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Joseph Stephen O’Leary plaide pour ce qu’il appelle le « jugement réfléchissant » en tant que « libre jeu critique de l’esprit » qui n’est prisonnier d’aucun dogme, « car même les dogmes se révèlent être au fond des outils servant à mener à bien un travail de compréhension réfléchissant » qu’il faut replonger dans le mouvement de réflexion qui les a engendrés et « repenser à partir de leur origine pour permettre leur développement ou “dépassement” dans une réflexion ultérieure plus souple » (p. 15). Le projet est clairement décrit en ces termes :

[…] après des réflexions sur le type de rationalité requise en théologie fondamentale (chapitre premier), nous esquisserons deux aspects du contexte actuel : « le retrait de l’origine » (chapitre 2) qui réclame une pensée s’accommodant aux médiations et à l’oblique, et le pluralisme qui rend manifeste le caractère conventionnel et contingent du langage religieux (chapitre 3). Nous nous demanderons ensuite quel rôle peuvent jouer dans une théologie ainsi située la référence à l’expérience religieuse (chapitre 4) et les ressources des traditions apophatiques (chapitre 5). Enfin nous discuterons la fonction et le statut du dogme tels qu’ils sont à redéfinir à la lumière de ces explorations (chapitre 6), en revisitant aussi les questions épineuses de la christologie, telles qu’elles se présentent dans l’optique d’une théologie fondamentale (chapitre 7).

p. 15-16

L’A. donne à ses propos une « visée thérapeutique […] en les situant dans une opposition à certaines habitudes mentales qui sont à la base de bien des maux qui assombrissent le seuil du nouveau millénaire. Ce sont : le fondamentalisme, le sectarisme, le scolasticisme, le bureaucratisme, et l’obsession de l’orthodoxie » dont il donne ce qu’il appelle « des descriptions sommaires » (p. 16) qui ne dépassent guère le domaine du convenu. Les « antidotes » à ces maux sont « l’herméneutique, le dialogue, la recherche du réel, l’engagement dialectique avec lui, et la confiance née de la foi » évangélique (p. 18-20). Ces « activités salutaires » sont regroupées « sous la dénomination générale du “jugement — entendu au sens de la faculté de juger — théologique”. Elles représentent une pensée en mouvement, que nulle clôture définitive n’arrête et qui ne saurait se consolider en système fonctionnant de façon automatique » (p. 18). Sortir du cocon, s’exposer à une réalité extérieure, sentir le poids du monde… une tâche ardue exigeant une vie ecclésiale branchée en permanence sur ce qui se passe dans le monde. Mais pour l’A., le « débat avec la modernité » ne doit pas devenir pour autant « un prétexte pour plaquer des catégories désuètes sur des expériences et des modes d’expression [ceux d’une foi “en santé” — p. 16] qui résistent à cette récupération, et dont il faudrait au contraire faire sentir l’effet subversif » (p. 17). C’est ainsi que l’A. se sent obligé de payer son tribut à ce qui est devenu, depuis les années 1970 en théologie, un poncif : le fameux « subversif » (voir aussi p. 23, 145, 299) !

Le chapitre 1 (« Jugement et méthode en théologie fondamentale », p. 9-61) est un vibrant plaidoyer pour un en deçà de débats singuliers autour de Heidegger, de Derrida, de Jean-Luc Marion et aussi de Husserl, en vue d’une phénoménalité qui ne soit plus l’effet de velléités restées « vagues » et « obscures » (p. 10). Au coeur du chapitre, la section « la souveraineté du jugement » (p. 31-49) insiste également sur un en deçà des méthodes (p. 31-37). « Quand je distingue méthode et jugement, c’est en présupposant que le jugement est à l’oeuvre dès le départ, et commande de façon implicite ou explicite au déploiement des méthodes. […] Au-delà des données et de leur traitement par différentes méthodes, le jugement intervient comme autorité souveraine » (p. 34). « Une théologie pensante ne peut se contenter de déployer des méthodes, telles que les huit “spécialités fonctionnelles” définies par Bernard Lonergan » (p. 31), même si « une religion est une méthode construite par les humains au cours des siècles pour se mettre en contact avec l’ultime » (p. 149). Il en va de même pour l’herméneutique : « […] elle aussi, même si elle met en question le primat de la méthode, comme chez Gadamer, reste une méthode au sens large. Ainsi elle reste un auxiliaire du jugement et ne le détermine pas, même si elle est de toutes les méthodes la plus englobante et celle qui fournit le contexte le plus propice au jugement » (p. 38). « Car même l’herméneutique la plus sophistiquée, la plus critique et la mieux renseignée peut n’être qu’un leurre, nous laissant avec un riche discours toujours démuni d’un rapport efficace au réel » (p. 17). « En tant que réflexion sur les conditions de la réflexion, elle [la théologie fondamentale] serait une discipline transcendantale, mais sans la volonté spéculative qui en général rend les philosophies transcendantales peu ouvertes à une herméneutique en dialogue » (p. 25). Parfois, « l’herméneutique du religieux […] peut intégrer les autres “paradigmes” examinés, de Hegel et de Schleiermacher jusqu’à Eliade et Wittgenstein », mais même alors elle demeure le fruit d’une « pensée malaisée [mais qui] protège néanmoins un espace de tolérance et d’écoute » (p. 32). Ce qu’il faut selon l’A., c’est « une herméneutique patiente » (p. 158), c’est « une réflexion herméneutique de plus en plus critique et intégrale » (p. 100) qui pose clairement que « la présence de l’ultime ne peut être le jouet de cette grande activité herméneutique » (p. 140), c’est une « herméneutique nuancée » (p. 340). Bref, les discussions de méthodologie et d’herméneutique à propos par exemple de Kant ou de Hegel, ou encore de Lonergan, doivent faire place à « une raison plus flexible et plus ouverte » permettant de « construire un espace de transparence et de sérénité suffisant pour les besoins actuels de la réflexion croyante » (p. 12). La « souveraineté du jugement » sur les méthodes, et aussi sur l’herméneutique, est donc de mise, même si le thème de première urgence est « celui de la rationalité de fond de nos croyances chrétiennes » (p. 11) qui exige « d’affronter pour de bon la question du rationnel » (p. 14) et de « juger de la raison même, car le kérygme qu’elle [la théologie] défend est justement une de ces réalités qui affrontent la raison de l’extérieur » (p. 68). Il importe d’« ouvrir un espace du pensable plus grand » (p. 68), de « dégager des horizons plus larges pour une foi biblique se rapportant librement aux questions réelles du monde » (p. 69).

Pour l’A., « la philosophie de la religion souffre d’une instabilité troublante » (p. 32). Mais il oublie l’instabilité troublante que ses propres propos suscitent et alimentent eu égard à de prétendues évidences : par exemple, « l’évidence de nos sens enseigne [que] la perception est une expérience momentanée, dans laquelle la chose même est saisie sans aucune “différence” » ; ce qui amène l’A. à conclure que « la pensée de la différence est secondaire, adventice, une imposition abstraite qui occulte la donnée immédiate et son unité » (p. 278). Mais il y a aussi l’évidence de l’obligation de « se risquer à l’exercice du jugement, en se laissant guider par un instinct qui a mûri » (p. 31), l’évidence de l’appel, répété, au « vécu humain » ou à « l’expérience ordinaire », à « l’anticipation divinatoire du nouveau » (p. 36) qui irait de pair avec un renoncement « à l’illusion qu’on aurait saisi la chose même » (p. 35), à cet « espace spirituel qui est la condition de possibilité de la bonne formulation et du bon usage des notions confessionnelles » (p. 41), à « l’exigence de se situer par rapport au réel et de poser les valeurs et les orientations de base » avant les décisions dogmatiques (p. 41). L’A. déplore à juste titre que « cette dimension préalable est souvent insuffisamment réfléchie » (p. 41) ; mais il fournit lui-même la démonstration de cette insuffisance en se contentant de multiplier les appels à la bonne approche, au bon emploi de la réflexion et du conventionnel, au bon usage de la connaissance ou du dogme de Chalcédoine, au bon examen, à la bonne pastorale, au sain point de départ, au libre et sain exercice du jugement, et aussi les appels à une interrogation vigilante, à une ouverture ou à une imagination généreuse et inventive, à une réflexion plus souple, à une pensée flexible, au bon sens, à la sobriété, ou encore à la finesse ou à des analyses dites subtiles. La référence répétée au fameux « concret » est une bien piètre explication, de même que l’usage fréquent de l’adjectif « dynamique », là où une analyse rigoureuse serait de mise. « Le réel n’est jamais hérétique, et il possède une autorité infaillible pour l’interprétation des dogmes » (p. 157). L’appel à « la vie réelle » (p. 183) ou à « la réalité en tant que telle » (p. 138) devient une sorte de mantra servant à « rapporter notre existence à l’ultime » (p. 277), et tout ce flou semble exigé par ce que l’A. appelle « la réflexion intégrale » (p. 18) ou encore « un horizon théologique intégral » (p. 166).

L’A. situe son art du jugement en théologie par rapport à la question de savoir « si l’épreuve moderne du retrait du divin serait le mode même selon lequel on apprend à comprendre Dieu de façon nouvelle » (p. 277). Le jugement théologique se tient sur les « bords de l’indicible » pour apprendre « à négocier entre la positivité littérale et dogmatique et la tendance contraire à tout réduire à un spiritualisme nébuleux » (p. 368). L’A. a raison d’insister sur le fait qu’un événement n’est pas une définition (p. 361), et aussi qu’il faut montrer plutôt que dire (p. 138) — bien qu’il se risque plus souvent à dire qu’à montrer, et il souligne toujours à nouveau l’importance d’un point de vue phénoménologique, qu’il ramène sans plus à son propre point de vue. « En théologie, en s’orientant vers les phénomènes on veut tenir le discours en contact avec son thème, mais le rôle et le poids accordés à cet investissement phénoménologique restent encore une affaire de jugement théologique » (p. 37).

Cela concerne avant tout le mot « ultime » « dont l’emploi s’est imposé tout le long de cet ouvrage », admet l’A. qui implore la patience du lecteur, tout en suggérant de prendre ce mot « comme un x algébrique, dont le sens est à déterminer » (p. 14) et qu’il utilise « principalement pour indiquer une qualité phénoménologique s’attachant à certaines expériences » (p. 15). Car, prend-il soin de le rappeler, l’ultime « n’est pas une chose mais un aspect des choses, le jour sous lequel elles viennent à être pleinement ce qu’elles sont » (p. 138). L’A. suggère donc ceci : « Pensons à “ultime” comme adjectif qualificatif plutôt que comme substantif » (p. 137). Ce faisant, il oublie qu’il ne suffit pas de privilégier l’adjectif en remplacement du substantif pour changer la donne comme par magie, tout en se contentant par la suite de farcir son texte d’un adjectif substantivé (« l’ultime »). N’en déplaise à l’A., il ne peut s’agir là de l’expression de cet art du jugement dont il se croit par ailleurs le champion, mais au mieux d’un tour de passe-passe qui ne vaut guère mieux que le jugement caricatural qu’il porte sur le mouvement ascensionnel de l’apophase en parlant de « ce progrès dialectique d’étape en étape dont Grégoire [de Nysse] s’intoxiquera plus tard » (p. 215). Ses références innombrables à l’ultime, un lecteur malveillant pourrait tout aussi bien les qualifier de manoeuvre d’intoxication elles aussi, ce qui aurait pour effet de minimiser l’insistance mise à bon droit par l’A. sur la tension entre le conventionnel et l’ultime dont il est abondamment question au chapitre 3 sur « Conventionalité de la religion » (p. 117-163).

Le chapitre 5 — interminable — intitulé « L’apophase » (p. 207-287) est consacré en bonne partie (p. 207-273) à un règlement de compte qui prend pour cible la tradition de la théologie négative. L’A. se contente souvent de reprendre ce qu’il avait à en dire neuf ans plus tôt en 2002 lors du 30e colloque international sur l’herméneutique portant sur la Théologie négative, alors qu’il soumettait déjà sa trouvaille de « l’intoxication », qu’il croyait introduite dans la pensée chrétienne par Denys, mais qu’il dit maintenant n’être que la reprise, par Denys, de l’« intoxication » de Grégoire de Nysse (p. 215). Des nombreuses contributions à ce colloque dont les actes ont été publiés (Padoue, CEDAM, 2002, 880 p.), il ne retient aujourd’hui que la contribution sur la simplicité de Dieu selon Thomas d’Aquin, tout en soulignant ce qui lui a alors semblé être « des émois et des résistances heideggériens parmi les auditeurs » (p. 236). La suggestion d’un changement de paradigme nécessaire aux rapports entre finitude et transcendance proposée à ce colloque l’a manifestement laissé de glace. Il n’a vu et il ne voit rien là qui puisse contribuer de quelque manière à l’objectif qu’il poursuit maintenant sous l’intitulé « Pour guérir la christologie » (p. 360-363) et qui passerait par un « dégel christologique » (p. 361) généré, pense-t-il, par ses soins, mais qui en fait se transforme en débâcle de bons sentiments. Par ailleurs, la dernière partie du chapitre 5 consacrée à ce qu’il appelle « l’apophase orientale » (p. 273-287) renferme des suggestions pouvant donner lieu à des développements intéressants.

Le grand écart entre « l’ultime » et « les limites », ou encore entre expérience et concept envisagés comme des « investissements à placer sous la surveillance d’une pensée plus flexible et plus libre » (p. 38), devient un espace occupé par l’art du jugement théologique tel que prôné par l’A. Comment maintenir en exercice ces faux jumeaux que sont l’ultime et les limites, lorsque les limites deviennent des réductions (p. 158, 234, 269) de la finitude ? Ici aussi — ici surtout — se « montre le poids des réflexes traditionnels qui empêchent la pensée théologique d’exploiter pleinement ses meilleures intuitions » (p. 271). L’A. est à la recherche de ce qui permettrait à la théologie « de flotter ou de nager dans l’élément du juger » (p. 230) et l’empêcherait de flirter avec des « prouesses paradoxales […] émoussées encore par le recours à un langage doxologique vague » (p. 225). Il ne vise rien de moins que « l’immédiateté phénoménologique » en tant que « fil conducteur pour une lecture critique » (p. 234).

L’A. se dit fermement convaincu — et ce, même s’il fournit souvent la preuve du contraire — que :

[…] le jugement théologique est un art de modestie, fruit d’une longue expérience des limites, des particularités et des paradoxes du langage religieux. La plupart des expressions religieuses sont une espèce de babillage qu’il faut regarder avec un sens du comique, comme on applaudit à la première glossolalie d’un bébé. Ce qu’une réflexion savante et critique peut bâtir là-dessus n’échappe pas aux limites et aux paradoxes de base, mais cherche plutôt à en mesurer toute la portée. Ce faisant, elle n’atteint pas la sécurité d’un protocole enfin impeccable, permettant de parler des choses religieuses avec une justesse sans faille. Au contraire, si le discours religieux n’achoppe pas sur des difficultés d’articulation et ne tombe pas dans la démesure d’un langage osé ou impossible, on le soupçonnera de ne plus rester en contact avec son thème. On ne traite pas du transcendant, de ce qui dépasse les cadres de pensée du quotidien ou scientifiques, sans se heurter aux limites du dicible et sans avoir recours aux métaphores, aux symboles, aux violences infligées à la syntaxe et à tout l’arsenal de la poétique.

p. 233

L’A. est soucieux de tout ramener à son cadre de pensée sous prétexte de répondre ainsi aux besoins premiers de la théologie critique contemporaine, besoins qu’il aura pris soin au préalable d’identifier à ses propres priorités. Il ne faudrait pas se laisser rebuter par cet imbroglio de voeux pieux et de suggestions parfois maladroites dans leur raideur et qui desservent fort mal le dessein de l’A. qui est l’insistance sur le « jugement réfléchissant, qui joue un rôle essentiel, non seulement dans la théologie mais au sein de la foi elle-même » (p. 81), et sur « l’économie incarnationnelle comme centre de gravité et comme clé essentielle pour une vie religieuse dans l’actualité du présent » (p. 182).