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Mon intention, dans cet article, est d’expliquer Qo 2,1-3, trois versets qui posent de nombreux problèmes aux exégètes. Pour bien cerner le sens de ces trois versets, j’exposerai les résultats de mon enquête en cinq parties de longueur inégale. Je proposerai d’abord une traduction de ce passage à partir du texte massorétique[1]. Celle-ci sera suivie de quelques notes de critique textuelle. Puis, je présenterai les principaux résultats issus de l’approche diachronique et de l’hypothèse des citations. Par la suite, je confronterai ces résultats à une critique structurelle. Je terminerai mon enquête par une critique littéraire du texte, c’est-à-dire une analyse philologique, syntaxique et sémantique de chacun de ces trois versets. Le recours à ces diverses méthodes me permettra non seulement de valider et d’infirmer certaines interprétations existantes, mais aussi d’en proposer de nouvelles qui sont tantôt complémentaires, tantôt en contradiction avec celles déjà défendues par mes prédécesseurs.

I. Traduction

  • V. 1 : J’ai dit, moi, en mon coeur : va donc, que je t’éprouve par la jouissance et goûte au bonheur ! Mais voici, cela aussi est absurdité.

  • V. 2 : Du rire j’ai dit : démence, et de la jouissance : qu’est-ce qu’elle fait ?

  • V. 3 : J’ai exploré en mon coeur pour traîner dans le vin ma chair — et mon coeur se conduisant avec sagesse — et pour saisir la folie, jusqu’à ce que je voie ce qui est vraiment bon pour les fils de l’être humain de faire sous le ciel, le nombre des jours de leur vie.

II. Critique textuelle

1. Verset 1

Au v. 1, les anciennes versions ne présentent, pour l’essentiel, qu’une seule variante. Celle-ci se trouve dans la version syriaque[2], le traducteur a rendu la préposition b, « en », par la préposition l, « à » : « à mon coeur », supposant ainsi un dialogue plus qu’un monologue intérieur.

Insatisfaits par le sens du texte massorétique, certains exégètes n’hésitent pas à le corriger. Par exemple, au lieu du verbe ’nskh, Ginsberg propose de lire le verbe ’yṭ(y)bh ; en outre, il vocalise le verbe r’h comme un participe : rō’ēh ; enfin, il propose la traduction suivante : « je vais égayer ma chair avec du vin, mon coeur s’engageant à faire la fête et expérimentant la jouissance[3] ». N’ayant aucun appui textuel dans les anciennes versions, ces corrections sont inacceptables.

Pour sa part, Weeks affirme que le texte originel devait avoir le verbe ’’nsk(h), un qal inaccompli du verbe ’ns, avec le suffixe de la deuxième personne ; en outre, il donne à ce verbe ’ns le sens d’« empiffrer » : « je vais t’empiffrer avec du plaisir[4] ». Cette interprétation est doublement problématique. Premièrement, le verbe ’ns n’a aucunement le sens d’empiffrer. En effet, en Est 1,8 aussi bien qu’en Si 31,21 (manuscrit B)[5] — les deux seuls emplois du verbe dans les textes hébreux de la Bible —, le verbe ’ns a le sens de « contraindre ». Deuxièmement, aucune ancienne version ne confirme cette lecture.

Pinker propose également de corriger le texte massorétique. Il affirme d’abord que le verbe ’nskh est une correction tardive due à un scribe et que l’original était ’nsnh, la confusion entre le n et le k provenant de leur similitude dans l’ancienne graphie comme dans l’écriture carrée. Puis, il suggère de lire le verbe nassēh, « essaye », au lieu du verbe ’nsnh, l’ajout du et du n provenant du mot n’ qui précède. En outre, il est d’avis que la préposition b était à l’origine indépendante du mot śmḥh et qu’elle servait d’abréviation pour le mot byt, « maison ». En somme, il traduit le v. 1b comme suit : « s’il-te-plaît, va, essaye la maison de la gaieté[6] ». À mon avis, ces corrections sont inutiles et témoignent simplement de la grande imagination de Pinker.

2. Verset 2

Au v. 2a, le traducteur syriaque paraphrase le mot mhwll, « démence », par une question : mn’ hnyn, « qu’est-ce que c’est ? ». Cette traduction suppose que les deux premières lettres du mot mhwll ont été comprises comme une question (mh). À la lumière de cette version, Seow propose de détacher le m du mot hwll et de lire l’interrogation mh, le h étant tombé par haplographie ; selon lui, cette interrogation restitue le parallélisme avec le v. 2b ; en outre, il propose de vocaliser hôlēl au lieu de hôlāl, estimant ainsi que Qo se demande en quoi la gaieté constitue une vantardise[7].

Pinker est également d’avis qu’il faut détacher le m du mot hwll afin de lire l’interrogation mh, le h étant tombé par haplographie ; par contre, il est d’avis qu’il ne faut pas lire hôlāl, mais plutôt hûllāl, au sens positif de ce qui est « digne d’éloges » ; en définitive, il estime que le propos du v. 2 est sarcastique et qu’il doit être traduit comme suit : « En ce qui concerne le rire, j’ai dit : combien est-il digne d’éloge[8] ? » À mon avis, ces corrections sont inutiles et relèvent de la pure spéculation.

En ce qui concerne le v. 2b, le traducteur de la Septante[9] modifie la situation dialogique, car il emploie la deuxième personne du singulier, alors que le texte massorétique a la troisième personne du singulier : kai tē euphrosunē ti touto poieis, « et à la gaieté : pourquoi fais-tu cela ? » En outre, le verbe « faire » est à l’indicatif, alors que le texte massorétique a un participe. Ce n’est toutefois pas un cas unique, car le traducteur grec rend souvent le participe par un indicatif (cf. 1,4[3x].5[2x].6[2x]. 7[2x].18 ; 2,3.14.18.19.22[2x] ; 3,9.20.21[3x] ; 4,2.5[2x].8[2x] ; 5,9.19 ; 6,6.8.10.12 ; 7,26 ; 8,1.12[3x].14 ; 9,10.12 ; 10,3.5 ; 11,6 ; 12,5). Le traducteur syriaque emploie, lui aussi, la deuxième personne du singulier : mnw ‘bdt, « Qu’as-tu fait ? » Quant à la Vulgate[10], elle s’apparente davantage à une paraphrase : et gaudio dixi quid frustra deciperis, « et à la joie, j’ai dit : pourquoi trompes-tu si vainement ? » Par ailleurs, Symmaque[11] a traduit correctement le texte massorétique, puisqu’il emploie le pronom à la troisième personne du singulier : ti autē poiei, « qu’est-ce qu’elle fait ? » En définitive, il n’y a aucune raison valable de modifier le texte massorétique.

3. Verset 3

Comme le v. 3 pose quelques difficultés du point de vue sémantique et syntaxique, certains exégètes ont cherché à reconstituer un texte hébreu soi-disant originel. Par exemple, comme le sens du verbe mšk est controversé, Joüon propose de lire śmḥ, « réjouir » : « Je considérai, en mon coeur, de réjouir ma chair par le vin[12] ». Cette correction est inadmissible puisqu’elle suppose que deux des trois lettres du mot du texte massorétique sont fautives. Kroeber et la BHS proposent de lire lśmwk, « soutenir », « rafraîchir », comme en Ct 2,5[13]. Outre le fait qu’elle n’est pas attestée dans les anciennes versions, cette lecture pose deux problèmes : elle suppose une métathèse et présume que le ś est une variante orthographique pour le š.

À la lumière de la Septante, qui a hôs oinon[14], « comme le vin » — ce qui suppose un k au lieu d’un b devant le mot yyn, « vin » —, et d’un manuscrit du prophète Ha 2,5 où le mot hyyn du texte massorétique a été lu hywn, Corré propose de lire kywn, « comme les Grecs », au lieu de byyn, « dans le vin ». Puis, estimant que le mot bśr désigne l’organe sexuel et que les expressions mšk bśr et mšk ‘rlh sont synonymes, il considère que l’expression mšk bśr fait référence à l’acte de tirer son prépuce, c’est-à-dire l’opération inverse à la circoncision. C’est ainsi qu’il en arrive à proposer la traduction suivante : « J’ai cherché en mon coeur à me rendre incirconcis comme les Grecs. » Quant à la suite du v. 3, nhg bḥkmh, il est d’avis qu’elle indique que Qo cherchait précisément à suivre la sagesse grecque[15] ! Cette correction est inacceptable, pour au moins deux raisons. Premièrement, l’emploi par la Septante du comparatif hôs, qui suppose un k au lieu d’un b, est certes confirmé par les codex grecs et la version de Théodotion selon la Syrohexaplaire, mais la version syriaque (bḥmr’, « dans le vin »), la traduction latine du commentaire de Jérôme (in vino[16], « dans le vin ») et même le Targum (bbyt ḥmr’[17], « dans les maisons de vin ») confirment le texte massorétique. Deuxièmement, cette correction, qui n’a aucun appui textuel, suppose non seulement une très forte influence de la culture grecque — laquelle est remise en question par de nombreux exégètes —, mais aussi une opération qui n’est attestée pour la première fois qu’à la période des Maccabées (cf. 1 M 1,15).

Fox corrige la vocalisation du verbe nhg. Au lieu de lire le participe nōhēg, il propose de lire l’infinitif absolu nāhōg. Il est d’avis que cette vocalisation erronée des massorètes viendrait du fait qu’ils présumaient que le verbe nōhēg signifiait « se conduire », alors qu’il signifie « mener », « guider[18] ». Cette correction ne me semble pas justifiée par les anciennes versions. Il est vrai que la Septante a rendu le participe nhg par le verbe odēgeô conjugué à l’aoriste actif indicatif de la troisième personne du singulier : kai kardia mou ôdēgēsen en sophia, « et mon coeur a guidé[19] en sagesse ». Mais cette variante dans le temps des verbes ne justifie aucune correction du texte massorétique, car le traducteur grec, comme je l’ai déjà signalé lors de mon analyse du v. 2b, rend à maintes reprises le participe par un indicatif. Pour sa part, Symmaque traduit la phrase de telle sorte que le coeur n’est plus le sujet, mais l’objet du verbe, lequel est à la première personne : ina tēn kardian mou metagagô eis sophian, « afin que je transporte mon coeur vers la sagesse ». La Vulgate propose une compréhension semblable : ut animum meum transferem ad sapientiam, « afin de porter mon âme à la sagesse ». Par contre, dans la traduction de son commentaire, Jérôme respecte mieux le texte hébreu, car le coeur redevient le sujet de la phrase : et cor meum deduxit me in sapientiam[20], « et mon coeur m’a conduit à la sagesse ». Pour sa part, la version syriaque rend le verbe nhg par le verbe rn’, « réfléchir » : wlby rn’ bḥkmt’, « et mon coeur a réfléchi avec sagesse ». En outre, la BHQ signale que le verbe rn’, dans le Codex Ambrosianus, est vocalisé comme un participe. En somme les anciennes versions sont tout au plus des interprétations du texte massorétique qui correspond au texte le plus difficile et donc vraisemblablement le plus ancien.

Sans faire appel à d’anciennes versions, d’autres exégètes proposent de lire la négation welō’ ’ḥz, « ne pas saisir », au lieu de wele’eḥōz , « pour saisir », du texte massorétique[21]. Il est vrai que la Vulgate a traduit l’expression wl’ḥz bsklwt par devitaremque stultitiam, « éviter la folie ». Toutefois, on ne peut se fier à la Vulgate pour corriger le texte massorétique, car l’ensemble du v. 3 dit exactement l’inverse du texte hébreu : « J’ai pensé dans mon coeur à détourner ma chair du vin, afin de porter mon âme à la sagesse et d’éviter la folie, jusqu’à ce que je voie ce qui est utile aux fils des hommes et ce qu’ils doivent faire sous le soleil pendant le nombre des jours de leur vie. » Il est également vrai que le traducteur de la version syriaque traduit l’expression wl’ḥz bsklwt par w’hyz bskwltnwt’, « en s’en tenant à la prudence ». Toutefois, ce contresens vient du fait que le traducteur a employé le même mot que dans le texte hébreu, soit skwlt, et que ce mot, en syriaque, signifie aussi « prudence » ou « intelligence[22] ». En outre, lors de ma critique littéraire, j’aurai l’occasion de montrer que la préposition l devant le verbe ’ḥz correspond à l’expression lmšwq. Bref, aucune correction de l’expression l’ḥz ne s’impose.

Il convient également de noter que, dans les trois onciaux de la Septante, l’expression bsklwt, « dans la folie », est rendue par ep’ euphrosunē, « sur la gaieté ». Or, comme le mot euphrosunē est habituellement employé en Qo pour traduire le mot śmḥh (2,1.2.10.26 ; 5,19 ; 7,4 ; 8,15 ; 9,7), deux interprétations sont possibles : le traducteur grec a volontairement choisi ce mot pour traduire le texte hébreu — dans ce cas, il s’agit plus d’une paraphrase que d’une traduction — ou le mot provient d’une confusion des copistes entre euphrosunē, « gaieté », et aphrosunē, « démence[23] ». Quelle que soit l’interprétation retenue, il n’y a pas lieu de modifier le texte massorétique, d’autant plus que celui-ci est confirmé par la Vulgate (stultitiam, « folie ») et la version syriaque, qui a simplement retranscrit le mot skwlt.

Pour sa part, Pinker effectue deux corrections. Premièrement, il suggère, lui aussi, de lire la négation wl’ devant le verbe ’ḥz, au lieu de wele’eḥōz du texte massorétique. Deuxièmement, comme pour le v. 1, il estime que la préposition b est une abréviation du mot byt. En somme, il comprend le v. 3 comme un dialogue entre, d’une part, Qo qui a cherché en son coeur de traîner son corps à la maison du vin (byt yyn) et, d’autre part, son coeur qui l’invite à se conduire avec sagesse en ne s’attachant pas (welō’ ’aḥōz) à la folie[24]. À mon avis, ces corrections ont peu à voir avec la critique textuelle ; elles témoignent plutôt d’une pratique targumique, puisqu’on a vu ci-dessus que le Targum, dans sa paraphrase, évoque bel et bien les « maisons du vin » (byt ḥmr’) !

Enfin, il n’y a aucune raison de remplacer hšmym, « le ciel », par hšmš, « le soleil », comme cela a été fait dans la Septante (ton ēlion), la version syriaque (šmš’), la Vulgate (sole) et le Targum (šmš’). Il s’agit là d’une harmonisation effectuée sous l’influence de la formule tḥt hšmš, qui est de loin la plus courante en Qo (cf. 1,3.9.14 ; 2,11.17.18.19.20.22 ; etc.).

III. De l’approche diachronique à l’hypothèse des citations

De nombreux exégètes estiment que 2,1-3 est un passage qui n’a pas de réelle cohérence. C’est pourquoi ils proposent diverses reconstitutions. Par exemple, Ginsberg déplace une partie du verset 3 (byyn ’t-bśry wlby nhg) au v. 1, juste après le verbe ’yṭ(y)bh, qui remplace le verbe ’nskh[25]. Pour sa part, Braun propose de reconstituer les versets selon l’ordre suivant : v. 1a.b.3a. 3bβ.3bα. 2.1b[26]. À mon avis, de telles reconstitutions n’ont aucun autre fondement que celui de l’imagination.

Pour sa part, Lauha déclare que la parenthèse wlby nhg bḥkmh peut aussi bien provenir de Qo que du premier ou du second rédacteur[27]. Moins hésitant que Lauha, Loretz est d’avis que les mots wlby nhg bḥkmh w’ḥz bsklwt, au v. 3, sont une addition[28]. Plus enclin à la spéculation, Rose, qui postule trois étapes rédactionnelles dans le livre de Qo, est d’avis que les v. 1 et 3 sont de la main du disciple, celui qui serait responsable de la première relecture, tandis que le v. 2 serait un ajout du Théologien-Rédacteur[29], lequel est qualifié de pieux, d’orthodoxe et de conservateur[30]. Tout aussi débordante d’imagination, Brandscheidt estime que les v. 1-2.3bα [wlby nhg bḥkmh] font partie de la quatrième étape rédactionnelle du livre de Qo, laquelle est vaguement identifiée comme des suppléments qui ne seraient pas forcément attribuables à un seul auteur, tandis que le reste du v. 3 proviendrait du deuxième rédacteur[31].

Pour sa part, Coppens est d’avis qu’il n’y a qu’un seul auteur derrière le livre de Qo, mais il présume que celui-ci a entrepris la rédaction de son oeuvre en quatre étapes bien distinctes qui correspondraient à quatre moments précis de sa vie. Ce faisant, il considère que les v. 1-3 font partie de la première partie du livret fondamental (IIA)[32]. L’interprétation de Perry est tout aussi inutilement compliquée, voire arbitraire, puisqu’il imagine que le livre est un dialogue entre, d’une part, Qohélet, le sage et le roi (2,1a.2-3) et, d’autre part, son présentateur plus orthodoxe et tolérant (2,1b : whnh gm-hw’ hbl)[33]. À mon avis, rien ne nous autorise à voir dans ces v. 1-3 et dans le reste du livre un dialogue entre deux personnages bien distincts ; dans ma critique littéraire des v. 1 à 3, je montrerai qu’on peut tout au plus parler d’un dialogue intérieur ou d’un dialogue entre Qo et son coeur.

Depuis déjà plusieurs années, l’idée selon laquelle le livre de Qo serait truffé de citations a pris le relais de l’hypothèse des sources. Autrement dit, le mot ajout a été remplacé par le mot citation. Toutefois, le problème posé par cette nouvelle hypothèse est le même que celui que pose la critique des sources ; c’est le problème de la délimitation des citations. Par exemple, Backhaus considère que la formulation du projet en 2,1b est une citation fictive, suivie d’une qualification négative du projet (2,1c) et d’une justification de la qualification négative (2,2)[34]. Reinert estime que 2,1-2 se présente plutôt comme suit : l’expérience (2,1ab), le résultat (2,1c) et l’explication par le biais d’une citation (2,2)[35]. D’autres exégètes préfèrent identifier la déclaration du v. 2 comme une autocitation[36]. Par ailleurs, il n’y a pas que la délimitation des citations qui pose des difficultés. Leur fonction est tout aussi problématique. Par exemple, Schellenberg est d’avis que la citation vient justifier le jugement posé en 2,1c, car l’interrogation est rhétorique[37]. Au contraire, Köhlmoos donne une tout autre fonction à l’autocitation, puisqu’elle estime que l’interrogation n’est aucunement rhétorique[38].

Force est de constater que l’identification des citations et la détermination de leur fonction, comme celle des gloses, se font selon le genre de message que l’on veut bien voir dans ce texte.

IV. Critique structurelle

Les exégètes s’entendent pour voir en 2,1 le début d’une nouvelle petite unité. Toutefois, l’unanimité s’effrite lorsqu’il s’agit de savoir où cette unité se termine. Plusieurs propositions ont été récemment défendues : 2,1-2[39] ; 2,1-3[40] ; 2,1-10[41] ; 2,2-10[42] ; 2,1-11[43] ; etc. Du point de vue de la macrostructure, plusieurs propositions ont été avancées : 1,12-2,3[44] ; 1,12-2,11[45] ; 1,12-2,26[46] ; 1,13-2,23[47] ; 2,1-8,14[48] ; etc. Par exemple, Bons découpe la section qui va de 1,12 à 2,11 en deux grandes unités : 1,12-2,3 et 2,4-11[49]. Pour sa part, E. Christianson affirme que 1,12-2,3 forme une première unité qui présente en alternance une série de narrations rédigées au passé et de conclusions/réflexions écrites au présent[50] :

  • Histoire racontée : 1,12-13a

  •    Conclusion/réflexion : 1,13b

  • Histoire racontée : 1,14a

  •    Conclusion/réflexion : 1,14b-15

  • Histoire racontée : 1,16-17

  •    Conclusion/réflexion : 1,18

  • Histoire racontée : 2,1a-b

  •    Conclusion/réflexion : 2,1c

  • Histoire racontée : 2,2-3.

Cette subdivision en fonction du temps des verbes n’est guère crédible, car les verbes à l’accompli et à l’inaccompli se retrouvent aussi bien dans les sections narratives que dans les conclusions. Par exemple, en 1,13a.b, les verbes ntn et ‘śh sont à l’accompli, tandis qu’en 1,15 et 2,3 les verbes ykl, r’h et ‘śh sont à l’inaccompli.

De nombreux commentateurs jugent plutôt que 2,1-2 fait partie intégrante d’une grande section construite sous la forme d’un macro-chiasme. Celui-ci varie toutefois d’un auteur à l’autre. Par exemple, Fischer, qui a été le premier à soutenir l’existence d’un macro-chiasme, propose le découpage suivant : A-A' (voie de l’occupation : 1,13-15 ; expérience avec la possession : 2,18-21), B-B' (voie du savoir : 1,16-18 ; expérience avec la sagesse : 2,12-17), C-C' (voie de la jouissance : 2,1-2 ; expérience avec la joie : 2,3-11)[51]. Le macro-chiasme supposé par Anaya Luengo est presque identique à celui de Fischer : A-A' (l’activité : 1,13-15 ; 2,18-23), B-B' (la sagesse : 1,16-18 ; 2,12-17), C-C' (le plaisir : 2,1-2.3-11)[52]. Miller propose un chiasme avec une pointe émergente et une conclusion : A-A' (travail et labeur : 1,12-15 ; 2,18-23), B-B' (sagesse : 1,16-18 ; 2,12-17), C (examen du plaisir : 2,1-11) et une conclusion qui traite du labeur, du plaisir et de la sagesse (2,24-26)[53]. Shields identifie également 2,24-26 comme une conclusion, mais il considère que 1,12-2,23 est structuré comme suit : A-A' (ce qui se passe sous le ciel/soleil : 1,12-15 ; 2,1-11) et B-B' (sagesse, connaissance et folie : 1,16-18 ; 2,12-23)[54]. Ravasi propose également une structure parallèle A-B-A'-B', mais son découpage du texte est tout autre : A-A' (la connaissance et la compréhension : 1,12-18 ; 2,12-26) et B-B' (la jouissance et le faire : 2,1-11 ; 2,17-26)[55]. Pour sa part, Lohfink divise la section qui va de 1,13 à 3,13 en deux parties, la première présentant un rapport préliminaire et la seconde le rapport principal, dont le centre (C-C') porte sur le thème du bonheur : A-A' (1,13-15 ; 3,1-13), B-B' (1,16-18 ; 2,11-26), C-C' (2,1-2.3-10)[56]. Tout en faisant abstraction de leurs prédécesseurs, Birnbaum et Schwienhorst-Schönberger proposent une nouvelle macrostructure, mais sous la forme d’un parallélisme régulier : A-A' (l’activité : 1,12-15 ; 2,3-11), B-B' (la sagesse : 1,16-18 ; 2,12.13-17.18-23), C-C' (la joie : 2,1-2.24-26)[57]. Ignorant les propositions précédentes, Pinçon divise la section qui va de 1,13 à 2,26 en trois unités de description (A, B et C) et trois unités de réflexion (A', B' et C'), construites en parallèle et portant sur les mêmes thèmes : A-A' (tout ce qui se fait sous le ciel/soleil : 1,13-15 ; 2,11), B-B' (la sagesse : 1,16-18 ; 2,12-23), C-C' (le plaisir : 2,1-10 ; 2,24-26)[58]. Ces différentes propositions indiquent avec éloquence qu’une structure fondée à partir des seuls thèmes et non de la reprise de mots issus de la même racine est forcément aléatoire. En effet, les thèmes retenus par les exégètes ne rendent compte que rarement de l’ensemble du contenu d’un verset ou d’une péricope. C’est pourquoi la recherche d’une macrostructure en Qo 1-2 ou Qo 1-3, peu importe que le parallélisme soit chiastique ou régulier, me semble vaine.

Par ailleurs, d’aucuns estiment que 1,13-2,2 est constitué de trois petites unités construites de manière identique : thème de l’enquête (1,13.16 ; 2,1a), verdict de hbl (1,14.17 ; 2,1b) et proverbe (1,15.18 ; 2,2)[59]. Cette structure comporte une triple faiblesse. Premièrement, elle isole inutilement 1,12 de ce qui suit. Deuxièmement, elle ignore que 1,12-15 et 1,16-18 forment deux unités construites de manière symétrique ; c’est ce qu’indiquent la reprise du même vocabulaire et des mêmes formes littéraires : A-A' (moi, à Jérusalem : 1,12.16), B-B' (j’ai adonné mon coeur + sagesse : 1,13.17ab), C-C' (verdict avec la formule « poursuite/recherche de vent » : 1,14.17c) et D-D' (proverbe sous forme de distique : 1,15.18). Troisièmement, elle suppose que 2,2 constitue un proverbe. Or, du point de vue de la forme, ce v. 2 n’a rien d’un proverbe ; comme l’indique l’emploi du verbe « dire » à la première personne du singulier, Qo, au v. 2a, prononce un jugement sur le rire à l’aide d’un seul mot ; puis, au v. 2b, il formule une question.

À mon avis, la répétition des mots ṭwb (2,1.3.24[2x].26[2x]) et śmḥh (2,1-2.26) ainsi que la reprise de la formule r’h + ṭwb (2,1.24) forment une grande inclusion. Par ailleurs, le double verdict à l’aide du mot hbl et de l’expression r‘wt rwḥ (2,11.26) indique que la grande section qui va de 2,1 à 2,26 se subdivise elle-même en deux grandes unités : 2,1-11.12-26. C’est aussi ce qu’indique la répétition des mots śmḥh (2,1-2.10), lb (2,1.3[2x].10[2x]) et hbl (2,1.11), qui n’apparaissent pas ailleurs dans les v. 4-9. Au v. 11, Qo donne son appréciation de tout ce qu’il a expérimenté (2,1-10). Quant à l’expression « et je me suis tourné moi pour voir », en 2,12a, elle indique le début d’une nouvelle unité. La section qui a du v. 1 au v. 11 se subdivise elle-même en deux unités de longueur inégale : 2,1-3 et 2,4-11[60]. En effet, les v. 4-10 présentent les grandes réalisations matérielles du roi Qohélet. Seuls les v. 4-9 présentent, à neuf reprises, la préposition ly, « pour moi » (2,4[2x].5.6.7[2x].8[2x].9). En outre, la répétition du mot m‘śy, « mes oeuvres », aux v. 4 et 11, forme une inclusion. Quant aux v. 1-3, ils ont un vocabulaire en commun qui n’apparaît pas dans les v. 4-11. C’est le cas des verbes ’mr (2,1.2) et r’h (2,1.3) et du substantif ṭwb (2,1.3).

V. Critique littéraire

Ma critique textuelle permet de lire le texte massorétique tel quel, sans lui imposer aucune correction, tandis que ma critique structurelle permet de comprendre le texte tel qu’il se donne à lire maintenant, sans avoir à imaginer l’intervention d’un rédacteur quelconque. En outre, ma critique structurelle indique bien que les v. 1-3 forment une petite unité de sens, mais qui n’est pas sans lien avec ce qui précède et ce qui suit. En toute rigueur de méthode, il me faut maintenant analyser chacun des mots de ces trois versets afin de mieux exposer leur signification.

1. Verset 1

Le verbe ’mr, « dire », a déjà été utilisé en 1,2.10.16. C’est le premier de neuf emplois du verbe à la première personne du singulier (2,1.2.15 ; 3,17.18 ; 6,3 ; 7,23 ; 8,14 ; 9,16). À quatre reprises le verbe apparaît dans l’expression « j’ai dit, moi, en mon coeur » (2,1.15 ; 3,17.18). Le verbe « dire » implique ici une décision, comme en 7,23.

Qo emploie 29 fois la forme abrégée du pronom personnel ’ny, « moi », et jamais la forme longue ’nky (1,12.16[2x] ; 2,1.11.12.13.14.15[3x].18[2x].20.24 ; 3,17.18 ; 4,1.2.4.7.8 ; 5,17 ; 7,25.26 ; 8,2.12.15 ; 9,16). Il est bien connu que c’est un signe de la langue hébraïque tardive. Cet emploi du pronom personnel ’ny, « moi », précède le verbe à la première personne à deux reprises (1,12.16) et le suit à vingt reprises (1,16 ; 2,1.11.12.13.14.15[2x].18.20.24 ; 3,17.18 ; 4,1.4.7 ; 5,17 ; 7,25 ; 8,15 ; 9,16). Ici comme ailleurs, le pronom sert à mettre le sujet en relief. L’emploi du pronom personnel après le verbe est peut-être aussi un trait linguistique de la langue parlée. Que Qohélet alias Salomon dise « moi » est ironique, car Salomon, qui est le représentant par excellence de la tradition (Pr 1,1 ; 10,1 ; 25,1), n’est plus le garant de l’autorité conservatrice de la sagesse ; au contraire, il est le promoteur de l’expérience individuelle et de la réflexion personnelle. L’utilisation obstinée de la première personne du singulier en témoigne avec éloquence : avec les emplois des pronoms suffixes possessifs, elle revient pas moins de 160 fois sur un total de 222 versets, dont 61 fois en 1,12-2,11. Avec Montaigne, Qo aurait donc pu écrire : « […] c’est moy que je peins […] je suis moy-mesme la matiere de mon livre[61] ».

Dans le livre de Qo, le mot lb, « coeur », apparaît 42 fois, ce qui inclut son synonyme lbb en 9,3. À trente reprises, le mot coeur est accompagné d’un suffixe pronominal ; celui-ci est la plupart du temps à la première personne du singulier (1,13.16[2x].17 ; 2,1.3[2x].10[2x].15[2x].20 ; 3,17.18 ; 7,25 ; 8,9.16 ; 9,1), mais aussi parfois à la troisième personne du singulier (2,22.23 ; 5,19 ; 7,2.21 ; 10,3) ou du pluriel (3,11) ou encore à la deuxième personne du singulier (5,1 ; 7,21.22 ; 11,9[2x].10).

Le coeur, qui est ici personnifié, représente le siège du raisonnement et du dialogue intérieur, comme en 1,16a ; 2,3a.15a.c ; 3,17.18. Dans ces cas, Qo est à la fois le narrateur et le narrataire. En 2,1, le coeur est aussi le siège de l’expérimentation.

L’interpellation du coeur, c’est-à-dire de Qo lui-même, est exprimée à l’aide du verbe hlk, « aller », à l’impératif, suivi de la particule n’, qui a ici une nuance d’énergie (donc) plutôt que de prière (de grâce). C’est d’ailleurs le seul emploi de cette particule en Qo. L’interpellation est ici une formule d’encouragement.

Le verbe suivant, ’nskh, a été compris de diverses manières. Dans la Vulgate, Jérôme l’a rendu par affluam : dixi ego in corde meo vadam et affluam deliciis, « j’irai et je regorgerai de délices ». En traduisant par le verbe adfluo, littéralement « couler », Jérôme a probablement compris ’nskh comme un cohortatif piel du verbe nsk, « verser », « couler ». Telle est aussi la compréhension de Sa‘adya Gaon[62], de Rachi et d’Ibn Ezra[63]. Cette interprétation, qui est toujours défendue par certains exégètes[64], n’a toutefois aucun appui dans la Septante et dans la version syriaque.

La Septante (peirasô se, « je t’éprouverai ») et la version syriaque (’bqyk, « je t’éprouverai ») supposent plutôt le verbe nsh, « éprouver », « tenter » ou « essayer », avec le suffixe pronominal à la deuxième personne du masculin singulier. Ce suffixe est écrit de manière pleine (kah), comme les verbes ‘ṣr et nṣr en 1 R 18,44 et Pr 2,11. Quelques exégètes omettent de traduire ce suffixe, comme si Qo cherchait directement à éprouver la śmḥh : « va éprouve la joie » ; « je vais éprouver la joie » ; « je veux éprouver la joie[65] » ; etc. D’aucuns donnent à ce suffixe la valeur d’un complément d’objet indirect et traduisent le texte comme suit : « je vais faire un test (de śmḥh) pour toi[66] ». Certains exégètes estiment que, lorsque le verbe nsh est coordonné avec des verbes faisant référence à la vue, l’audition, la connaissance ou l’apprentissage, il a plutôt le sens d’« expérimenter » ou de « donner une expérience » ; en outre, ils sont d’avis que l’objet de cette expérience est indiqué par la préposition ; par conséquent, ils traduisent la phrase comme suit : « permets-moi de te faire expérimenter le plaisir[67] ». À mon avis, le verbe nsh, qui est ici au piel inaccompli, a bel et bien le sens d’« éprouver », comme c’est le cas en 7,23, le seul autre emploi en Qo, où il apparaît avec la même construction : nsh + complément direct + b instrumental indiquant le moyen par lequel se fait l’épreuve. En somme, Qo cherche moins à éprouver la śmḥh qu’à s’éprouver lui-même (lb) par (b) la śmḥh.

Il est singulier que le moyen de l’épreuve soit la śmḥh et non une réalité pénible ou douloureuse. En effet, dans la Bible, l’épreuve est habituellement une réalité nettement déplaisante (Gn 22,1 ; Ex 15,25 ; Dt 8,2.16 ; 33,8 ; Jg 2,22 ; 3,1.4 ; etc.). Il en va de même dans les textes de la période du Second Temple (cf. Si 2,1 ; 4,17 ; 31,10 ; Sg 3,5 ; 11,9 ; Jdt 8,25-26 ; Tb 12,13). Or, ici, c’est tout le contraire, car Qo s’éprouve par une réalité plaisante : la śmḥh.

Le substantif śmḥh apparaît huit fois en Qo (2,1.2.10.26 ; 5,19 ; 7,4 ; 8,15 ; 9,7), tandis que le verbe ou l’adjectif d’état śmḥ revient neuf fois (2,10 ; 3,12.22 ; 4,16 ; 5,18 ; 8,15 ; 10,19 ; 11,8.9). Compte tenu du fait que le livre de Qo n’a que 222 versets, Schoors rappelle que c’est Qo qui, dans la Bible, emploie le plus fréquemment ces deux mots[68].

Dans les anciennes versions de Qo 2,1, le mot śmḥh a été rendu par euphrosunē, « gaieté », « joie » (Septante), deliciis « délices » (Vulgate), ḥdwt’, « joie » (version syriaque), ḥdw’, « joie » (Targum). Les traductions modernes sont également variées : joie[69], célébration[70], gaieté[71], plaisir[72], « plaisir physique[73] », etc.

D’aucuns croient qu’il n’y a pas lieu de faire une distinction entre joie et plaisir[74]. Au contraire, d’autres exégètes croient que le mot śmḥh désigne la « jouissance » ou le « plaisir » et non le bonheur ou la joie[75]. Certains précisent même que le plaisir, contrairement à la joie (śmḥh), est coupable et interdit par Dieu[76] ! Bien entendu, cette remarque moralisatrice n’a aucun fondement dans le livre de Qo. Pour sa part, Faessler, qui confond une fois de plus sa propre philosophie avec celle du livre qu’il commente, croit que Qo part de la confusion plaisir/joie et cherche à faire découvrir au lecteur que la joie (śmḥh) ne peut résulter du plaisir[77]. Certes, il est vrai que seule une analyse de l’ensemble des occurrences du mot śmḥh en Qo peut nous permettre de découvrir sa richesse sémantique. Toutefois, il est clair que l’emploi de ce mot en Qo suppose un bien-être concret et non une simple idée abstraite. En effet, le mot est associé tantôt au faire (avec le verbe ‘śh en 2,2 ; avec le mot m‘śh en 3,22 et 9,7), tantôt au labeur (avec le mot ‘ml en 2,10 ; 5,18 ; 8,15). Il est également associé aux verbes éprouver (2,1), manger et boire (8,15 ; 9,7) ainsi qu’au vin (9,7). Quant au verbe śmḥ, « jouir », « prendre du plaisir », il est, lui aussi, associé au faire (avec ‘śh en 3,12 et avec m‘śh en 3,22), au labeur (avec ‘ml en 2,10 ; 5,18 ; 8,15), au manger, au boire (8,15) et au vin (10,19). En somme, le mot śmḥh désigne autant la jouissance comme moyen (2,1) que la jouissance comme sensation (2,2).

Les deux mots dans l’expression r’h bṭwb sont fréquents en Qo. Le verbe r’h, « voir », est un mot clé du livre de Qo, car il y apparaît 47 fois. Dans le livre de Qo, ce verbe apparaît à l’impératif à six autres reprises et avec différentes significations (1,10 ; 7,13.14.27.29 ; 9,9). Quant à la racine ṭwb, elle est employée 52 fois en Qo, tantôt au masculin (ṭwb), tantôt au féminin (ṭwbh), mais trois fois seulement au pluriel (4,9 ; 7,10 et 11,6). Le verbe n’apparaît que deux fois (7,3 ; 11,9). Après le mot kl, « tout » (cf. 1,2), et les mots qui désignent le sage et la sagesse (ḥkm et ḥkmh), c’est le terme le plus fréquent en Qo. Le mot prend diverses significations selon les contextes.

En dehors de Qo, le mot ṭwb précédé de la préposition b est le complément d’objet direct du verbe r’h à quatre autres reprises (avec beṭôb, comme en Qo 2,1, cf. Ps 106,5 et Jr 29,32 ; avec beṭûb, cf. Ps 27,13 et 128,5). À quatre autres reprises, le mot ṭwb, sans aucune préposition, est également le complément d’objet direct du verbe r’h (Jb 7,7 ; 9,25 ; Ps 4,7 ; 34,13). En Qo, la formule r’h bṭwb est propre à 2,1, mais le mot ṭwb est le complément du verbe r’h à six autres reprises (2,3.24 ; 3,13 ; 5,17a.b ; 6,6). Ces passages ne peuvent toutefois pas nous éclairer sur le sens de 2,1, car ils sont eux-mêmes compris et traduits de diverses façons.

En 2,1, l’expression r’h bṭwb a également été comprise et traduite de diverses façons. Dans les anciennes versions, le verbe r’h a été compris au sens littéral de « voir » : kai ide en agathō, « vois (dans) le bien » (Septante) ; wḥzy ṭbt’ « regarde les bonnes choses » (version syriaque) ; et videbo in bono[78], « et je (te) verrai dans le bonheur » ; w’ḥzy bṭwb ‘lm’ hdyn, « et je verrai les bonnes choses de ce monde » (Targum). De nombreux exégètes donnent également au verbe r’h le sens premier de « voir[79] ». Par contre, ils ne s’entendent pas forcément sur le sens à donner au mot ṭwb. Par exemple, Faessler lui donne un sens éthique : « Aie en vue le Bien[80] ! » Plus nuancé, Weeks traduit le v. 2c comme suit : « et tu dois voir le bien que cela fait[81] ». D’autres exégètes traduisent le mot ṭwb par « bon » ou « bonté » : « et voir ce qui est bon » ; « et observe la bonté ! » ; « et regarde les bonnes choses[82] ». Par ailleurs, d’aucuns le traduisent par « bonheur » : « vois ce qu’il en est du bonheur ! » ; « émerveille-toi du bonheur[83] ! » ; etc.

Parmi les exégètes qui traduisent la formule r’h bṭwb en 2,1 par « voir ce qui est bon » ou « voir les bonnes choses », certains reconnaissent que l’expression r’h ṭwb en Qo a le sens de goûter le bonheur[84], de jouir de la vie ou de faire l’expérience de bonnes choses[85]. Autrement dit, c’est la préposition b devant le mot ṭwb, combinée avec le verbe r’h, qui détermine le sens de l’expression en 2,1. En effet, certains exégètes reconnaissent que la préposition b, lorsqu’elle suit un verbe de perception, comme r’h, indique un renforcement dans l’action. Toutefois, ces exégètes en tirent des conclusions opposées : les uns en déduisent que le verbe r’h désigne un regard très intéressé et concentré, et lui donnent le sens d’« examiner » ou de « scruter[86] », tandis que les autres en concluent plutôt que le verbe r’h doit prendre le sens de « goûter » ou « jouir[87] ».

Par ailleurs, la traduction du mot ṭwb ne fait pas davantage l’unanimité chez les exégètes qui sont d’avis que le verbe r’h possède ici le sens concret de « goûter », « jouir », « participer à », « expérimenter[88] », etc. En effet, le v. 1c a été rendu comme suit : « Vis bien[89] ! » ; « Jouis de ce qui est bon[90] » ; « Amuse-toi bien ! » ou « Fais-toi plaisir[91] ! » ; « Oui, jouis du bonheur[92] ! » ; etc. Pour sa part, Niccacci est d’avis que le verbe r’h est un impératif indirect qui exprime une finalité : « afin que tu jouisses du bien[93] ». Willmes maintient les deux traductions : voir le bon et jouir du bonheur[94]. Cette dernière interprétation n’est pas impossible, car les ambiguïtés sont nombreuses en Qo. Toutefois, le parallèle avec le mot śmḥh, « jouissance », indique que le mot ṭwb a plutôt la connotation de bonheur[95] ou de plaisir. Quant au parallèle avec le verbe « éprouver », il indique qu’il convient de traduire le verbe r’h par « goûter », « jouir » ou « expérimenter », comme en 2,24 ; 3,13 ; 5,17b ; 6,6 (cf. aussi 6,9 ; 9,9 ; 11,9).

En somme, Qo s’adresse à lui-même (blb) pour qu’il prenne la décision (’mrty […] lkh n’) de s’éprouver par la jouissance (’nskh bśmḥh) et de jouir du bonheur (r’h bṭwb). Or, la conclusion qui fait suite à cette décision est sans ambages : whnh gm-hw’ hbl. Le w a ici un sens adversatif. L’expression la plus fréquente est gm-zh hbl ; elle apparaît treize fois (2,15.19.21.23.26 ; 4,4.8.16 ; 5,9 ; 6,9 ; 7,6 ; 8,10.14), sans compter l’emploi de l’expression zh-hbl en 6,2. Restent deux grandes questions : À quoi le pronom hw’ fait-il référence ? Comment doit-on traduire le mot hbl ? À la première question, Ingram est d’avis que le pronom fait référence au mot ṭwb[96]. Enns croit que le pronom hw’ fait référence à l’essai de la joie et non à la joie elle-même[97]. À mon avis, ce verdict, qui précède l’argumentation, vise tout le v. 1, donc à la fois la jouissance et le bonheur, ainsi que leur expérimentation. Reste à savoir comment traduire le mot hbl, mot-clé par excellence de tout le livre. Bien entendu, cette seule question a déjà fait l’objet de nombreuses études qu’il n’est pas question de reprendre ici[98]. À mon avis, la traduction par absurdité (au sens de ce qui est à la fois déraisonnable, inexplicable et incohérent) est adéquate.

2. Verset 2

La préposition l qui précède les mots šḥwq et śmḥh a été rendue dans la Septante par un datif : tô gelôti […] kai tē euphrosunē, « au rire […] à la gaieté ». De nombreux exégètes rendent également la préposition l par « au/à[99] », supposant ainsi que śḥwq et śmḥh sont interpellés comme des personnes. Cette traduction, bien que grammaticalement juste, n’est pas la meilleure d’un point de vue syntaxique, car la deuxième partie du v. 2a et du v. 2b n’est pas formulée à l’aide d’un verbe à la deuxième personne, comme c’est le cas dans le v. 2b de la Septante, mais à l’aide de deux verbes au participe. Sachant que le l a souvent une valeur assez vague, il me semble préférable d’y voir un datif de référence au sens de « du » ou « de », comme en Gn 20,13b ; Jg 9,54b, etc. Telle est aussi l’interprétation de Symmaque qui a traduit lśḥwq par ton gelôta, « du rire ».

Le mot śḥwq, dont le sens premier est « rire », apparaît quatre fois en Qo (2,2 ; 7,3.6 ; 10,19), tandis que le verbe śḥq n’apparaît qu’une fois (3,4). En 2,2, le sens du mot śḥwq dépend en bonne partie de la façon dont on conçoit son rapport avec le mot śmḥh, qui se trouve en parallèle au v. 2b. Par exemple, Bühlmann présuppose que le parallélisme entre le v. 2a et b est synonymique. Selon lui, la proximité du vocabulaire existant entre 2,1-2 et 7,1-7 — passage qui, à son avis, polémique contre le cercle du Ct — indique que le lexique de 2,2 fait référence au Ct. Ainsi, il donne au mot śḥwq une connotation sexuelle, comme c’est le cas en Gn 26,8b ; en outre, il estime que le terme śmḥh, en 2,2b, a le sens de « plaisir sexuel », tandis qu’il a le sens de « satisfaction » (un plaisir sans l’amour) en 2,10. En somme, il est d’avis que Qo dénonce le plaisir sexuel (2,1-2) et indique ensuite que le vrai plaisir est celui de la joie donnée par le travail (2,10)[100] ! Cette interprétation n’est justifiée ni par le contexte immédiat (2,1-3), ni même par Qo 7,1-7, qui n’a rien d’une polémique contre le Ct. Plus sérieusement, d’aucuns présupposent également que le parallélisme entre le v. 2a et le v. 2b est plutôt synonymique, mais se contentent de traduire le mot śḥwq par « divertissement », « amusement », « gaieté[101] », voire « plaisanterie » ou « moquerie[102] ». Certains exégètes introduisent une nuance de sens entre les mots śḥwq et śmḥh, car ils estiment que le mot śḥwq correspond à une joie (śmḥh) superficielle, comme en Pr 14,13 où les mots śḥwq et śmḥh apparaissent dans le même ordre[103]. Pour sa part, Fredericks croit que ce n’est pas une simple nuance de sens qu’il y a entre les mots śḥwq et śmḥh, mais bien une opposition ; c’est pourquoi il affirme que Qo, à l’instar des sages de Pr, oppose le rire, qui s’apparente à la folie (Pr 10,23 ; 14,13 ; 26,19 ; 29,9), à la joie, qui est une bénédiction[104].

À mon avis, cette interprétation est difficile à maintenir, car le seul autre passage où le mot śḥwq apparaît à côté de la racine śmḥ se trouve en 10,19. Or, dans ce passage, les deux termes sont complémentaires ou synonymiques et non antithétiques. C’est aussi ce qu’indique, en 10,19, le couple lḥm - yyn, qui exprime de manière concrète la jouissance de la vie. Qui plus est, le verbe śḥq, en 3,4, est synonyme du verbe rqd, « sauter de joie », « danser », un terme qui exprime clairement le plaisir de vivre. Par conséquent, le terme śḥwq, en 2,2, peut désigner soit la manifestation externe de la jouissance, soit le plaisir semblable à la jouissance (śmḥh).

Le jugement porté sur le rire tient en un seul mot, mhwll, qui a été compris de diverses manières. Dans la Septante, ce mot a été rendu par periphora, un terme qui n’apparaît que dans le livre de Qo. Ce mot désigne littéralement l’action de porter autour. Il évoque ici l’action de se porter hors du droit chemin, d’où l’« égarement » ou le « fourvoiement ». Pour sa part, Aquila rend le mot mhwll par planēsis, « erreur » ou « égarement ». Quant à Symmaque, il le rend par thorubos, un mot qui fait d’abord référence au bruit confus, au tumulte, d’où la « confusion » ou le « trouble ». Dans la Vulgate, Jérôme traduit le mot mhwll par errorem, « erreur ». Rachi paraphrase le mot par m‘rbt bbky w’nḥh[105], « mêlé de pleurs et de soupirs ». Dans le Meṣûdat Ṣion, le mot mhwll est assimilé à la šy‘mwm[106], la « mélancolie ». Les traductions modernes sont également diversifiées : « fourvoyant », « bouffonneries[107] », etc.

Le mot mhwll est un participe poal qui dérive de la racine hll III, laquelle exprimait à l’origine la négation, le manque, le défaut[108]. Dans le livre de Qo, la racine hll III apparaît sept fois, deux fois comme verbe (2,2 et 7,7) et cinq fois comme nom (hôlēlôt en 1,17 ; 2,12 ; 7,25 ; 9,3 et hôlēlût en 10,13). Dans le contexte du livre, le verbe signifie « être dément », « être fou », tandis que le substantif désigne la démence, c’est-à-dire une conduite insensée, déraisonnable et sans jugement. En effet, le nom hwllwt est synonyme de folie (śklwt : 1,17 ; sklwt : 2,12 ; 7,25 ; 10,13 ; ksl : 7,25) et s’oppose à la sagesse (ḥkmh : 1,17 ; 2,12 ; 7,25) et à la raison (ḥšbwn : 7,25). En somme, en 2,2, le mot mhwll est un terme qui vise à identifier le rire non pas à une perversité morale[109], mais à un acte insensé et déraisonnable (cf. aussi 7,6 où le rire est associé à l’insensé), un acte contraire à la sagesse qui, elle, procure chagrin et souffrance (Qo 1,18 ; cf. aussi 7,3 où Qo donne sa préférence au chagrin plutôt qu’au rire).

Faut-il y voir une déclaration ironique visant les zélateurs religieux, qui voulaient interdire au peuple de rire, car ils n’avaient eux-mêmes aucune raison de rire et d’être heureux ? Rien dans le texte ne permet d’appuyer cette interprétation de Willmes[110]. Au contraire, l’emploi du verbe ’mrty indique plutôt que le jugement du v. 2a est bel et bien prononcé et assumé par nul autre que Qo et que ce jugement porte sur sa propre expérience (2,1).

Au v. 2b, Qo reprend le mot śmḥh déjà employé au v. 1. Faut-il imaginer, comme Glasser par exemple, qu’il ne s’agit pas de la joie en général, laquelle ne se trouve pas dans le rire, mais seulement de celle que devrait procurer le rire[111] ? À mon avis, le mot śmḥh a ici le même sens qu’au v. 1 et désigne donc la jouissance. La seule différence entre l’emploi du mot śmḥh au v. 1 et au v. 2 est la suivante : dans le premier cas, Qo fait référence à la jouissance de manière instrumentale, tandis que, dans le second cas, ce sont les effets de la jouissance qui retiennent son attention.

En effet, le v. 2b indique que la jouissance est envisagée en fonction de ce qu’elle accomplit : mh zh ‘śh, littéralement « quoi celle-ci faisant ? » Le verbe ‘śh, « faire », qui apparaît en Qo 29 fois au qal et 14 fois au niphal, est très important en Qo 2, car il fait précisément référence aux accomplissements du roi Qo (2,5.6.8.11[2x]). C’est également le même verbe ‘śh qui est de nouveau employé dans la question de 2,3, qui vise non plus le seul roi, mais l’ensemble de l’humanité.

Quant au pronom démonstratif zōh, qui fait référence au mot śmḥh, il apparaît en cinq autres passages de Qo (2,24 ; 5,15.18 ; 7,23 ; 9,13), tandis que la forme classique zō’h est absente du livre. Dans le reste de la Bible hébraïque, la forme zōh est rare, car elle n’apparaît que huit fois : deux fois sans préfixe (2 R 6,19 ; Ez 40,45), trois fois avec le préfixe k (Jg 18,4 ; 2 S 11,25 ; 1 R 14,5) et deux fois avec la lettre w comme voyelle (Os 7,16 ; Ps 132,12). Cette forme rare, bien qu’elle soit attestée dans les dialectes du nord d’Israël, n’est pas le simple signe d’une langue dialectale ; c’est plutôt un indice que la langue du livre de Qo est celle de la période du Second Temple[112].

Qohélet aime bien poser des questions. Il y a en effet 37 interrogations dans le livre : treize emplois de mh, « quoi ? », « quel ? » (1,3 ; 2,2.12.22 ; 3,9 ; 5,10.15 ; 6,8[2x].11 ; 7,10 ; 8,4[le seul autre emploi avec le verbe ‘śh] ; 11,5[ou exclamatif]), quatre emplois de lmh, « pourquoi ? » (2,15 ; 5,5 ; 7,16-17), deux emplois de ’yk, « comment ? » (2,16 ; 4,11), quinze emplois de my, « qui ? » (2,19.25[2x] ; 3,21.22 ; 6,12[2x] ; 7,13.24 ; 8,1[2x].4[ou exclamatif].7 ; 9,4 ; 10,14), un emploi de lmy, « pour qui ? » (4,8) et deux emplois de la particule interrogative h (3,21).

En ce qui concerne 2,2, certains exégètes y voient une véritable question qui ne suppose pas forcément une réponse négative[113]. D’autres sont d’avis que la śmḥh, contrairement au šḥwq, n’est pas entièrement désapprouvée[114]. Il est vrai que la question du v. 2b semble moins virulente que la condamnation du v. 2a. Toutefois, quiconque connaît l’ensemble du livre de Qo sait que cette question suppose une réponse négative[115], laquelle anticipe l’enquête menée aux v. 4-10. En effet, la question posée en 2,2 (mh-zh ‘śh) s’apparente à celle du profit (mh ytrwn) en 1,3, laquelle reçoit une première réponse explicitement négative en 2,11. Ainsi, après avoir souligné le caractère déraisonnable de la manifestation externe de la jouissance ou du plaisir lui-même (2,1a), Qo précise que la jouissance elle-même ne produit rien de valable et de durable. Autrement dit, la jouissance est incapable de combler Qo et encore moins de donner un sens à sa vie.

Par ailleurs, Qo ne donne pas à cet avis négatif sur la jouissance une portée universelle. Cet avis reflète sa propre expérience (2,1) en tant que roi (1,12-2,26). C’est ce qu’indique la suite du livre où la jouissance de la vie n’est plus seulement un sujet d’expérimentation (1,12-2,26), mais aussi un sujet de savoir (3,12), d’observation (3,22 ; 5,17-19), d’affirmation élogieuse (8,15) et même de recommandation (9,7-10 ; 11,9-10).

3. Verset 3

Dans les anciennes versions, le début du v. 3 a donné lieu à diverses traductions : kai kateskepsamēn ei ē kardia mou[116], « et j’ai examiné si mon coeur » ; kai enoēthēn en tē kardia mou, « et j’ai considéré dans mon coeur » (Symmaque et Aquila) ; kai dienoēthēn en tē kardia mou, « et j’ai médité en mon coeur » (Théodotion) ; rnyt blby, « j’ai réfléchi en mon coeur » (version syriaque) ; cogitavi in corde meo, « j’ai pensé dans mon coeur » (Vulgate). Les traductions modernes du verbe twr sont encore plus variées, car elles rendent l’idée de volonté[117], d’application[118], d’incitation[119], de retour[120], de consultation[121], etc. Plus fantaisiste, Salyer donne même au verbe twr une connotation sexuelle[122].

Dans la Bible, le verbe twr a souvent le sens d’explorer le pays, avec une nuance d’espionnage (Nb 13,2.16.17.21.25.32 ; 14,6.7.34.36.38 ; Ez 20,6). Par contre, dans le livre de Qo, il signifie « explorer » dans le sens d’une investigation intellectuelle ; c’est ce qu’indiquent les verbes avec lesquels il est jumelé : drš, « rechercher » (1,13), yd‘, « connaître » (7,25) et bqš, « chercher » (7,25). Comme les 23 autres emplois du verbe twr dans la Bible n’expriment jamais une investigation intellectuelle, d’aucuns y voient la trace d’une influence grecque. Par exemple, Braun le fait dériver du verbe tērein qui a non seulement le même sens, mais aussi les mêmes consonnes[123]. Cette interprétation, qui suppose une influence grecque jusque dans la langue, me semble d’autant plus improbable que, dans la Septante, le verbe twr est traduit par ekzēteô, « rechercher » (Qo 1,17) et kataskeptomai, « examiner avec soin » (Qo 2,3 et 7,25). En outre, il est notoire que Qo donne un sens singulier à maints mots de la langue hébraïque, et ce, sans avoir été influencé par la culture grecque.

Comme en 2,1, le coeur est le siège du raisonnement et du dialogue intérieur. L’expression blby peut donc être rendue de deux façons : « en mon coeur », si l’on cherche à mettre l’accent sur le raisonnement intérieur, ou « avec mon coeur », si l’on veut souligner le fait que Qo effectue une exploration en dialoguant avec lui-même.

Le verbe mšwk, un qal infinitif précédé d’un l, a été traduit de maintes façons. La Septante l’a rendu par le verbe elkusô, « tirer », « traîner », « tirer à soi » (cf. la note 116). De manière semblable, le Targum rend le verbe mšk par ngd, « tirer », « entraîner » : lngd’ bbyt ḥmr’ yt bśry, « d’entraîner dans la maison de vin ma chair ». Pour sa part, le traducteur de la version syriaque a rendu le verbe mšk par bsm, « réjouir[124] » : lmbsmw bḥmr’, « pour me réjouir dans le vin ».

Plusieurs commentateurs rapprochent le verbe mšk de la racine arabe msk, « tenir », « saisir », et lui donnent le sens de « soutenir » ou « rafraîchir[125] ». Sans faire appel à l’arabe ou à l’araméen, certains exégètes donnent également au verbe mšk le sens de « soutenir », mais il s’agit d’un soutien qui vise à prolonger la vie du corps, le vin étant précisément une boisson nécessaire pour la subsistance (2 S 16,2)[126]. À mon avis, puisque le premier sens du verbe mšk est « tirer », « traîner », parfois avec la nuance d’« attirer » (Jg 4,7 ; Os 11,4) ou d’« entraîner » (Ct 1,4 ; Ez 32,20), trois traductions sont possibles : « pour traîner mon corps dans le vin », « pour entraîner mon corps dans le vin » ou « pour attirer mon corps vers le vin ». Dans les trois cas, il s’agit d’une conduite qui vise à « soûler », à « noyer » dans le vin ou à « satisfaire » de vin[127] le corps de Qo, c’est-à-dire toute sa personne. En effet, en Qo, le mot bśr désigne la personne tout entière, sans aucune forme de dualisme (4,5 ; 5,5 ; 11,10 et 12,12). Quant au vin, il symbolise la joie de vivre (cf. Qo 9,7 ; 10,19 ; Ps 104,15 ; Sir 31,27-28 ; 32,5-6 ; 40,20), non seulement pour les êtres humains mais aussi pour les dieux (Jg 9,13).

La proposition wlby nhg bḥkmh constitue non pas un ajout ultérieur, mais une parenthèse. En effet, cette proposition, qui comporte un participe (nhg), interrompt la phrase introduite par le verbe twr, qui est construite avec deux infinitifs (mšk et ’ḥz) précédés de la préposition l.

Le coeur, qui est ici le sujet de la parenthèse, n’est plus le siège du raisonnement et du dialogue intérieur, comme en 2,1a.3a ; il représente plutôt, par métonymie, la personne tout entière. C’est également le cas lorsque le mot apparaît comme sujet de la phrase (1,16b ; 2,10b.23 ; 5,1 ; 7,3.4[2x].22 ; 8,5.11 ; 9,3 ; 10,2.3 ; 11,9a).

Le verbe nhg, qui n’apparaît qu’ici en Qo, signifie habituellement « conduire », « tirer », mais le sens de « se conduire » est bien attesté en Ben Sira 40,23a (ms B) : « Ami et voisin se conduisent (ynhgw) à propos, mais plus que les deux : une femme intelligente ». Il est également bien attesté dans le Targum de Qo 10,4 ainsi que dans la Mishna[128].

Dans le livre de Qo, le mot ḥkmh, « sagesse », revient 28 fois en Qo (1,13.16[2x]. 17.18 ; 2,3.9.12.13.21.26 ; 7,10.11.12[2x].19.23.25 ; 8,1.16 ; 9,10.13.15.16[2x].18 ; 10,1.10) et désigne tout autant un savoir pratique qu’un savoir spéculatif. C’est par exemple ce qu’indique 2,3, puisque la sagesse est rattachée à la conduite et à l’expérimentation de l’ivresse, mais aussi au verbe twr qui fait référence à une investigation intellectuelle. La préposition b devant le mot ḥkmh, « sagesse », peut être rendue de deux façons : « avec » ou « par » (cf. 1,13 ; 7,23 et 9,15).

Certains exégètes donnent au w qui introduit cette parenthèse un sens adversatif : « mais », « tandis que ». Selon cette interprétation, la parenthèse présente une voie différente, voire opposée à l’ivresse, et vise à atténuer le caractère scandaleux du projet de Qo. Parmi ceux qui défendent cette interprétation, d’aucuns précisent que Qo a exploré le vin de manière contrôlée, comme un connaisseur, et non pas de façon impulsive, comme un débauché[129]. À mon avis, cette interprétation moralisatrice n’a pas sa place dans cette fiction salomonienne qui vise à souligner que Qo a expérimenté tout ce qu’il y a de plus jouissif dans la vie. Sachant que l’abus d’alcool était dénoncé par les sages (Pr 20,1 ; 23,20.30.31 ; 31,4 ; Si 31,25.29-30 ; Tb 4,15), le propos de Qo semble plutôt ironique. C’est pourquoi je suis d’avis que le w a la valeur d’une simple conjonction de coordination : « et ». Autrement dit, et non sans paradoxe, c’est avec sagesse que Qo se livre à l’ivresse.

La formulation wl’ḥz bsklwt, qui fait suite à la parenthèse, est construite de manière parallèle à l’expression lmšk byyn. En effet, la construction identique (l + infinitif + b) indique que ce sont les verbes mšk et ’ḥz qui sont en parallèle et non les verbes mšk et nhg[130]. Le verbe ’ḥz, qui n’apparaît que trois autres fois en Qo (7,18 et 9,12[2x]), signifie « saisir ». Comme en 7,18, ce verbe est suivi de la préposition b et l’objet qui est saisi est une abstraction. Ici, c’est la sklwt qui est saisie. Ce mot, qui est propre à Qo, apparaît sept fois, dont six fois écrit avec un samek (2,3.12.13 ; 7,25 ; 10,1.13) et une fois écrit avec un śin (1,17). Ce terme abstrait, issu de la même racine que le substantif sekel, « stupidité » (10,6), et que l’adjectif sākāl, « stupide » (2,19), peut être rendu par « folie ». L’étymologie reste incertaine, mais il est vraisemblable que le mot désignait à l’origine un état concret d’entrelacement, quelque chose de tordu ; par la suite et à un niveau plus abstrait, il aurait servi à décrire la situation d’une personne dont la pensée est marquée par la confusion. Il n’y a aucune raison de donner à ce mot une connotation morale[131].

Reste maintenant à comprendre le sens de l’expression « saisir la folie ». Stordalen lui donne le sens de « dominer » et cite l’emploi du même verbe en 9,12, pour justifier son interprétation[132]. Le problème, c’est que le verbe ’ḥz, en 9,12, est au niphal et que ce sont des animaux qui sont saisis ou attrapés. À mon avis, il ne s’agit aucunement de dominer la folie, mais plutôt de s’y attacher. C’est ce que confirment les autres emplois du mot folie en Qo. En effet, outre le verbe ’ḥz, « saisir », la folie est l’objet des verbes yd‘, « comprendre », « connaître » (1,17 ; 7,25) et r’h, « voir », « considérer » (2,12-13). Dans tous ces passages, Qo affirme que la quête de la sagesse — avec les verbes yd‘ (1,17 ; 7,25), nhg, « conduire » (2,3), r’h, « voir », « considérer » (2,12-13), twr et bqš, « explorer et chercher » (7,25) — n’est pas plus fructueuse que celle de la folie. En somme, Qo n’est guère enclin à souligner la supériorité de la sagesse sur la folie. Enfin, comme l’indique le parallélisme entre les expressions wl’ḥz bsklwt et lmšk byyn, saisir la folie n’est pas un nouveau projet de Qo, mais plutôt une explication du projet qui vise à traîner son corps dans le vin. Autrement dit, le geste de traîner son corps dans le vin est qualifié de « saisir la folie ».

La suite de la phrase indique le but : ‘d ’šr r’h, « jusqu’à ce que je voie ». Le verbe r’h est le même qu’en 2,1, mais cette fois-ci il a le sens de « voir » ou de « discerner », et il fait référence à la conclusion qui accompagne l’expérimentation. La formule ’y-zh, qui revient aussi en 11,6, a été traduite de diverses façons. Par exemple, Faessler l’a rendu par « où-qui », le « où » faisant référence à « la question de l’enracinement éthique de l’humain » (cf. Gn 3,9 et 4,9) et le « qui » à celui qu’il « est dans sa relation à autrui[133] » ! Encore une fois, Faessler confond sa propre philosophie avec celle de Qo. En fait, le mot ’y signifie « où ? », tandis que le mot zh signifie « ceci ? ». Par contre, mis ensemble, les deux mots n’ont plus forcément la même signification. Par exemple, le mot zh, dans la formule ’y-zh, est une particule enclictique qui renforce une interrogation (cf. Jb 28,12.20 ; etc.), d’où la traduction du mot zh par « vraiment ». Quant au mot ’y, il a ici la même signification que le mot mh, soit au sens interrogatif, comme en 2,2b, soit au sens du pronom indéfini « ce qui » (cf. 3,15.22 ; 6,10.12 ; 7,24 ; 8,7 ; 10,14 et 11,2.5), bien connu en araméen (mh dy : Dn 2,28.29.45 ; Es 6,8 ; 7,18). Par conséquent, deux traductions sont possibles : « qu’est-ce qui est vraiment » ou « ce qui est vraiment ». Je retiens la seconde traduction, car la suite de la phrase apparaît de manière presque identique en 6,12, à la différence que c’est le pronom indéfini mh qui est employé au lieu de la formule ’y-zh.

Le mot ṭwb, déjà rencontré en 2,1, est l’objet du verbe ‘śh, « faire », comme en 3,12 et en 7,20. S’il est clair que l’expression y‘śh-ṭwb a une connotation éthique en 7,20, il est tout aussi clair que l’expression wl‘śwt ṭwb n’a aucune connotation éthique en 3,12. Contrairement aux exégètes qui donnent un sens éthique à 2,3[134], je crois que le mot ṭwb, dans l’expression ’y-zh ṭwb lbny h’dm ’šr y‘św, « ce qui est vraiment bon/plaisant pour les fils de l’être humain qu’ils fassent », désigne ce qui est « bon », le « bonheur[135] » ou plus précisément le bonheur que les fils de l’être humain peuvent acquérir (y‘św), voire les « bonnes choses » dont ils peuvent jouir (y‘św)[136]. En effet, en 2,3 comme en 3,12, il est question de la réalisation (‘śh) du bonheur/plaisir (ṭwb) pendant la vie (ḥyym).

Ainsi, le pseudo-Salomon n’est plus soucieux de discerner le bien (ṭwb) du mal (r‘) (cf. 1 R 3,9), mais plus simplement de discerner ce qu’il est bon de faire pour les fils de l’être humain, c’est-à-dire ce qui peut les rendre heureux. La comparaison avec Mi 6,8, qui résume bien l’éthique prophétique, révèle également la singularité du propos de Qo : « On t’a révélé, ô être humain, ce qui est bon (mh-ṭwb) et ce que Yhwh réclame de toi : rien d’autre que de pratiquer la justice, d’aimer la fidélité et de marcher humblement avec ton Dieu ! » À la justice, la fidélité et la piété exigées par le prophète Michée, Qo oppose une préoccupation centrée sur les plaisirs de la vie. C’est aussi ce que confirme la conclusion en 2,24a : « Il n’y a de bon/il n’y a rien de mieux (ṭwb) pour l’être humain que de manger et de boire et de faire goûter à son être-de-désir le bonheur/plaisir (ṭwb) dans son labeur ».

L’expérimentation de la jouissance vise un objectif non pas simplement personnel, mais aussi universel. C’est ce qu’indique l’expression bny h’dm, « fils de l’être humain » (1,13 ; 2,8 ; 3,10.18.19.21 ; 8,11 ; 9,3.12), c’est-à-dire tous les êtres humains, sans distinction. C’est aussi ce qu’indique l’expression tḥt hšmym, « sous le ciel », qui ne revient que deux autres fois en Qo (1,13 et 3,1) et une quinzaine de fois dans le reste de la Bible (Gn 1,9 ; 6,17 ; 7,19 ; Ex 17,14 ; Dt 2,25 ; 4,19 ; 7,24 ; 9,14 ; 25,19 ; 29,19 ; 2 R 14,27 ; Jb 28,24 ; 37,3 ; 41,3 ; Dn 9,12). En effet, tout comme l’expression « sous le soleil », qui est nettement plus fréquente en Qo, l’expression « sous le ciel » souligne la valeur universelle de l’investigation de Qo. En outre, puisque le ciel est le lieu où habite Dieu (cf. 5,1), peut-être cette expression indique-t-elle aussi que les activités des êtres humains se font sous la souveraineté de Dieu ?

La dernière expression du v. 3, mspr ymy ḥyyhm, « nombre des jours de leur vie », se trouve aussi à 5,17 ; 6,12 et dans certains manuscrits à 8,15. Il est vrai que le dernier mot est « vie », mais ce mot n’a rien de très réjouissant, car il est intégré dans une expression qui fait référence à la mort. En effet, s’il y a un nombre, c’est que les jours de la vie humaine sont comptés et donc limités[137]. Qo termine donc sa réflexion sur la jouissance en laissant planer l’ombre de la mort et en nous laissant soupçonner un lien entre le « faire » (‘śh) de l’être humain précaire et éphémère (2,3) et la jouissance qui ne produit (‘śh) rien de valable et de durable (2,2b).

Conclusion

Qo 2,1-3 est un passage qui pose des difficultés des points de vue textuel, structurel, grammatical, syntaxique et sémantique. Du point de vue textuel, j’ai montré que le texte massorétique de ces trois versets ne nécessite aucune correction, même si les anciennes versions témoignent de diverses traductions. Du point de vue structurel, mon état de la recherche a mis en évidence le fait que les exégètes ne s’entendent ni sur la macrostructure du texte qui va de 1,12 à 2,26, ni sur ses microstructures. Par ailleurs, j’ai relevé plusieurs indices qui montrent que Qo 2,1-3 forme une petite unité de sens intégrée dans une grande section qui va de 2,1 à 2,26, laquelle section est elle-même subdivisée en deux grandes unités : l’aventure exploratoire (2,1-11) et l’appréciation de cette aventure (2,12-26). J’ai également montré qu’il est inutile d’imaginer l’intervention d’un ou de plusieurs rédacteurs — pas même pour la parenthèse en 2,3b — ou d’imaginer la présence d’une ou de plusieurs citations. On peut tout au plus parler d’autocitation pour la deuxième partie des v. 2a et 2b. En somme, cette petite unité de trois versets introduit et résume en quelque sorte l’aventure exploratoire de Qo, dont la conclusion n’est donnée qu’en 2,24-26.

Du point de vue grammatical, syntaxique et sémantique, j’ai rappelé les diverses interprétations proposées par les exégètes et j’ai toujours pris soin de justifier mes interprétations en prenant d’abord en considération l’ensemble du livre de Qo, puis le contexte biblique général. Ainsi, dans mon analyse du v. 1, j’ai indiqué pourquoi il n’y a pas lieu de donner une connotation morale aux mots śmḥh et ṭwb. J’ai aussi montré que le mot śmḥh, loin d’être une idée abstraite comme la joie, désigne une jouissance concrète. En outre, j’ai souligné le fait que l’objectif de Qo n’est pas d’éprouver le bonheur, mais plutôt de s’éprouver par la jouissance. En somme, j’ai relevé plusieurs indices qui permettent de conclure que Qo s’adresse à lui-même (blb, le coeur étant ici le siège du raisonnement, de l’expérimentation et du dialogue intérieur), à l’aide d’une formule d’encouragement (lkh n’, « va donc »), pour qu’il prenne la décision (’mrty, « j’ai dit ») de s’éprouver par la jouissance (’nskh bśmḥh) et de jouir du bonheur (r’h bṭwb). Or, ce qui aurait pu être qualifié de véritable jouissance et d’authentique bonheur est l’objet d’un verdict sans nuance : mais voici, cela aussi est absurdité.

En ce qui concerne le v. 2, j’ai d’abord insisté sur le fait que le mot śḥwq, littéralement « rire », n’a ni une connotation sexuelle ni un sens péjoratif (joie superficielle) ; par conséquent, il n’est aucunement l’antithèse du mot śmḥh, « jouissance », au v. 2b. L’ensemble du livre de Qo indique plutôt que le mot désigne soit la manifestation extérieure de la jouissance, soit un plaisir semblable à la jouissance. Quant au mot mhwll, « démence », j’ai montré qu’il ne désignait pas une perversité morale, mais simplement une conduite insensée et déraisonnable. Ainsi, en 2,2a, Qo souligne le caractère déraisonnable de la manifestation externe de la jouissance ou du plaisir lui-même (2,1a). Par ailleurs, j’ai signalé que le v. 2b n’envisage plus la jouissance de manière instrumentale, comme au v. 1, mais plutôt sous l’angle de ses effets. En effet, la question sur le « faire », qui suppose une réponse négative (cf. 1,3 ; 2,11), indique que la jouissance ne produit rien de valable et de durable. Autrement dit, la jouissance est incapable de combler Qo et encore moins de donner un sens à sa vie. Par ailleurs, comme cet avis reflète l’expérience personnelle de Qo, j’ai pris soin de souligner le fait que Qo ne donne pas à cet avis négatif sur la jouissance une portée universelle. C’est d’ailleurs ce qu’indique la suite du livre où la jouissance de la vie n’est plus seulement un sujet d’expérimentation (1,12-2,26), mais aussi un sujet de savoir (3,12), d’observation (3,22 ; 5,17-19), d’affirmation élogieuse (8,15) et même de recommandation (9,7-10 ; 11,9-10).

Dans mon analyse du v. 3, j’ai montré que Qo poursuit son investigation intellectuelle (trty, « j’ai exploré ») à l’aide d’un dialogue intérieur (blby, « en mon coeur »), comme en 2,1a, mais cette fois-ci afin d’expérimenter le paroxysme de la jouissance, c’est-à-dire l’ivresse procurée par le vin (lmšwk byyn ’t bśry, « pour traîner dans le vin ma chair »), symbole par excellence de ce qui réjouit les hommes et les dieux. Du point de vue syntaxique, j’ai attiré l’attention sur le fait que les expressions « pour traîner dans le vin » et « pour saisir la folie » sont construites de manière parallèle (l + infinitif + b) et que ce parallélisme indique que le fait de s’attacher à la folie n’est pas un nouveau projet de Qo, mais plutôt une explication du projet qui consiste à traîner son corps dans le vin. Autrement dit, se soûler est folie. Toujours du point de vue syntaxique, j’ai montré que le v. 3b — qui doit être traduit comme suit : « et mon coeur se conduisant avec sagesse », le coeur représentant ici, par métonymie, la personne tout entière — forme une parenthèse dont le propos est non pas moralisateur, mais ironique. En effet, sachant que l’abus d’alcool était dénoncé par les sages, on ne peut que sourire en lisant que c’est en se conduisant avec sagesse que Qo s’est livré à l’ivresse !

Enfin, j’ai signalé que ces diverses expérimentations personnelles (2,1-3c) avaient une visée (‘d ’šr, « jusqu’à ce que ») universelle : voir/discerner ce qui est bon/plaisant de faire pour tous les êtres humains sous le ciel. J’ai finalement souligné le fait que l’être humain décrit par Qo est doublement limité : d’une part, il est réduit à son « faire » (2,2b.3d) et, d’autre part, sa vie est éphémère (2,3d). Cette ombre de la mort, qui plane sur la finale de cette petite unité, plane également sur l’ensemble du livre. C’est en effet parce que l’être humain est mortel que Qo l’incite à jouir de la vie (cf., par exemple, 3,22 ; 5,17 ; 8,15 ; 9,9-10 ; 11,7-10), même si cette jouissance n’est qu’un narcotique ou un divertissement incapable de donner un véritable sens à la vie (5,19).