Résumés
Résumé
Longtemps absentes des discours sur la sobriété énergétique, les limites ont gagné en importance ces dernières années au sein de la sphère académique et publique. Elles sont présentées comme un cadre au sein duquel doivent être (ré)intégrés les activités humaines et les systèmes énergétiques sur lesquels elles reposent. Principalement observées aux échelles nationales ou individuelles, les limites représentent pourtant un cadre d’analyse pertinent à l’échelle locale pour comprendre les reconfigurations qui se jouent au sein des communautés énergétiques comme celles issues du dispositif français d’autoconsommation collective (ACC). En effet, en reliant des producteurs et consommateurs à l’échelle locale, l’autoconsommation collective propose de nouveaux modèles d’approvisionnement énergétique hybride qui mêlent électricité illimitée venant du réseau national et électricité limitée issue de systèmes locaux. En se basant sur la littérature existante, cet article se propose d’utiliser une approche sociotechnique et la notion de script développée par Akrich pour explorer la manière dont les limites locales permettent d’interroger la capacité de l’ACC à proposer des alternatives au système énergétique conventionnel teintées de sobriété. Au sein d’assemblages matériels et immatériels, les limites de l’énergie se définissent à plusieurs niveaux (technique, stratégique, économique, opérationnel, etc.) à partir de l’échelle nationale du dispositif, et au niveau de chaque projet. En s’intéressant au processus d’inscription des limites dans les modes de production et de consommation, cet article participe à la réflexion sur la sobriété comme un processus de transformation, qui se joue aussi à l’échelle locale et de manières spécifiques.
Mots-clés :
- Autoconsommation collective,
- communautés énergétiques,
- sobriété,
- limites
Abstract
Although limits have long been overlooked in the discourse on energy sufficiency, they have gained increasing importance in the academic and public discussions in recent years. They are presented as a framework within which human activities and the energy systems that support them must be (re)integrated. While they are mainly examined on a national or individual scale, limits also offer a valuable analytical framework at the local scale, particularly for understanding the reconfigurations of the energy systems with energy communities such as those developing under the French collective self-consumption scheme. By linking producers and consumers at a local level, collective self-consumption introduces new hybrid energy supply models that combine unlimited electricity from the national grid with limited electricity from local systems. Drawing on existing literature, this article adopts a sociotechnical perspective and Akrich’s concept of scenarios to explore how the specific limitations of these systems can be used to assess their potential to provide sufficient alternatives. These limits are made of tangible and untagible elements defined at both the national level of the self-consumption scheme and the local level of projects. By examining the process of inscribing limits into energy supply and demand through technical dimension, governance, economic scheme and practice, this article contributes to the broader debate on sufficiency as a transformative process that occurs at the local level and in context-specific ways.
Keywords:
- Collective self-consumption,
- energy communities,
- sufficiency,
- limits
Corps de l’article
Introduction
Pourtant au coeur du projet de sobriété, les limites ont longtemps été absentes des discours et des études sur le sujet. Et pour cause, dans l’imaginaire occidental, le terme est associé au registre du rationnement et de la privation (de liberté, de biens, de confort), un domaine que les autorités publiques n’investissent qu’en cas de crises, comme lors des Guerres mondiales ou des chocs pétroliers (Szuba, 2020).
D’abord mises en lumière dans le rapport Les limites à la croissance commandé par le Club de Rome en 1972 (Meadows et al., 2022), les limites se sont peu à peu imposées dans la communauté scientifique, puis dans la sphère publique, comme un indicateur quantitatif de l’épuisement des ressources, et de l’impact des activités humaines sur l’environnement (Bourg, 2019). Elles ont ainsi fini par s’intégrer au concept de sobriété, initialement perçu comme un simple changement de comportement individuel, mais désormais envisagé comme un projet de transformation globale des sociétés. Ce projet cherche à (ré)intégrer les activités humaines dans un monde aux ressources finies de manière juste et équitable (Semal et Villalba, 2020). Cette vision de la sobriété rejoint le concept anglophone de sufficiency, qui introduit des limites externes, celles des écosystèmes souvent exprimés à travers la notion de limites planétaires (Rockström et al., 2009), et internes se référant au minimum vital pour une vie décente (Raworth, 2017 ; Dubuisson-Quellier, 2022 ; Jungell-Michelsson et Heikkurinen, 2022). Cette approche ne consiste plus uniquement à réduire la consommation par rapport à un point de référence (année, seuil), mais à répartir de manière juste des ressources limitées, révélant ainsi les excès et inégalités d’accès entre les individus, les pays, ou les générations. À la lumière de ces évolutions, il apparaît que la réponse à la question posée par ce numéro thématique est qu’une vie sobre est celle qui est contenue dans des limites. Les limites, loin d’être une simple contrainte individuelle, forment désormais un cadre explicite, structurant les projets de transformation des systèmes énergétiques occidentaux, c’est-à-dire « l’ensemble des relations unissant, à une époque donnée, les techniques disponibles et le système social corrélé » (Massard-Guilbaud, 2019 : 9).
Ces relations sont souvent étudiées à des échelles globales, nationales ou individuelles. Certaines études ont ainsi cherché à traduire les seuils environnementaux en données tangibles avec le concept de Safe Operating Space (l’espace fonctionnel sûr pour l’humanité) afin d’orienter les politiques publiques (Rockström et al., 2009). Elles utilisent la réduction d’échelle, en adaptant ces seuils à des niveaux régionaux ou à divers types d’organisations (individu, entreprise, région, nation) (Ryberg et al., 2020 ; Hjalsted et al., 2021).
En sciences sociales, des travaux ont analysé la mobilisation de ces limites en matière de gouvernance ou de gestion de la demande. Mathilde Szuba montre ainsi que le projet de quotas individuels d’émissions de carbone au Royaume-Uni dans les années 2000 avait pour objectif de transformer une partie du macro-système énergétique afin de « faire exister à l’échelon individuel une représentation de la limite énergético-climatique globale » (Szuba, 2014 : 22). De même, Joseph Cacciari montre que la standardisation et la mise en équivalence des pratiques énergétiques domestiques (Co2, kWh/an, etc.) permettent aux consommateurs de généraliser « en passant de [leur] propre consommation aux incidences que celle-ci peut avoir en matière environnementale » (Cacciari, 2018). À travers l’étude des limites, ces travaux proposent une première lecture transcalaire des mécanismes mobilisés derrière ce qui est souvent qualifié opaquement de « sobriété », et qui recouvre aussi bien des objectifs, des valeurs, que la description d’un comportement ou d’une forme de spiritualité (Semal et Villalba, 2020). Cependant, ces travaux accordent pour l’heure peu d’attention aux échelles intermédiaires et locales. Ces échelles sont pourtant cruciales dans la transformation des systèmes énergétiques occidentaux, notamment avec l’émergence d’initiatives regroupées sous les termes de « communautés énergétiques ».
Selon les promoteurs de ces projets, le rapprochement de la production et de la consommation qui sous-tendent ces initiatives rendrait plus effectives les mesures de gestion de la demande énergétique tout en sensibilisant les consommateurs aux coûts environnementaux de l’énergie (Debizet et Pappalardo, 2021). Dans les faits, ces initiatives recoupent des formes diverses, spécifiques au contexte dans lequel elles sont mises en place. En France, des communautés d’énergie rassemblant une activité de production et de consommation ont récemment vu le jour avec l’autorisation réglementaire d’autoconsommation collective d’électricité (ACC). L’ACC permet ainsi à des producteurs de partager leur production électrique avec des consommateurs via le réseau basse tension. Ces projets, dont le nombre est passé de 41 opérations actives à l’automne 2020 à 379 à l’hiver 2024 (données Enedis)[1], donnent lieu à des systèmes d’approvisionnement énergétique hybrides, combinant énergie provenant du réseau national ou transnational, et énergie produite localement au sein de systèmes aux capacités limitées. Mobilisant principalement des énergies de flux comme le solaire[2], l’autoconsommation collective d’électricité (ACC) est un mode de mise en oeuvre d’énergies renouvelables inédit puisqu’il prend en compte la proximité et l’instantanéité de la production. Ce modèle questionne ainsi l’organisation standard de gestion de la ressource énergétique, de sa distribution et de sa consommation, notamment en tant que ressource abondante et disponible en continu.
Toutefois, les liens entre ACC et sobriété sont variables, certains projets intégrant la sobriété dans leur « ADN » (Poupeau et al., 2022 : 74), tandis que d’autres ne le font pas. Cela pose la question de savoir si l’ancrage local et l’instantanéité de ce mode de mise en oeuvre d’énergie renouvelable (EnR) suffit à expliquer le lien qui peut se créer entre ACC et sobriété. Cet article vise ainsi à examiner comment les limites peuvent servir d’outils complémentaires pour explorer les dimensions matérielles et sociales qui sous-tendent la construction de la sobriété. L’ACC offre un cadre pour questionner l’intégration de limites dans de nouvelles configurations locales du système énergétique, et leur mobilisation comme un cadre opérant pour favoriser la sobriété tout en restant connectés au réseau traditionnel. Deux questions sous-tendent cette réflexion : comment ces limites sont-elles intégrées à ces nouvelles configurations du système énergétique ? L’échelle intermédiaire porte-t-elle des limites qui lui sont propres ? En effet, comme le suggèrent les travaux féministes de Mehta et Harcourt (2021), le concept de limite peut mettre en lumière les divergences entre le global et le local en matière de savoirs et d’expériences autour de la sobriété.
Pour répondre à ces questions, nous analyserons d’abord les défis posés par l’ACC en termes de limites, puis nous proposerons un cadre théorique ancré dans les Science and Technology Studies et l’écologie politique à même de lire ces défis comme des limites. Enfin, nous examinerons plusieurs projets d’ACC pour comprendre comment ce cadre des limites se construit à l’échelle locale et comment il est mobilisé dans des projets de sobriété.
Cette analyse repose sur deux projets de recherche financés par l’Agence de la transition écologique (ADEME) et le Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA). Le premier, auquel l’autrice de cet article n’a pas pris part, réalisé entre 2021 et 2022, explore le contexte d’émergence de l’ACC et ses premiers développements. Il a donné lieu à un rapport ainsi qu’à la publication d’un ouvrage mobilisé dans cet article (Poupeau et Lormeteau, 2024)[3]. Le second, auquel l’autrice participe, a débuté en 2023 et s’intéresse au déploiement de l’ACC à plus grande échelle et à ses évolutions potentielles[4]. À cela s’ajoute l’analyse de données produites par des acteurs intermédiaires dont l’objet est soit d’accompagner ces initiatives, soit d’agir en plaidoyer, ainsi que des acteurs directement impliqués dans des projets d’ACC. Elles ont été recueillies dans le cadre d’entretiens semi-directifs entre 2020 et 2023 dans le cadre d’une thèse sur les communautés énergétiques[5].
1. L’autoconsommation collective : un dispositif réglementaire porteur de limites spécifiques
L’autoconsommation collective (ACC) est une dérogation dans la réglementation française qui permet depuis 2017 à un ou plusieurs producteurs d’électricité renouvelable de partager à titre gracieux ou marchand leur production avec des consommateurs via le réseau basse tension, sous certaines conditions (éloignement géographique, équipement en compteur communicant, etc.). Les producteurs et consommateurs, qui peuvent être des personnes physiques ou morales, sont reliés par une structure juridique appelée Personne Morale Organisatrice (PMO). Cette structure contracte avec l’entreprise de gestion du réseau (souvent Enedis) pour la répartition de l’électricité produite en temps réel. C’est-à-dire que l’énergie est attribuée aux consommateurs sur un pas de temps de 30 minutes au moment de sa production. Les informations de répartition sont ensuite transmises aux producteurs locaux, ainsi qu’aux fournisseurs d’électricité conventionnels afin que chacun puisse établir les factures aux consommateurs, le cas échéant. Pour comprendre la capacité de l’ACC à proposer des alternatives sobres, il faut revenir sur sa capacité à proposer des alternatives au modèle conventionnel en place et expliciter les contraintes et enjeux portés par ce dispositif qui rendent pertinente la mobilisation du concept de limites.
1.1. Des communautés d’initiatives à l’échelle intermédiaire…
L’émergence de l’ACC s’inscrit dans un double contexte de libéralisation du marché européen de l’électricité et de réappropriation citoyenne de l’énergie vers de nouveaux modèles de consommation, avec l’émergence notamment de la figure du consomm’acteur (Mosgalik, 2014). Pour certains acteurs, comme les développeurs d’EnR, l’ACC permet de diversifier le mix énergétique et de répondre aux défis de gestion du réseau, notamment en termes de flexibilité locale (Poupeau et al., 2022). Pour d’autres, comme les acteurs publics, ce dispositif pourrait encourager une consommation plus sobre, que cela soit par la visibilité des infrastructures énergétiques locales, ou la possibilité d’engagement citoyen dans la gouvernance de ces communautés.
Cependant, malgré une dynamique apparente de décentralisation technique et organisationnelle, l’ACC reste fortement encadrée institutionnellement et dépend de la gestion centralisée du réseau électrique et de ses acteurs (Enedis, la Commission de Régulation de l’Énergie, etc.) (Poupeau, 2020 ; Fonteneau, 2021), ce qui limite son potentiel transformateur. Des études montrent néanmoins que la confrontation de visions divergentes au sein de ce dispositif a favorisé son expansion initiale, ouvrant la voie à diverses configurations locales (Gigout, Mayer et Dumez, 2021 ; Poupeau et al., 2022). Cette flexibilité offre un espace d’expérimentation pour les acteurs qui s’en emparent, et permet l’émergence sur le terrain de configurations plus ou moins alternatives, parfois imprévues par le cadre initial.
Les acteurs de l’électricité distinguent à ce jour deux types de configurations d’opérations d’ACC. Les opérations dites « patrimoniales », plus répandues, concernent principalement les acteurs publics ou assimilés, comme les collectivités territoriales ou les organismes de logements sociaux[6]. Elles désignent des opérations dont les producteurs et consommateurs sont en fait une seule et même entité qui réunit au sein d’une PMO des compteurs électriques de bâtiments proches ou se trouvant au sein d’un même bâtiment. Avec ce modèle, les acteurs s’extraient en partie du marché de l’électricité européen et construisent une certaine forme d’autonomie énergétique qui dévie en partie de l’objectif initial voulu par les législateurs de rassembler producteurs et consommateurs au sein d’une gouvernance dite « citoyenne » (Poupeau et al., 2022 ; Debizet, 2023).
Le second modèle, dit « ouvert », regroupe des opérations aux montages souvent plus complexes et spécifiques aux contextes locaux, qui peuvent là aussi dévier partiellement du cadre initial. Ceci est notamment dû à la liberté de choix laissée par les législateurs concernant la structure juridique de la PMO, qui peut être une société de droit privé, une association ou une personne morale de droit public. Que l’ACC se base sur des collectifs déjà existants ou soit le moteur de nouvelles initiatives, elle amène des acteurs non issus du secteur de l’énergie à échanger et contractualiser sur la gestion de l’énergie et de ressources locales. Émergent ainsi des initiatives qui rassemblent le plus souvent des acteurs privés et publics (entreprises, collectivités, commerces et particuliers) au sein d’une nouvelle relation producteurs-consommateurs, dont le caractère alternatif dépend des choix organisationnels des acteurs au niveau de chaque opération (Nadaï et Labussière, 2018). Ces communautés énergétiques jouent ainsi un rôle intermédiaire, tant spatialement qu’organisationnellement, dans le système énergétique, entre l’individu et le niveau national.
1.2. …Proposant un système hybride partiellement limité et ancré localement
L’ACC se distingue des autres modèles d’énergies renouvelables par son approche hybride, mêlant réseau centralisé et gestion locale. En ce sens, les opérations d’ACC s’apparentent à des « bounded infrastructures », qui désignent de nouveaux modèles d’approvisionnement énergétique dont la gestion de l’équilibre entre l’offre et la demande diffère de celle des grands réseaux centralisés (Shove, Pantzar et Watson, 2005 : 9). Dans le cas de l’ACC, les modalités de partage de l’électricité en instantané, qui sont décidées à la fois au niveau national à l’échelle du dispositif réglementaire et à l’échelle locale au niveau de chaque projet, marquent cet équilibre et participent à en faire un système limité. Ainsi, bien qu’inextricablement connectée au réseau conventionnel, l’ACC recontextualise une partie de l’énergie consommée à ses conditions de production, marquant une rupture avec l’abondance et la décontextualisation caractéristiques des réseaux traditionnels qui garantissent une disponibilité continue de l’énergie (Bris et Coutard, 2008 ; Szuba, 2014).
En effet, dans l’ACC, l’énergie est produite par des installations spécifiques et distribuée à des consommateurs à un instant donné, c’est-à-dire pour des usages spécifiques. Cela a pour conséquence d’ancrer la production énergétique dans un contexte matériel porteur de contraintes qui sont propres à un espace donné, un type de ressource et une technologie. Dans le cas du solaire photovoltaïque, par exemple, la disponibilité de l’énergie est ainsi limitée spatialement et quantitativement par la capacité de production des panneaux, leur emplacement, leur orientation ; temporellement par les conditions météorologiques, le rythme journalier et saisonnier ; mais également contextuellement par l’état de l’installation (panne, maintenance, etc.). Cet ancrage local joue un rôle crucial dans l’équilibre entre offre et demande et dans le dimensionnement de ces communautés. La réussite des projets dépend à la fois de l’accès à des ressources financières, foncières et humaines de gestion, ainsi que de la capacité à réunir des consommateurs au profil compatible avec la production dans un périmètre restreint.
Toutefois, pour les producteurs et consommateurs, l’ACC reste similaire dans les faits à d’autres modes de consommation d’électricité (revente totale d’EnR ou approvisionnement conventionnel), car l’énergie est injectée sur le réseau basse tension et virtuellement attribuée aux consommateurs via des compteurs communicants. Dans la plupart des cas, cette dernière ne représente qu’une faible part de leur consommation totale. Ainsi, la question des limites s’étend au-delà d’une contrainte perçue ou vécue. Dans ce contexte, c’est davantage la « réalité matérielle et humaine des communautés énergétiques » (Debizet, 2023 : 10) qui va constituer un ensemble de limites locales. Pour comprendre leur influence sur les configurations des projets, leur gouvernance, et les pratiques qui en découlent, il est nécessaire d’élargir le cadre d’analyse des limites par une définition qui vient du bas, propre aux communautés et aux dynamiques territoriales et locales qu’elles mobilisent.
2. De la théorie à la pratique : construction et inscription des limites dans les projets d’ACC
2.1. Des limites entre matérialité et construction sociale
La notion de limite en lien avec l’environnement et l’énergie a déjà fait l’objet de plusieurs travaux en sciences sociales, notamment lors de l’émergence de la sociologie environnementale dans les années 1970 (Szuba, 2014 ; Catton Jr. et Dunlap, 2017). Le débat oppose alors les épistémologies réalistes, qui voient les limites comme des contraintes biophysiques externes vécues et subies par les acteurs (pénurie ponctuelle ou récurrente, points de bascule environnementaux) ; et les épistémologies constructivistes, qui les considèrent comme des constructions sociales existant au travers des interprétations humaines. Plus récemment, on retrouve une partie de ce débat sur les limites entre les penseurs de la décroissance et de l’éco-socialisme moderne. Plusieurs auteurs et autrices développent cependant une approche plus nuancée qui prend en compte le caractère ambivalent de la notion de limite : elle est à la fois une réalité extérieure et un phénomène construit (Gomez-Baggethun, 2020 ; Lawhon, Henderson et McCreary, 2021 ; Mehta et Harcourt, 2021). Dans son travail sur les limites, Giorgos Kallis, auteur de la seconde génération de la décroissance, approfondit cette distinction. Il propose de différencier les seuils environnementaux externes et matériels de la notion de limites qui en serait la métaphore, née du désir de dépassement et de croissance qui fait partie intégrante de l’idéologie capitaliste (Kallis, 2019). La décroissance s’apparente alors à un projet politique que Kallis nomme « autolimitation collective », adopté au nom de la justice et de la liberté (Kallis, 2021), qui rejoint l’acception de la sobriété présentée en introduction. C’est-à-dire que la définition de limites repose plus ou moins sur des contraintes physiques et leur traduction dans des dynamiques sociales et politiques pour la gestion d’un système énergétique.
Cette approche double est essentielle pour aborder le cas des communautés énergétiques et en particulier celles relevant de l’ACC. Du fait de l’utilisation du réseau basse tension, les contraintes spatiales, quantitatives et temporelles de la production d’électricité locale ne se traduisent pas automatiquement en limites pour les membres des opérations. Si le caractère limité de l’énergie produite localement a une incidence sur la gestion de l’équilibre entre l’offre et la demande, et donc in fine sur les consommations, cela est le résultat de choix faits par les acteurs qui traduisent ces contraintes en limites et les intègrent aux projets. Pour explorer la manière dont certains projets intègrent les limites de l’ACC dans leur conception et fonctionnement, nous proposons une approche ancrée dans les Science and Technology Studies (STS).
2.2. Inscription sociotechnique des limites
L’approche sociotechnique, par sa volonté de dépasser les déterminismes sociologiques et techniques, permet de concilier en partie cette ambivalence à la fois d’un point de vue théorique, comme exposé ci-dessus, mais aussi méthodologique.
Avec la théorie de l’Acteur-Réseau, Bruno Latour et ses collègues proposent une analyse symétrique des objets, des discours et des acteurs pour se concentrer sur les relations que ceux-ci entretiennent entre eux dans les collectifs sociotechniques, ici les opérations d’ACC.
La notion de script en particulier, développée par Madeleine Akrich, éclaire cette approche, en décrivant « un objet technique comme un scénario, un script, définissant un espace, des rôles, et des règles d’interaction entre les différents acteurs (humains et non-humains) qui viendront incarner ces rôles », opérant ainsi un partage de compétences et d’attributions au sein des collectifs (Akrich, 1989, 1991). Au-delà des objets techniques, ce concept peut s’appliquer à l’ACC, dont le script initial implique de consommer une quantité d’énergie limitée au bon moment, c’est-à-dire lorsqu’elle est produite, dans un espace donné. Ce script initial est ensuite adapté à chaque projet par les acteurs qui définissent le périmètre des opérations, leur dimensionnement, la communauté de consommateurs, et les règles de partage de l’énergie dans une logique à la fois descendante, allant du dispositif réglementaire national vers les projets, mais aussi ascendante, des projets vers le dispositif national.
L’évolution du périmètre géographique des opérations illustre la définition transcalaire des limites. Le périmètre détermine la distance maximale entre un producteur et un consommateur. Il est un élément clé de la proximité voulue par les législateurs. Lors de la conception de la réglementation, il a été défini en lien avec la structure du réseau électrique pour faciliter la gestion des flux et encourager la flexibilité locale (Fonteneau, 2021). Les points de production et de consommation devaient se situer dans un rayon de 2 km en aval d’un même poste de transformation HTA/BT, avec des dérogations possibles. Plusieurs acteurs, notamment des regroupements de professionnels de l’énergie solaire ou des regroupements des collectivités territoriales, ont alors mis en avant l’incompatibilité d’une telle définition avec la réalité spatiale du terrain (Poupeau et al., 2022). En réponse, la réglementation a évolué à partir de 2019, et en 2023, elle a introduit des périmètres élargis : 2 km en zones urbaines, 10 km en zones périurbaines, et 20 km en zones rurales (FNCCR, 2023). Le périmètre des opérations s’éloigne alors des contraintes de configurations matérielles du réseau électrique, définies à l’échelle nationale, pour se rapprocher de celles des acteurs qui se saisissent de l’ACC sur le terrain, leur permettant de moduler l’équilibre local entre l’offre et la demande.
À partir d’études sur les premiers développements de l’ACC, nous proposons de regarder dans la partie suivante comment les contraintes spatiales, quantitatives et temporelles relatives à la production d’électricité en ACC, initialement définies au niveau national, sont ensuite renégociées, transformées et inscri(p)tes sous forme de limites à l’échelle locale contribuant à une forme d’autolimitation collective.
3. Du dispositif réglementaire aux projets : processus de définition des limites quantitatives et temporelles
3.1. Définition des limites à travers le dimensionnement de la production
Chaque opération d’ACC repose sur la production d’une quantité définie d’électricité renouvelable, directement liée à la taille et à la capacité de l’installation de production. Le processus de dimensionnement des installations constitue donc une étape essentielle de définition des limites, qui doit être, lui aussi, examiné à différentes échelles.
Au niveau réglementaire, ce dimensionnement a été un point de controverse, car il influence les types d’acteurs qui s’engagent dans le dispositif et donc son déploiement à plus ou moins large échelle. Contre l’avis de la Commission de Régulation de l’Énergie, qui souhaitait favoriser des tailles plus modestes, la réglementation fixe en 2019 la puissance cumulée de production au sein d’une même opération à 3 MW sur le territoire métropolitain (Poupeau et al., 2022). Une puissance cumulée que le syndicat des professionnels de l’énergie solaire renouvelable Enerplan jauge difficilement atteignable en raison de la puissance unitaire de raccordement autorisée par producteur et le périmètre imposé des 2 km (Poupeau et al., 2022 : 30). En 2022, les opérations d’ACC se caractérisent en effet majoritairement par une puissance inférieure à 36 kW (Poupeau et al., 2022 : 60). Autrement dit, il s’agit plutôt de projets classés dans la catégorie des installations de petite à moyenne envergure.
À l’échelle des projets, c’est davantage la rentabilité économique qui joue un rôle clé dans le dimensionnement et qui explique la taille moyenne des opérations. Jusqu’en 2021, l’absence de soutiens publics nationaux et d’accès aux mécanismes de tarif de rachat a conduit les porteurs de projet à dimensionner les installations au plus proche des besoins des consommateurs. Ce faisant, ils maximisent le taux d’autoconsommation des opérations, c’est-à-dire la part d’énergie qui est consommée localement, et limitent le surplus revendu sur le réseau souvent à un tarif moins avantageux (Fonteneau, 2021). On retrouve particulièrement cette logique chez les bailleurs sociaux qui développent des opérations d’ACC à l’échelle d’un bâtiment ou groupe de bâtiments en se basant sur une estimation des consommations réelles ou projetées (nombre d’occupants par foyer, dimension des logements, etc.) (Poupeau et al. 2022). Par cette mise en relation de l’unité de production et la communauté d’acteurs à qui elle est destinée, on voit ainsi se dessiner l’influence que joue la demande dans la définition du périmètre des opérations et du script qui marque le rôle des producteurs et consommateurs.
Si la phase de montage des opérations d’ACC représente un moment crucial de négociation du script et donc de définition des limites, ce dernier n’est pas figé et continue d’évoluer au gré du fonctionnement des opérations, notamment lors des projets d’extension, ou de changements dans la composition des consommateurs. Dans une opération « ouverte », les discussions autour de l’agrandissement de l’opération ont ainsi concrétisé les objectifs de sobriété initialement formulés dans le projet. Mise en service en 2021, cette opération rassemble un producteur public et des consommateurs privés aux statuts divers, tels que des particuliers et des entreprises. Une première phase de fonctionnement satisfaisante pousse les membres à vouloir ajouter de nouveaux consommateurs. Il est d’abord envisagé d’augmenter la capacité de production par l’ajout de nouvelles installations, mais les montages juridiques et financiers complexes en raison de la présence d’une structure publique écartent cette possibilité. Les membres se fixent alors l’objectif de réduire leur consommation individuelle afin de laisser de la place à de nouveaux membres, en respectant l’équilibre de répartition d’électricité choisi collectivement au départ (Poupeau et al., 2022). Dans ce contexte, la contrainte quantitative d’énergie produite n’est pas subie réellement par les membres, mais elle est traduite en tant que limite dans les dynamiques sociales et politiques de gestion de l’opération et sert de base à un projet d’autolimitation collective, telle que l’entend Kallis – c’est-à-dire un choix collectif de se limiter en se basant sur les contraintes du système local pour une répartition jugée équitable. Les discussions autour de l’expansion des projets sont donc des moments clés où les acteurs redéfinissent les périmètres de l’opération et ce faisant s’accordent sur la signification de ces limites et sur la valeur de l’énergie, mais aussi de la communauté.
3.2. Définition des limites à travers l’instantanéité de la production
Le principe d’instantanéité de la production influence également le taux d’autoconsommation. Même si la quantité d’énergie produite correspond aux besoins des consommateurs, il est crucial pour la rentabilité des opérations que cette consommation se fasse au moment où l’électricité est produite. Ce rapport temporel entre production et consommation, défini au niveau national, est ensuite plus ou moins intégré dans chaque projet, à travers l’offre ou la demande. Dans le cas du solaire photovoltaïque, plusieurs projets se tournent ainsi vers des technologies spécifiques pour lisser la courbe de production tout au long de la journée et jouent sur l’orientation ou la sensibilité des cellules photovoltaïques.
Le projet Autonomous Building for Citizens (ABC) à Grenoble en est un exemple parlant. Conçu par Linkcity, Bouygues et la Ville de Grenoble, ce projet pilote a abouti à la création d’un ensemble de bâtiments en logement social équipés de panneaux solaires photovoltaïques en autoconsommation individuelle et collective à destination des locataires. Pour répondre aux objectifs d’autonomie des bâtiments, les panneaux ont été inclinés de manière à répartir la production tout au long de la journée (photo 1), contrairement aux configurations classiques qui visent à maximiser la production totale. Le choix des châssis est également dicté par des contraintes techniques concernant la récupération d’eau de pluie et est pensé dans une visée de mise en visibilité de cette autonomie (Fonteneau, 2020).
Du côté de la demande, la redéfinition de ce rapport temporel passe par la sélection de la communauté de consommateurs. Les projets, qu’ils soient « ouverts » ou « patrimoniaux » recherchent ainsi des profils de consommateurs variés (publics, écoles, locaux commerciaux) pour correspondre aux pics de production, en journée pour le solaire.
Enfin, l’ajustement des temps de consommation par rapport à la production passe également par le choix de la clé de répartition de l’électricité produite. Dans les projets de bailleurs sociaux, bien que des clés de répartition statique puissent être envisagées pour une répartition équitable selon la surface des logements ou le nombre d’occupants, le choix final tend généralement à se porter sur la clé de répartition par défaut d’Enedis. Cette clé repose sur une répartition au prorata des consommations et permet de « récompenser ceux qui consomment au bon moment » (entretien réalisé auprès d’un porteur de projet d’ACC patrimonial, avril 2022), et de simplifier la gestion pour les bailleurs. Les contraintes temporelles liées à la disponibilité de l’énergie se transforment principalement en limites à travers les décisions prises par les acteurs concernant le modèle économique et son ajustement par le profil des consommateurs ou les règles de répartition.
Photo 1
3.3. Marquage et caractérisation de la ressource énergétique locale
Pour autant, l’intégration des contraintes quantitatives ou temporelles aux scripts des projets ne suffit pas à faire des opérations d’ACC des systèmes limités. L’injection de la production locale sur le réseau basse tension rend, dans les faits, impossible pour les consommateurs de la distinguer de l’électricité des fournisseurs conventionnels. Pour que cette distinction soit effective, c’est-à-dire qu’il y ait une mise en relation entre production spécifique et consommation, il faut que l’électricité soit caractérisée comme locale et limitée, ou pour reprendre le concept développé par Viviana Zelizer, que cette électricité passe par un processus de « marquage social » (Zelizer, 1995). Tout comme la monnaie peut être marquée, différenciée et incarnée selon ses usages, l’électricité dans les projets d’ACC n’est plus un flux uniforme et abstrait aux caractéristiques seulement techniques, mais revêt une signification que lui attribuent les membres. Ce marquage de la ressource comme locale et limitée permet ainsi de respecter le script défini dans le cadre de l’ACC.
Le caractère local et limité de l’électricité passe par différents processus de définition. À travers les factures des opérations que reçoivent les consommateurs, la production énergétique locale est tout d’abord mise en équivalence en termes institutionnels et techniques (kWh/an, euros). Cette traduction peut varier selon le producteur et prendre des formes plus ou moins explicites et formelles : les collectivités territoriales tendent à se rapprocher du modèle de facture des fournisseurs pour inspirer confiance et renforcer leur crédibilité, tandis que les bailleurs sociaux cherchent à s’en démarquer pour faciliter la compréhension et la répartition des responsabilités auprès des locataires (entretiens menés auprès de producteurs d’ACC en juin 2022 et septembre 2022).
Pour les consommateurs, ce processus de définition de la ressource passe également par la connaissance du fonctionnement de l’installation et de son contexte spécifique d’inscription, au-delà de ses seules caractéristiques techniques. Dans l’opération « ouverte » mentionnée plus haut, un arbre qui fait de l’ombre sur les panneaux solaires à certaines heures de la journée en été a été conservé. L’arbre, au même titre que la technologie et la météo, participe ainsi à la définition du script temporel de consommation et à la définition de la limite de l’énergie locale (entretien mené auprès d’un producteur d’ACC en juin 2022). Les consommateurs peuvent ainsi caractériser la limite de cette ressource en mobilisant des références contextuelles et spécifiques à leur collectif.
Enfin, pour que ce script soit effectif, il faut que les consommateurs l’intègrent et y souscrivent par leurs pratiques de consommation (Akrich, 2006), en l’occurrence, en sachant quand et comment produit l’installation technique à laquelle ils sont rattachés. Cet apprentissage se fait par divers moyens : lors de moments dédiés tels qu’à l’occasion d’ateliers de médiation dans les projets de logements sociaux, ou par des échanges informels entre les membres propres aux sociabilités du lieu des opérations (hall d’immeuble, rue, bar associatif du village). Cette caractérisation repose aussi sur le développement de compétences, entendu par Elizabeth Shova, Mika Pantzar et Matt Watson (2012) comme la compréhension, le savoir-faire et les routines corporelles et mentales, qui sont à l’origine des pratiques quotidiennes. Ces dernières permettent aux consommateurs de lier des informations, telles celles issues des factures ou celles dépendant de l’environnement immédiat (la météo, les horaires…), à des observations sensorielles, comme l’observation du comportement des installations de production (Martin, 2020). À ce titre, la visibilité des installations de production est un sujet récurrent lors du montage des opérations. Si cette dernière n’est pas directement intégrée au projet, des outils, comme des panneaux d’affichage renseignant sur l’installation et son état de fonctionnement, peuvent être mobilisés afin de faire exister la ressource auprès des consommateurs, mais aussi des membres extérieurs à l’opération (Poupeau et al., 2022).
Conclusion
L’exemple de l’ACC montre comment l’analyse des limites locales éclaire la compréhension de la sobriété. Tout comme l’abondance énergétique résulte de choix sociaux et techniques, la sobriété se dessine de plus en plus comme une transformation collective, intégrant des limites à différentes échelles. Cela permet d’élargir l’acception de la sobriété au-delà d’une approche purement globale et institutionnelle qui met de côté les savoirs locaux.
Bien que les communautés d’ACC ne soient pas explicitement et principalement axées sur la sobriété, l’analyse des limites locales révèle leur potentiel. Elles créent des systèmes hybrides d’approvisionnement en électricité, combinant une énergie illimitée du réseau national avec une énergie locale limitée, ancrée dans un territoire et soumise à des contraintes spécifiques. En examinant les contraintes spatiales, quantitatives et temporelles, on comprend comment ces facteurs influencent la gestion de l’offre et de la demande à l’échelle locale, intégrant ainsi des limites dans les dynamiques sociotechniques des projets d’ACC.
Deux perspectives émergent : d’une part, les limites sont une construction sociale, choisie par les acteurs pour intégrer des contraintes plus ou moins matérielles du système énergétique ; d’autre part, selon l’approche sociotechnique de Madeleine Akrich, ces limites sont définies de manière transcalaire. Elles prennent d’abord forme à l’échelle nationale par le biais de la réglementation, avant d’être adaptées et inscri(p)tes dans chaque projet, à travers le périmètre des opérations, leur dimensionnement et le principe d’instantanéité.
Le dimensionnement des installations d’EnR établit les limites quantitatives des projets. À l’échelle du dispositif réglementaire, les débats sur la taille et la puissance des installations montrent comment ces choix influencent la nature des acteurs impliqués et l’échelle de déploiement des projets. À l’échelle locale, les acteurs tentent de gérer la rentabilité économique du projet et de maximiser le taux d’autoconsommation en adaptant la dimension de la production au plus près des consommations. Ces choix montrent comment la demande influence le périmètre et le script des opérations, révélant une dynamique de négociation constante autour des limites fixées.
Les contraintes temporelles, définies par la législation, affectent également l’autoconsommation. Les stratégies locales, comme le choix des profils de consommation, ou le choix des modes de répartition entre consommateurs, montrent comment ces contraintes se traduisent en limites opérationnelles. Cependant, ces limites tendent à encourager un déplacement des consommations en journée plutôt qu’à les réduire, questionnant ainsi la propension de l’ACC à être un outil favorisant la sobriété.
Enfin, les limites quantitatives et temporelles sont inscrites dans les projets d’ACC à travers un processus de « marquage social » de l’énergie, où l’électricité est caractérisée comme locale et limitée (Zelizer, 1995). Cela se fait par des outils institutionnels et techniques, ainsi que par une connaissance contextuelle et des compétences pratiques chez les consommateurs. En définissant ces limites, les projets d’ACC permettent aux acteurs de s’engager dans une démarche d’autolimitation collective, telle que décrite par Giorgos Kallis, où la sobriété est perçue non seulement comme une réduction des consommations, mais également comme la traduction politique de contraintes matérielles dans la gestion collective de ressources énergétiques disponibles limitées.
Ainsi, l’ACC et les communautés énergétiques peuvent être le lieu d’intégration de limites locales ou globales, façonnant une sobriété spécifique à leur contexte. Cette approche dépasse les analyses centrées sur les individus et les comportements, en considérant la sobriété comme un processus de transformation sociale par la définition et l’inscription de limites plutôt que comme le simple résultat d’incitations à réduire les consommations individuelles. Enfin, l’étude de la construction des limites dans les structures collectives contribue aux débats émergents dans la sphère académique et institutionnelle sur la sobriété choisie et subie – c’est-à-dire sur la place centrale accordée à la volonté et à l’intentionnalité des individus dans la définition de la sobriété, et la place accordée aux transformations structurelles (Guien et Ramirez, 2017).
Parties annexes
Notes
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[1]
Au total, les opérations d’ACC représentent près de 4 400 kWc de puissance installée en France métropolitaine en mai 2022 (Poupeau et al., 2022, d’après des données Enedis).
-
[2]
95 % des installations de production de l’ACC sont du solaire photovoltaïque en mai 2021 (Poupeau et al., 2022, d’après des données Enedis).
-
[3]
Dans le rapport, les auteurs et autrices présentent 5 monographies issues d’enquêtes par entretiens semi-directifs (une dizaine par cas d’étude).
-
[4]
Pour ce projet, une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés entre juin 2023 et mai 2024, auprès d’acteurs intermédiaires dont l’objet est soit d’accompagner ces initiatives, soit d’agir en plaidoyer.
-
[5]
Dans le cadre de notre travail de thèse, nous avons mené une quarantaine d’entretiens semi-directifs au sein de deux opérations d’ACC impliquant des acteurs publics, des organismes de logements sociaux, des entreprises et des particuliers entre 2021 et 2024.
-
[6]
Certains acteurs divisent cette catégorie en deux avec l’ACC « patrimoniale » d’un côté pour les collectivités, et l’ACC dite « sociale » pour les organismes de logement social de l’autre, donnant ainsi trois configurations types d’ACC. Cette distinction n’étant pas pertinente pour l’article, nous avons choisi de ne pas l’adopter.
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Liste des figures
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