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Peut-on défendre à la fois la dignité de la personne et la primauté du bien commun ? Ne sembleraient-elles pas, de prime abord, mutuellement exclusives ? Et si elles ne s’opposent pas l’une à l’autre, comment s’harmonisent-elles exactement ? De telles interrogations pénètrent au coeur des choix les plus cruciaux qui nous concernent toutes et tous, impliquant notre bien propre et le bien des autres, la famille, la cité, la nation, la société politique, la santé, l’éducation et la culture, la connaissance vraie, le bonheur, la justice et l’amitié, l’humanité même, jusqu’aux questions ultimes.

Il y a lieu de se demander d’entrée de jeu comment envisager les questions que je viens d’évoquer, et, surtout, ce que pourrait apporter à notre monde une plus vive conscience de la primauté du bien commun. À cette fin, je commencerai cependant par un rappel de ce que n’est pas le bien commun, de ce qui définit son opposé, à savoir ce qu’on a appelé, à juste titre, « l’horreur totalitaire ». Mon exposé se découpera par suite en cinq parties : 1) L’horreur totalitaire ; 2) La dignité de la personne ; 3) Le politique ; 4) L’amitié ; 5) La plus haute perfection de la personne en société.

I. L’horreur totalitaire

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera a su faire ressortir avec talent le contraste entre, d’une part, la frivolité systématique, ou la « légèreté de l’être », et, d’autre part, la pesanteur de l’amour, de la fidélité, de la compassion, de la conscience d’avoir à mourir, dans le coeur d’une femme, Tereza, personnage central du roman. Ce dernier date de 1984, par conséquent d’avant la chute du mur de Berlin en 1989. Il dénonçait le côté « officiel » de la société dans les pays de l’Est de l’époque, qui s’avérait tout entier du kitsch — « le kitsch communiste », d’un cynisme achevé, devenu un instrument de choix pour manipuler la conscience sociale, le socialisme obligatoire ayant réussi à métamorphoser en kitsch le poids de la responsabilité humaine, dans l’art comme dans la vie. Seul le rappel des valeurs habitant le coeur d’une personne authentique, comme Tereza, pouvait encore témoigner des véritables dimensions de l’existence humaine.

Kitsch est un mot allemand intraduisible qui, au xixe siècle, à l’époque de Louis II de Bavière, qualifiait les reproductions d’art à bon marché. Il désigne notamment aujourd’hui des romans roses, des cartes postales, des chromos, etc., soit une certaine classe d’objets, ou le type de sentiments que provoquent ces derniers. On y retrouve l’impersonnalité et la dislocation des signes — leur arbitraire de plus en plus apparent, dont prend acte la sémiologie d’ailleurs — que produit la triade industrie/masse/consommation. Dans ce roman, « le rêve de Tereza dénonce la vraie fonction du kitsch : le kitsch est un paravent qui dissimule la mort. […] Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont données d’avance et excluent toute question nouvelle. Il en découle que le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge ». Dans les propres termes de Kundera, kitsch « est un mot allemand qui est apparu au milieu du xixe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle ; le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré ; le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable ». Or, « s’il n’y a aucune différence entre le noble et le vil […], l’existence humaine perd ses dimensions et devient d’une insoutenable légèreté[1] ». Le « noble et le vil », c’est, bien entendu, le bien et le mal. On ne pouvait mieux décrire le relativisme — ou le nihilisme, c’est la même chose — qui taraude encore tant de nos sociétés.

À quoi veux-je en venir avec cet exemple tiré d’une oeuvre littéraire ? La réponse est évidente. Les dimensions essentielles de l’existence humaine que mettent en relief la question du sens de la vie — celle de la mort, par conséquent, puisque nous sommes tous mortels —, l’amour, la fidélité, la compassion, et tant d’autres traits profondément humains, manifestent toutes la dignité de la personne humaine, mais sont en même temps toutes des biens communs de l’humanité, appartenant par suite à chaque personne humaine. L’erreur dénoncée par Charles De Koninck dans La primauté du bien commun est vraiment celle d’opposer bien propre et bien commun, comme si, chaque fois, le bien commun n’était pas en vérité le premier bien de chacune et de chacun, communicable à tous et toutes, jamais un bien étranger. Le collectivisme abstrait des régimes totalitaires, communistes ou fascistes, est en réalité la caricature extrême du bien commun, et sa négation absolue, comme l’ont assez démontré le goulag stalinien, Auschwitz et le goulag maoïste, ainsi que tant d’autres monstruosités du siècle dont nous sortons à peine. Le kitsch totalitaire si brillamment dénoncé par Kundera a conduit, en fait, aux pires abominations. Dans les mots, cette fois, d’Alexandre Soljenitsyne, autre grande figure littéraire :

Pour faire le mal, l’homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, ou comme un acte reconnu logique et compris comme tel. […] Les justifications de Macbeth étaient faibles et le remords se mit à le ronger. […] L’imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s’arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu’ils n’avaient pas d’idéologie. L’idéologie ! C’est elle qui apporte la justification recherchée à la scélératesse, la longue fermeté nécessaire aux scélérats. C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d’autrui. Pour s’entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions, mais des louanges et des témoignages de respect. […] C’est l’idéologie qui a valu au xxe siècle d’expérimenter la scélératesse à l’échelle des millions. […] Voilà la limite que ne peut franchir un scélérat de Shakespeare, mais que franchit un scélérat armé d’une idéologie : tout en gardant le regard clair[2].

À mes yeux, seule la reconnaissance de la dignité de la personne et de son corollaire, la primauté du bien commun, peut en réalité contrer l’horreur totalitaire. Pour comprendre cela, il est nécessaire de se faire une idée juste tant de cette dignité de la personne que de la primauté du bien commun, l’une entraînant d’ailleurs l’autre, et réciproquement, comme nous allons maintenant tenter de le voir de plus près.

II. Dignité de la personne

Le mot latin persona signifie en premier lieu « masque de théâtre », le mot grec correspondant, prosôpon, signifie premièrement la « face », le « visage », ce qui est donné au regard de l’autre, puis aussi « masque ». Viendront ensuite naturellement d’autres sens, désignant le personnage, le rôle qu’il joue et l’acteur qui joue ce rôle[3]. Ces mots ne désigneront que plus tard celui ou celle qui parle derrière le masque. Cette évolution de sens est tout à fait naturelle. Car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne, mais toujours un masque, un visage qui demeure du reste souvent énigmatique, que chacune ou chacun compose plus ou moins délibérément. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond ? Ce n’est en vérité que par l’accès intérieur à soi-même. Une personne est un être qui perçoit, qui pense, qui aime, comme nous. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux d’expérience interne ce qu’est une personne. Nous voilà parvenus au noyau du noyau, au coeur même de l’éthique, la connaissance de soi. Telle est la pleine portée du « connais-toi toi-même » que prônent toutes les sagesses. John Saul a parfaitement raison d’ouvrir son ouvrage, La civilisation inconsciente, sur cette citation de Jean de Salisbury : « Qui est plus méprisable que celui qui dédaigne la connaissance de lui-même[4] ? » À quoi l’on peut ajouter, comme l’a marqué avec justesse Michel Foucault, le souci de soi, l’epimeleia heautou, si fortement marqué par Platon dans l’Alcibiade, « comme le cadre, le sol, le fondement à partir duquel se justifie l’impératif du “connais-toi toi-même” […] Socrate, c’est toujours, essentiellement, fondamentalement celui qui interpellait dans la rue les jeunes gens et leur disait : il faut vous soucier de vous-mêmes[5] ».

C’est la vie la plus « ordinaire » qui sollicite ainsi la première l’éveil de la conscience à un niveau profond. S’agissant d’autrui, il faudrait être singulièrement aveugle pour ne point voir la vie, ne point voir l’esprit dans le regard humain, dans un geste ou une parole, pour être fermé à l’émotion, la bonté, la joie, l’angoisse, la colère, l’admiration, la tendresse, la compréhension sur un visage. L’esprit n’a rien à voir avec le fantôme qu’ont inventé les dualismes sommaires. Rien n’est en réalité plus concret, plus vivant, plus manifeste que l’esprit ; nous l’éprouvons dans l’expérience d’aimer ou celle de penser, nous le saisissons (et pouvons le contempler) chaque jour dans l’expression réelle du corps humain. Ainsi, selon les mots de Marcel Proust, chez nos « humbles frères » même lorsqu’ils sont peu instruits, « dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien[6] ». Fernand Dumont parlait, avec son acuité coutumière, d’« une abolition de la transcendance », du « brouillage de figures tangibles susceptibles de rallier de haut l’accord des esprits ». Or la « figure tangible » par excellence, c’est l’être humain. La reconnaissance de son unique dignité est, elle, susceptible de rallier les esprits. L’attestation de la transcendance y est présente. Pour le croyant, si Dieu « a refusé qu’on le représentât par des images, c’est que son image il l’avait déjà livrée : c’est l’homme même[7] ».

Cependant, pour reprendre à nouveau les choses à leur début, que veut dire au juste le mot « dignité », sur lequel règne parfois, encore de nos jours, un certain flou, comme en témoignent trop de débats contemporains, en bioéthique notamment. André Gide écrivait, il y a plus d’un demi-siècle : « “Noblesse, dignité, grandeur”… ces termes, j’ai crainte et presque honte à m’en servir, tant on abusa d’eux sans vergogne ». Puis il marquait avec justesse la différence essentielle entre deux acceptions opposées du mot « dignité » : « Il est quantité de gens qui, dès l’éveil, se mettent au “garde-àvous” et cherchent à remplir leur personnage. Même seuls, ils se campent. Il va sans dire que ce n’est pas de cette dignité que je veux parler ; mais bien d’une sorte de respect de soi-même et d’autrui, qui n’a pas à se marquer au dehors[8] ».

La « formulation philosophique » (Paul Ricoeur) la plus généralement admise de la « dignité » humaine est celle qu’on doit à Emmanuel Kant, selon qui « dignité » ne signifie rien de moins que ceci : l’être humain est au-dessus de tout prix. « Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité[9]. » L’être humain, ajoute Kant, « existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin ». Les personnes ont ainsi une valeur absolue, non relative[10].

Cela dit, dans toutes les cultures, à toute époque, un fragment de tragédie, une épigramme, un texte législatif, un proverbe, une inscription funéraire, un conte, une chanson, une oeuvre d’art, une oeuvre de sagesse, auront témoigné « d’une exigence plus vieille que toute formulation philosophique », qui a toujours été que « quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain[11] ». La reconnaissance de cette exigence se précise à mesure que s’affirment les civilisations, la plus remarquable étant celle qu’on y accorde d’emblée aux plus faibles et aux plus démunis, la place centrale de la mansuétude et du respect à l’égard des pauvres. En Inde, les Lois de Manu, d’origine ancienne, déclarent sans ambages : « Les enfants, les vieillards, les pauvres et les malades doivent être considérés comme les seigneurs de l’atmosphère[12] ». La sagesse chinoise met au premier rang la « capacité de conforter les autres[13] ». Le respect des pauvres dans tous les sens du terme, de ceux qui souffrent, est, on le sait, au coeur des traditions juive et chrétienne. Le Coran fait état des devoirs envers les orphelins, les pauvres, les voyageurs sans logis, les nécessiteux, ceux qui sont réduits à l’esclavage[14]. La compassion est un des deux idéaux principaux du bouddhisme[15]. Partout on semble pressentir que c’est dans le dénuement que l’humain se révèle le plus clairement et impose pour ainsi dire sa noblesse propre — celle de son être, non de quelque avoir — à la conscience. Chez les Grecs, la parole du vieil Oedipe, aveugle et en haillons, pratiquement abandonné, l’exprime on ne peut mieux : « […] c’est donc quand je ne suis plus rien, que je deviens vraiment un homme[16] ». Plus étonnant encore, si c’est possible, est le respect des morts, illustré dès la nuit des temps par les premiers humains, qui ensevelissent leurs morts selon des rites confirmés par leurs traditions ancestrales. Pourquoi est-on encore aujourd’hui ému jusqu’à l’approbation devant la décision de la jeune Antigone (dans la grande tragédie de Sophocle qui porte son nom) de refuser, au péril de sa propre vie, de laisser là « sans larmes ni sépulture », pâture des oiseaux ou des chiens, le corps de son frère Polynice, pourtant dénoncé comme traître, et de défendre son droit à la sépulture, son appartenance à une commune humanité, au nom de « lois non écrites, inébranlables, des dieux » ? Le mort à l’état de cadavre n’étant plus, et entièrement à la merci des forces naturelles, les vivants ont à son endroit un devoir sacré, celui d’assurer que, tout cadavre qu’il soit, il demeure membre de la communauté humaine. Le symbole du rite de la sépulture le rend de la sorte à nouveau présent.

Le jugement d’Antigone est d’ordre éthique, car il a la forme d’un engagement : je déclare que le cadavre de mon frère mérite tous les honneurs dus à un être humain et c’est mon devoir — puisque je suis sa soeur et que nos parents ne sont plus — d’agir en conséquence, même au prix de ma vie. L’écho universel que suscite cet engagement éthique d’Antigone implique que même le cadavre, les restes sous quelque forme que ce soit, d’une personne, fût-elle condamnée, ont droit à des rites sacrés. Le rite de la sépulture le restitue, nous venons de le voir, à la communauté humaine à laquelle il appartient en droit. Or si cela est juste s’agissant des morts, si même les restes d’un homme condamné méritent pareil respect, que penser d’un corps humain vivant, si démuni ou vulnérable qu’il puisse être ? Aujourd’hui Emmanuel Levinas a attiré à nouveau l’attention sur le fait que le visage humain, nu et vulnérable, essentiellement pauvre, n’impose pas moins le respect. L’accès au visage est d’emblée éthique. Un assassin ne peut regarder sa victime dans les yeux, comme s’il pressentait la présence de quelque chose de sacré[17]. Mais Antigone va d’emblée au plus profond, puisque son frère n’avait plus même de visage — comme chez Isaïe (52,14), « son apparence n’était plus celle d’un homme[18] ». Ce qu’Antigone fait voir si nettement c’est que, quelle que soit notre condition, nous partageons tous une même humanité, et donc une même dignité.

C’est ce que réaffirmera au coeur du vingtième siècle le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), qui s’ouvre par la constatation que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Le cinquième « Considérant » ayant proclamé à neuf la foi des peuples des Nations Unies « dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des hommes et des femmes », l’article premier précise que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité[19] ».

Cela dit, il importe au plus haut degré de ne jamais perdre de vue cette détermination capitale et d’ailleurs évidente : la personne est un individu (du latin individuum, « ce qui est indivisible »), comme il ressort nettement de la définition qui « domine toute l’histoire de la notion de personne » (Paul Ladrière), celle de Boèce (environ 480 à 525 de notre ère) : « substance individuelle de nature raisonnable[20] ».

Que cet être intelligent et dès lors appelé à répondre de ses actes soit un individu, cela veut dire avant tout qu’il est un être indivisible, aux droits non moins indivisibles du reste (ce que la Déclaration universelle de 1948 marque de façon très nette). Comme l’écrit Paul Ladrière :

Sans l’ancrage dans la concrétude de chaque individu, la dignité et le respect inconditionnel de la personne dégénèrent en moralisme et en toutes sortes d’idéologies sexistes, racistes, nationalistes, corporatistes, classistes, élitistes, etc. Moralismes et idéologies qui ont en commun de n’accorder dignité et respect qu’à ceux qui leur semblent le mériter. L’individu comme être-là singulier et comme être raisonnable exprime les dimensions ontique et ontologique de la personne. Dans l’oubli de ces dimensions, l’individu peut être réduit à sa dimension biologique, psychologique, économico-politique[21].

Ainsi, le modèle d’humanité invoqué par la discrimination des forts et de ceux qui se croient « sains » à l’encontre des personnes porteuses des handicaps les plus divers ou atteintes d’affections créatrices de lourds handicaps, doit être mis en question comme radicalement indigne, inhumain. Les prétextes économiques le sont tout autant et, s’ils sont utilisés pour justifier l’exclusion, relèvent de la même barbarie, puisqu’ils réduisent alors des personnes au statut de moyens et s’avèrent incapables de reconnaître ce qui les dépasse infiniment. La personne handicapée est un individu au sens fort d’indivisible que je viens d’évoquer, elle est l’un d’entre nous, participe à notre humanité même, elle est en réalité nous-mêmes, au moins virtuellement. La qualité de la civilisation à venir se mesurera au respect qu’elle manifestera aux plus faibles des siens, en qui chacun de ses membres doit pouvoir du reste se reconnaître sous peine de la pire des cécités, celle qu’engendre la haine de soi[22].

Ne voit-on pas encore là avec quelle netteté est ainsi mise en évidence la dignité humaine, comme la seule réalité qui puisse continuer de faire d’autrui, quel qu’il soit, un autre soi ? Tel est du reste le sens de la Règle universelle, dite d’or : « […] ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse[23] » ; « […] faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent[24] ». Il y a là une expression de la solidarité humaine la plus fondamentale. Paul Ricoeur l’a excellemment marqué, le respect met en présence de la « voix de la conscience », qui est « aussi la voix de l’universel, dont est dite l’intransigeance », et à laquelle elle ajoute le trait de l’impartialité. « Impartiale, la voix de la conscience me dit que toute vie autre est aussi importante que la mienne », pour reprendre la formule de Thomas Nagel[25]. Le détail de tel ou tel code de déontologie peut devenir vite obsolète, alors que la valeur de la personne humaine est permanente, franchit les frontières des cultures et déborde nos vies particulières.

Et, pour en venir aux termes du débat dont fait état l’ouvrage de Charles De Koninck sur la primauté du bien commun, il importe de bien marquer que Thomas d’Aquin, auquel cet ouvrage fait constamment référence, ne pensait pas autrement, puisque le mot « personne », pour saint Thomas, signifie « ce qui est le plus parfait dans toute la nature, à savoir un être subsistant par lui-même de nature raisonnable » (persona significat id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistens in rationali natura) ; car la personne est le mieux définie comme rationalis naturae individua substantia, « substance individuelle de nature raisonnable », comme on vient de le rappeler. On peut le voir, l’accent est alors mis sur le fait qu’elle subsiste par elle-même, plutôt que sur le fait qu’elle est consciente de soi. Il n’empêche que, pour Thomas d’Aquin toujours, c’est à leur nature raisonnable et intellectuelle que les personnes doivent leur autonomie, car c’est cela qui les rend aptes à agir par elles-mêmes, à être responsables de leurs actions (habent dominium sui actus), à être libres[26]. C’est en vertu de ce dernier trait que le genre humain est à l’image de Dieu : puisque c’est bel et bien dans la mesure où il est principe de ses propres oeuvres, grâce à son libre arbitre et à son pouvoir sur ses propres actes (secundum quod et ipse est suorum operum principium, quasi liberium arbitrium habens et suorum operum potestatem)[27].

Cependant, pour Thomas d’Aquin, la perfection de la personne humaine ne réside pas dans sa simplicité comme dans le cas des purs esprits : elle se vérifie dans la composition âme et corps. Encore que ce soit de sa nature raisonnable que la personne humaine tire sa dignité, celle-ci appartient à la personne entière, corps et âme. La personne humaine est cette chair-ci, ces os-ci, et cette âme-ci[28]. Elle est à vrai dire aux confins du corporel et du spirituel, bénéficiant de ces deux ordres de réalité[29].

Il importe cependant au plus haut point d’ajouter qu’en contrepartie de cette perfection, nous, les humains, sommes au départ, en revanche, les plus indéterminés, potentiels, inachevés des êtres — nus, vulnérables à tant d’égards, là où les autres animaux sont d’emblée des spécialistes, auxquels un long apprentissage comme le nôtre serait parfaitement inutile. L’être de possibilités infinies que nous sommes n’est d’abord qu’une ébauche, autant au niveau du désir et de l’affectivité qu’à celui de l’intelligence, dépendant à tous ces égards de la famille et de la société humaine, de l’éducation et de la culture. Et justement, ce qui n’est pas moins étonnant que le caractère unique et indivisible de chaque personne, bien rendu par le mot « individu », c’est le contraste marqué par la seconde partie de la définition : « de nature raisonnable ». Notre intelligence permet de remédier à notre indétermination initiale, et nous « vivons d’art et de raison », comme le résume une phrase célèbre de la Métaphysique d’Aristote[30]. Bien plus, elle nous ouvre d’emblée sur la totalité et l’infini. Le désir de connaître et le dynamisme de la raison n’ont à vrai dire pas de limites, on l’entrevoit dans les progrès prodigieux des sciences. « Toute la dignité de l’homme est dans la pensée », déclarait Pascal, résumant admirablement, en quelques mots à peine, l’essentiel de l’héritage culturel de la Grèce antique jusqu’à ce jour. « Pensée fait la grandeur de l’homme[31]. »

Pour peu, à vrai dire, qu’on s’interroge plus en profondeur sur la dignité humaine, ou qu’on tente simplement de mettre à l’épreuve l’antique précepte « Connais-toi toi-même », force est de constater qu’on est chaque fois reconduit pour finir à la question de l’être de la pensée elle-même. Homo faber, homo sapiens, phusei politikon zoon (« animal naturellement politique »), animal dit « rationnel » ou « raisonnable » ou encore « capable de parole » sont deux façons complémentaires de traduire la célèbre remarque de la Politique d’Aristote (I, 2, 1253 a 9-10) selon laquelle seul d’entre les animaux l’homme « possède un logos » (logon echei), c’est-àdire une parole. Tout cela et bien plus encore oblige à remonter à cette sorte de racine commune habituellement appelée « intelligence », ou « pensée ». Tout acquiert dans la pensée un mode d’exister nouveau. De là cette immensité que nous y pressentons, et qui fait rire devant les limites du corps. Pascal l’a magistralement résumé : « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends[32] ». De là vient également la priorité accordée traditionnellement à la contemplation du beau et à la connaissance du vrai dans la recherche du bonheur.

Ces deux traits majeurs, notre indétermination ou imperfection initiale, d’une part, et notre nature raisonnable, tout aussi indéterminée en partant, mais tournée, d’autre part, vers l’infini et racine de notre liberté, entraînent que nous avons à devenir ce que nous sommes, étant tout aussi capables de mal que de bien au départ de la vie. S’il peut être le plus excellent des animaux, l’être humain peut être aussi le pire d’entre eux, le plus cruel, le plus bestial, le plus indigne par conséquent, on le sait depuis toujours[33]. La dignité de la personne doit donc être aussi considérée à un autre niveau, éthique cette fois. En évoquant la responsabilité, il y a un instant, j’évoquais du même coup aussi l’éthique, et, partant, le politique.

III. Le politique

Notre existence est constamment affectée par une scission qui sépare son être présent de son être à venir, et s’éprouvant ainsi à distance d’elle-même, se vit simultanément comme manque et dépassement de ce manque, tendue vers un accomplissement toujours en avant d’elle-même qu’elle ne peut espérer d’atteindre que par l’action. Mais l’action est toujours particulière, cernée par des circonstances chaque fois inédites, souvent imprévisibles. La problématique éthique vient du désir profond d’une réalisation authentique de soi qu’on a en charge d’assumer par soi-même, dans son action ou, si on veut, du sens de la responsabilité de l’être qu’on se donne en agissant. Elle vient du poids de la liberté.

Nous nous découvrons ainsi comme des questions pour nous-mêmes, comme des réalités à être, non toutes faites, dont nous portons la responsabilité. Il n’empêche que « la médiation la plus significative, la plus décisive, la plus chargée de potentialités et aussi de périls, c’est, pour chaque liberté, celle des autres libertés. Le domaine des relations humaines est, par excellence, quoique non de façon exclusive, le lieu de l’éthique[34] ». Comment surmonter tout ce qui s’oppose à l’émergence des libertés ? La médiation du droit est ce qui donne ici à l’éthique sa figure concrète au sein du politique. Mais pour agir de manière efficace sur la vie sociale, le pouvoir doit se concrétiser dans des institutions, dans des décisions, être confié à certains, ce qui le fait retomber dans des pesanteurs d’objectivation et de chosification et l’oblige à introduire des opacités qui risquent fort de compromettre sa tâche. C’est là le paradoxe du pouvoir, la source des ambiguïtés du politique, Ce contenu conditionné, rempli de tensions, de contradictions, d’enjeux, de projets, est indépendant de l’horizon éthique d’où le politique tire son sens. Il ne satisfera à cet horizon qu’en portant les relations humaines à un niveau éthique où chacun est véritablement traité comme fin pour chacun des autres. Le plus haut défi du politique est ainsi bel et bien la reconnaissance effective de la dignité de chaque être humain, sans exception. Telle est la norme que chacune et chacun sont appelés à intérioriser au cours du processus éducatif.

Zygmunt Bauman reconnaît à l’« exquise acuité » de vue et de plume d’Aristote l’articulation de rien moins que les « prolégomènes de toute sociologie future ». Revenons avec Bauman et Aristote au point de départ du politique. Pourquoi l’être humain est-il par nature un « animal politique », bien plus que les abeilles ou autres animaux grégaires ? Parce que seul parmi les animaux il a la parole (logos), laquelle « est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est en effet le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité[35] ». On peut, à tort ou à raison, imaginer la vertu comme quelque chose d’individuel, qui n’a pas besoin des autres, mais il n’en va pas de même de la justice, car « la justice est politique » (hê de dikaiosunê politikon) ; « en effet, la justice est la règle de la communauté politique ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste » (1253 a 37-38). Ce n’est en somme que par le politique que la notion de bien et de mal peut trouver son accomplissement dans une vie partagée. C’est pourquoi seul un être dégradé ou un être surhumain peuvent vivre en dehors de la société humaine, comme l’indique Aristote (1253 a 3-7). Mais la justice doit être ouverte, accessible en permanence. Il n’existe pas de société qui puisse se décrire comme une sorte d’incarnation de la justice accomplie. Une société ne peut être juste qu’en sachant ne jamais se satisfaire du niveau de justice atteint, et en recherchant sans relâche plus de justice et une meilleure justice. C’est dans cette perspective dynamique, d’une politique sans cesse critique de la réalité présente, et tendue vers des idéaux où chacun puisse se reconnaître, que Bauman voit, non sans raison, l’apport d’Aristote comme spécialement actuel. La justice demeure une tâche à l’horizon d’un futur qu’on ne voit pas, mais que les exigences du présent ne cessent de convoquer.

Comme le marque avec éloquence Benjamin Barber, « notre force humaine réside dans notre capacité de communauté », ce qui fait de l’idéal de participation la position la plus réaliste qui soit pour un monde aux prises comme le nôtre avec le « vertige du relativisme » (Clifford Geertz). Héraclite avait bien vu que l’harmonie se fonde en réalité sur la contrariété, sur l’ajustement des opposés : ses exemples sont la lyre et l’arc tendu (DK 22 B 51) ; il ajoutait que « l’harmonie invisible est meilleure que l’harmonie visible » (B 54). La lyre suggère la musique qui offre sans doute en effet le meilleur exemple de cette loi. Dans une symphonie, l’opposition entre les instruments doit être aussi nette que possible, chacun conservant son timbre propre en vue de l’harmonie de l’ensemble, de l’unité qui attirera tout à elle. De même la paix est-elle toujours à conquérir de haute lutte, dans la tension et l’unité maintenue des contraires, comme d’ailleurs la vie elle-même. Le consensus auquel peuvent conduire des débats et des actions démocratiques n’a rien en commun avec l’unité imposée par un démagogue. La participation de tous à la démocratie a en outre l’avantage de respecter l’évolution des identités, et ce caractère profondément dynamique de l’existence humaine, qui se vit sur le mode d’une mise en suspens[36].

Mais pour que tout cela soit, il faut la parole. « He that made us with such large discourse, / Looking before and after, gave us not / That capability and god-like reason / To fust in us unus’d » (Shakespeare)[37]. Comme le proclame dans son titre même un classique de la philosophie contemporaine d’expression anglaise, nous « faisons des choses avec des mots[38] ». On peut détruire irrémédiablement la réputation de quelqu’un, sa vie entière, en chuchotant quelques mots à l’oreille d’un voisin. Comment quelques sons de voix sans conséquence apparente peuvent-ils être investis d’une telle puissance ? De même, à l’inverse, le bien commun est le mieux servi par le pouvoir des mots : toutes les institutions au service de la justice, voire le pouvoir politique, en dépendent. Il est donc le mieux servi à cet égard par l’éducation et la culture.

IV. L’amitié

À quoi s’ajoute l’insistance d’Aristote rappelant que « l’oeuvre du politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié » (Éthique à Eudème, VII, 1, 1234 b 22-23) ; « nous pensons que l’amitié est le plus grand des biens pour les cités, car elle évite au maximum la discorde » (Politique, II, 4, 1262 b 7-8). Le communisme platonicien ruinerait, selon Aristote, cette amitié si vitale pour l’État : « L’homme a deux mobiles essentiels d’intérêt et d’amitié : la propriété et l’affection ; or ni l’un ni l’autre n’ont place chez les citoyens d’un tel État » (ibid., 1262 b 22-23). L’amitié seule rend la convivialité, ou vie en commun, la communauté en ce sens, possible. « En effet la communauté [politique suppose] l’amitié, car on ne veut pas faire de chemin en commun avec ses ennemis » (Politique, IV, 11, 1295 b 21-24). « Aimer, lit-on dans la Rhétorique, c’est vouloir pour quelqu’un ce que l’on croit des biens, pour lui et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits » (II, 4, 1380 b 35 et suiv.). Aristote fait valoir ainsi le caractère indispensable, pour une vie épanouie, du souci actif de l’autre pour l’autre, et réciproquement ; c’est ce qui fonde « l’amitié civile », un bien humain essentiel. Aussi, parallèlement, l’amitié semble-telle « constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même : en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie » (Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 22 et suiv.). Éric Weil plaidait, on le sait, pour que le « mot d’amitié » puisse « reprendre ce sens moral et politique qu’il a perdu dans le monde moderne au profit d’une signification privée et sentimentale[39] ».

L’amitié ressortit plus que la justice même à l’éthique. « Quand les hommes sont amis il n’y a plus besoin de justice, écrit-il, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié » (a 26-28). Bien plus que nécessaire, l’amitié est donc en outre avant tout quelque chose de noble et de beau, à tel point que pour certains « un homme bon et un véritable ami » ne font qu’un (cf. a 28-31).

Notre ami est un autre soi, comme le répète Éthique à Nicomaque, IX, 9 (en 1069 b 6-7, et 1170 b 6-7), certainement le sommet de tous les nombreux chapitres d’Aristote relatifs à l’amitié. La vie humaine se définit avant tout par la perception et la pensée (aisthêsis et noêsis) (cf. 1170 a 13 et suiv.). Or, vivre et être conscient de vivre ne font qu’un : percevoir que l’on perçoit, penser que l’on pense (1170 a 32). Dans ce qu’elle a de meilleur, l’amitié est partage de ce que la conscience d’exister de l’autre a également de meilleur (cf. 1170 b 2-8 ; b 10-12).

V. La plus haute perfection de la personne en société

On le voit, une fois considérée sur le modèle de l’amitié authentique, la société politique n’a plus rien d’une homogénéité réductrice, d’un nivellement. Elle est animée au contraire par le respect et le partage de l’altérité, de la différence, dans l’identité la plus profonde qui soit, celle de l’esprit, ou du bien — « diffusif de soi », pour citer la formule classique.

La vocation de la personne est, en somme, de communiquer ses biens. La plus haute perfection pratique de la personne est précisément cette communication de biens, qui se fait dans l’exercice de la justice, mais mieux encore dans l’amitié, laquelle s’avère dès lors la plus excellente activité pratique de l’être humain. Le bien visé alors par la personne et la société n’est pas autre chose que le bonheur. Nous nous associons entre humains en vue de la vie heureuse, dans la communication des biens : le pain, l’eau, les soins du corps, mais aussi l’art, la connaissance, la justice, l’amitié et l’amour, qui sont, loin après Dieu certes, les grands biens communs qui donnent tout son sens à l’existence humaine.