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I. Introduction

L’abstraction est censée expliquer, selon la solution de l’aporie des universaux dont Boèce se déclare ouvertement redevable envers Alexandre d’Aphrodise, comment l’intellection des genres et des espèces n’est pas vaine et fausse, même si elle n’est pas conforme à la réalité dont elle est intellection. Une lecture attentive de cette solution donne toutefois l’impression que sa deuxième partie ne met pas en scène la même sorte d’abstraction que la première. Si tel est bien le cas, on peut se demander pourquoi.

C’est ce phénomène que notre étude historico-doctrinale s’efforce d’investiguer, d’abord par un survol du texte boécien concerné (section II.1), ensuite par l’examen ciblé du traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise (section II.2), afin d’être en mesure de proposer un bilan (section III). Après les remarques méthodologiques d’usage (section IV), suivent (section V) la traduction française et le texte latin de la portion de l’In « Isagogen » Porphyrii Commentorum Editio secunda (= In Isag.2)[1] de Boèce correspondant au commentaire de la deuxième phrase du Prologue de l’Isagoge de Porphyre, celle où figure le questionnaire séminal sur les genres et les espèces[2] qui, justement à cause des pages de Boèce ici présentées, a constitué pour des siècles la grille de base du problème des universaux dans l’Occident latin.

La structure de la portion ici retenue de l’In Isag.2 — faisant donc figure d’exposé sur les universaux — se présente ainsi selon notre division (dont les parties sont numérotées de 0 à IV) :

Plan schématique de l’exposé sur les universaux dans le Second commentaire de Boèce sur l’« Isagoge » de Porphyre (les numéros de paragraphes renvoient à l’édition et à la traduction ci-dessous) :

  • Rappel de la fin du lemme précédent (§ 55 ; PL, LXIV, col. 82A, l. 5-11 ; éd. Brandt, p. 158, l. 21-p. 159, l. 2).

  1. Citation du lemme de l’Isagoge où Porphyre formule son questionnaire ; Prologue exégétique de Boèce et paraphrase explicative du questionnaire (§ 56-63 ; PL, LXIV, col. 82A, l. 12-col. 83A, l. 12 ; éd. Brandt, p. 159, l. 3-p. 161, l. 14).

  2. Arguments aporétiques (§ 64-73 ; PL, LXIV, col. 83A, l. 12-col. 84B, l. 9 ; éd. Brandt, p. 161, l. 14-p. 164, l. 2).

  3. Solution de l’« aporie » (§ 74-88 ; PL, LXIV, col. 84B, l. 9-col. 85D, l. 4 ; éd. Brandt, p. 164, l. 3-p. 167, l. 7).

  4. Retour au questionnaire de Porphyre et différend Platon-Aristote (§ 89-92 ; PL, LXIV, col. 85D, l. 4-col. 86A, l. 14 ; éd. Brandt, p. 167, l. 7-20).

II. Étude historico-doctrinale

1. Survol textuel

1.1. Introduction (= Partie 0) ; Citation et paraphrase du questionnaire de Porphyre (= Partie I)

Après un intéressant préambule philosophique, des prolégomènes canoniques et l’exégèse de la première phrase de l’Isagoge — le tout dans un style quasi obligé (sauf le préambule, plus libre) que, mutatis mutandis, reprendra à son tour Abélard — (§ 1-54)[3], Boèce introduit (§ 55) la deuxième phrase de l’Isagoge par un rappel de l’avertissement contenu dans la première selon lequel Porphyre, conscient d’écrire une « introduction », évite dans son traité d’aborder « des questions trop profondes », dont le complexe questionnaire porphyrien, maintenant cité (avec un découpage auquel nous ferons référence), se veut justement une illustration appropriée :

<§ 56> Pour le moment », dit-il, « relativement aux genres et aux espèces, cela certes, <à savoir > : <1> ou <1.1> s’ils subsistent ou <1.2> s’ils sont posés dans les intellections seules et nues <2> ou, <en les admettant> subsistants, <2.1> s’ils sont corporels ou <2.2> incorporels <3> et <3.1> s’<ils sont> séparés des sensibles ou <3.2.1> posés dans les sensibles et <3.2.2> se maintenant en rapport avec eux, je refuserai de <le> dire : très profond en effet est un travail de cette sorte et ayant besoin d’une trop grande recherche.

Une fois expliqué le bien-fondé de l’attitude pédagogique de Porphyre — consistant à dévoiler et à différer tout à la fois l’arrière-plan « métaphysique » (§ 57) de l’initiation logique proposée —, Boèce s’engage (§ 58-63) dans une paraphrase de ces questions « très utiles, et mystérieuses, et mises à l’épreuve certes par de doctes hommes, mais non pas résolues par plusieurs ». Là, quelques points méritent particulièrement de retenir l’attention[4].

D’abord (§ 59), la paraphrase de la première question (= Q. 1) se concentre essentiellement sur le second volet (= Q. 1.2) de cette dernière, celui relatif à l’intellection. C’est que, comme la Q. 1.1 — portant sur la « subsistance », autrement dit sur la « réalité », des genres et des espèces — est la filière que développent successivement, chez Boèce, les Q. 2.2 et Q. 3, il était rédactionnellement plus commode de régler d’abord le cas, pour ainsi dire autonome, de la Q. 1.2, et d’entreprendre ensuite, via un simple rappel de la Q. 1.1, la descente vers la Q. 2.1 (la possibilité de genres et d’espèces « corporels » : option, dans l’optique boécienne, immédiatement laissée de côté et pour de bon), puis vers l’axe Q. 2.2-Q. 3. Mais, contrairement à l’option représentée par la Q. 2.1, la perspective de la Q. 1.2 (à savoir, la crainte de ne pas intelliger ce qui « est constitué dans la nature des réalités » et, partant, de n’avoir qu’une « imagination vide » ou une « pensée creuse », plutôt qu’une « intellection vraie ») resurgit plusieurs fois dans les parties II et III de notre extrait de l’In Isag.2, même si c’est littéralement la seule occurrence de l’expression « cassa cogitatio » — l’épithète cassus est cependant reprise fréquemment par Abélard, lecteur attentif de Boèce, dans sa Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium, où elle sert à parler non seulement de « pensée creuse », mais aussi, surtout en fait, de « providence creuse » et « d’intellection creuse » : voir, ci-après dans ce numéro, notre édition de la LISPor, § 62, 64 (4), 66 (7), 70 et 71. De cette façon, par ailleurs, la paraphrase boécienne corrige en partie « le chiasme » qui caractérise, a-t-on jugé[5], « la première alternative de Porphyre » et « qui aboutit à une opposition inconsistante entre réalités véritables et concepts vides », puisque, chez Boèce (§ 59), l’enjeu de la Q. 1.2 est une alternative relevant entièrement de la même distinction — « celle des concepts authentiques (concepts de choses) et des concepts fictifs (concepts vides) » —, sans qu’elle ne soit croisée, du moins indûment, avec la distinction différente qu’est « celle des réalités véritables et des réalités fictives ».

Ensuite (§ 60), l’exégèse de la deuxième question est frappante par sa brièveté : se situant dans l’optique, qui est celle-là même retenue par le questionnaire porphyrien, que les genres et les espèces sont — c’est-à-dire existent —, Boèce se contente de dire, tout en affirmant de façon assez surprenante qu’il s’agit d’« une question plus grande et plus difficile » voire de « la souveraine difficulté », qu’il faut qualifier le genre de « corporel » ou bien d’« incorporel », l’espèce aussi devant certes être rangée sous l’une ou l’autre de ces deux étiquettes. Il faudra se rappeler cette réponse très succincte dans le découpage — In Isag.2, partie V — de la réponse boécienne au questionnaire de Porphyre.

Enfin (§ 61-62), en lien direct avec ce qui vient d’être dit, il est absolument remarquable de trouver, comme justification de l’à-propos de la troisième question, la distinction — assez longuement élaborée — de deux formes d’incorporels : ceux pouvant exister « à part des corps et, séparés des corps », perdurer « dans leur incorporalité, comme Dieu, le mental, l’âme » ; ceux ne pouvant « pas être à part des corps, comme la ligne, ou la surface, ou le nombre, ou les qualités une à une », c’est-à-dire des formes incorporelles qui, « si elles sont séparées des corps », « ne demeurent en aucune manière ». Donc, « si le genre et l’espèce sont dits être “incorporels” » — et c’est, on l’a dit, la seule hypothèse envisagée par l’In Isag.2 — il faudra inévitablement, selon Boèce, solutionner la question de savoir si les genres et les espèces subsistent « en rapport avec les corps » (écho de Q. 3.2.2) ou si, « à part des corps », ils sont « des subsistances incorporelles ». Bref, la troisième question est reformulée à travers la deuxième et sa réponse est, de façon programmatique, intrinsèquement liée à la conception que l’on se fait de l’incorporel (dont les deux variétés auraient dû, autrement, être présentées dès la paraphrase de la Q. 2.2).

Ayant ainsi paraphrasé l’ensemble de ces questions sur les genres et les espèces, Boèce, qui n’entend pas pratiquer la même abstention métaphysique que Porphyre, fait savoir du même souffle (§ 63) que, sans y consumer « temps et ouvrage », il va aborder ledit questionnaire de façon à ne pas laisser le lecteur dans l’inquiétude, mais en en montrant tout de même d’abord l’ambiguïté, avant de tenter « de dénouer et de démêler le noeud même du doute ». Une façon d’annoncer le coeur de son exposé (§ 64-88) : l’aporie des universaux (§ 64-73) et sa solution (§ 74-88), passage obligé pour un retour éclairé sur le questionnaire lui-même (§ 89-92).

1.2. Arguments aporétiques (= Partie II)

La détermination des sources de l’aporie des universaux et celle du nombre même d’arguments qu’elle contient mériteraient, chacune, une étude distincte. Tout en mettant schématiquement au jour ci-dessous comment l’autocritique platonicienne de la théorie des Idées dans le Parménide en est vraisemblablement la source ultime (Annexe 1) et en passant brièvement en revue les principaux découpages argumentatifs proposés par l’historiographie (Annexe 2), nous nous concentrerons ici sur la logique de la division argumentative[6] finalement retenue dans le texte latin et la traduction offerts plus bas.

L’aporie s’ouvre (§ 64) par une disjonction qui à l’évidence reprend la première alternative du questionnaire porphyrien : « Les genres et les espèces [1.1] ou bien sont et subsistent [1.2] ou bien sont formés par intellection et par la seule pensée », mais dans une reformulation qui coordonne, d’une part, « sunt » et « subsistunt » (sans doute pour confirmer que ce dernier terme doit être pris au sens existentiel, somme toute banal, du premier), ainsi que, d’autre part, l’intellectus et la cogitatio (l’expression « sola cogitatio » rappelant la crainte de vacuité exprimée par la « cassa cogitatione » de la paraphrase de la Q. 1.2 au § 59).

En annonçant (§ 65) la présentation des arguments contre 1.1 par la formule « Mais les genres et les espèces ne peuvent pas être », Boèce précise absolument la thèse à prouver en ne conservant que l’esse, au détriment du subsistere initial — écarté maintenant pour le restant de l’aporie.

Au § 66, le premier argument (a.1) — valant mutatis mutandis pour l’espèce — vise à prouver que si le genre est commun il ne pourra pas être un, car une seule et même réalité générique ne peut pas alors être tout entière et simultanément dans toutes ses espèces, comme il le faudrait pourtant. Une telle obligation impliquerait en effet que le genre cesse d’être numériquement un. Conclusion : le genre « n’est rien du tout », car, affirme catégoriquement mais sans démonstration ce premier argument, « tout ce qui est, en effet, est à cause de ceci : parce qu’il est un » (voir notre annotation pour l’arrière-plan platonicien, aristotélien et néoplatonicien). On pourrait toutefois : 1. vouloir échapper à ce principe métaphysique en supposant que le genre n’est pas numériquement un, mais plutôt multiple ; ou 2. se demander, en inversant en quelque sorte le point départ de a.1, « si un genre numériquement un peut être commun ».

Aux § 67-68, ce sont bien ces deux échappatoires que l’argument double (a.2.1 et a.2.2) — un « two-case argument » a-t-on écrit[7] — semble avoir pour fonction de bloquer, comme le laisse voir le début de ses deux volets (sa prémisse implicite, en forme de tiers exclu[8], étant — comme on l’a bien vu[9] — que « tout ce qui existe est soit numériquement multiple soit numériquement un ») : 1. « Que si certes un genre (et une espèce) est, mais <est> multiple et non pas numériquement un, il ne sera pas un genre ultime » (entendons « un genre auquel on puisse s’arrêter », l’argument pouvant se construire aussi sur le plan de l’espèce) ; et 2. « Que si c’est quelque chose de numériquement un qu’est un genre, il ne pourra pas être commun à un grand nombre » (ce dernier point de départ étant la réciproque — ou la converse — de celui de a.1).

L’argument a.2.1 (§ 67) met au jour une problématique régression — ou remontée[10] — à l’infini en partant du fait que c’est parce que plusieurs animaux (individuels) se ressemblent sans être les mêmes (c’est-à-dire sans être identiques au sens de numériquement uns) que l’on cherche à trouver le genre unique qui les contient tous, puis en faisant voir — avec beaucoup de raccourcis et de sous-entendus — qu’il en va de même, mais en vain, dans le cas d’« un genre qui est en plusieurs — et, partant, multiple », étant donné que chacune de ses occurrences se ressemble sans être la même numériquement, tout comme chacun des animaux individuels dans lesquels se trouvent ces multiples occurrences dudit genre : on devra donc chercher « un autre genre », c’est-à-dire « autre » que ces tokens génériques et qui les contiendrait tous ; mais, par hypothèse, ce deuxième genre sera multiple et la similitude des éléments génériques numériquement distincts — auxquels ce nouveau genre se ramène en fait (des éléments de deuxième degré contenus dans les tokens génériques susmentionnés, eux de premier degré) — devra être expliquée à son tour par un troisième genre, qui se retrouvera dans la même situation que les précédents (avec ses occurrences génériques de troisième degré) ; et ainsi de suite : la quête rationnelle d’un genre auquel on puisse s’arrêter, parce que capable d’unir la multiplicité « par la force d’un unique nom » — ou bien, selon une leçon plus alambiquée, « sous le vocable de son unique nom » —, se transforme donc véritablement en une démarche sans fin.

Pour prouver qu’un genre ne peut pas à la fois être numériquement un et être commun, l’argument a.2.2 (§ 68) énumère d’abord les trois façons pour une seule chose d’être commune (par parties, en des temps différents ou bien non substantiellement) et se contente ensuite d’affirmer que ce n’est pas de cette manière que le genre « peut être commun aux espèces : car il doit ainsi être commun de telle sorte qu’il soit et tout entier dans les <choses> une à une et en un <même> temps, et qu’il soit capable de constituer et de former la substance de celles auxquelles il est commun » — les deux premiers réquisits étant déjà présents, il faut le noter, dans l’argument a.1 (notre annotation indique les sources de a.2.2, mais leur transposition sur le plan des universaux constitue — pourrait-on dire[11] — une originalité de Boèce).

Le § 69 contient la conclusion de l’argument a.2.1-a.2.2 (dans l’ordre : a.2.2, a.2.1) et, du même coup, le bilan argumentatif de toute cette partie (II.2.1, commencée au § 65) visant à prouver que « les genres et les espèces ne peuvent pas être » : n’étant pas un, car il doit être commun (= a.2.2), ni multiple, à cause de la régression à l’infini (= a.2.1), « le genre n’est pas du tout » (s’il est vrai que tout ce qui existe doit obligatoirement être un ou bien multiple).

Après ces arguments censément péremptoires contre la première branche (1.1) de la disjonction aporétique, Boèce se tourne (§ 70) vers la seconde branche (1.2) de cette dernière (cf. § 64 : « Genera et species […] intellectu et sola cogitatione formantur ») pour avancer contre elle un argument (= b) unique, mais complexe, formé lui aussi par une disjonction liminaire, ainsi que par deux volets (= b.1-b.2) et une conclusion.

Liminaire (§ 70). Étant d’emblée exclu qu’une intellection puisse être constituée « à partir d’aucun sujet » — c’est le réquisit d’une res subiecta, dont Abélard tiendra si grand compte dans la LISPor (§ 44, 55 sqq.) — et en admettant dès lors restrictivement que « toute intellection est faite à partir de la réalité sujette ou bien telle que la réalité se trouve ou bien telle que la réalité ne se trouve pas » — c’est-à-dire conformément ou bien non conformément à elle —, dans l’hypothèse où « les genres, et les espèces, et le reste sont seulement saisis par intellections », deux cas uniquement sont à considérer.

Premier volet (§ 71 = b.1). Si les intellections génériques, spécifiques, etc., sont conformes à leur « réalité sujette » respective — c’est le premier cas —, elles ne sont pas alors de simples intellections, mais « consistent aussi dans la vérité des réalités », si bien que « rechercher quelle est leur nature » nous ramène automatiquement sous le feu des arguments tout juste énoncés contre la branche 1.1 de l’alternative aporétique (c’est-à-dire contre l’existence réelle, extramentale, des genres et des espèces).

Deuxième volet (§ 72 = b.2). Si les intellections génériques, spécifiques, etc., sont non conformes à leur « réalité sujette » respective — c’est le deuxième cas —, elles sont forcément vaines, puisque — la conception de la vérité comme « adaequatio rei et intellectus » l’obligeant, semble-t-il — est « faux ce qui est intelligé autrement que la réalité n’est ».

Conclusion (§ 73). L’argument b.1 venant de montrer qu’une intellection du genre ou de l’espèce vraiment conforme à la réalité dont elle est intellection ne serait pas seulement une intellection, mais aussi une réalité dont le faisceau des arguments a.1 + a.2.1-a.2.2 avait déjà montré l’impossibilité, et l’argument b.2 ayant apparemment établi, pour sa part, qu’une intellection générique ou spécifique non conforme « n’est pas vraie », la discussion relative aux cinq « prédicables » (un terme — il faut le noter — que Boèce n’emploie jamais, se contentant d’un neutre que l’on pourrait rendre par « items ») semble donc devoir être interrompue, c’est le bilan global de l’aporie[12], « vu que ce n’est ni sur cette réalité qui est ni sur celle de laquelle quelque chose de vrai peut être intelligé ou proféré que l’on enquête » — ce qui constitue bien, plus techniquement, une conclusion d’ensemble aux deux branches (1.1 et 1.2) de l’alternative envisagée au début de l’aporie (§ 64).

1.3. Solution de l’« aporie » (= Partie III, Début [§ 74-84])

Tel est, à ce point (§ 74), l’état problématique de la question relative aux cinq « prédicables » que, fidèle à sa promesse (§ 63), Boèce entend maintenant résoudre, en précisant qu’il s’accordera pour ce faire avec « Alexandre » — il s’agit évidemment d’Alexandre d’Aphrodise —, mais sans nommer l’oeuvre de cet important commentateur d’Aristote dont il s’inspire. Cette solution de l’aporie s’annonce d’abord (§ 75) comme la réfutation ad hoc de l’argument b.2 : « Il n’est en effet pas nécessaire, disons-nous, que toute intellection qui certes est faite à partir d’un sujet, non pas cependant tel que le sujet lui-même se trouve, semble, <c’est-à-dire soit jugée>, fausse et vide » (ce que l’on a appelé le « théorème de Boèce » ou « ThBo »)[13]. La démonstration de cette nouvelle thèse passe par la distinction entre (§ 76) composition — comme lorsqu’on joint par imagination « un cheval et un homme » pour faire « le portrait d’un Centaure », on a alors affaire à une « fausse opinion », c’est-à-dire à une intellection qui joint « ce qui par nature ne souffre pas d’être joint » — et (§ 77-79) abstraction — une intellection ainsi faite « n’est pas le moindrement fausse », même si « la réalité ne se trouve pas ainsi qu’est l’intellection » —, par exemple une ligne est une réalité incorporelle qui ne peut, sans périr, être (ontologiquement) séparée du corps dans lequel elle existe, mais l’esprit, qui a « le pouvoir et de composer les <choses> disjointes et de détacher les <choses> composées, distingue ainsi les <choses> qui par les sens sont transmises confuses et jointes aux corps, de telle sorte qu’il contemple et voie la nature incorporelle par soi et sans les corps dans lesquels elle est concrétisée » : c’est de cette façon que nous saisissons mentalement la ligne « comme si elle était à part des corps, quoiqu’elle ne puisse pas être à part des corps », pour en découvrir la vraie propriété dans une intellection non conforme et pourtant nullement fausse, bien au contraire, car seule capable de saisir une telle propriété (§ 83).

Les prédicables se retrouvant, quant à eux, dans les réalités incorporelles ou bien corporelles (§ 80) : dans le premier cas (§ 81), l’esprit « a sur-le-champ » — c’est-à-dire sans avoir besoin de les abstraire d’un corps — « une intellection du genre des incorporels » (nous verrons, ci-dessous [section II.2, p. 51], de quoi il peut s’agir) ; dans le second (§ 82), l’esprit « regarde attentivement les genres et les espèces des réalités corporelles » pour enlever, « comme il a coutume » — on a regretté cette ellipse[14] —, « des corps la nature des incorporels et » l’observer « seule et pure, comme en soi est la forme elle-même », autrement dit « quand l’esprit reçoit ces incorporels mélangés aux corps, <les> divisant, il <les> contemple et <les> considère » — le § 83, qui rapproche « division », « abstraction » et « assomption[15] », nous renseigne un peu sur la façon coutumière dont, selon Boèce, l’esprit « enlève des corps » les incorporels. Cette première moitié de la solution de l’aporie se conclut (§ 84) par une remarque qui a déjà l’allure d’une réponse au questionnaire porphyrien lui-même : « Ainsi donc les réalités de cette sorte » — dont assurément les genres et les espèces — « sont dans les corporels et dans les sensibles, mais elles sont intelligées à part des sensibles, afin que la nature de ces <incorporels> puisse être regardée attentivement et <leur> propriété, comprise ». Il faudra revenir sur ce point, ci-dessous (section II.1.6), dans le bilan du survol.

1.4. Solution de l’« aporie » (= Partie III, Fin [§ 85-88])

Avec un fort lien logique apparent (« C’est pourquoi »/« Quocirca »), la dernière partie de la solution de l’aporie caractérise (§ 85) les genres et les espèces comme des pensées colligées à partir des choses individuelles dans lesquelles elles existent : la similitude de l’humanité colligée à partir des hommes individuels « dissimilaires entre eux » devenant l’espèce une fois vraiment pensée et regardée attentivement par l’esprit ; la considération de la similitude des diverses espèces produisant, pour sa part, le genre. Tout en réitérant que les genres et les espèces existent « dans les singuliers, tandis qu’ils sont pensés <comme> universaux », Boèce insiste ensuite (§ 86) pour réduire les genres et les espèces à des pensées rassemblées : « l’espèce doit être estimée n’être rien d’autre que la pensée colligée à partir de la similitude substantielle d’individus dissimilaires numériquement, tandis que le genre, <n’être rien d’autre que> la pensée colligée à partir de la similitude des espèces ».

Suite à une telle réduction à la pensée, on pourrait se demander ce que peut encore signifier l’existence extramentale des genres et des espèces en tant précisément que genres et espèces, mais le souci de Boèce est plutôt (§ 87) de tenter de nous faire comprendre, dans une formule elle-même doublement entrecroisée, le double statut de la similitude substantielle, qui : 1. « devient sensible », « dans les singuliers », et « intelligible », « dans les universaux » (cette dernière expression étant certes surprenante) ; 2. « demeure » — on peut toujours entendre « existe » — dans les « singuliers », « quand elle est sensible » et « devient universelle », « quand elle est intelligée ».

De toute évidence dans le prolongement de la réflexion sur la similitude substantielle et après un signe que le retour au questionnaire de Porphyre est imminent (« <Les genres et les espèces> subsistent donc en rapport avec les sensibles [cf. Q. 3.2.1], mais ils sont intelligés à part des corps [un hybride de Q. 1.2 et de Q. 3.1]), la mention (§ 88) de la possibilité de « deux réalités » notionnellement différentes « dans le même sujet » — exemplifiée par « la même ligne […] à la fois convexe et concave » — débouche sur l’affirmation qu’« ainsi aussi pour les genres et les espèces, c’est-à-dire il y a certes pour la singularité et l’universalité un <unique> sujet, mais d’une manière il est universel, quand il est pensé, d’une autre <manière il est> singulier, quand il est senti dans les réalités dans lesquelles il a son être[16] » : un unum subiectum que l’on est enclin, rédactionnellement et doctrinalement, d’identifier à substantialis similitudo, surtout si — comme nous le croyons — cette dernière se ramène à « la nature incorporelle par soi » et à « la forme elle-même en soi » rencontrées précédemment (§ 79 et 82).

1.5. Retour au questionnaire de Porphyre et différend Platon-Aristote (= Partie IV, [§ 89-92])

Avec la confiance — qui sera aussi celle d’Abélard (LISPor, § 69) — d’avoir parfaitement rempli sa mission exégétique (« Donc une fois ces <distinctions> exprimées, toute la question, à ce que je crois, est résolue »), Boèce revient (§ 89) au questionnaire porphyrien proprement dit pour y répondre ainsi, selon notre découpage, où suit — en lien avec la réponse à Q. 3 — la mention de la divergence d’opinions entre Platon et Aristote :

Réponse à Q. 1 : « Les genres et les espèces eux-mêmes subsistent certes d’une manière, tandis qu’ils sont intelligés d’une autre » (§ 89) ;
Réponse à Q. 2 : « et ils sont incorporels » (§ 89) ;
Réponse à Q. 3 : « mais joints aux sensibles ils subsistent dans les sensibles, tandis qu’ils sont intelligés comme subsistant par eux-mêmes et non pas <comme> ayant leur être en d’autres » (§ 89).
Différend Platon-Aristote : « Mais Platon estime que les genres, et les espèces, et le reste ne sont pas seulement intelligés <comme> universaux, mais encore qu’ils sont et subsistent à part des corps ; tandis qu’Aristote estime qu’ils sont certes intelligés <comme> incorporels et universaux, mais qu’ils subsistent dans les sensibles » (§ 90).

La réponse à la première question — positive à la fois pour Q. 1.1 et Q. 1.2 — reprend un leitmotiv entendu tout au long de la solution de l’aporie en rapport particulièrement avec b.2 (§ 84, 86-88) et correspondrait au « théorème énoncé par Alexandre [d’Aphrodise] dans la quaestio 2.14 » (« ThAlex : L’universel [qui est] dans tous [les particuliers] n’existe pas de la même manière qu’il est conçu »)[17].

La réponse à la deuxième question est ici minimale, à l’image de ce qu’avait été (§ 60) la paraphrase correspondante.

La réponse à la troisième question vise d’abord Q. 3.2.1 avant de se prononcer, dans l’optique intellective de Q 1.2, sur Q. 3.1 et aussi probablement, mais dans une tournure moins facilement reconnaissable, sur Q. 3.2.2.

On a suggéré que la réponse boécienne à la deuxième rubrique du questionnaire de Porphyre (« Ad2 ») s’étendait plutôt à ce qui équivaut à nos « Réponse à Q. 2 » et « Réponse à Q. 3 » — en soutenant qu’ainsi « la véritable réponse à <3> est donc donnée dans la réponse à <2> » —, la réponse à la troisième rubrique porphyrienne (« Ad3 ») étant alors le passage présenté ci-dessus comme le « Différend Platon-Aristote[18] ». Cette position met certes en relief l’importance de la théorie des incorporels, mais en subordonnant cette dernière à la problématique de la troisième question de Porphyre, tandis que Boèce a fait exactement le contraire — on l’a vu — dans sa paraphrase des Q. 2-Q. 3 (§ 60-62) et ventile très vraisemblablement ici ses réponses de la même manière, de sorte que c’est encore une fois la troisième question de Porphyre qui trouve son explication dans la théorie des incorporels, enrichie bien sûr par les considérations sur l’intellection abstractive.

Quoi qu’il en soit, la mésentente entre Platon et Aristote (§ 90) concerne au premier chef la réponse à donner à Q. 3 — c’est pourquoi nous la situons dans sa mouvance immédiate —, mais, comme notre « Réponse à Q. 3 », sa présentation a une coloration intellective qui fait écho à Q. 1.2. Pour exprimer ce désaccord à la manière de la doctrine néoplatonicienne — contemporaine de l’In Isag.2 — des trois états de l’universel chez Ammonius[19], l’attitude doctrinale de Platon est que l’on ne peut se limiter au troisième état de l’universel (c’est-à-dire à la forme postérieure à la pluralité et séparée seulement psychiquement de la matière), mais qu’il faut admettre le premier état, paradigmatique voire théologique, de l’universel (où la forme, antérieure à la pluralité, existe absolument séparée de la matière), tandis que la théorie d’Aristote n’admet, à part son troisième état, que le deuxième état de l’universel (celui de la forme dans la pluralité et, partant, non séparée de la matière).

Après ces précisions qui — dans notre découpage textuel — prolongent véritablement et de manière non redondante la « Réponse à Q. 3 », Boèce, en terminant son exégèse du questionnaire de Porphyre, informe du même souffle son lecteur qu’il n’a pas jugé approprié, parce que relevant « d’une philosophie trop profonde », de trancher entre les avis de Platon et d’Aristote (§ 91), bien qu’il ait suivi avec plus de zèle le point de vue de ce dernier, sans nécessairement l’approuver au degré suprême (comme la Consolation de Philosophie [livre V, proses 4 et 5] permet de s’en convaincre[20]), étant donné que le livre ici commenté, soit l’Isagoge, « a été écrit en vue des Prédicaments, dont Aristote est l’auteur » (§ 92 : un lien entre le traité de Porphyre et les Catérogies d’Aristote que tel interprète récent entérine et tel autre rejette[21]).

1.6. Bilan du survol

Même si jamais Boèce a dit vrai (§ 63) en affirmant qu’il n’avait pas l’intention de consacrer « temps et ouvrage » à la rédaction de son exposé sur le questionnaire relatif aux genres et aux espèces — un exercice, surtout l’aporie et sa solution, qu’il considérait comme un excursus au commentaire proprement dit du traité porphyrien —, l’ensemble du texte que nous venons de survoler apparaît à l’examen d’une facture plutôt admirable de symétrie et de cohérence, malgré ce que l’on a pu écrire parfois en mauvaise part à son sujet[22], depuis sa présentation et sa paraphrase des questions elles-mêmes, mettant en relief de façon différée la doctrine des incorporels, jusqu’au retour final au questionnaire qui fait de même, en passant par la mise en crise de la problématique à travers une série d’arguments bien tressés couvrant les deux pans d’une disjonction calquée sur Q. 1.1 et Q. 1.2, sans omettre le dénouement de cette crise dont le fil d’Ariane est qu’il y a des incorporels, dont les genres et les espèces, qui existent dans les sensibles, mais que l’esprit parvient à intelliger à part des sensibles pour en saisir la nature par soi, le tout devant être entendu dans une perspective aristotélicienne, méthodologiquement plus séante pour l’interprétation dudit questionnaire, nonobstant la divergence platonicienne toutefois bien signalée en terminant.

Cependant, ayant à l’esprit les « deux modèles », censément conflictuels, « de l’abstraction dans l’aristotélisme » — soit le modèle mathématique (cf. Aristote, De l’âme, III, 7 [431b12-16]) consistant à « “dépouiller (aphaireisthai […])” l’image ou la représentation d’une chose de ses traits individualisants (essentiellement matériels) » versus le modèle « de l’“induction abstractive (epagôgê […])” » (cf. Aristote, Seconds analytiques, II, 19 [100a3-9]) revenant « à “rassembler (epagein […])” des éléments semblables pour les grouper sous une même notion »[23] —, on s’est étonné de les voir, sans aucune explication, juxtaposés abruptement, chez Boèce, dans la solution des arguments aporétiques[24]. De fait, le lecteur attentif de cette solution peut être surpris, après les § 75-84 — où (d’abord avec l’exemple de la ligne, ensuite appliqué aux genres et aux espèces) avait été démontré, contre l’argument b.2 de l’aporie, qu’une intellection non conforme à ce dont elle est intellection peut être valide si cette non-conformité consiste dans le fait d’abstraire un incorporel du sensible dans lequel il existe pour en contempler « la nature incorporelle par soi » —, de voir soudainement — le « Quocirca » introductif n’aidant en rien — les § 85-86 décrire les genres et les espèces non plus comme le fruit d’une division, mais plutôt comme le résultat d’un rassemblement, qui fait d’eux finalement des « pensées colligées » à partir de la ressemblance essentielle « d’individus dissimilaires », dans le cas de l’espèce, et des « différentes espèces », dans le cas du genre. Bref, cette dernière partie de la solution de l’aporie peut paraître contredire ce qui précède et semblait complet en soi, ainsi qu’introduire inopinément, in extremis, des éléments théoriques nouveaux, tels la similitude substantielle et le sujet unique. Comme Boèce reconnaît volontiers sa dette envers Alexandre d’Aphrodise, on s’est à bon droit tourné vers ce dernier pour tenter de trouver une explication au phénomène que nous venons de décrire. C’est sur l’examen d’un des textes alexandriniens en particulier que nous voudrions revenir brièvement.

2. Le témoignage du traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise et les deux abstractions aristotéliciennes

Dans une colossale étude[25], tout à fait remarquable, incroyablement détaillée et portant sur l’ensemble des textes d’Alexandre d’Aphrodise pertinents — entre autres choses — pour la doctrine boécienne de l’abstraction, on a vraisemblablement identifié dans le Περὶ ψυχῆς alexandrinien, pour qui fait le bilan, les sources possibles de tous les éléments clés de l’énigmatique dernière partie (In Isag.2, § 85-88 ; éd. Brandt, p. 166, l. 8-p. 167, l. 7) de la solution de l’aporie des universaux, à savoir les passages suivants : Passage 1 = éd. Bruns[26], p. 83, l. 12 (trad. Bergeron et Dufour[27], p. 200-201) pour la cogitatio collecta (cf. de Libera, L’art des généralités, p. 229, avec la n. 75) ; Passage 2 = éd. Bruns, p. 90, l. 1-10 (trad. Bergeron et Dufour, p. 210-213) pour les deux similitudes (ThSim1-2 : de Libera, L’art des généralités, p. 240) ; Passages 3 et 4 = éd. Bruns, p. 85, l. 14-20 et p. 87, l. 5-23/25 (trad. Bergeron et Dufour, p. 202-205 et 206-209) pour les deux similitudes (ThSim1-2) et/ou pour le sujet unique (ThSU : de Libera, L’art des généralités, p. 127-128 et 241-242).

Tout cela est très éclairant et montre bien l’importance de ces pages du De anima d’Alexandre pour la compréhension de l’arrière-plan gnoséologique de la solution boécienne, mais, croyons-nous, il y a en réalité, dans cette optique même, plus encore à faire ressortir de ce texte si l’on accepte de reconnaître que le Passage 3 ne doit pas seulement retenir l’attention comme l’une des sources envisageables pour la théorie du sujet unique, qui aurait en outre la même redondance que la formulation des deux similitudes, mais d’abord et surtout — de manière quasi inespérée en ces pages clés[28] pour la Quellenforschung — comme la nette affirmation et un notable essai d’explication, par Alexandre d’Aphrodise lui-même, de l’équivalence de ce qui vient tout juste d’être présenté historiographiquement ci-dessus (section II.1.6) comme les deux grands types d’abstraction aristotéliciens supposément incompatibles, soit le mathématique (caractérisé par le fait de séparer [de la matière] d’après l’opération noétique mentionnée dans le traité De l’âme, III, 7 [431b12-16]) et l’inductif (basé sur « la saisie des ressemblances[29] » selon la séquence évoquée dans les Seconds analytiques, II, 19 [100a3-9]), deux « modèles » abstractifs antithétiques dont la juxtaposition inopinée représenterait précisément l’écueil interprétatif des § 85-88 de l’In Isag.2.

Il faut regarder cet insigne passage alexandrinien, partie de l’exposé sur « la puissance rationnelle de l’âme », avec son contexte immédiat[30] :

L’intellect matériel est de cette nature, alors que l’intellect qu’on dit être comme une disposition est la forme, la puissance et la perfection de l’intellect matériel, laquelle disposition naît dans cet intellect à partir de [1] la compréhension de l’universel et [2] la capacité à séparer les formes de la matière, <opérations> qui reviennent en quelque manière à la même chose. En effet, [2] celui qui saisit la forme d’une chose séparément de la matière possède le commun et l’universel (car celui qui saisit la forme de l’homme séparément des conditions matérielles possède l’homme commun, car la différence entre les hommes individuels vient de la matière, puisque les formes selon lesquelles ils sont hommes ne présentent aucune différence), et [1] celui qui voit le commun au sein des individus saisit à son tour la forme séparément de la matière. Car cette forme est en eux commune et identique. Et une telle disposition [cf. 1 et 2] commence à se former dans l’intellect suivant un transfert à partir de l’activité répétée sur les sensibles, car c’est d’eux que l’intellect acquiert une sorte de vision théorétique de l’universel.

Il s’agit donc du passage de l’intellect matériel (« ὁ ὑλικὸς νοῦς ») à l’intellect en disposition (« ὁ ὡς ἕξις » ou « ὁ καθ’ ἕξιν » [νοῦς]), ce dernier apparaissant avec (1) l’appréhension de l’universel (« ἡ τοῦ καθόλου περίληψίς ») et (2) la faculté de « séparer les formes de la matière » (« τὰ εἴδη χωρίζειν ἀπὸ τῆς ὕλης »), deux opérations intellectuelles qui sont dites être « d’une certaine façon identiques entre elles » (« ἃ τρόπον τινὰ ταὐτά ἐστιν ἀλλήλοις »). L’explication de cette équivalence se penche ensuite plus en détail sur la deuxième de ces opérations (saisir la forme en la séparant, par l’intellect, de la matière permet de posséder l’universel — présenté comme synonyme du commun —, car les individus d’une espèce donnée diffèrent entre eux seulement par leur matière, c’est-à-dire nullement par la forme), puis sur la première (embrasser du regard ce qui est commun aux individus — au sens d’identique en eux —, c’est à nouveau saisir leur forme en la séparant, par l’intellect, de la matière). Enfin, le fait qu’une telle disposition, menant à une « vision théorétique de l’universel », apparaisse dans l’intellect matériel « suivant un transfert à partir de l’activité répétée sur les sensibles » concerne sûrement la première opération, mais sans doute aussi la seconde.

Pour prouver que la compréhension — alias l’appréhension — de l’universel dont il est ici question se rattache effectivement à la célèbre doctrine de l’induction (abstractive) des Seconds analytiques, II, 19 [100a3-9], il n’y a qu’à citer un passage antérieur du Περὶ ψυχῆς d’Alexandre d’Aphrodise, décrivant déjà à sa façon le dépassement de l’intellect matériel, où l’expression « περίληψίς […] τοῦ καθόλου » est précédée de la description de l’idiosyncrasique processus cognitif aristotélicien partant des sens, puis passant par la mémoire et l’expérience, pour aboutir à l’universel[31] :

Ainsi, comme je l’ai affirmé, nous possédons dès la naissance l’intellect qui est dit en deux sens être « en puissance » et « matériel », alors que nous acquérons par la suite les intellects en acte et leurs dispositions, grâce à un enseignement quotidien […]. Car l’homme naît doté de sens, et c’est en agissant selon eux qu’il acquiert des représentations. Ainsi, chaque fois qu’il voit, qu’il entend et qu’il perçoit au moyen des autres sens et qu’il reçoit d’eux une empreinte, il a d’abord, par la conservation de ces empreintes, l’habitude de s’en rappeler, et ensuite, à partir de la mémoire et de l’activité répétée des sens sur les sensibles, se produit en lui une transition, due à l’expérience, du « ceci et particulier » au « de cette sorte et universel ». […] La compréhension, comme aussi [= autrement dit] la saisie de l’universel au moyen de la ressemblance entre les sensibles individuels, est la pensée. Car la synthèse des semblables est déjà la tâche de l’intellect [= Passage 1]. Et de même que la sensation en acte se produit au moyen de la saisie des formes sensibles sans la matière, de même aussi la pensée est une saisie des formes sensibles séparément de la matière.

Que ce processus notoire, à l’évidence inductif, ne soit pas qualifié nommément d’abstractif par Alexandre n’a rien de surprenant eu égard au texte fondateur aristotélicien, où le terme abstraction brille aussi par son absence, l’expression « abstraction inductive » ayant été forgée par l’historiographie, non pas par Aristote lui-même (le terme « induction », quant à lui, figure bien, mais une seule fois, dans les Seconds analytiques, II, 19, soit en 100b4 : « δῆλον δὴ ὅτι ἡμῖν τὰ πρῶτα ἐπαγωγῇ γνωρίζειν ἀναγκαῖον »).

Affirmer, comme le fait la fin du long extrait alexandrinien tout juste cité, que la νόησις « est une saisie des formes sensibles séparément de la matière » (éd. Bruns, p. 83, l. 14-15) pourrait sembler, par ailleurs, être une allusion à ce que l’historiographie appelle « l’abstraction mathématique », telle que caractérisée par le traité De l’âme, III, 7 (431b12-16) d’Aristote. Mais la même idée figure presque littéralement, on l’a vu au sujet du Passage 3, dans la description tant de l’opération 1 que dans celle de l’opération 2 pour prouver leur équivalence (éd. Bruns, p. 85, l. 19 et 14). Cette caractérisation de l’activité intellectuelle se retrouve cependant à nouveau, peu après l’illustration de la genèse inductive de la connaissance humaine, dans un passage significatif qui constitue une première présentation de la différence entre sensation et intellect (la seconde étant notre Passage 4, retenu finalement comme le parallèle « le plus convaincant[32] » entre le De anima alexandrinien et la théorie boécienne du sujet unique)[33] :

L’intellect ne saisit donc les formes ni en tant qu’il en devient la matière, ni en tant que ces formes s’accompagnent d’une matière, comme c’est le cas des choses perçues par la sensation : il les contemple en les séparant de toute condition matérielle et en les saisissant uniquement en elles-mêmes.

En plus d’avoir des airs de famille avec une doctrine marquante de Boèce[34], la fin de ce passage recèle une formule (contempler les formes « en les séparant de toute condition matérielle ») aussi présente dans la description de l’opération 2 (saisir la forme « séparément des conditions matérielles »), opération que nous proposons d’assimiler à ce que l’historiographie qualifie d’« abstraction mathématique » en lui assignant comme texte fondateur chez Aristote le traité De l’âme, III, 7, où, à quelques lignes de distance, les termes de l’étiquette apparaissent une fois chacun (431b12 et 15 : « τὰ δὲ ἐν ἀφαιρέσει […] τὰ μαθηματικά »). Foncièrement cette assimilation est certainement valable, mais il faut faire remarquer que même si l’opération 2 est celle qui est la plus souvent mentionnée par Alexandre dans son traité De l’âme[35], il l’exprime toujours directement avec le vocabulaire de la séparation et jamais avec celui de l’abstraction, sauf qu’en un endroit — et un seul — il rapproche les choses mathématiques des formes universelles pensées séparément de la matière (c’est notre passage 2, présenté avec réserve — malgré sa circularité —, comme une source potentielle des deux similitudes boéciennes)[36] :

Ainsi, en ce qui concerne les formes dans la matière, comme je le disais, lorsque de telles formes ne sont pas pensées, aucune d’elles n’est un intellect, s’il est vrai que le fait d’être intelligibles repose pour elles sur le fait d’être pensées. Car les formes universelles et communes ont leur existence dans les êtres particuliers et matériels. C’est lorsqu’elles sont pensées séparément de la matière qu’elles deviennent communes et universelles. Elles sont un intellect lorsqu’elles sont pensées. Si elles ne sont pas pensées, elles ne sont plus un intellect. De la sorte, lorsqu’elles sont séparées de l’intellect qui les pense, elles périssent, s’il est vrai que leur être réside dans le fait d’être pensées. Et les choses obtenues par abstraction, par exemple les choses mathématiques, sont aussi dans la même situation. Un tel intellect est donc corruptible, c’est-à-dire les pensées qui sont de cette nature.

Phénomène absolument remarquable, cette brève allusion à l’abstraction des choses mathématiques est le seul écho du De anima, III, 7 d’Aristote dans le Περὶ ψυχῆς d’Alexandre d’Aphrodise, un traité qui couvre pourtant presque tous les autres chapitres de celui du Stagirite[37]. Pour le dire autrement : le chapitre du traité De l’âme d’Aristote qui contient le texte fondateur que l’historiographie assigne au modèle mathématique de l’abstraction est l’un des seuls qui ne bénéficie pas d’une reprise dans le traité alexandrinien homonyme. De plus, ce passage du Περὶ ψυχῆς d’Alexandre d’Aphrodise que nous venons de citer est le seul endroit du traité où il est question d’abstraction au sens d’une opération noétique, les cinq autres occurrences d’un terme appartenant au réseau de l’ἀφαίρεσις concernent plutôt le fait concret de séparer (en sectionnant une plante ou en enlevant une partie — par exemple : la tête — d’un animal)[38]. Si l’on ajoute que — outre le De anima — des quatre Quaestiones dans lesquelles on a jugé que « l’essentiel du corpus alexandrinien[39] » relatif à l’abstraction est livré, une seule utilise (à quatre reprises[40]) le vocabulaire de l’ἀφαιρεῖσθαι (ce qui ne fait en tout que cinq occurrences noétiques de l’abstraction dans la documentation concernée), les trois autres[41] s’exprimant massivement — comme le De anima — avec le vocabulaire du χωρίζειν, force est d’admettre que, lexicalement parlant, Alexandre d’Aphrodise est bien plus un théoricien de la séparation que de l’abstraction. Il faut aussi noter que, au sujet des formes existant dans la matière (τὰ ἔνυλα εἴδη), le Περὶ ψυχῆς d’Alexandre d’Aphrodise, en sa portion consacrée à l’intellect (éd. Bruns, p. 80, l. 16-p. 92, l. 11), emploie toujours χωρίζειν ou χωρὶς dans un sens épistémique pour faire comprendre que l’intellect a la capacité de séparer ces formes de la matière ou qu’il les intellige séparément de cette dernière (e.g. « τὰ εἴδη χωρίζειν ἀπὸ τῆς ὕλης » [p. 85, l. 12-13] ; « τὰ γὰρ εἴδη χωρὶς ὕλης νοεῖ » [p. 86, l. 29]) », alors que Boèce, dans la partie de l’In Isag.2 traduite ci-après, utilise (§ 62 [2x], § 77 [2x], § 78 [2x]) l’équivalent latin — separare, etc. — en une acception ontologique[42] (la seule exception semblant être le « etsi separentur a corpore » du § 79), réservant le registre épistémique à des termes comme abstractio (§ 77, 83) précisément[43] ou ses synonymes diuisio (§ 83), assumptio (§ 83) — appuyés par les verbes resoluere (§ 79), distinguere (§ 79), aufere (§ 82) — et complétant le tout par une étonnamment longue série d’autres verbes intentionnels ou pris dans une perspective intentionnelle (speculare [§ 79, 82] — qui fait songer aux θεωρεῖ et θεωρῶν alexandriniens [éd. Bruns, p. 84, l. 9 et 21] —, uidere [§ 79], contuere [§ 82], considerare [§ 82], perspicere [§ 82, 84-85], cogitare [§ 83, 85 (2x)-86, 88]).

N’empêche qu’en substance le traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise s’efforce d’expliquer l’équivalence, tout compte fait, de ce que l’histoire de la philosophie désigne, pour les opposer, comme les « deux modèles aristotéliciens de l’abstraction » (on peut maintenant entendre ainsi le diagnostic selon lequel Alexandre veut « montrer l’équivalence des deux aspects que revêt chaque intellection abstractive : [a] la saisie d’une forme intelligible matérielle indépendamment de la matière provoque la saisie de “ce qui est commun et universel”, mais [b] l’appréhension de l’universel revient à effectuer la saisie d’une forme[44] »). Donc, si la spécificité d’Alexandre d’Aphrodise a bien été d’étendre le modèle de l’abstraction mathématique — procédant par séparation — à l’ensemble de la production des universaux[45], ce ne semble pas être consciemment qu’il l’a fait, du moins si l’on observe le phénomène à partir de son Περὶ ψυχῆς. Cette importante constatation est de nature à renforcer l’avis, basé pour sa part sur les autres éléments rappelés au début de cette section, selon lequel « Alexandre est à l’arrière-plan […] de l’ensemble des thèmes abordés par Boèce lui-même[46] » et même, pourrait-on ajouter, de ce que ce dernier énonce en creux.

III. Conclusion

Avec ces indices, en plus du « consentement » déclaré de Boèce au point de vue alexandrinien, on a donc tous les motifs pour prendre au sérieux l’hypothèse que, par une voie directe ou plus probablement détournée et composite[47], Boèce a effectivement puisé dans le matériau doctrinal du traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise — ou dans une de ses Quaestiones susmentionnées, peut-être aussi dans une de ses oeuvres aujourd’hui perdues — sinon le détail du vocabulaire, du moins des éléments, voire le canevas, de son exposé — parce que marqué en outre, indéniablement, du sceau de sa pensée personnelle — sur le questionnaire de Porphyre. En particulier, l’équivalence alexandrinienne des deux « abstractions » aristotéliciennes peut aider à expliquer pourquoi, dans ces pages rédactionnellement bien montées de l’In Isag.2, l’interprète d’aujourd’hui peut trouver deux paradigmes gnoséologiques éventuellement conflictuels pour lui, mais manifestement non reconnus comme tels et, partant, non thématisés de la sorte par Boèce, aux yeux duquel sans doute — comme à ceux de son mentor — il n’y avait pas lieu « de définir une priorité illusoire entre saisie de l’essence et formation d’un universel[48] ». Ainsi renseignés, nous sommes mieux placés pour entrevoir à la fois l’unité — bien réelle — et le développement — à symétrie inversée — de la solution (alexandrino-)boécienne à l’aporie des universaux : ultime notion présentée (§ 88) — donc après l’introduction de la supposée abstraction inductive (§ 85) —, un sujet unique dont le seul référent repérable dans cet exposé sur les universaux semble être la « nature incorporelle par soi » (§ 79), autrement dit — intellectivement saisie par l’abstraction (mathématique) introduite auparavant (§ 77, elle-même vraisemblablement préparée, guidée ou complétée, sur le plan de l’empirie, par l’induction qu’est la cogitatio collecta ensuite décrite[49]) — « la nature des incorporels » observée « seule et pure, comme en soi est la forme elle-même » (§ 82), un sujet unique par ailleurs clairement lié à une similitude substantielle (§ 86) à figure de Janus et dont l’ambiguïté même tient foncièrement à celle de l’intellection qui la révèle[50], une « double similitude » (§ 87) qui permet en tout cas, par sa face existentielle plutôt qu’intellective, de ramener l’attention à l’ancrage de l’universel dans le singulier (ce que, aurait-on pu croire — et croiront toujours d’aucuns, dont Abélard —, avait péremptoirement réfuté la première partie de l’aporie, § 64-69), tout en bénéficiant du sujet unique comme garant, par son unicité justement, contre le redémarrage d’une régression à l’infini telle que décrite par l’argument a.2.1 (§ 67), qui visait, lui, ce que l’on pourrait dénommer la « similitude simple » — un sujet unique d’ailleurs caractérisé (§ 88), faudrait-il oser dire, par une double non-indifférence (en tant qu’ouverte aussi bien à la singularité qu’à l’universalité), plutôt que par une indifférence simple (à l’universel) comme chez Alexandre d’Aphrodise[51] ou bien par une double indifférence binaire (à l’unité et à la pluralité, à l’existence concrète et à l’existence psychique ; en fait une triple indifférence, si l’on distingue aussi celle à la puissance et à l’acte) comme chez Avicenne[52] ; l’ensemble étant destiné à permettre un retour (§ 89) au questionnaire porphyrien avec une réponse positive à chacun des volets de sa première question : oui les genres et les espèces existent d’une certaine façon et oui ils sont intelligés d’une autre façon, car ces natures génériques et spécifiques — incorporelles (la deuxième partie de la deuxième question étant ici retenue) — existent singularisées dans les sensibles, ce qui répond à la fin de la troisième question, mais, pour répondre au début de cette dernière, c’est comme existant par elles-mêmes indépendamment de tout sujet d’inhérence qu’elles sont intelligées (on entend ici l’écho des § 79 et 82 parlant pour ainsi dire de la saisie eidétique, à interpréter de manière aristotélicienne malgré ses accents protophénoménologiques, révélant le sujet unique), le différend autoritaire étalé en dernier lieu (§ 90) mettant en avant, quant à lui, la position platonicienne standard affirmant, contre Aristote, l’existence réelle des genres et des espèces séparés des corps, en plus de leur intellection en tant qu’universaux (une position platonicienne à laquelle, comme il a souvent été rappelé, des passages célèbres du dernier livre de la Consolation de Philosophie montrent que Boèce adhérait foncièrement, quand son rôle d’exégète ne l’obligeait pas à adopter un point de vue aristotélicien [cf. § 91-92]).

Malgré ces éclaircissements rendus possibles, dans une certaine mesure, grâce à la considération des sources de Boèce, le sens exact et la cohérence de toutes les parties de l’exposé boécien, au demeurant magistral, sur le questionnaire de Porphyre seraient — tout compte fait — peut-être encore plus facilement et plus universellement manifestes si son auteur lui avait davantage consacré « temps et ouvrage », en vue d’en expliciter les raccourcis et d’en éclairer les endroits obscurs. Quoi qu’il en soit, pour aller chercher chez l’auteur lui-même d’autres lumières, une étude ultérieure devrait prioritairement se tourner méthodiquement vers celles offertes par les livres II et III de l’In Isag.2, consacrés respectivement au genre et à l’espèce, où l’on trouve, entre autres choses pertinentes — sans être de prime abord toujours parfaitement compatibles —, des précisions[53] sur : 1. les prédicables en tant que prédiqués ou en tant qu’individués (des propos à rapprocher de la description de la double similitude)[54] ; 2. la similitude substantielle comme unité de qualité (avec renvoi à l’In Isag.2, 86)[55] ; 3. les diverses significations de l’espèce (« forme substantielle » ou « unité de qualité », « forme propre » mais accidentelle « de chaque individu », « ce qui est placé sous le genre »)[56] ; 4. la possibilité pour une espèce de n’avoir pour sujet qu’un seul individu (donc son indifférence intrinsèque à l’universalité)[57].

En revanche, l’étude suivante permettra de se faire une idée de l’influence d’éléments clés de l’exposé sur les universaux du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre de Boèce sur la structure et le contenu de la portion correspondante de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard, donc des pages célèbres de son plus brillant lecteur du xiie siècle qui risquent de ne pas être comprises adéquatement — quant à leur dynamique « réactionnelle » et à leurs innovations par infléchissements — si l’on n’est pas conscient que : 1. la considération du réquisit boécien — évoqué en LISPor, § 44 et rappelé au § 55 — de la réalité sujette (donc l’obligation que tout concept soit concept de quelque chose énoncée dans le liminaire de l’argument b en In Isag.2, § 70) détermine pour ainsi dire l’entièreté de la doctrine abélardienne de la triple signification des noms universels, où l’intellection occupe une place centrale (LISPor, § 45-61) ; 2. l’argument d’In Isag.2, § 72 (c’est-à-dire l’argument b.2, selon lequel la non-conformité de l’intellection entraînerait son caractère vain et faux) joue un rôle important dans l’exposé de la théorie abélardienne de l’abstraction (LISPor, § 62-68), Abélard utilisant par ailleurs — dès la LISPor, § 63 — l’In Isag.2, § 79 pour parler de la capacité d’abstraction et de conjonction que l’esprit possède, en modulant son attention (en tant que visée de l’esprit ou intentionnalité, pas en séparant une forme du corps où elle existe, comme chez Boèce), une capacité qui, dans sa version abélardienne, se doit de respecter le statut de la réalité.

Pour l’instant, tout en offrant, en annexes, des compléments d’information sur les sources (en particulier, dans ce cas et ultimement, le Parménide de Platon) et la structure (selon d’autres interprètes) de l’aporie des universaux, il nous reste surtout à formuler quelques remarques sur notre traduction et le texte latin qui l’accompagne.

IV. Remarques sur la traduction et le texte latin

La présente traduction est — à notre connaissance — la première en langue française de l’In « Isagogen » Porphyrii Commentorum Editio secunda, en l’occurrence et plus précisément de la portion de ce commentaire relative à l’exégèse boécienne du questionnaire de Porphyre sur les genres et les espèces[58]. Nous nous sommes efforcés de rendre le plus fidèlement possible, dans la mesure où un respect au moins minimal du génie de la langue française le permettait, le latin encore assez classique de Boèce, mais nettement plus dense que celui de Cicéron. Une fidélité à la structure grammaticale et au choix du vocabulaire qui vise d’abord à rendre compréhensible la pensée même de Boèce, sans en constituer déjà une interprétation, du moins de façon trop marquée et intempestive (il nous a évidemment fallu déterminer, selon notre intelligence du texte, plusieurs pronoms ou relatifs au neutre, les nombreux sujets non exprimés des verbes et les autres ambiguïtés de cette prose latine souvent elliptique, nos ajouts ou suppléances étant placés entre crochets obliques < >).

La division du texte en paragraphes est notre fait, de même que les rubriques — placées donc entre crochets obliques — qui les annoncent, sauf celles de notre partie III, c’est-à-dire de la « Solution de l’aporie », qui reproduisent celles de la section VI du plan de ce passage offert dans A. de Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier (coll. « Philosophie »), 1999, p. 190-191 — ces rubriques libéraniennes ayant des échos particulièrement dans la section II.2 (« Le témoignage du traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise et les deux abstractions aristotéliciennes ») de notre étude ci-dessus[59].

S’appuyant pour l’essentiel sur l’édition fournie par Samuel Brandt (Anicii Manlii Seuerini Boethii In « Isagogen » Porphyrii Commenta, copiis a G. Schepss comparatis suisque usus recensuit S. Brandt, Vindobonae, Tempsky ; Lipsiae, Freytag [coll. « Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum », XLVIII], 1906, p. 158, l. 21-p. 167, l. 20), la seule édition critique — plus que centenaire mais toujours valable — de l’In « Isagogen » Porphyrii Commentorum Editio secunda, notre traduction est commodément accompagnée, dans une colonne parallèle où figurent tous les appels de notes des divers apparats (fournis à la fin sans distinction matérielle), par un texte latin reponctué à l’avenant et arborant, à l’instar de la version française, des numéros de paragraphes allant du <§ 55> au <§ 92> selon notre découpage (les § 1-54 [éd. Brandt, p. 135, l. 1-p. 158, l. 20] n’étant pas présentés ici) — une colonne latine qui indique en outre les pages et les lignes auxquelles correspondent dans l’édition Brandt (ainsi que dans la Patrologia Latina) les rubriques de toutes les parties (0, I-IV) de la colonne française de l’extrait boécien offert ici.

V. Texte et traduction

<BOÈCE>

<Texte latin et traduction du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre, livre I, chapitres 10-11 (éd. Brandt reponctuée, p. 158, l. 21-p. 167, l. 20 [cf. PL, LXIV, col. 82A, l. 5-col. 86A, l. 14] ; division et titres des sections [sauf section III] : C. Lafleur et J. Carrier)>

<Le questionnaire de Porphyre et sa lecture boécienne>

<0. Rappel de la fin du lemme précédent>

(éd. Brandt, p. 158, l. 21-p. 159, l. 2 [PL, LXIV, col. 82A, l. 5-11])

<§ 55> Mais Porphyre se souvient qu’il écrit une introduction et il n’élève pas la forme de traitement au-delà de celle qu’est le mode d’enseignement. Il dit en effet qu’il s’abstient <de toucher> aux noeuds des questions trop profondes, tandis qu’il effleure les <questions> simples par une interprétation ordinaire. Ce que sont en vérité les questions trop profondes qu’il promet de différer, il <l’>expose ainsi :

<§ 55> Sed meminit Porphyrius[1] introductionem sese conscribere neque ultra quam institutionis modus est formam tractatus egreditur. Ait[2] enim se altiorum quaestionum nodis abstinere, simplices uero mediocri coniectura perstringere. Quae uero sint altiores quaestiones quas se differre promittit, ita proponit :

<I. Citation du lemme de l’Isagoge où Porphyre formule son questionnaire ; Prologue exégétique de Boèce et paraphrase explicative du questionnaire>

<I.1. Citation du lemme>

(éd. Brandt, p. 159, l. 3-p. 161, l. 14 [PL, LXIV, col. 82A, l. 12-col. 83A, l. 12])

(éd. Brandt, p. 159, l. 3-9 [PL, LXIV, col. 82A, l. 12-B, l. 2])

<§ 56> « Pour le moment », dit-il, « relativement aux genres et aux espèces, cela certes, <à savoir > : <1> ou <1.1> s’ils subsistent ou <1.2> s’ils sont posés dans les intellections seules et nues <2> ou, <en les admettant> subsistants, <2.1> s’ils sont corporels ou <2.2> incorporels <3> et <3.1> s’<ils sont> séparés des sensibles ou <3.2.1> posés dans les sensibles et <3.2.2> se maintenant en rapport avec eux, je refuserai de <le> dire : très profond en effet est un travail de cette sorte et ayant besoin d’une trop grande recherche ».

<§ 56> « Mox », inquit[3], « de generibus ac speciebus, illud quidem : <1> siue <1.1> subsistunt siue <1.2> in solis nudisque intellectibus posita sunt <2> siue, subsistentia, <2.1> corporalia sunt an <2.2> incorporalia <3> et <3.1> utrum separata a sensibilibus an <3.2.1> in sensibilibus posita et <3.2.2> circa ea constantia[4], dicere recusabo : altissimum enim est huiusmodi negotium et maioris egens inquisitionis ».

<I.2. Prologue>

(éd. Brandt, p. 159, l. 10-17 [PL, LXIV, col. 82B, l. 3-11])

<§ 57> Les questions trop profondes, dit-il, je <les> laisse de côté, de peur que, celles-ci présentées intempestivement à l’esprit du lecteur, je ne perturbe les débuts et les essais de ce <dernier>. Mais afin qu’il ne rendît pas le lecteur tout à fait négligent, de telle sorte que <celui-ci> estimât que, mis à part ce que <l’auteur> lui-même avait dit, rien de plus <n’était> caché, <Porphyre> ajouta cela même dont il avait promis de différer de poursuivre la question, de telle sorte que, en traitant de ces <points> le moins obscurément et le moins à fond <possible>, à la fois il ne répandît pas quelque obscurité devant le lecteur et <que> cependant <ce dernier>, rendu robuste par la science, reconnût ce qu’il pourrait à bon droit chercher.

<§ 57> Altiores, inquit[5], quaestiones praetereo, ne, eis intempestiue lectoris animo ingestis, initia eius primitiasque perturbem. Sed ne omnino faceret neglegentem, ut nihil, praeterquam quod ipse dixisset, lector amplius putaret occultum, id ipsum cuius exequi quaestionem se differre promisit[6] addidit, ut, de his[7] minime obscure penitusque tractando, nec lectori quicquam obscuritatis offunderet et tamen, scientia roboratus, quid quaeri iure posset agnosceret.

<I.3. Paraphrase>

<I.3.0. Liminaire>

(éd. Brandt, p. 159, l. 17-p. 161, l. 7 [PL, LXIV, col. 82B, l. 11-col. 83A, l. 5])

(éd. Brandt, p. 159, l. 17-p. 160, l. 3 [PL, LXIV, col. 82B, l. 11-14])

<§ 58> Or les questions qu’il promet de taire sont et très utiles, et mystérieuses, et mises à l’épreuve certes par de doctes hommes, mais non pas résolues par plusieurs. La première desquelles est de cette sorte.

<§ 58> Sunt autem quaestiones quas sese reticere promittit et perutiles, et secretae, et temptatae quidem a doctis uiris, nec a pluribus dissolutae. Quarum prima est huiusmodi.

<I.3.1. Question no 1>

(éd. Brandt, p. 160, l. 3-9 [PL, LXIV, col. 82B, l. 15-C, l. 8])

<§ 59> Tout ce que l’esprit intellige, ou bien c’est ce qui est constitué dans la nature des réalités qu’il conçoit par intellection et qu’il se décrit à lui-même par la raison, ou bien c’est ce qui n’est pas qu’il se dépeint par imagination vide. Donc on cherche de quelle manière est l’intellection du genre et du reste : intelligeons-nous ainsi les espèces et les genres comme ces <choses> qui sont et à partir desquelles nous saisissons une vraie intellection, ou bien nous jouons-nous de nous-mêmes lorsque nous nous formons par une creuse pensée de l’esprit ces <choses> qui ne sont pas ?

 59> Omne quod intellegit animus, aut id quod est in rerum natura[8] constitutum intellectu concipit et sibimet ratione describit, aut id quod non est uacua sibi imaginatione depingit. Ergo intellectus generis et ceterorum[9] cuiusmodi sit quaeritur : utrumne ita intellegamus species et genera ut ea quae sunt et ex quibus uerum capimus intellectum, an nosmet ipsi nos ludimus cum ea quae non sunt animi nobis cassa cogitatione formamus[10].

<I.3.2. Question no 2>

(éd. Brandt, p. 160, l 9-18 [PL, LXIV, col. 82C, l. 8-D, l. 3])

<§ 60> Que si certes on maintient qu’ils sont et <si> nous disons que c’est d’après ces <choses> qui sont que l’intellection est conçue, alors une autre question plus grande et plus difficile engendre le doute, lorsque se montre la souveraine difficulté de discerner et d’intelliger la nature du genre lui-même. Car, puisqu’il est nécessaire que tout ce qui est soit ou bien corporel ou bien incorporel, il faudra que le genre et l’espèce soient dans l’un de ceux-là, <c’est-à-dire dans le corporel ou bien dans l’incorporel>. Comment sera donc <qualifié> ce que l’on dit ‘genre’ : de ‘corporel’ ou plutôt d’‘incorporel’ ? Et en ef- fet ce qu’il est n’est pas diligemment envisagé, à moins que ne soit reconnu dans lequel de ceux-là, <c’est-à-dire dans le corporel ou bien sans l’incorporel>, il doit être posé.

<§ 60> Quod si esse quidem constiterit et ab his quae sunt intellectum concipi dixerimus, tunc alia maior ac difficilior quaestio dubitationem parit, cum discernendi atque intellegendi generis ipsius naturam summa difficultas ostenditur. Nam, quoniam omne quod est aut corporeum aut incorporeum esse necesse est, genus et species in aliquo horum esse oportebit. Quale erit igitur id quod ‘genus’ dicitur, utrumne ‘corporeum’ an uero ‘incorporeum’ ? Neque enim quid sit diligenter intenditur, nisi in quo horum poni debeat agnoscatur.

<I.3.3. Question no 3>

<I.3.3.1. Question no 3 (la question elle-même)>

(éd. Brandt, p. 160, l. 18-p. 161, l. 7 [PL, LXIV, col. 82D, l. 3-col. 83A, l. 5])

(éd. Brandt, p. 160, l. 18-23 [PL, LXIV, col. 82D, l. 3-9])

<§ 61> Mais encore, lorsque cette question aura été solutionnée, tout <point> ambigu ne sera pas exclu. En effet il y a à la base quelque chose qui, si le genre et l’espèce sont dits être ‘incorporels’, assiège l’intelligence et <la> retient <en> demandant d’être complètement solutionné : subsistent-ils en rapport avec les corps eux-mêmes ou aussi à part des corps semblent-ils être des subsistances incorporelles ?

<§ 61> Sed neque, cum haec soluta fuerit quaestio, omne excludetur ambiguum. Subest enim aliquid quod, si ‘incorporalia’ esse genus ac species dicantur, obsideat intellegentiam atque detineat exsolui postulans : utrum circa corpora ipsa subsistant an et praeter corpora subsistentiae incorporales esse uideantur ?

<I.3.3.2. Question no 3 (les deux sortes d’incorporels)>

(éd. Brandt, p. 160, l. 23-p. 161, l. 7 [PL, LXIV, col. 82D, l. 9-col. 83A, l. 5])

<§ 62> Le fait est qu’il y a deux formes d’incorporels, de telle sorte que les uns peuvent être à part des corps et, séparés des corps, perdurent dans leur incorporalité, comme Dieu, le mental, l’âme, tandis que les autres, bien qu’ils soient incorporels, ne peuvent cependant pas être à part des corps, comme la ligne, ou la surface, ou le nombre, ou les qualités une à une : ces <dernières formes>, quoique nous les proclamions être incorporelles parce qu’elles ne sont nullement étendues en trois dimensions, sont néanmoins dans des corps, de telle sorte qu’elles ne peuvent pas en être arrachées ou bien séparées, ou bien, si elles sont séparées des corps, elles ne demeurent en aucune manière.

<§ 62> Duae quippe incorporeorum formae sunt, ut alia praeter corpora esse possint et, separata a corporibus, in sua incorporalitate perdurent, ut Deus, mens[11], anima, alia uero, cum sint incorporea, tamen praeter corpora esse non possint, ut linea, uel superficies, uel numerus, uel singulae[12] qualitates : quas, tametsi incorporeas esse pronuntiamus quod tribus spatiis minime distendantur, tamen ita in corporibus sunt, ut ab his diuelli nequeant aut separari, aut, si a corporibus separata[13] sint, nullo modo permaneant.

<I.4. Plan : annonce de la démarche des sections à venir>

(éd. Brandt, p. 161, l. 8-14 [PL, LXIV, col. 83A, l. 5-12])

<§ 63> Même s’il est ardu de résoudre ces questions — Porphyre lui-même n’<y> consentant pas pour l’instant —, cependant je <les> aborderai de telle sorte que je ne laisse pas inquiet l’esprit du lecteur et que moi-même je ne consume pas temps et ouvrage dans ces <choses> qui sont à part de la série <d’étapes> de la tâche entreprise. D’abord certes j’exposerai quelques <points> sur l’ambiguïté de la question, tandis qu’ensuite je tenterai de dénouer et de démêler le noeud même du doute.

 63> Quas licet quaestiones arduum sit — ipso interim Porphyrio renuente — dissoluere, tamen adgrediar ut nec anxium lectoris animum relinquam nec ipse in his quae praeter muneris suscepti seriem sunt tempus operamque consumam. Primum quidem pauca sub quaestionis ambiguitate proponam, post uero eundem dubitationis nodum absoluere atque explicare temptabo.

<II. Arguments aporétiques>

<II.1. Énoncé des alternatives>

(éd. Brandt, p. 161, l. 14-p. 164, l. 2 [PL, LXIV, col. 83A, l. 12-col. 84B, l. 9])

(éd. Brandt, p. 161, l. 14-15 [PL, LXIV, col. 83A, l. 12-14])

<§ 64> Les genres et les espèces [1.1] ou bien sont et subsistent [1.2] ou bien sont formés par intellection et par la seule pensée.

<§ 64> Genera et species [1.1] aut sunt atque subsistunt [1.2] aut intellectu et sola cogitatione formantur.

<II.2. Démonstration de la fausseté ou de la conséquence ruineuse des alternatives>

<II.2.1. Démonstration de la fausseté de l’alternative [1.1] par deux arguments (ci-dessous a.1, a.2.1-a.2.2), dont le second est double (ou bien, selon de Libera [L’art des généralités, p. 205], par trois arguments : a.1, a.2 et a.3)>

<II.2.1.0. Liminaire>

(éd. Brandt, p. 161, l. 15-p. 163, l. 19 [PL, LXIV, col. 83A, l. 14-col. 84B, l. 3])

(éd. Brandt, p. 161, l. 15-p. 163, l. 6 [PL, LXIV, col. 83A, l. 14-col. 84A, l. 2])

(éd. Brandt, p. 161, l. 15-16 [PL, LXIV, col. 83A, l. 14-15])

<§ 65> Mais les genres et les espèces ne peuvent pas être. Or cela se comprend à partir de ces <considérations> :

<§ 65> Sed genera et species esse non possunt. Hoc autem ex his intellegitur[14] :

<II.2.1.1. Premier argument : a.1>

(éd. Brandt, p. 161, l. 16-p. 162, l. 3 [PL, LXIV, col. 83A, l. 15-B, l. 14])

 66> En effet tout ce qui est commun en un <même> temps à plusieurs, cela ne pourra pas être un ; à un grand nombre en effet est ce qui est commun, surtout puisqu’une <unique> et même réalité est tout entière en un grand nombre en un <même> temps. En effet si nombreuses que sont les espèces, en toutes il y a un <unique> genre, non pas que les espèces une à une s’en arrachent pour ainsi dire certaines parties, mais <les espèces> une à une en un <même> temps ont le genre tout entier. Par quoi il se fait que le genre tout entier, posé en plusieurs <espèces> une à une en un <même> temps, ne peut pas être un ; et en effet il ne peut pas se faire, puisqu’il est tout entier en plusieurs <espèces> en un <même> temps, qu’il soit en lui-même numériquement un. Que s’il en est ainsi, ce n’est pas quelque chose d’un que pourra être un genre, par quoi il se fait qu’il n’est rien du tout ; tout ce qui est, en effet, est à cause de ceci : parce qu’il est un. Et de l’espèce il convient de dire de même.

 66> Omne[15] enim quod commune est uno tempore pluribus, id unum esse non poterit ; multorum enim est quod commune est, praesertim cum una eademque res in multis uno tempore tota sit. Quantaecumque enim sunt species, in omnibus genus unum est, non quod de eo singulae species quasi partes aliquas carpant, sed singulae uno tempore totum genus habent. Quo fit ut totum genus, in pluribus singulis uno tempore positum, unum esse non possit ; neque enim fieri potest ut, cum in pluribus totum uno sit tempore, in semet ipso sit unum numero[16]. Quod si ita est, unum quiddam genus esse non poterit, quo fit ut omnino nihil sit ; omne enim quod est, idcirco est : quia unum est[17]. Et de specie idem conuenit dici.

<II.2.1.2. Deuxième argument, premier volet : a.2.1 (ou, selon de Libera [L’art des généralités, p. 206-207], a.2)>

(éd. Brandt, p. 162, l. 3-15 [PL, LXIV, col. 83B, l. 14-C, l. 13])

<§ 67> Que si certes un genre (et une espèce) est, mais <est> multiple et non pas numériquement un, il ne sera pas un genre ultime, mais il aura un autre genre superposé, afin qu’il inclue cette multiplicité par la force d’un unique nom. Comme en effet <si l’on prend> plusieurs animaux, puisqu’ils ont quelque chose de similaire, <mais> ne sont cependant pas les mêmes, à cause de cela leurs genres sont cherchés avec soin, de même aussi, puisqu’un genre qui est en plusieurs — et, partant, multiple — possède sa similitude, ce genre est, mais n’est pas un, puisqu’il est en plusieurs : de ce genre encore un autre genre doit être cherché et, quand il aura été trouvé, pour la même raison qui a été dite plus haut, de nouveau un troisième genre est recherché. Et ainsi que la raison procède à l’infini, c’est nécessaire, puisque aucun terme ne s’offre à la démarche.

<§ 67> Quod[18] si[19] est quidem genus (ac species), sed multiplex neque unum numero[20], non erit ultimum[21] genus, sed habebit aliud superpositum genus, quod illam multiplicitatem unius ui nominis[22] includat. Vt enim plura animalia, quoniam habent quiddam simile, eadem tamen non sunt, idcirco eorum genera perquiruntur, ita quoque, quoniam genus quod in pluribus est — atque, ideo, multiplex — habet sui similitudinem, quod genus est, non est uero unum, quoniam in pluribus est : eius generis quoque genus aliud quaerendum est, cumque fuerit inuentum, eadem ratione quae superius dicta est, rursus genus tertium uestigatur. Itaque in infinitum ratio procedat, necesse est, cum nullus disciplinae terminus occurrat.

<II.2.1.3. Deuxième argument, second volet : a.2.2 (ou, selon de Libera [L’art des généralités, p. 207], a.3)>

(éd. Brandt, p. 162, l. 15-p. 163, l. 3 [PL, LXIV, col. 83C, l. 13-D, l. 12])

<§ 68> Que si c’est quelque chose de numériquement un qu’est un genre, il ne pourra pas être commun à un grand nombre. En effet une <unique> réalité, si elle est commune, ou bien elle est commune par parties, et non pas alors commune tout entière, mais ses parties <sont> propres aux <choses> une à une, ou bien elle passe aussi en des temps <différents> à l’usage des <choses> qui <la> possèdent, de telle sorte que <cette chose numériquement une> est commune comme un esclave <est> commun ou un cheval <est commun>, ou bien en un <même> temps elle devient commune à toutes — non pas cependant de telle sorte qu’elle constitue la substance de celles auxquelles elle est commune —, comme <l’>est un théâtre ou quelque spectacle, qui est commun à tous les spectateurs. Un genre, quant à lui, ce n’est selon aucune manière de ces <choses données en exemple> qu’il peut être commun aux espèces : car il doit ainsi être commun de telle sorte qu’il soit et tout entier dans les <choses> une à une et en un <même> temps, et qu’il soit capable de constituer et de former la substance de celles auxquelles il est commun.

<§ 68> Quod[23] si[24] unum quiddam numero genus est, commune multorum esse non poterit. Vna enim res, si communis est, aut partibus communis est, et non iam tota communis, sed partes eius propriae singulorum, aut in usus habentium etiam per tempora transit, ut sit commune[25] ut seruus communis uel equus, aut uno tempore omnibus commune fit — non tamen ut eorum quibus commune est substantiam constituat —, ut est theatrum uel spectaculum aliquod, quod spectantibus omnibus commune est. Genus uero secundum nullum horum modum commune[26] esse speciebus potest : nam ita commune esse debet ut et totum sit in singulis et uno tempore, et eorum quorum commune est constituere ualeat et formare substantiam[27].

<II.2.1.4. Conclusion de l’argument a.2.2-a.2.1 et bilan argumentatif de II.2.1. (pour de Libera [L’art des généralités, p. 207] : conclusion avec renvoi explicite à a.2 et à a.3, mais uniquement implicite à a.1)>

(éd. Brandt, p. 163, l. 3-6 [PL, LXIV, col. 83D, l. 12-col. 84A, l. 2])

<§ 69> C’est pourquoi, s’il n’est ni un, puisqu’il est commun, ni multiple, puisque encore un autre genre de sa multitude doit être recherché, il semblera que le genre n’est pas du tout, et il faut comprendre de même du reste.

<§ 69> Quocirca, si neque unum est, quoniam commune est, neque multa[28], quoniam eius quoque multitudinis genus aliud inquirendum est, uidebitur genus omnino non esse, idemque de ceteris intellegendum est[29].

<II.2.2. Démonstration de la conséquence ruineuse de l’alternative [1.2] par un argument (ci-dessous b) à deux volets (b.1 et b.2 : présentés comme deux arguments par de Libera, L’art des généralités, p. 208) se basant sur le double rapport possible entre l’intellection et la réalité dont est tirée l’intellection>

<II.2.2.0. Liminaire de b (non étiqueté par de Libera, L’art des généralités, p. 208)>

(éd. Brandt, p. 163, l. 6-19 [PL, LXIV, col. 84A, l. 3-B, l. 3])

(éd. Brandt, p. 163, l. 6-10 [PL, LXIV, col. 84A, l. 3-7])

<§ 70> Que si les genres, et les espèces, et le reste sont seulement saisis par intellections, étant donné que toute intellection est faite à partir de la réalité sujette ou bien telle que la réalité se trouve ou bien telle que la réalité ne se trouve pas (car à partir d’aucun sujet une intellection ne peut pas être faite) :

<§ 70> Quod[30] si[31] tantum intellectibus genera et species ceteraque capiuntur, cum omnis intellectus aut ex re fiat subiecta ut sese res habet aut ut sese res non habet[32] (nam ex nullo subiecto fieri intellectus non potest) :

<II.2.2.1. Premier volet : b.1>

(éd. Brandt, p. 163, l. 10-14 [PL, LXIV, col. 84A, l. 7-13])

<§ 71> Si l’intellection du genre, et de l’espèce, et du reste vient à partir de la réalité sujette ainsi que se trouve la réalité elle-même qui est intelligée, alors ils ne sont pas seulement posés dans l’intellection, mais ils consistent aussi dans la vérité des réalités. Et de nouveau il faut rechercher quelle est leur nature — ce que la question précédente cherchait <à savoir>.

<§ 71> Si generis et speciei ceterorumque intellectus ex re subiecta ueniat ita ut sese res ipsa habet quae intellegitur, iam non tantum in intellectu posita sunt, sed in rerum[33] etiam ueritate consistunt. Et rursus quaerendum est quae sit eorum natura — quod superior quaestio uestigabat.

<II.2.2.2. Deuxième volet : b.2>

(éd. Brandt, p. 163, l. 14-19 [PL, LXIV, col. 84A, l. 13-B, l. 3])

<§ 72> Que si l’intellection du genre et du reste est certes tirée à partir d’une réalité, mais non pas ainsi que se trouve la réalité qui est sujette à intellection, il est nécessaire que soit vaine l’intellection qui est certes tirée à partir d’une réalité, non pas cependant ainsi que la réalité se trouve : est en effet faux ce qui est intelligé autrement que la réalité n’est.

<§ 72> Quod si[34] ex re quidem generis ceterorumque sumitur intellectus, neque ita ut sese res habet quae intellectui subiecta est, uanum necesse est esse intellectum qui ex re quidem sumitur, non tamen ita ut sese res habet : id est enim falsum quod aliter atque res est intellegitur.

<II.3 Conclusion de b et bilan argumentatif schématique de II.2.1.-II.2.2., ainsi que conclusion d’ensemble des arguments aporétiques en rapport avec II.1. (pour de Libera [L’art des généralités, p. 208] : seulement « conclusion générale de l’aporie »)>

(éd. Brandt, p. 163, l. 19-p. 164, l. 2 [PL, LXIV, col. 84B, l. 3-9])

<§ 73> Ainsi donc, puisque le genre et l’espèce ne sont pas et que, lorsqu’ils sont intelligés, leur intellection n’est pas vraie, il n’est pas ambigu que toute cette entreprise de discussion doive être mise de côté relativement à ces cinq, <à savoir le genre, l’espèce et le reste>, exposés <ici>, vu que ce n’est ni sur cette réalité qui est ni sur celle de laquelle quelque chose de vrai peut être intelligé ou proféré que l’on enquête.

<§ 73> Sic igitur, quoniam genus ac species nec sunt nec, cum intelleguntur, uerus eorum est intellectus, non est ambiguum quin omnis haec sit deponenda de his quinque propositis disputandi cura, quandoquidem neque de ea re quae sit neque de ea de qua uerum aliquid intellegi proferriue possit inquiritur.

<III. Solution de l’« aporie »/MARENBON = α> (N.B. section III = trad. Lafleur et Carrier avec adaptation de la division d’A. de Libera, L’art des généralités, p. 189-191)

<III.1. Profession de foi alexandrinienne>

(éd. Brandt, p. 164, l. 3-p. 166, l. 8 [PL, LXIV, col. 84B, l. 9-col. 85D, l. 4])

(éd. Brandt, p. 164, l. 3-4 [PL, LXIV, col. 84B, l. 9-11])

 74> C’est en tout cas à présent la question relativement aux <cinq, à savoir le genre, l’espèce et le reste> exposés <ici> ; nous la solutionnerons — <en> nous accordant avec Alexandre <d’Aphrodise> — par ce raisonnement :

<§ 74> Haec quidem est ad praesens de propositis quaestio ; quam nos — Alexandro[35] consentientes — hac ratiocinatione soluemus :

<III.2. Énoncé du principe permettant de résoudre l’aporie : le « théorème de Boèce » (ThBo : Tous les concepts dérivés des choses non conçues telles qu’elles sont disposées ne sont pas nécessairement vides et faux)>

(éd. Brandt, p. 164, l. 5-7 [PL, LXIV, col. 84B, l. 11-14])

 75> Il n’est en effet pas nécessaire, disons-nous, que toute intellection qui certes est faite à partir d’un sujet, non pas cependant tel que le sujet lui-même se trouve, semble, <c’est-à-dire soit jugée>, fausse et vide.

<§ 75> Non enim necesse esse, dicimus, omnem intellectum qui ex subiecto quidem fit, non tamen ut sese ipsum subiectum habet, falsum et uacuum uideri.

<III.2.1. Démonstration du théorème>

<III.2.1.1. Distinction entre composition (ou conjonction) et division>

(éd. Brandt, p. 164, l. 7-12 [PL, LXIV, col. 84B, l. 14-C, l. 4])

 76> Il y a en effet fausse opinion — et non pas plutôt intelligence — dans ces seules <choses> qui sont faites par composition. Si en effet quelqu’un compose et joint par intellection ce qui par nature ne souffre pas d’être joint, nul n’ignore que cela est faux, comme si quelqu’un joignait un cheval et un homme par imagination et faisait le portrait d’un Centaure.

<§ 76> In his enim solis falsa opinio — ac non potius intellegentia — est quae per compositionem fiunt. Si enim quis componat atque coniungat intellectu id quod natura iungi non patitur, illud falsum esse nullus ignorat, ut si quis equum atque hominem iungat imaginatione atque effigiet Centaurum.

<III.2.1.2. Définition de l’abstraction : l’abstraction consiste à concevoir comme séparé ce qui ne peut « persister » à l’état séparé>

(éd. Brandt, p. 164, l. 12-16 [PL, LXIV, col. 84C, l. 5-10])

<§ 77> Que si cela est fait par division et par abstraction, certes la réalité ne se trouve pas ainsi qu’est l’intellection, cependant cette intellection n’est pas le moindrement fausse : il y a en effet plusieurs <choses> qui ont leur être en d’autres dont ou bien elles ne peuvent pas du tout être séparées ou bien, si elles <en> ont été séparées, elles ne subsistent d’aucun point de vue.

<§ 77> Quod si[36] hoc per diuisionem et per abstractionem[37] fiat, non quidem ita res sese habet ut intellectus est, intellectus tamen ille minime falsus est : sunt enim plura quae in aliis esse suum habent ex quibus aut omnino separari non possunt aut, si separata fuerint, nulla ratione subsistunt.

<III.2.1.2.1. Statut des objets mathématiques relativement à l’abstraction. L’exemple de la ligne géométrique>

(éd. Brandt, p. 164, l. 16-2 [PL, LXIV, col. 84C, l. 10-15])

<§ 78> Et pour que cela nous soit rendu manifeste en un exemple répandu, une ligne certes est quelque chose dans un corps et, ce qu’elle est, elle <le> doit au corps, c’est-à-dire : elle conserve son être par le corps. Ce qui se montre ainsi : si en effet elle est séparée du corps, elle ne subsiste pas ; qui en effet a-t-il jamais saisi par quelque sens <que ce soit> une ligne séparée d’un corps ?

<§ 78> Atque ut hoc nobis in peruagato exemplo manifestum sit, linea in corpore quidem est aliquid et, id quod est, corpori debet, hoc est : esse suum per corpus retinet. Quod docetur ita : si enim separata sit a corpore, non subsistit ; quis enim umquam sensu ullo separatam a corpore lineam cepit ?

<III.2.1.2.2. Application du modèle de l’abstraction géométrique aux prédicables>

<III.2.1.2.2.1. Règle générale : les incorporels existant dans des corps et perçus par la sensation en relation à des corps peuvent en être séparés par la pensée et considérés comme s’ils existaient à part des corps>

(éd. Brandt, p. 164, l. 21-p. 166, l. 8 [PL, LXIV, col. 84D, l. 1-col. 85B, l. 7])

(éd. Brandt, p. 164, l. 21-p. 165, l. 8 [PL, LXIV, col. 84D, l. 1-12])

<§ 79> Mais l’esprit, quand il a saisi en lui par les sens des réalités confuses et mélangées, les distingue par une force propre et par la pensée. En effet toutes les réalités incorporelles de cette sorte ayant leur être dans des corps, le<s> sens nous <les> transmet<tent> avec les corps eux-mêmes, mais au contraire l’esprit, auquel appartient le pouvoir et de composer les <choses> disjointes et de détacher les <choses> composées, distingue ainsi les <choses> qui par les sens sont transmises confuses et jointes aux corps, de telle sorte qu’il contemple et voie la nature incorporelle par soi et sans les corps dans lesquels elle est concrétisée. Différentes en effet sont les propriétés des incorporels mélangés aux corps, même si <ces incorporels> sont séparés du corps.

<§ 79> Sed animus, cum confusas res permixtasque in se a sensibus cepit, eas propria ui et cogitatione distinguit. Omnes enim huiusmodi res incorporeas in corporibus esse suum habentes, sensus cum ipsis nobis corporibus tradit, at uero animus, cui potestas est et disiuncta componere et composita resoluere, quae a sensibus confusa et corporibus coniuncta traduntur ita distinguit, ut incorpoream naturam per se ac sine corporibus in quibus est concreta speculetur et uideat. Diuersae[38] enim proprietates sunt incorporeorum corporibus permixtorum, etsi separentur a corpore.

<III.2.1.2.2.2. Application de la règle générale aux prédicables : grâce à l’abstraction, la « nature » des « choses » qui existent dans les corps peut être contemplée pour elle-même ainsi que les « propriétés » de ces « choses »>

(éd. Brandt, p. 165, l. 9-p. 166, l. 8 [PL, LXIV, col. 84D, l. 12-col. 85B, l. 7])

<§ 80> Les genres, donc, et les espèces, et le reste se retrouvent ou dans les réalités incorporelles ou dans celles qui sont corporelles.

<§ 80> Genera ergo et species ceteraque uel in incorporeis rebus uel in his quae sunt corporea reperiuntur.

<§ 81> Et si l’esprit les découvre dans les réalités incorporelles, il a sur-le-champ une intellection du genre des incorporels.

<§ 81> Et si ea in rebus incorporeis inuenit animus, habet ilico incorporeorum[39] generis intellectum.

<§ 82> Tandis que si <l’esprit> regarde attentivement les genres et les espèces des réalités corporelles, il enlève — comme il a coutume — des corps la nature des incorporels et <l’>observe seule et pure, comme en soi est la forme elle-même. Ainsi quand l’esprit reçoit ces incorporels mélangés aux corps, <les> divisant, il <les> contemple et <les> considère.

<§ 82> Si uero corporalium rerum genera speciesque perspexerit, aufert — ut solet — a corporibus incorporeorum naturam et solam puramque, ut in se ipsa forma est, contuetur. Ita haec cum accipit animus permixta corporibus incorporalia, diuidens, speculatur atque considerat.

<§ 83> Que personne donc ne dise que nous pensons la ligne faussement, parce que nous la saisissons ainsi mentalement comme si elle était à part des corps, quoiqu’elle ne puisse pas être à part des corps. En effet ne doit pas être estimée être fausse toute intellection qui est saisie à partir des réalités sujettes autrement que ces réalités elles-mêmes se trouvent, mais, comme il a été dit plus haut, celle-là certes est fausse qui le fait en composition, comme, lorsque joignant un homme et un cheval, elle estime qu’il y a un Centaure ; tandis que <celle> qui effectue cela en divisions, et <en> abstractions, et <en> assomptions à partir de ces réalités dans lesquelles <ces incorporels> sont, non seulement n’est pas fausse, mais encore elle seule peut découvrir ce qui est vrai dans une propriété.

<§ 83> Nemo ergo dicat falso nos lineam cogitare, quoniam ita eam mente capimus quasi praeter corpora sit, cum praeter corpora esse non possit. Non enim omnis qui ex subiectis rebus capitur intellectus aliter quam sese ipsae res habent falsus esse putandus est, sed, ut superius dictum est[40], ille quidem qui hoc in compositione facit falsus est, ut, cum hominem atque equum iungens, putat esse Centaurum ; qui uero id in diuisionibus et abstractionibus assumptionibusque ab his rebus in quibus sunt efficit[41], non modo falsus non est, uerum etiam solus id quod in proprietate uerum est inuenire potest.

<§ 84> Ainsi donc les réalités de cette sorte sont dans les corporels et dans les sensibles, mais elles sont intelligées à part des sensibles, afin que la nature de ces <incorporels> puisse être regardée attentivement et <leur> propriété, comprise.

<§ 84> Sunt igitur huiusmodi res in corporalibus atque in sensibilibus, intelleguntur autem praeter sensibilia, ut eorum natura perspici et proprietas ualeat comprehendi.

<III.3. Théorie générale de l’abstraction>

<MARENBON = β>

<III.3.1. Genèse du processus abstractif : théorie de la similitudo collecta/MARENBON = β1>

(éd. Brandt, p. 166, l. 8-p. 167, l. 7 [PL, LXIV, col. 85B, l. 7-D, l. 4])

(éd. Brandt, p. 166, l. 8-21 [PL, LXIV, col. 85B, l. 7-C, l. 8])

(éd. Brandt, p. 166, l. 8-14 [PL, LXIV, col. 85B, l. 7-14])

<§ 85> C’est pourquoi, quand les genres et les espèces sont pensés, alors leur similitude est colligée à partir des <choses> une à une dans lesquelles ils sont, comme à partir des hommes un à un dissimilaires entre eux <est colligée> la similitude de l’humanité, laquelle similitude pensée par l’esprit et regardée attentivement avec véracité devient l’espèce ; de ces différentes espèces de nouveau la similitude considérée — laquelle ne peut être que dans les espèces elles-mêmes ou bien dans les individus de ces <dernières> — effectue le genre.

<§ 85> Quocirca, cum genera et species cogitantur, tunc ex singulis in quibus sunt eorum similitudo colligitur, ut ex singulis hominibus inter se dissimilibus humanitatis similitudo, quae similitudo cogitata animo ueraciterque perspecta fit species[42] ; quarum specierum rursus diuersarum similitudo considerata — quae nisi in ipsis speciebus aut in earum indiuiduis esse non potest — efficit[43] genus.

<III.3.2. Redéfinition des genres et des espèces dans le cadre de 3.1./MARENBON = β2>

(éd. Brandt, p. 166, l. 14-18 [PL, LXIV, col. 85B, l. 14-C, l. 4])

<§ 86> Et ainsi ces <genres et espèces> sont certes dans les singuliers, tandis qu’ils sont pensés <comme> universaux ; et l’espèce doit être estimée n’être rien d’autre que la pensée colligée à partir de la similitude substantielle d’individus dissimilaires numériquement, tandis que le genre, <n’être rien d’autre que> la pensée colligée à partir de la similitude des espèces.

<§ 86> Itaque haec sunt quidem in singularibus, cogitantur uero uniuersalia ; nihilque aliud species esse putanda est nisi cogitatio collecta ex indiuiduorum dissimilium numero substantiali similitudine, genus uero cogitatio collecta ex specierum similitudine[44].

<III.3.3. Exposé de la théorie du « sujet unique » (= ThSu)>

<III.3.3.1. Statut ontologique des genres et des espèces redéfinis en 3.2 : théorie du « sujet unique » du particulier et de l’universel (= ThSu1 : la même chose x est à la fois particulière et universelle)/MARENBON = β3>

(éd. Brandt, p. 166, l. 18-21 [PL, LXIV, col. 85C, l. 4-8])

<§ 87> Mais cette similitude, quand elle est dans les singuliers, devient sensible, quand elle <est> dans les universaux, devient intelligible ; et, de la même manière, quand elle est sensible, elle demeure dans les singuliers, quand elle est intelligée, elle devient universelle.

 87> Sed haec similitudo, cum in singularibus est, fit sensibilis, cum in uniuersalibus, fit intellegibilis ; eodemque modo, cum sensibilis est, in singularibus permanet, cum intellegitur, fit uniuersalis[45].

<III.3.3.2. Statut noétique des genres et des espèces redéfinis en 3.2 : théorie du « sujet unique » de la sensation et de l’intellection (= ThSu2 : la même chose x est à la fois le sujet de la sensation, qui perçoit x avec les conditions sensibles qui font de x une chose particulière (i.e. un x : x1 ou x2 ou x3… ou xn) et le sujet de la pensée qui perçoit x sans ces conditions, i.e. comme ce qui est prédicable de tous les ‘x’>

(éd. Brandt, p. 166, l. 22-p. 167, l. 7 [PL, LXIV, col. 85C, l. 8-D, l. 4])

<§ 88> <Les genres et les espèces> subsistent donc en rapport avec les sensibles, mais ils sont intelligés à part des corps. <MARENBON = γ (PL, LXIV, col. 85C, l. 9-D, l. 4 ; éd. Brandt, p. 166, l. 23-p. 167, l. 7)> Et rien n’empêche en effet que deux réalités dans le même sujet soient différentes par le point de vue <ou la notion>, comme la ligne convexe et <la ligne> concave : ces réalités, bien qu’elles soient exprimées par des définitions différentes et que leur intellection soit différente, se retrouvent cependant toujours dans le même sujet ; c’est en effet la même ligne qui est à la fois concave et convexe. Ainsi aussi pour les genres et les espèces, c’est-à-dire il y a certes pour la singularité et l’universalité un <unique> sujet, mais d’une manière il est universel, quand il est pensé, d’une autre <manière il est> singulier, quand il est senti dans les réalités dans lesquelles il a son être.

<§ 88> Subsistunt ergo circa sensibilia, intelleguntur autem praeter corpora. <MARENBON = γ (PL, LXIV, col. 85C, l. 9-D, l. 4 ; éd. Brandt, p. 166, l. 23-p. 167, l. 7)> Neque enim interclusum est ut duae res eodem in subiecto sint ratione[46] diuersae, ut linea curua[47] atque caua[48] : quae res, cum diuersis definitionibus terminentur diuersusque earum intellectus sit, semper tamen in eodem subiecto reperiuntur ; eadem enim linea caua, eadem curua est. Ita quoque generibus et speciebus, id est singularitati et uniuersalitati unum quidem subiectum est, sed alio modo uniuersale est, cum cogitatur, alio singulare, cum sentitur in rebus his in quibus esse suum habet[49].

<IV. Retour au questionnaire de Porphyre>

<IV.1. Réponses aux trois problèmes>

(éd. Brandt, p. 167, l. 7-20 [PL, LXIV, col. 85D, l. 4-col. 86A, l. 14])

(éd. Brandt, p. 167, l. 7-12 [PL, LXIV, col. 85D, l. 4-col. 86A, l. 4])

<§ 89> Donc une fois ces <distinctions> exprimées, toute la question, à ce que je crois, est résolue : [Ad1] en effet les genres et les espèces eux-mêmes subsistent certes d’une manière, tandis qu’ils sont intelligés d’une autre ; [Ad2] et ils sont incorporels ; [Ad3] mais joints aux sensibles ils subsistent dans les sensibles, tandis qu’ils sont intelligés comme subsistant par eux-mêmes et non pas <comme> ayant leur être en d’autres.

<§ 89> His igitur terminatis, omnis, ut arbitror, quaestio dissoluta est : ipsa enim genera et species subsistunt quidem alio modo, intelleguntur uero alio[50] ; et sunt incorporalia ; sed sensibilibus iuncta subsistunt in sensibilibus, intelleguntur[51] uero ut per semet ipsa subsistentia ac non in aliis esse suum habentia.

<IV.2. Différend Platon-Aristote dans la mouvance de [Ad3]>

(éd. Brandt, p. 167, l. 12-15 [PL, LXIV, col. 86A, l. 4-9])

<§ 90> Mais Platon estime que les genres, et les espèces, et le reste ne sont pas seulement intelligés <comme> universaux, mais encore qu’ils sont et subsistent à part des corps ; tandis qu’Aristote estime qu’ils sont certes intelligés <comme> incorporels et universaux, mais qu’ils subsistent dans les sensibles.

<§ 90> Sed Plato genera et species ceteraque non modo intellegi uniuersalia, uerum etiam esse atque praeter corpora subsistere putat ; Aristoteles uero intellegi quidem incorporalia atque uniuersalia, sed subsistere in sensibilibus putat.

<IV.3. Position exégétique de Boèce>

(éd. Brandt, p. 167, l. 15-20 [PL, LXIV, col. 86A, l. 9-14])

<§ 91> Je n’ai pas jugé que de trancher entre leurs avis était approprié : c’est en effet d’une philosophie trop profonde.

<§ 91> Quorum diiudicare sententias aptum esse non duxi : altioris enim est philosophiae.

<§ 92> Quant à la raison pour laquelle nous avons suivi plus studieusement l’avis d’Aristote, ce n’est pas que nous l’approuvions au plus haut point, mais c’est parce que ce livre-ci a été écrit en vue des Prédicaments, dont Aristote est l’auteur.

<§ 92> Idcirco uero studiosius Aristotelis sententiam executi sumus, non quod eam maxime probaremus[52], sed quod hic liber ad Praedicamenta conscriptus est, quorum Aristoteles est auctor.

Traduction C. Lafleur et J. Carrier

Texte latin revu et reponctué par C. Lafleur et J. Carrier