de l’INSPQ, mettent de l’avant l’idée selon laquelle il faut apprendre à vivre avec le virus[7] et se responsabiliser en conséquence. C’est le début du sixième moment, en vigueur depuis mars 2022, moment où la Loi sur les mesures d’urgence est abrogée.

Cette volte-face rapide n’est pas indépendante d’une nouvelle situation qui est liée, au moins en partie, à l’opposition et à la résistance d’une partie de la population aux mesures sanitaires[8]. Des manifestations sont organisées à Windsor, en face de Détroit, et à Ottawa (Presse canadienne, 2022 ; Proulx, 2022), à l’invitation de camionneurs du Canada qui y convergent et occupent le pont de Windsor et le centre-ville d’Ottawa pendant plusieurs jours. Le mouvement rejoint une gamme de groupes d’extrême droite, des mouvements antivaccin et des groupes complotistes.

2. Des remises en cause et des appréhensions

Les crises majeures permettent de constater des dysfonctionnements institutionnels ou organisationnels et de formuler des appréhensions quant aux problèmes, latents ou manifestes, qu’elles révèlent et à leurs possibles conséquences (Morin, 1984 ; Bensa et Fassin, 2002). Elles sont ainsi l’occasion de remettre en question les modes de fonctionnement existants. Le rapport du Conseil supérieur de l’éducation (CSE, 2021) décrit plusieurs vulnérabilités déjà connues dans l’éducation, que la crise a exacerbées[9].

Les révélations et les appréhensions proviennent de différents milieux et de différent·es acteur·rices. Elles ne mettent pas en face à face les scientifiques et les expert·es d’un côté et les acteur·rices sociaux de l’autre. Ainsi, le rapport sur la santé psychologique des étudiant·es de l’enseignement collégial (FECQ, 2021) a été réalisé en collaboration avec des spécialistes en sondage. De manière générale, dans la mesure où les gestionnaires de la crise ont affirmé suivre les recommandations de la science, les scientifiques et les expert·es sont mobilisé·es pour guider l’action gouvernementale et pour « éclairer » le public par l’entremise des médias écrits ou électroniques. Ils et elles ne se sont pas gêné·es pour critiquer les consignes et les actions gouvernementales, soulignant tour à tour la rigidité de certaines d’entre elles ou le laxisme d’autres.

En éducation supérieure, diverses organisations (associations étudiantes, syndicats de professeur·es et d’enseignant·es, associations patronales ou de cadres universitaires) ont exprimé des appréhensions, leurs interventions mobilisant des savoirs scientifiques comme des savoirs d’expérience.

Rapidement au cours de la pandémie, les critiques à l’égard des consignes fusent, et l’éducation formule les siennes, qui concernent principalement leur mise en oeuvre, car elles sont jugées peu réalistes par rapport aux configurations physiques et sociales des établissements scolaires[10]. Le passage de la formation en « présentiel » à la formation à distance, permettant « théoriquement » de poursuivre les apprentissages malgré la fermeture physique des établissements[11], est d’abord remis en question.

Ce passage met en évidence les inégalités d’accès à l’éducation numérique (CSE, 2021 ; McKenzie, 2021), qui se manifestent par l’inégal accès aux réseaux informatiques et à des bandes passantes performantes (Internet haut débit) selon les régions. L’inégal accès à des ordinateurs suffisamment puissants pour suivre les cours en ligne est aussi pointé du doigt. Les difficultés d’utilisation sont également soulevées, car la concurrence est fréquente au sein des ménages pour l’usage des ressources numériques domestiques entre les étudiant·es en formation et les salarié·es en télétravail. L’inégale maîtrise des compétences nécessaires pour suivre des cours en ligne est aussi rapidement ressortie. On souligne que les étudiant·es les plus jeunes et les plus précaires sont davantage affecté·es par l’enseignement à distance, car les inégalités socioéconomiques se cumulent avec la fracture numérique (Giret, 2020).

Le problème de la santé psychologique des étudiant·es et de ses effets possibles sur la poursuite de leurs études est de plus en plus présent dans les discours publics (Rémillard, 2021 ; UEQ, 2021 ; FECQ, 2021) et dans les études (Bergeron-Leclerc et al., 2020 et 2021 ; Bernet et al., 2022 ; Gallais et al., 2020). Cet enjeu ressort surtout au cours du troisième moment de la chronologie précédemment établie. La santé psychologique des étudiant·es est fragile (CSE, 2021), la crise a exacerbé cette vulnérabilité, comme le soulignent la FECQ (2021) et l’ACAE-CSMC (2022) : anxiété plus répandue, isolement social plus fréquent et dépressions de différentes intensités plus nombreuses. Cette fragilité est inégalement répartie, comme le souligne le MEES :

Certaines populations étudiantes ayant des besoins particuliers semblent considérablement éprouvées. C’est notamment le cas des étudiantes et étudiants en situation de handicap, qui présentent un niveau de détresse psychologique plus élevé que ceux et celles qui n’ont pas de handicap. Les personnes issues de la diversité sexuelle présentent également un taux de détresse plus élevé que le reste de la communauté étudiante.

MEES, 2021b : 16

Le plan d’action en matière de santé mentale des étudiant·es que publie le ministère de l’Enseignement supérieur en 2021 est structuré autour de quatre axes : la concertation nationale afin de modifier la culture en matière de santé mentale ; la création de campus favorables à l’éclosion d’une santé mentale positive ; un soutien à la population étudiante dans sa diversité de caractéristiques et de besoins ; et l’accessibilité aux services.

La fragilité psychologique est d’autant plus importante aux yeux des différent·es acteur·ices de l’éducation qu’elle est considérée comme un facteur favorable à une possible augmentation des départs scolaires et du décrochage, ainsi que l’indiquent l’enquête de la FECQ (2021) et le rapport du CSE (2021).

La pandémie a aussi révélé la précarité de la situation économique des étudiant·es. La concomitance des études et du travail en cours de session étant devenue une norme de fait (Moulin et al., 2011 et 2013 ; Bourdon et al., 2021), leur vulnérabilité économique est plus sensible aux soubresauts de l’économie. Les pertes d’emploi, conséquence de la fermeture de l’économie, ont drastiquement réduit leurs ressources financières, dès le premier moment de la pandémie. Toutefois, l’introduction d’une mesure d’inspiration providentialiste, la prestation canadienne d’urgence pour les étudiant·es (PCUE), et des mesures facilitantes de remboursement des prêts étudiants par les deux paliers de gouvernement ont permis d’atténuer la précarité économique des étudiant·es.

La fragilité croissante de la condition étudiante est aussi présente chez les étudiant·es de l’international. Les restrictions de voyage, les difficultés accrues de logement et l’isolement des étudiant·es en résidence, conséquence de l’absence des étudiant·es sur les campus, une gestion alourdie des visas et le passage de la formation à distance rendent plus ardue la vie quotidienne, les conditions d’accès et de poursuite des études (Affaires universitaires, 2020 ; Radio-Canada, 2021b). Statistique Canada (2021) souligne aussi les effets de la baisse des inscriptions internationales sur les budgets des établissements.

Ces nombreuses vulnérabilités ouvrent la porte à la formulation d’appréhensions par des enseignant·es, des directions d’université, des chercheur·euses, des représentant·es étudiant·es et des professionnel·les, lesquelles comportent de nombreuses révélations sur les limites de la vie éducative, qu’il s’agisse des conditions d’apprentissage fragiles (ex. : les modalités de l’évaluation en ligne et les craintes de plagiat qu’elles soulèvent), de la condition étudiante en général ou de la poursuite des parcours éducatifs. Des sondages réalisés par l’ACPPU et la FCÉÉ (2020) et par l’UEQ (2021) font ressortir les inquiétudes et les remises en question des projets d’études chez les universitaires et les collégiens, qui évoquent la perte de revenus, un soutien limité des établissements et des préoccupations quant à la qualité de la formation à distance, et des problèmes de santé mentale jugés alarmants.

La fermeture des institutions d’enseignement a entraîné un éloignement physique des différents lieux d’apprentissage, donc une réduction des relations interpersonnelles et un repli sur l’univers privé. Cette situation, jumelée à des préoccupations matérielles, familiales et personnelles (Millet et Vaquero, 2020), peut être une source de découragement et entraîner un possible retard dans les apprentissages, surtout si le rapport à l’école des étudiant·es est déjà fragile. La lecture d’enquêtes (Statistique Canada, 2020 ; ACPPU et FCÉÉ, 2020) révèle que la conjoncture incite les étudiant·es à remettre en question leurs projets éducatifs, réduit leur persévérance et les pousse vers le décrochage.

Le déconfinement scolaire de l’automne 2021 et l’imminence d’une quatrième, voire d’une cinquième vague, qui affecterait davantage les jeunes, font aussi l’objet d’inquiétudes de la part des principaux·ales acteur·ices de l’éducation. Celles-ci portent sur les conditions sanitaires du retour en classe, les dangers d’un accroissement de la propagation et l’utilisation du passeport vaccinal comme outil de contrôle de la mobilité des étudiant·es. Des craintes sont émises concernant les conditions du rattrapage pédagogique et les effets à moyen et à long terme de la crise sur la persévérance et le décrochage (Affaires universitaires, 2021 ; AMEQ, 2021 et 2022).

Ce déconfinement scolaire suscite diverses réactions quant au maintien des compétences et de l’expérience acquises en formation en ligne durant la fermeture physique des universités. Des revendications de syndicats d’étudiant·es comme de professeur·es (UQAM, 2021 ; ULaval, 2021) signalent une crainte que le retour « à la normale » fasse perdre de vue les vertus de la formation en ligne. D’autres manifestent une opposition à ce que la formation numérique en ligne devienne une forme « normale » d’enseignement. En somme, la pandémie conduit à une réflexion sur les façons d’enseigner et d’apprendre. Le CSE (2021) considère qu’un retour à la normale serait une erreur, car il faut prendre en compte les leçons de la pandémie. Cette appréhension conduit à s’interroger sur la pérennité des apprentissages organisationnels et éducatifs après la crise (Bensa et Fassin, 2002 ; Garcia de Araújo et Leite Ferreira Neto, 2015).

3. Des appréhensions aux pratiques : un premier regard sur les inscriptions à l’université

La teneur des appréhensions formulées par différent·es acteur·ices dans l’espace public tout au long de la pandémie devrait nous conduire à formuler l’hypothèse d’une baisse, absolue ou relative, des inscriptions dans les universités québécoises. Le malaise croissant des étudiant·es, qu’expriment l’anxiété et les problèmes de santé psychologique, diminuerait le plaisir d’apprendre et ferait de la poursuite des études une épreuve de plus en plus difficile à surmonter (Doray, 2013). L’absence de relations sociales qu’impliquent la fermeture des établissements scolaires et le passage à l’enseignement numérique peut aussi inciter les étudiant·es à retarder leurs études.

Cette section est consacrée à l’analyse de l’évolution des inscriptions à l’université afin de dégager un effet possible de la pandémie sur leurs fluctuations. La chute appréhendée des inscriptions est-elle advenue? Nous examinons la situation en utilisant des données selon quatre caractéristiques, présentes dans les bases de données consultées, des personnes inscrites : le statut légal au Canada, l’âge, le sexe et le cycle d’études. Le choix de ces variables est lié à des enjeux précis : la progression quantitative des femmes dans les universités, la massification de l’enseignement universitaire, la place des étudiant·es adultes dans les études universitaires, et la situation des étudiant·es de l’international dans un contexte de fermeture des frontières.

Cette analyse doit être considérée comme exploratoire et devra être suivie d’analyses plus fines, ne serait-ce que par l’utilisation de données plus complètes. La période d’observation débute en 2010 et se termine en 2021. Cette fenêtre a été retenue afin de pouvoir tenir compte des tendances plus générales en matière de fluctuations des inscriptions. Nous examinons les inscriptions pour la session d’automne, qui est le principal moment d’entrée à l’université[12].

Entre 2010 et 2020, nous constatons que l’effectif des universités a connu une augmentation lente, mais continue, en nombre absolu (tableau 1). De 2010 à 2017, la croissance relative est constante. Elle connaît une diminution en 2018 et en 2019 (-1,2 % et -0,3 % par rapport à l’année précédente), mais à l’automne 2020, elle est égale à celle observée de 2010 à 2017, passant d’une croissance négative à une croissance positive (+1,7 %). Ainsi, la pandémie aurait été un moment de retour aux études.

Tableau 1

Évolution des inscriptions dans les universités québécoises de l’automne 2010 à l’automne 2020 selon le sexe et leur croissance annuelle

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Graphique 1

Croissance des effectifs selon le sexe et le cycle d’études de 2010 à 2020

Croissance des effectifs selon le sexe et le cycle d’études de 2010 à 2020
Source : système GDEU, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ; traitement des auteur·rices

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Les étudiantes sont plus nombreuses que les étudiants, ce qui est un constat attendu, la répartition entre hommes et femmes ayant basculé depuis le milieu des années 1980 (Doray, Bonin et Girard, 2018). La croissance des inscriptions est plus forte chez les femmes ou égale à celle des hommes. Elles sont proportionnellement plus nombreuses à s’inscrire aux études en 2020 par rapport à l’année précédente, ce qui s’explique par la croissance nettement plus élevée aux études de 2e et de 3e cycles (graphique 1). En effet, au premier cycle, le plus important sur le plan numérique, femmes et hommes connaissent des croissances voisines, au moins jusqu’en 2020, car la croissance des effectifs féminins est plus élevée que celle des hommes.

Ainsi, avec la pandémie, on renouerait avec la croissance des inscriptions des dix dernières années, tendance interrompue en 2018 et en 2019. La progression des femmes, particulièrement dans les études supérieures, où leur croissance est plus forte que celle des hommes, se poursuit.

Très tôt dans l’existence des universités québécoises, une place importante a été faite aux étudiant·es dits « adultes[13] » (McLean, 2009 et 2011 ; McLean et Rollwagen, 2010 ; Doray, 2016 ; Doray, Bonin et Girard, 2018). En cela, l’université québécoise se distingue de l’université française, qui est nettement plus centrée sur les étudiant·es « jeunes », en transition directe du secondaire (Doray et Manifet, 2017). Jusqu’en 2017, tant les étudiant·es « jeunes » que les adultes ont connu une croissance numérique, mais celle des jeunes était nettement plus importante (tableau 2). La situation change à l’automne 2020, alors que la croissance des adultes rejoint celle des jeunes (respectivement 11,3 % et 11,7 %). Cette augmentation de près de 6 points de la présence adulte tiendrait à la conjugaison de trois dimensions : le passage à l’enseignement numérique à distance, qui facilite l’accès aux études à toute heure[14] ; la perte des emplois, qui est une occasion de conversion professionnelle ; et le télétravail, qui permet davantage de temps libre. Cette tendance n’est pas propre au Québec ; l’Ontario a aussi connu une croissance des inscriptions de la part des étudiant·es de 25 ans et plus (Pichette, Effah et Fritz, 2022), qui s’explique en partie par leur plus grande ouverture à la formation à distance.

Tableau 2

Évolution des inscriptions dans les universités québécoises de l’automne 2010 à l’automne 2021 et croissance des inscriptions selon le cycle d’études et l’âge

Évolution des inscriptions dans les universités québécoises de l’automne 2010 à l’automne 2021 et croissance des inscriptions selon le cycle d’études et l’âge
Source : système GDEU, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur; traitement des auteur·rices

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La pandémie n’a pas eu les mêmes effets selon les cycles d’enseignement et l’âge. Pour les personnes de 24 ans et moins, la baisse des effectifs en 2020 se fait surtout sentir à la maîtrise (-5,2 %), mais très peu au baccalauréat (-0,6 %) ou au doctorat (11,1 %). Pour les étudiant·es plus âgé·es, on note une croissance aux trois cycles (5,2 % au baccalauréat, 5,8 % à la maîtrise et 3,9 % au doctorat).

La reprise des cours en présentiel l’année suivante (2021) a un effet différencié selon les cycles : négatif au premier cycle, surtout pour les personnes plus âgées (-3,4 % par rapport à l’année précédente pour les 25 ans et plus ; -0,6 % pour les 24 ans et moins), positif à la maîtrise (10,4 % pour les étudiant·es plus jeunes ; 2,0 % pour les adultes) et divergeant au doctorat (0,6 % chez les jeunes ; -0,9 % chez les adultes). Ces différences peuvent tenir à la présence des étudiant·es de l’international, en particulier en ce qui a trait aux études supérieures. L’effet de la pandémie est donc différent selon l’âge et les cycles d’études.

Depuis plusieurs années, les universités québécoises ont pris le virage de l’internationalisation, laquelle a consisté dans un premier temps à encourager les collaborations entre chercheur·euses de différents pays (Arcand et Caron, 2018). Par la suite, dans les années 1990, l’internationalisation a favorisé les échanges entre étudiant·es, ce qui suppose aussi l’accueil d’étudiant·es en provenance de divers pays. Bien qu’ils et elles soient peu nombreux·ses dans l’effectif étudiant (représentant entre 9 % et 16 % des étudiant·es), leurs inscriptions connaissent une croissance importante. Par exemple, en 2019, cette dernière est de 85 % par rapport à 2010, passant de 26 245 personnes en 2010 à 48 456 en 2019.

Tableau 3

Évolution des inscriptions dans les universités québécoises de l’automne 2010 à l’automne 2021 selon l’âge et le statut légal au Canada et croissance annuelle des inscriptions

Évolution des inscriptions dans les universités québécoises de l’automne 2010 à l’automne 2021 selon l’âge et le statut légal au Canada et croissance annuelle des inscriptions
Source : système GDEU, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur; traitement des auteur·rices

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La pandémie a modifié cette tendance. En 2020, le taux de croissance a baissé à 73 %, soit de 12 points par rapport à l’année précédente. Ce sont surtout les étudiant·es les plus jeunes qui ont connu la plus forte décroissance, soit 20 points de moins entre les deux années. La croissance des inscriptions des étudiant·es plus âgé·es s’est poursuivie, augmentant de 10 points de 2019 à 2020, et de 18 points de 2019 à 2021. Deux facteurs peuvent expliquer cette différence. Les étudiant·es plus jeunes sont davantage retourné·es dans leur pays avant la fermeture des frontières en mars 2020, et ils et elles ont attendu que les conditions d’études et de séjour soient plus faciles, retardant leur séjour à l’année suivante (automne 2021), comme le suggère la croissance de 20 points des inscriptions de 2020 à 2021.

En examinant les tendances parmi les étudiant·es canadien·nes, nous constatons que la croissance des inscriptions diminuait depuis l’automne 2014. La pandémie semble avoir favorisé un regain momentané des inscriptions, car de 2020 à 2021, elle a légèrement diminué chez les étudiant·es plus jeunes. Parmi le groupe plus âgé, la pandémie a entraîné une hausse des inscriptions, passant de 4,2 % en 2019 à 11,1 % en 2020.

Il ressort trois constats de notre analyse préliminaire. Le premier est l’effet plus qu’important de la fermeture des frontières sur la présence des étudiant·es étranger·ères dans les universités, qui a provoqué le report de leurs projets de séjour ou de stage. Il s’agit de la catégorie qui a connu les plus grandes fluctuations, variables selon leur âge. Malgré cette baisse, on assiste à une croissance globale des inscriptions. Les appréhensions quant à un décrochage important et à de nombreuses interruptions ne s’avèrent donc pas.

Conclusion

Même si l’état d’urgence a été abrogé, la pandémie n’est pas finie, bien qu’elle apparaisse de moins en moins comme une crise. Les autorités publiques font de plus en plus appel à la responsabilité individuelle (aller se faire vacciner et porter le masque), alors même qu’une grande partie de la population se comporte comme si la crise était terminée depuis le déconfinement du printemps 2022. La présente analyse n’a pu se faire qu’à chaud, la prise de distance avec son objet ne pouvant être que faible, nul ne sachant de quoi demain sera fait. Notre contribution, en posant des hypothèses plausibles qu’il faudra valider à l’aide de données plus précises et d’une mise en forme de la trajectoire de la gestion de la pandémie, peut néanmoins servir à une prise de distance avec l’action publique.

Un premier volet de l’analyse a consisté à établir les différents moments de la gestion de la crise, l’attention ayant été mise sur les politiques et les stratégies d’action publique, ainsi que sur les réactions, de différentes natures, des acteur·ices concerné·es. La stratégie de gestion a eu des effets dans tous les domaines de la vie sociale. Elle a conduit à un contrôle des mobilités, des déplacements, de certains gestes en public, et a fixé des restrictions dans les relations sociales pour éviter de propager le virus et de surcharger le système de santé.

La gestion de la pandémie a suivi une trajectoire sinueuse où alternaient des périodes de renforcement des consignes sanitaires et des règles à suivre et des périodes d’accalmie et de libéralisation de ces dernières. Les enseignant·es et les étudiant·es ont expérimenté l’enseignement numérique à distance sur une vaste échelle, dans des délais très courts et sous contrainte (obligation du passage au numérique). Des budgets ont été octroyés par l’État pour réaliser ce passage, les établissements ont mis en oeuvre des politiques de soutien à cette forme d’enseignement et d’apprentissage, les étudiant·es et les enseignant·es se sont tant bien que mal ajusté·es à ce nouveau contexte pédagogique.

Ce basculement a aussi révélé de nombreuses inégalités sociales, dont celles autour de la fracture numérique : accès économique inégal à des appareils, accès régional différencié à des bandes passantes, conditions de vie domestiques inégales pour suivre les cours à distance. Avec la fermeture des milieux de travail et le recours au télétravail, les membres de nombreux ménages se sont effectivement retrouvés en situation de concurrence pour les ressources numériques domestiques. Les conditions de vie et d’études ont aussi été affectées par les choix de gestion de la pandémie, tant sur le plan de l’économie, avec la perte des emplois, que de la vie sociale. La pandémie révèle en fait la fragilité des conditions de vie de nombreux·euses étudiant·es (Trespeuch et Tenret, 2021 ; Milana et al., 2021), rendues plus difficiles encore avec l’inflation (Statistique Canada, 2022). Cette vulnérabilité s’est aussi manifestée autour du thème de la santé psychologique ou de la santé mentale des étudiant·es, de nombreuses interventions ainsi que des enquêtes en soulignant la détérioration. Cette dernière, conséquence directe de l’isolement lié aux différents confinements et au passage au numérique, est aussi une source d’appréhensions quant à la poursuite des études et à la croissance du décrochage scolaire.

Cet enjeu constitue le point d’entrée du dernier volet de notre contribution, l’examen de l’évolution des inscriptions au sein des universités afin de vérifier si nous pouvons percevoir les effets de la pandémie sur la présence à l’université, par exemple une diminution des inscriptions. À ce titre, la catastrophe appréhendée par plusieurs n’a pas eu lieu. À tout le moins, les départs n’ont pas été assez importants pour réduire de manière généralisée les inscriptions. Au contraire, nous avons assisté à une augmentation des inscriptions, malgré le fait que les étudiant·es de l’international étaient moins nombreux·euses, étant donné la fermeture des frontières, quoiqu’il existe des différences selon le cycle d’études et l’âge des personnes inscrites.

Il ne s’agit pas de mettre en opposition le contenu des appréhensions et l’évolution globale des inscriptions. En ce sens, nous proposons deux hypothèses interprétatives complémentaires. D’une part, les stratégies de lutte contre la pandémie ont conduit à rendre plus éprouvante l’expérience scolaire (Doray, 2013 ; Martuccelli, 2006), tant sur le plan pédagogique que sur celui des conditions d’études, ce qui ne veut pas dire que les étudiant·es abandonnent pour autant, temporairement ou non, leurs études. Il est aussi possible que la prestation canadienne d’urgence pour les étudiants (PCUE) ait stabilisé la situation financière des étudiant·es, qui ont poursuivi leurs études malgré les désavantages de l’enseignement à distance.

D’autre part, la pandémie et le recours à la formation à distance ont incité de nombreuses personnes à effectuer un retour aux études. À cet égard, la croissance des inscriptions des étudiant·es adultes est considérable aux différents cycles d’études. Elle est le résultat du basculement vers la formation à distance, qui facilite l’accès aux cours et aux programmes, et de la conjoncture sociale et économique fortement marquée par la fermeture des commerces non essentiels pendant plusieurs semaines, suivie par une pénurie de main-d’oeuvre qui incite des salariés à changer d’emploi. Il est aussi intéressant de noter la croissance des inscriptions à la maîtrise et au doctorat : bien que moins nombreuses, leur croissance y est globalement plus grande qu’au premier cycle. La fermeture de nombreuses entreprises a incité des diplômé·es de premier cycle à poursuivre leurs études à la maîtrise, et ceux et celles de maîtrise à poursuivre au doctorat. Néanmoins, la pandémie n’a pas introduit de changements dans des tendances observées depuis 2010, ou, quand elle l’a fait, cela n’a été que temporaire.

La mise en perspective des appréhensions formulées au cours des deux dernières années et de l’évolution des inscriptions permet de préciser les effets de la situation actuelle, fortement anxiogène, sur les destinées scolaires. D’une part, il faut retenir l’effet de frein de la scolarité, dont seul l’usage de données plus fines permettra de mieux mesurer l’amplitude (par exemple, en tenant compte des abandons temporaires ou permanents). Un autre effet est aussi la possible augmentation de la variabilité des parcours scolaires. D’autre part, il faut aussi s’intéresser à la croissance des retours aux études afin d’établir s’il s’agit d’un phénomène durable ou non. Seule une articulation des données quantitatives et des données qualitatives pourra traduire les effets différenciés des ancrages sociaux et institutionnels sur l’expérience scolaire des étudiant·es et leurs conditions d’études.