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Après un premier volet consacré principalement — sauf en sa dernière partie — à l’intuition[1], le second volet de ce dossier thématique met l’accent sur l’abstraction, en retrouvant au passage l’intuition sous forme de contemplation entendue comme saisie eidétique et en faisant entrer en scène de manière remarquable la notion de signification, le tout dans la mouvance de l’influent questionnaire, sur les genres et les espèces (figures emblématiques des universaux), rédigé, au iiie siècle de notre ère, par le philosophe grec Porphyre en guise d’ouverture à son Isagoge ou Introduction (aux Catégories d’Aristote, voire à la logique)[2] :

Tout d’abord concernant les genres et les espèces, la question de savoir (1) s’ils existent ou bien s’ils ne consistent que dans de purs concepts, (2) ou, à supposer qu’ils existent, s’ils sont des corps ou des incorporels, et, (3) en ce dernier cas, s’ils sont séparés ou bien s’ils existent dans les sensibles et en rapport avec eux —, voilà des questions dont j’éviterai de parler, parce qu’elles représentent une recherche très profonde et qu’elles réclament un autre examen, beaucoup plus long.

Ce questionnaire séminal a eu sa carrière dès le début du vie siècle chez les Grecs eux-mêmes et chez les Latins — pour s’en tenir à ces deux traditions —, grâce d’abord et respectivement à Ammonius et à Boèce, ce dernier étant destiné à alimenter, principalement par son deuxième commentaire isagogique, la querelle des universaux qui allait faire rage dans les écoles parisiennes de dialectique — celle d’Abélard en tête — à partir du xiie siècle.

Précisant l’interprétation contenue dans sa monographie sur Boèce[3], John Marenbon rappelle ici qu’il endosse globalement le point de vue de L’art des généralités d’Alain de Libera[4] selon lequel le Second commentaire boécien sur l’Isagoge propose une explication du questionnaire sur les universaux différente des exégèses grecques contemporaines — axées, elles, sur la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel — et remonte, d’ailleurs ouvertement, aux doctrines aristotéliciennes d’Alexandre d’Aphrodise dont Porphyre lui-même s’était sans doute inspiré. L’auteur suggère toutefois de remplacer le diagnostic libéranien d’un conflit, au sein des pages clés dudit commentaire boécien consacrées à la solution de l’aporie de l’universel, entre abstraction mathématique et abstraction inductive (les deux modèles canoniques chez Aristote : De l’âme, III, 7 et Seconds analytiques, II, 19), par celui d’une hésitation entre abstractionnisme neutre (alias constructiviste) et abstractionnisme réaliste — ce dernier, d’inspiration néoplatonicienne malgré une politique herméneutique censément aristotélicienne, ne trouvant chez Boèce une formulation pleinement cohérente que dans la Consolation de Philosophie, grâce à la distinction hiérarchique des facultés cognitives (sens, imagination, raison et intelligence).

Offrant la première traduction moderne, anglaise en l’occurrence, de l’entièreté de l’exégèse du questionnaire porphyrien par Ammonius, Simon Fortier présente la plus ancienne formulation à nous avoir été préservée de la susdite doctrine des trois états de l’universel (avant la pluralité [πρὸ τῶν πολλῶν], dans la pluralité [ἐν τοῖς πολλοῖς], après la pluralité [ἐπὶ τοῖς πολλοῖς]), avec sa métaphore du portrait en relief d’Achille d’abord enchâssé sur le chaton de la bague, ensuite imprimé sur de multiples tablettes de cire, puis imprimé dans la faculté discursive de celui — c’est-à-dire de l’« impression taker » (p. 41, l. 19 : τοῦ ἀπομαξαμένου) et non pas, comme on l’avait auparavant traduit à tort, du « replicator » (ce qui renverrait plutôt à l’« impression maker ») — qui a contemplé ces empreintes dans la cire et reconnu en elles toutes le même portrait d’Achille. Bien qu’Ammonius sache clairement distinguer entre ἀφαίρεσις (l’abstraction mathématique) et ἐπαγωγή (l’abstraction inductive) si l’on se fie à l’exégèse que son disciple Philopon fait — en reflétant semble-t-il fidèlement les vues de son maître — du traité De l’âme (III, 7, 431b12-16) et des Seconds analytiques (II, 19, 100a1-9), s’agissant du troisième état de l’universel on se trouve plutôt en présence d’une combinaison des deux modèles abstractifs (ici, dans l’ordre, l’inductif et le mathématique) : pour assembler un universel, il faut d’abord induire son unité à partir de la comparaison d’une multitude d’échantillons semblables (comme les nombreux portraits d’Achille inscrits dans la cire) ; mais pour saisir l’universel, il faut le séparer de sa matière d’inhérence et considérer la forme ainsi abstraite dans sa faculté discursive.

Fournissant la première traduction française — avec texte latin en regard, annotation et annexes — de l’exposé sur les universaux dans le Second commentaire boécien sur l’Isagoge, les pages les plus souvent citées de Boèce avec celles susmentionnées de sa Consolatio Philosophiae, Claude Lafleur et Joanne Carrier insistent, dans leur étude introductive, sur Alexandre d’Aphrodise comme source reconnue par Boèce lui-même de sa solution de l’aporie des universaux et concluent que l’équivalence des deux paradigmes aristotéliciens de l’abstraction qui affleure nettement, exemple significatif, dans le traité De l’âme alexandrinien (même si le terme ἀφαίρεσις [abstraction] n’y figure qu’une seule fois en un sens noétique) explique vraisemblablement la juxtaposition boécienne de l’abstraction mathématique et de l’abstraction inductive que l’on a crue antithétique, une équivalence — d’ailleurs aussi présente, mutatis mutandis, dans la complémentarité des deux formes d’abstraction chez Ammonius — qui incite à rechercher la cohérence de la théorie de Boèce du côté de la doctrine du sujet unique, une similitude elle-même à identifier à une nature incorporelle, une forme autrement dit, que l’on contemple et observe comme elle est par soi et en soi après l’avoir mentalement enlevée, par une abstraction dont la modalité coutumière n’est pas précisée, du corps dans lequel elle se concrétise : une contemplation et une observation qu’il faut comprendre comme intuition quasi phénoménologique d’une essence pure, isolée à la fois de la concrétude où elle existe singularisée et de l’intellection qui lui confère son universalité ; une interprétation qui fait ressortir l’originalité aussi bien que la cohésion de la doctrine boécienne et respecte l’affirmation de Boèce selon laquelle, dans cet exposé isagogique sur les universaux, il a « suivi studieusement l’avis d’Aristote » sinon par conviction absolue du moins par convenance exégétique (le but étant d’introduire aux Catégories) — un respect du témoignage boécien à défaut duquel il faudrait, effectivement, interpréter les propos de Boèce dans le sens d’une sorte d’intuition platonicienne des Formes séparées.

Les deux mêmes auteurs donnent ensuite une nouvelle édition critique et la première véritable traduction française du début — incluant l’exégèse sémantique du questionnaire sur les genres et les espèces — de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard, le tout précédé d’une étude montrant à quel point, en ces pages célèbres, le Second commentaire boécien sur l’Isagoge, d’une part, conditionne, par son réquisit selon lequel toute intellection doit avoir une réalité sujette, l’élaboration de la doctrine abélardienne, autrement difficile à comprendre et parfois de fait mal comprise, de la triple signification des noms universels (signifier : 1. les réalités par nomination ; 2. les intellections entendues comme actions intentionnelles de l’âme ; 3. les formes génériques et spécifiques des réalités conçues par abstraction, c’est-à-dire ici par une intelligence simple et vraie qui, à proprement parler, est l’apanage d’un artisan divin inspiré par le Timée de Platon combiné aux Institutions grammaticales de Priscien) et, d’autre part, dynamise, par son argument selon lequel toute intellection non conforme à sa réalité sujette serait vaine et fausse, la détermination proprement dite d’une théorie de l’abstraction, caractérisée non plus par la séparation matérielle mais par la modulation focale de l’attention, que le philosophe du Pallet développe de façon subtile et novatrice en lien avec sa capitale notion de statut, dont on s’efforce de réhabiliter l’univocité — de même d’ailleurs que l’importance de la conception prisciano-platonicienne de la pensée divine dans l’économie exégético-doctrinale d’Abélard.

Bref, ce second volet — riche en primeurs et en points de vue — de notre dossier sur l’intuition et l’abstraction dans les théories de la connaissance anciennes et médiévales invite à découvrir ou à approfondir des doctrines gnoséologiques significatives issues d’un commun formulaire sur les universaux interprété de manières variées, ontologique ou sémantique, mais toujours fécondes, par des auteurs bien différents qui peuvent pourtant être comparés, et gagnent à l’être, dans un mouvement herméneutique incessant qui est la philosophie même.