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Pécher n’est pas un crime : voilà qui résume la conception du péché d’Ivan Illich. Cette idée n’a certes rien de complètement nouveau ni d’absolument original. Toutefois, la façon dont Illich amalgame une perspective historique sur le sujet et une contemplation animée par sa foi personnelle lui donne une consistance et une force de résonance unique. Ivan Illich était un penseur libre, à la fois théologien, historien et philosophe. Ses écrits traversent les disciplines sans égard pour les frontières entre elles. Il fut surtout connu dans les années 1970 et 1980 pour ses critiques des systèmes d’éducation, de santé et de transports[1]. Pourtant, quand, à la fin de sa vie, dans une série d’entretiens avec le journaliste de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) David Cayley, il cherche à définir le cadre et la posture de sa pensée, c’est au sein de la foi chrétienne et, plus précisément, en fidélité au Christ et à la figure du Samaritain de la parabole évangélique qu’il se dessine à travers sa réponse[2]. Illich était prêtre et profondément croyant, bien qu’il ait renoncé à exercer tout ministère après avoir eu des démêlés avec les autorités ecclésiales à la fin des années 1960. Malgré sa position critique face à l’Église comme institution, il est toujours resté fidèle à sa foi. Sa réflexion sur le péché reflète cette position, cette manière d’inscrire une fidélité dans sa dissidence, ou plutôt, d’inscrire sa fidélité comme dissidence.

Les lignes qui suivent introduisent d’abord les éléments centraux de la pensée d’Illich qui forment l’arrière-plan de sa conception du péché, puis exposent celle-ci, avant de déployer une réflexion sur sa résonance actuelle. Comme plusieurs éléments de l’architecture chrétienne, la notion de péché continue à circuler, d’une manière ou d’une autre, entre nous. Ainsi, les dernières pages se présentent comme une tentative de capter cette résonance, en élargissant la réflexion pour inclure le pardon et la confession, et d’interroger directement le sens que peut prendre le péché aujourd’hui, dans une société laïque où Dieu ne domine plus l’horizon des gens.

I. Le contexte général de la pensée d’Illich : l’Incarnation et la parabole du Samaritain

Le sens qu’Illich donne au péché émerge de l’interprétation qu’il fait de l’Incarnation et de la parabole du Samaritain. Pour Illich, l’Incarnation est un événement dont le caractère historique ne peut être éludé même par ceux qui n’adhèrent pas à la religion chrétienne : « Belief refers to what exceeds history, but it also enters history and changes it forever[3] », dit-il. Même pour ceux qui ne croient pas que le divin s’est réellement fait chair, le fait que des centaines puis des milliers et des millions de personnes y aient cru pendant des siècles a profondément modifié la face du monde et le déroulement de l’histoire, parce que ces centaines, milliers, millions de personnes ont façonné leur vie, leurs interactions et leur environnement selon une vision du monde qui repose sur la croyance en une telle incarnation de Dieu, telle qu’énoncée dans l’Évangile par la phrase Logos sarx egeneto (Jn 1,14) (couramment traduite par « [Et] le Verbe s’est fait chair »), et ensuite relayée par l’institution ecclésiale.

Réfléchissant au sens de cet événement historique, Illich retourne à la phrase en grec et s’attarde à une traduction un peu différente : « If you look the Greek word logos up in the dictionary, you’ll find that it means proportion or proportionality or fit before it means what we call a word. The word of God was the relationship of God to himself, as theologians later on said[4] ». Pour Illich, c’est cette relation qui a pris forme humaine, une fois dans l’histoire : Dieu s’est fait chair en tant qu’être-en-relation, en tant qu’être-avec[5]. C’était désormais par la relation charnelle que les humains pouvaient être avec lui : le voir, le toucher, le sentir et l’écouter. Cette possibilité — de toucher à Dieu, d’être avec lui, dans le monde et la chair — une fois survenue reste ouverte. Par l’Incarnation, la chair elle-même est devenue relation divine. En d’autres mots : depuis l’Incarnation, le divin existe dans ce monde-ci, non pas dans tel homme ni même dans l’être humain comme tel, mais dans l’être-avec (toi-avec-moi, l’un-avec-l’autre).

C’est ce qui amène Illich à dire que le geste du Samaritain envers l’homme battu dans le fossé, dans la parabole, prolonge l’Incarnation :

I believe, as I hope you do, in a God who is enfleshed, and who has given the Samaritan, as a being drowned in carnality, the possibility of creating a relationship by which an unknown, chance encounter becomes for him the reason for his existence, as he becomes the reason for the other’s survival — not just in a physical sense, but in a deeper sense, as a human being. This is not a spiritual relationship. This is not a fantasy. This is not merely a ritual act which generates a myth. This is an act which prolongs the Incarnation. Just as God became flesh and in the flesh relates to each one of us, so you are capable of relating in the flesh, as one who says ego, and when he says ego, points to an experience which is entirely sensual, incarnate, and this-worldly, to that other man who has been beaten up[6].

Dieu s’étant incarné, il a donné au Samaritain — et, à ce compte, à chacun d’entre nous, le Samaritain étant une figure sous laquelle chacun peut se reconnaître, et Illich passe souvent, lorsqu’il discute de cette parabole, du « il » au « je », prenant lui-même la place du Samaritain — la possibilité de prolonger l’Incarnation en établissant, dans sa propre chair, une relation à un autre. Le discours d’Illich, dans son accumulation de dénégations, dit la difficulté, pour la pensée, à saisir cet amalgame problématique de matériel (physique, charnel) et de spirituel. « [N]ot just in a physical sense », « not a spiritual relationship », « not a fantasy », « not merely a ritual act » : en fait, lorsqu’il tente de décrire la relation, Illich piétine à la frontière entre l’esprit et la matière, et ce piétinement discursif place, sur le plan du discours qui se déploie sous nos yeux, la relation au lieu même de l’Incarnation.

De son interprétation de la parabole découle la conception qu’Illich se fait de l’être humain : pour lui, nous sommes des êtres constitués par une relation libre, incarnée et gratuite comme celle entre le Samaritain et l’homme dans le fossé. C’est ce que suggère le commentaire qu’Illich fait à propos du « je », « ego », à la fin du passage cité au paragraphe précédent : « je », « ego » renvoie non pas à un sujet constitué par son rapport à lui-même, son histoire personnelle ou ses caractéristiques physiques ou morales, mais plutôt par une expérience incarnée et sensuelle de rapport à un autre homme. Il réitère et développe cette idée lorsqu’il déclare :

Like the Samaritan, we are critters that find their perfection only by establishing a relationship, and this relationship is arbitrary from everybody else’s point of view, except the Samaritan’s, because he does it on the call of the beaten-up Jew[7].

Illich insère ici une nuance : cette relation est appel et réponse. Elle naît d’un geste esquissé en réponse à l’appel d’un autre plutôt que dicté par une norme éthique ou par les règles qui régissent, à l’intérieur d’un groupe donné, les comportements à adopter envers diverses catégories de « prochains ». Elle est donc susceptible de paraître arbitraire aux yeux des autres, alors que l’observance des règles est toujours intelligible pour le groupe qu’elles structurent. Cette nuance vient de l’interprétation qu’Illich fait de la parabole du Samaritain, une interprétation qui, raconte-t-il à David Cayley au cours d’un de leurs entretiens, n’est pas celle qui a dominé dans les sermons religieux entre le iiie et xixe siècle :

Once, some thirty years ago, I made a survey of sermons dealing with this story of the Samaritan from the early third century into the nineteenth century, and I found out that most preachers who commented on that passage felt that it was about how one ought to behave toward one’s neighbour, that it proposed a rule of conduct, or an exemplification of ethical duty. I believe that this is, in fact, precisely the opposite of what Jesus wanted to point out. He had not been asked, how should one behave towards one’s neighbour, but rather, who is my neighbour ? And what he said, as I understand it, was, My neighbour is who I choose, not who I have to choose. There is no way of categorizing who my neighbour ought to be[8].

Il y a là, pour Illich, une radicale nouveauté qui entre dans le monde avec Jésus : l’idée que mon prochain n’est pas défini par des règles d’appartenance ethnique, que ce n’est pas le groupe ou la famille ou la caste qui détermine ce choix. Au contraire : la relation d’amour (amitié, charité, souci pour l’autre) est un libre choix. Dans le récit qu’Illich fait de l’histoire occidentale du rapport à l’autre et à la collectivité, jusqu’à la venue de Jésus, l’être-avec était avant tout déterminé comme collectivité (la famille, le clan, l’ethnie, la citoyenneté) régie par des normes, et ceux qui en faisaient partie se définissaient comme membres de cette collectivité. La texture de cet être-ensemble a été transformée par la venue d’un homme, en chair et en os, qui était Dieu (ou fut dit Dieu) et par l’effet de son enseignement. La parabole racontée par Jésus et la simple notion que Dieu se soit fait chair humaine, infusant par là toute chair humaine — tout être humain en tant qu’être singulier — d’une nouvelle dignité[9], ont tracé un chemin hors du cadre qui régissait jusque-là le rapport à l’autre.

In antiquity, hospitable behaviour, or full commitment in my action to the other, implies a boundary drawn around those to whom I can behave in this way. […] Jesus taught the Pharisees that the relationship which he had come to announce to them as most completely human is not one that is expected, required or owed. It can only be a free creation between two people, and one which cannot happen unless something comes to me through the other, by the other, in his bodily presence[10].

C’est ce qu’Illich décrit comme une nouvelle dimension d’amour, une dimension ouverte par l’Incarnation et la prédication de Jésus. Celles-ci inaugurent une liberté dont il souligne le caractère vertigineux dans un entretien radiophonique avec Jerry Brown en 1996 :

I can choose. I have to choose. I have to make my mind up whom I will take into my arms, to whom I will lose myself, whom I will treat as that vis-à-vis that face into which I look which I lovingly touch with my fingering gaze, from whom I accept being who I am as a gift[11].

Ce choix qui peut paraître arbitraire aux yeux des autres se fonde sur une réponse viscéralement ressentie à un appel. Illich souligne le côté incarné de la relation. Il insiste à plusieurs reprises sur le mouvement des entrailles du Samaritain ému par l’homme battu dans le fossé[12]. Il revient au texte grec, au verbe grec utilisé par Luc qui transpose l’hébreu rhacham, compassion viscérale, mouvement des entrailles.

In the Gospel story of the Samaritan, as I told you yesterday, it says that the Samaritan felt moved in his belly, in his entrails — splágchnon in the Greek. That the Samaritan felt touched in his innards would probably be the most respectable way of saying it in English […]. He felt a sense of dis-ease in his belly when he looked at that Jew in the ditch. That beaten-up one provoked in him a bodily sense of dis-ease. This dis-ease was a gift from the other. Theologians call this grace, or sanctifying grace, but I don’t want to go into that[13].

Ce qui est donné n’est plus une règle de conduite, donnée par la collectivité ou la tradition, mais un malaise (« dis-ease ») viscéral. Il m’est donné par l’autre ou à travers l’autre par Dieu, qu’Illich évoque et révoque du même souffle en nommant la grâce des théologiens et son refus de l’engager dans la discussion. Ce qui est donné — a été donné une fois dans l’histoire et ne cesse de se donner —, c’est la chair digne, divine, remuée par la vue de cet autre-ci, chair qui est donc elle-même rapport incarné : mon corps en tant qu’être-avec. Ainsi, lorsqu’il nous présente (à nous-mêmes, c’est-à-dire nous appelle à nous considérer) comme créatures qui trouvons perfection dans une relation à l’autre, lorsqu’il souligne que cette relation semble arbitraire à tous sauf à soi-même, à moi, à moi à la place du Samaritain qui agit en réponse à l’appel d’un homme blessé trouvé sur mon chemin, c’est de cette compassion viscérale qu’il parle. Elle forme l’étoffe de la « nouvelle dimension d’amour[14] » ouverte dans le monde par Jésus.

II. Le péché

Toutefois, ce qui s’ouvre dans le monde avec l’Incarnation et la prédication de Jésus, ce n’est pas seulement une nouvelle manière d’être-les-uns-avec-les-autres, une nouvelle forme de relation libre, gratuite, et pleinement incarnée ; c’est aussi son inévitable revers : la possibilité de sa rupture, de sa faillite, de son déni. Cette nouvelle forme de trahison est aussi personnelle et incarnée que l’amour qu’elle affirme en y manquant.

By opening this new possibility of love, this new way of facing each other, this radical foolishness, as I called it earlier, a new form of betrayal also became possible. Your dignity now depends on me and remains potential so long as I do not bring it into act in our encounter. This denial of your dignity is what sin is[15].

Si la dignité de l’autre dépend dorénavant de moi, de ma capacité à entendre son appel, à y répondre, à accepter la relation qu’il m’offre, et que rien ne vient garantir ni la relation (car aucune règle ni coutume ne m’y oblige), ni même la capacité de ma part à m’y engager (car il ne s’agit pas d’un réflexe, d’une réponse automatique qui viendrait toujours), si, en d’autres mots, cette relation est véritablement libre et gratuite, alors existe la possibilité que j’y manque. Que je n’entende pas. Que je défaille, me détourne, me dérobe, me défile. C’est là le sens du péché selon Illich, « a betrayal of the new and free love[16] », la trahison d’une vocation qui est la mienne propre, mise au monde par l’Incarnation et une parabole qui ont changé l’histoire ; c’est aussi et surtout la sensation intime de ce manquement.

Ce n’est pourtant pas le sens qui est parvenu jusqu’à nous : « This dimension of very personal, very intimate failure », explique Illich, « is changed through criminalization, and through the way in which forgiveness becomes a matter of legal remission[17] ». En renvoyant aux travaux de Paolo Prodi sur le sujet, il retrace les grandes lignes de l’histoire de cette criminalisation du péché, c’est-à-dire du processus par lequel le péché devient l’équivalent d’un crime ou d’une infraction à une loi[18]. L’Église, à partir du moment où elle obtient un statut officiel sous l’empereur Constantin (au ive siècle), poursuit un mouvement d’institutionnalisation. Elle est d’abord investie d’un pouvoir légal, de sorte que ses dirigeants bénéficient du même statut que les magistrats romains. Éventuellement, le pape en vient à disposer d’une juridiction au même titre que l’empereur. Ce pouvoir prend corps et effet — littéralement : le pouvoir légal de l’Église pénètre dans les coeurs et les corps — à travers l’imposition de la confession obligatoire avec le quatrième concile de Latran (en 1215), qui donne une forme institutionnalisée et obligatoire à des pratiques qui avaient déjà commencé à s’implanter, bien que de manière inégale selon les régions[19]. Selon Illich, la confession institutionnalisée modifie le sens du péché qui a prévalu au cours du premier millénaire chrétien :

It becomes the transgression of a norm because I must accuse myself before a priest, who is a judge, of having transgressed a Christian law. Grace becomes juridical. Sin acquires a second side, that of the breaking of the law. This implies that in the second millennium the charity, the love of the New Testament has become the law of the land and has put into shadow the more horrible side of sin which is that of the personal offence — against God, against my wife, against the woman with whom I broke my fidelity[20].

Le point focal de ce qui est vécu est déplacé : plutôt que d’être manquement à la face de l’autre, à son appel, à ma propre vocation de créature — quelque chose qui n’existe, donc, que dans l’être-avec —, l’expérience du péché devient manquement à une règle. Le péché se déplace du lieu de la relation, vers une structure qui comporte des règles et une hiérarchie (certains péchés étaient trop graves pour être confessés au prêtre local et devaient être référés à l’évêque[21]). Et c’est là, pour Illich, une perversion[22] de ce qui a été mis au monde par l’Incarnation et l’enseignement de Jésus, c’est-à-dire de cette nouvelle façon d’être les uns avec les autres, qui donnait son sens au péché.

Illich ne propose pas une étude historique rigoureuse de l’évolution du sens du péché dans les populations chrétiennes au cours du Moyen Âge. Il s’appuie plutôt sur le travail des historiens pour comprendre « la densité culturelle de notre époque par l’exploration de ses postulats formateurs aujourd’hui disparus[23] » — telle est son intention. Mais son discours accomplit quelque chose d’autre, comme par surcroît : par la manière dont il engage à la fois sa contemplation personnelle et une perspective historique, il fait apparaître, ici et maintenant, ce qui a été ouvert comme possibilité à travers l’Incarnation et la parabole du Samaritain, c’est-à-dire que la faute ne soit plus un manquement aux règles de mon groupe, mais acquière la dimension et la sensation d’une faillite personnelle, « this dimension of very personal, very intimate failure[24] ». Illich ne s’attarde pas tant à prouver ou à rapporter des preuves que cette manière de ressentir le péché a réellement dominé au cours du premier millénaire, qu’à affirmer l’existence de cette dimension à partir du moment où elle est ouverte par l’Incarnation et la prédication de Jésus. Il raconte certes comment cette possibilité a été occultée par la criminalisation du péché qui l’a transformé en infraction à une loi, mais ce récit n’atténue pas l’effet premier. Il fait plutôt ressortir à quel point le sens du péché comme infraction à une loi ou une règle dont je dois m’accuser moi-même devant un prêtre passe aujourd’hui dans l’ombre, lui aussi, à mesure que la structure institutionnalisée de la religion, qui maintenait cet aspect légal à travers des pratiques obligatoires comme la confession, s’effrite. Il reste bien une empreinte de cet héritage, dont on voit les contours flous dans les efforts pour trouver une éthique du vivre-ensemble qu’on inscrit tant bien que mal dans des codes d’éthiques qui semblent toujours plus nombreux ; dans les efforts, aussi, pour faire de l’éthique une science des normes capable de réguler les rapports sociaux, de sorte que tout manquement à l’égard de l’autre soit une dérogation à une norme fondée sur un savoir. Mais la mollesse de ces tentatives couvre mal l’effondrement de la religion comme infrastructure organisatrice de l’être-ensemble, et les efforts pour établir des règles du vivre-ensemble témoignent surtout de notre absence de repères pour trouver comment nous tenir les uns avec les autres. Il y aurait là, dans cette absence de repères, un espace propice à l’émergence d’un âpre face-à-face avec l’autre, à la sensation de son appel, ainsi qu’à la plénitude de la relation ou la morsure de ma faillite, si nous n’avions pas tant de moyens de l’éviter, de l’engourdir, et de nous distraire.

Car perversion n’est pas éradication : elle maintient une forme de ce qui est perverti, et c’est précisément ce que fait apparaître le discours d’Illich, au-delà de son contenu. Une fois la dignité de l’autre entrevue, rendue possible par l’événement historique d’un homme qui fut dit Dieu, de sa prédication, et de l’impact de la transmission de ces enseignements ; une fois sa saisissante singularité perçue (puisque son « je », dirait Illich, n’est plus uniquement le singulier d’un « nous » ethnique[25]), cette possibilité demeure même après avoir été occultée par une structure. Elle demeure même si la foi en Dieu n’y est plus, ou du moins, n’est plus dominante dans les rapports sociaux. Elle a peut-être même davantage de chance d’être perçue en l’absence d’un rapport balisé au divin. Illich lui-même avait noté que l’élan viscéral, gratuit et libre du Samaritain envers l’homme dans le fossé avait plus de chances d’être ressenti et reconnu aujourd’hui parce que la foi traditionnelle en Dieu s’était effacée, nous laissant les uns face aux autres : « Faith in the Incarnation can flower in our time precisely because faith in God is obscured, and we are led to discover God in one another[26] ». L’ouverture ne se referme pas (elle se remplit par contre, et c’est ce que font les institutions qui, en tentant de garantir la relation, saturent l’espace entre les uns et les autres). Dans cette perspective, ce qu’Illich décrit, parlant d’un événement historique passé, comme le mal nouveau qu’est le péché, se dessine à nouveau sous l’effet de la résonance de ses mots dans la texture de notre être-les-uns-avec-les-autres actuel. Il met en relief le fait que l’être-avec, le simple fait que nous vivions les uns avec les autres et trouvions notre plénitude — notre sens, notre perfection — dans cette relation à l’autre, a pour corollaire un inévitable ratage, parce que cette relation ne peut être garantie, parce qu’elle est par nature libre et gratuite.

III. Le pardon et la confession : résonances

Ses propos sur le pardon et la confession amplifient et complexifient cette résonance. Pour Illich, l’expérience du péché est indissociable du pardon et de la miséricorde mutuelle (« mutual forbearance », une expression fréquente dans son discours : nous nous portons, supportons les uns les autres dans notre inévitable faillibilité). Pécher, manquer, défaillir : « It is an experience of confusion in front of the infinitely good, but it always holds the possibility of sweet tears, which express sorrow and trust in forgiveness[27] », dit Illich. Car si cette relation n’est soumise à aucune règle ni automatisme, elle est donc aussi vulnérable, et c’est dans la conscience de cette vulnérabilité intrinsèque que fleurit la miséricorde, aussi nécessaire que la vulnérabilité est inéluctable.

To believe in sin, therefore, is to celebrate, as a gift beyond full understanding, the fact that one is being forgiven. Contrition is a sweet glorification of the new relationship for which the Samaritan stands, a relationship which is free, and therefore vulnerable and fragile, but always capable of healing, just as nature was then conceived as always in the process of healing[28].

« A gift beyond full understanding » : c’est-à-dire que je ne peux comprendre, saisir par mon intellect, que je sois pardonnée. Avoir ressenti l’appel de cet autre et entrevu sa dignité ouverte et vulnérable, pour ensuite y manquer — que cela me soit pardonné, je ne peux le concevoir. Cela relèverait donc du domaine de la foi ? Il faudrait simplement y croire ? Mais la foi n’est pas confiance aveugle et imbécile. Elle est la vertu de pousser la présence jusqu’à la limite (de mon entendement, de mon remords)… et de continuer au-delà sans renoncer à la lucidité[29]. Les gestes que je pose lucidement chaque jour que je continue à vivre sans m’engourdir sont l’aveu que j’accepte ce pardon ; ils sont, même, une actualisation de ce pardon qui est (reprenant ici les mots d’Illich) non pas l’annulation d’une dette, mais l’expression de l’amour et la miséricorde entre nous[30], de la mutuelle reconnaissance et tolérance de la faillibilité. C’est ce qu’Illich (suivant en cela la tradition catholique) appelle la contrition : le coeur broyé[31], mais tenu et vivant. La faute n’est pas annulée ; toute comptabilité serait absurde, ramènerait la relation à l’autre dans le domaine du mesurable, du compté, de l’échangeable, incompatible avec la gratuité essentielle de la relation dont il est ici question. Comme sentiment ou atmosphère (« mood, or ground tone[32] »), la contrition est l’expérience de l’existence simultanée, dans l’être-avec-l’autre, de mon péché (défaillance, manquement, trahison) et de son pardon, de la faillibilité et de la miséricorde.

Que se passe-t-il alors dans la confession ? Je mets ma faute en mots devant un tiers. Je la fais passer dans le langage ; je l’amène par là à l’existence dans le monde partagé des hommes, hors de mes entrailles. Elle devient d’emblée comparable (et le deviendrait même si aucune institution, aucune règle ni classement des péchés n’existait), du moins dans son expression verbale (car rien ne peut faire que la faute que je ressens, celle que j’essaie de nommer et de décrire en confession, corresponde à celle qui est entendue ; et alors la faute n’est jamais totalement partageable). Voilà ce qui se passe dans la confession dans sa mise en oeuvre la plus dépouillée. Mais lorsque l’autorité ecclésiale, dans son effort pour asseoir son pouvoir et son emprise dans le monde, fait de la confession un rituel obligatoire avec une périodicité, une hiérarchie et un système de règles, elle accomplit quelque chose de plus et de légèrement différent : la loi devient première. La parole par laquelle je m’accuse prend sa source non plus dans la sensation de ma faute, mais dans l’évaluation de mon propre comportement par rapport aux règles édictées par ma religion. Autrement dit, elle prend sa source non dans le mouvement de mes entrailles, mais dans le forum internum, le tribunal intérieur où je m’institue comme accusatrice de mes propres crimes, dans une réplique intériorisée de la Cour de justice impériale ou ecclésiastique. Dans les mots d’Illich rapportant les propos de Paolo Prodi, « the law now governs what is good and bad, not what is legal and illegal[33] ». Ce qui compte n’est plus comment je me sens face à mon prochain et ce que j’ai fait, mais comment ce geste (mon péché, quel qu’il soit) se situe par rapport à ce que commande la loi de l’Église. Illich mentionne néanmoins, au passage de cette analyse historique et critique, une autre tonalité de la confession, qui se superpose comme une image au fond de l’eau à la première : « […] I consider », dit-il pour se défendre de tout malentendu au sujet de sa position dans le débat pour ou contre la confession, « the wise use of the confessional over the last 500 years as, by far, the most benign model of soul counselling, pastoral care, and the creation of an inner space for deep conversation, centring on my feeling of sinfulness[34] ». En deçà ou au-delà du tribunal intériorisé apparaît l’autre forum internum : le par-devers soi que j’ouvre à l’autre (un autre réel ou imaginé) devient espace de dialogue profond ; espace de l’entre (entre toi et moi), de l’être-avec, offert et tenu un instant par un autre, où je peux ressentir le ratage, la faute, la faillite — et la miséricorde.

La pensée d’Illich en est une où le christianisme se déconstruit, au sens que Jean- Luc Nancy donne à ce mot[35], bien qu’Illich lui-même n’ait jamais réfléchi en ces termes. Les éléments de la religion, tels que le péché ou la confession, y sont rejoués avec un attachement profond à la tradition, mais sans concession envers leur sens dominant, sens souvent devenu confus ou réduit à sa propre caricature pour une large part de ses contemporains. C’est cet élan — un élan impitoyable de curiosité, de foi et d’amitié — qui anime ses réflexions sur le péché, et c’est ainsi, en permettant aux pierres disjointes d’être remises en circulation, relancées, que la pensée d’Illich alimente le nécessaire dialogue autour du commun, de la communauté, du rapport à l’autre et au monde.